Indiana (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 22

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Indiana (illustré, Hetzel 1852)
IndianaJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 2 (p. 55-59).
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XXII.

Raymon, cédant à la fatigue, s’était endormi profondément, après avoir reçu fort sèchement sir Ralph, qui était venu prendre des informations chez lui. Lorsqu’il s’éveilla, un sentiment de bien-être inonda son âme ; il songea que la crise principale de cette aventure était enfin passée. Depuis longtemps il avait prévu qu’un instant viendrait le mettre aux prises avec cet amour de femme, qu’il faudrait défendre sa liberté contre les exigences d’une passion romanesque, et il s’encourageait d’avance à combattre de telles prétentions. Il avait donc franchi, enfin, ce pas difficile : il avait dit non. Il n’aurait plus besoin d’y revenir, car les choses s’étaient passées pour le mieux. Indiana n’avait pas trop pleuré, pas trop insisté. Elle s’était montrée raisonnable ; elle avait compris au premier mot, elle avait pris son parti vite et fièrement. Raymon était fort content de sa providence ; car il en avait une à lui, à laquelle il croyait en bon fils et sur laquelle il comptait pour arranger toutes choses au détriment des autres plutôt qu’au sien propre. Elle l’avait si bien traité jusque là qu’il ne voulait pas douter d’elle. Prévoir le résultat de ses fautes et s’en inquiéter, c’eût été à ses yeux commettre le crime d’ingratitude envers le Dieu bon qui veillait sur lui.

Il se leva très-fatigué encore des efforts d’imagination auxquels l’avaient contraint les circonstances de cette scène pénible. Sa mère rentra ; elle venait de s’informer auprès de madame de Carvajal de la santé et de la disposition d’esprit de madame Delmare. La marquise ne s’en était point inquiétée ; elle était pourtant dans un très-grand chagrin quand madame de Ramière l’interrogea adroitement. Mais la seule chose qui l’eût frappée dans la disparition de madame Delmare, c’était le scandale qui allait en résulter. Elle se plaignit très-amèrement de sa nièce, que la veille elle élevait aux nues ; et madame de Ramière comprit que, par cette démarche, la malheureuse Indiana s’était aliéné à jamais sa parente et perdait le seul appui naturel qui lui restât.

Pour qui eût connu le fond de l’âme de la marquise, ce n’eût pas été une grande perte ; mais madame de Carvajal passait, même aux yeux de madame de Ramière, pour une vertu irréprochable. Sa jeunesse avait été enveloppée des mystères de la prudence ou perdue dans le tourbillon des révolutions. La mère de Raymon pleura sur le sort d’Indiana et chercha à l’excuser ; madame de Carvajal lui dit avec aigreur « qu’elle n’était peut-être pas assez désintéressée dans cette affaire pour en juger.

— Mais que deviendra donc cette malheureuse jeune femme ? dit madame de Ramière. Si son mari l’opprime, qui la protégera ?

— Elle deviendra ce qu’il plaira à Dieu, répondit la marquise ; pour moi, je ne m’en mêle plus, et je ne veux jamais la revoir. »

Madame de Ramière, inquiète et bonne, résolut de savoir à tout prix des nouvelles de madame Delmare. Elle se fit conduire au bout de la rue qu’elle habitait, et envoya un domestique questionner le concierge, en lui recommandant de tâcher de voir sir Ralph s’il était dans la maison. Elle attendit le résultat de cette tentative dans sa voiture, et bientôt Ralph lui-même vint l’y trouver. La seule personne, peut-être, qui jugeât bien Ralph, c’était madame de Ramière ; quelques mots suffirent entre eux pour comprendre la part mutuelle d’intérêt sincère et pur qu’ils avaient dans cette affaire. Ralph raconta ce qui s’était passé dans la matinée ; et comme il n’avait que des soupçons sur les circonstances de la nuit, il ne chercha pas à les confirmer. Mais madame de Ramière crut devoir l’informer de ce qu’elle en savait, le mettant de moitié dans son désir de rompre celle liaison funeste et impossible. Ralph, qui se sentait plus à l’aise devant elle qu’il ne l’était vis-à-vis de personne, laissa paraître sur ses traits une altération profonde en recevant cette confidence.

« Vous dites, Madame, murmura-t-il en réprimant comme un frisson nerveux qui parcourut ses veines, qu’elle a passé la nuit dans votre hôtel ?

— Une nuit solitaire et douloureuse, sans doute. Raymon, qui n’était certes pas coupable de complicité, n’est rentré qu’à six heures, et à sept il est venu me trouver pour m’engager à calmer l’esprit de cette malheureuse enfant.

— Elle voulait quitter son mari ! elle voulait se perdre d’honneur ! reprit Ralph les yeux fixes, et dans une étrange préoccupation de cœur. Elle l’aime donc bien, cet homme indigne d’elle !… »

Ralph oubliait qu’il parlait à la mère de Raymon.

« Je m’en doutais bien depuis longtemps, continua-t-il ; pourquoi n’ai-je pas prévu le jour où elle consommerait sa perte. Je l’aurais tuée auparavant. »

Ce langage dans la bouche de Ralph surprit étrangement madame de Ramière : elle croyait parler à un homme calme et indulgent, elle se repentit d’avoir cru aux apparences.

« Mon Dieu ! dit-elle avec effroi, la jugerez-vous donc aussi sans miséricorde ? l’abandonnerez-vous comme sa tante ? Êtes-vous donc tous sans pitié et sans pardon ? Ne lui restera-t-il pas un ami après une faute dont elle a déjà tant souffert ?

— Ne craignez rien de pareil de ma part, Madame, répondit Ralph ; il y a six mois que je sais tout, et je n’ai rien dit. J’ai surpris leur premier baiser, et je n’ai point jeté M. de Ramière à bas de son cheval ; j’ai croisé souvent dans les bois leurs messages d’amour, et je ne les ai point déchirés à coups de fouet. J’ai rencontré M. de Ramière sur le pont qu’il traversait pour aller la trouver ; c’était la nuit, nous étions seuls, et je suis fort quatre fois comme lui ; pourtant je n’ai pas jeté cet homme dans la rivière ; et quand, après l’avoir laissé fuir, j’ai découvert qu’il avait trompé ma vigilance, qu’il s’était introduit chez elle, au lieu d’enfoncer les portes et de le lancer par la fenêtre, j’ai été paisiblement les avertir de l’approche du mari, et sauver la vie de l’un afin de sauver l’honneur de l’autre. Vous voyez bien, Madame, que je suis clément et miséricordieux. Ce matin je tenais cet homme sous ma main ; je savais bien qu’il était la cause de tous nos maux, et si je n’avais pas le droit de l’accuser sans preuves, j’avais au moins le pouvoir de lui chercher dispute pour son air arrogant et railleur. Eh bien ! j’ai supporté des dédains insultants, parce que je savais que sa mort tuerait Indiana ; je l’ai laissé se rendormir sur l’autre flanc, tandis qu’Indiana, mourante et folle, était au bord de la Seine, prête à rejoindre l’autre victime… Vous voyez, Madame, que je pratique la patience avec les gens que je hais et l’indulgence avec ceux que j’aime. »



Dans ce moment de vertige, elle s’appuya contre un mur… (Page 53.)

Madame de Ramière, assise dans sa voiture vis-à-vis de Ralph, le contemplait avec une surprise mêlée de frayeur. Il était si différent de ce qu’elle l’avait toujours vu, qu’elle pensa presque à la possibilité d’une subite aliénation mentale. L’allusion qu’il venait de faire à la mort de Noun la confirmait dans cette idée ; car elle ignorait absolument cette histoire, et prenait les mots échappés à l’indignation de Ralph pour un fragment de pensée étrangère à son sujet. Il était en effet dans une de ces situations violentes qui se présentent au moins une fois dans la vie des hommes les plus raisonnables, et qui tiennent de si près à la folie qu’un degré de plus les porterait à la fureur. Sa colère était cependant pâle et concentrée comme celle des tempéraments froids ; mais elle était profonde comme celle des âmes nobles, et l’étrangeté de cette disposition, prodigieuse chez lui, en rendait l’aspect terrible.

Madame de Ramière prit sa main et lui dit avec douceur :

« Vous souffrez beaucoup, mon cher monsieur Ralph, car vous me faites du mal sans remords ; vous oubliez que l’homme dont vous parlez est mon fils, et que ses torts, s’il en a, doivent déchirer mon cœur encore plus que le vôtre. »

Ralph revint aussitôt à lui-même, et, baisant la main de madame de Ramière avec une effusion d’amitié dont le témoignage était presque aussi rare que celui de sa colère :

« Pardonnez-moi, Madame, lui dit-il ; vous avez raison, je souffre beaucoup, et j’oublie ce que je devrais respecter. Oubliez vous-même l’amertume que je viens de laisser paraître ; mon cœur saura la renfermer encore. »

Madame de Ramière, quoique rassurée par cette réponse, gardait une secrète inquiétude en voyant la haine profonde que Ralph nourrissait pour son fils. Elle essaya de l’excuser aux yeux de son ennemi ; il l’arrêta.



Je vous prie de ne pas toucher un cheveu de cette femme. (Page 54.)

« Je devine vos pensées, Madame, lui dit-il ; mais rassurez-vous, nous ne sommes pas destinés à nous revoir de sitôt, M. de Ramière et moi. Quant à ma cousine, ne vous repentez pas de m’avoir éclairé. Si tout le monde l’abandonne, je jure qu’au moins un ami lui restera. »

Madame de Ramière, en rentrant chez elle vers le soir, trouva Raymon qui chauffait voluptueusement ses pieds enveloppés de pantoufles de cachemire, et qui prenait du thé pour achever de dissiper les agitations nerveuses de la matinée. Il était encore abattu par ces prétendues émotions ; mais de douces pensées d’avenir ravivaient son âme : il se sentait enfin redevenu libre, et il se livrait entièrement à de béates méditations sur ce précieux état qu’il avait l’habitude de garder si mal.

« Pourquoi suis-je destiné, se disait-il, à m’ennuyer sitôt dans cette ineffable liberté d’esprit qu’il me faut toujours racheter si chèrement ? Quand je me sens pris aux pièges d’une femme, il me tarde de les rompre, afin de reconquérir mon repos et ma tranquillité d’âme. Que je sois maudit si j’en fais le sacrifice de si tôt ! Les chagrins que m’ont suscités ces deux créoles me serviront d’avertissement, et je ne veux plus avoir affaire qu’à de légères et moqueuses Parisiennes… à de véritables femmes du monde. Peut-être ferais-je bien de me marier pour faire une fin, comme on dit… »

Il était plongé dans ces bourgeoises et commodes pensées, quand sa mère entra émue et fatiguée.

« Elle se porte mieux, lui dit-elle ; tout s’est bien passé, j’espère qu’elle se calmera…

— Qui ? » demanda Raymon, réveillé en sursaut dans ses châteaux en Espagne.

Cependant il songea le lendemain qu’il lui restait encore une tâche à remplir ; c’était de regagner l’estime, sinon l’amour de cette femme. Il ne voulait pas qu’elle pût se vanter de l’avoir quitté ; il voulait qu’elle se persuadât avoir cédé à l’ascendant de sa raison et de sa générosité. Il voulait la dominer encore après l’avoir repoussée ; et il lui écrivit :

« Je ne viens pas vous demander pardon, mon amie, de quelques paroles cruelles ou audacieuses échappées au délire de mes sens. Ce n’est pas dans le désordre de la fièvre qu’on peut former une idée complète et l’exprimer d’une manière convenable. Ce n’est pas ma faute si je ne suis pas un dieu, si je ne puis maîtriser auprès de vous l’ardeur de mon sang qui bouillonne, si ma tête s’égare, si je deviens fou. Peut-être aurais-je le droit de me plaindre du féroce sang-froid avec lequel vous m’avez condamné à d’affreuses tortures sans jamais en prendre aucune pitié ; mais ce n’est pas votre faute non plus. Vous étiez trop parfaite pour jouer en ce monde le même rôle que nous, créatures vulgaires, soumises aux passions humaines, esclaves de notre organisation grossière. Je vous l’ai dit souvent, Indiana, vous n’êtes pas femme, et quand j’y songe dans le calme de mes pensées, vous êtes un ange. Je vous adore dans mon cœur comme une divinité. Mais, hélas ! auprès de vous souvent le vieil homme a repris ses droits. Souvent, sous le souffle embaumé de vos lèvres, un feu cuisant est venu dévorer les miennes ; souvent, quand, me penchant vers vous, mes cheveux ont effleuré les vôtres, un frisson d’indicible volupté a parcouru toutes mes veines, et alors j’ai oublié que vous étiez une émanation du ciel, un rêve des félicités éternelles, un ange détaché du sein de Dieu pour guider mes pas en cette vie et pour me raconter les joies d’une autre existence. Pourquoi, par esprit, avais-tu pris la forme tentatrice d’une femme ? Pourquoi, ange de lumière, avais-tu revêtu les séductions de l’enfer ? Souvent j’ai cru tenir le bonheur dans mes bras, et tu n’étais que la vertu.

« Pardonnez-moi ces regrets coupables, mon amie ; je n’étais point digne de vous, et peut-être, si vous eussiez consenti à descendre jusqu’à moi, eussions-nous été plus heureux l’un et l’autre. Mais mon infériorité vous a fait continuellement souffrir, et vous m’avez fait des crimes des vertus que vous aviez.

« Maintenant que vous m’absolvez, j’en suis certain, car la perfection implique la miséricorde, laissez-moi élever encore la voix pour vous remercier et vous bénir. Vous remercier !… Oh non, ma vie, ce n’est pas le mot : car mon âme est plus déchirée que la vôtre du courage qui vous arrache de mes bras. Mais je vous admire ; et, tout en pleurant, je vous félicite. Oui, mon Indiana, ce sacrifice héroïque, vous avez trouvé la force de l’accomplir. Il m’arrache le cœur et la vie, il désole mon avenir, il ruine mon existence. Eh bien, je vous aime encore assez pour le supporter sans me plaindre ; car mon bonheur n’est rien, c’est le vôtre qui est tout. Mon honneur, je vous le sacrifierais mille fois ; mais le vôtre m’est plus cher que toutes les joies que vous m’auriez données. Oh non ! je n’eusse pas joui d’un tel sacrifice. En vain j’aurais essayé de m’étourdir à force d’ivresse et de transports, en vain vous m’eussiez ouvert vos bras pour m’enivrer de voluptés célestes, le remords serait venu m’y chercher ; il aurait empoisonné tous mes jours, et j’aurais été plus humilié que vous du mépris des hommes. Ô Dieu ! vous voir abaissée et flétrie par moi ! vous voir déchue de cette vénération qui vous entoure ! vous voir insultée dans mes bras, et ne pouvoir laver cette offense ! Car en vain j’eusse versé tout mon sang pour vous ; je vous eusse vengée peut-être, mais jamais justifiée. Mon ardeur à vous défendre eût été contre vous une accusation de plus ; ma mort, une preuve irrécusable de votre crime. Pauvre Indiana, je vous aurais perdue ! Oh ! que je serais malheureux !

« Partez donc, ma bien-aimée ; allez sous un autre ciel recueillir les fruits de la vertu et de la religion. Dieu nous récompensera d’un tel effort ; car Dieu est bon. Il nous réunira dans une vie plus heureuse, et peut-être même… mais cette pensée est encore un crime ; pourtant je ne peux pas me défendre d’espérer !… Adieu, Indiana, adieu ; vous voyez bien que notre amour est un forfait !… Hélas ! mon âme est brisée. Où trouverais-je la force de vous dire adieu ! »

Raymon porta lui-même cette lettre chez madame Delmare ; mais elle se renferma dans sa chambre et refusa de le voir. Il quitta donc cette maison après avoir glissé sa lettre à la femme de service, et embrassé cordialement le mari. En laissant derrière lui la dernière marche de l’escalier, il se sentit plus léger qu’à l’ordinaire ; le temps était plus doux, les femmes plus belles, les boutiques plus étincelantes : ce fut un beau jour dans la vie de Raymon.

Madame Delmare serra la lettre toute cachetée dans un coffre qu’elle ne devait ouvrir qu’aux colonies. Elle voulut aller dire adieu à sa tante ; sir Ralph s’y opposa avec une obstination absolue. Il avait vu madame de Carvajal ; il savait qu’elle voulait accabler Indiana de reproches et de mépris ; il s’indignait de cette hypocrite sévérité, et ne supportait pas l’idée que madame Delmare allât s’y exposer.

Le jour suivant, au moment où Delmare et sa femme allaient monter en diligence, sir Ralph leur dit avec son aplomb accoutumé :

« Je vous ai souvent fait entendre, mes amis, que je désirais vous suivre ; mais vous avez refusé de me comprendre ou de me répondre. Voulez-vous me permettre de partir avec vous ?

— Pour Bordeaux ? dit M. Delmare.

— Pour Bourbon, répondit M. Ralph.

— Vous n’y songez pas, reprit M. Delmare ; vous ne pouvez ainsi transporter votre établissement au gré d’un ménage dont l’avenir est incertain et la situation précaire ; ce serait abuser lâchement de votre amitié que d’accepter le sacrifice de toute votre vie et l’abnégation de votre position sociale. Vous êtes riche, jeune, libre ; il faut vous remarier, vous créer une famille…

— Il ne s’agit pas de cela, répondit froidement sir Ralph. Comme je ne sais pas envelopper mes idées dans des mots qui en altèrent le sens, je vous dirai franchement ce que je pense. Il m’a semblé que depuis six mois votre amitié à tous deux s’était refroidie à mon égard. Peut-être ai-je eu des torts que l’épaisseur de mon jugement m’a empêché d’apercevoir. Si je me trompe, un mot de vous suffira pour me rassurer ; permettez-moi de vous suivre. Si j’ai démérité auprès de vous, il est temps de me le dire ; vous ne devez pas, en m’abandonnant, me laisser le remords de n’avoir pas réparé mes fautes. »

Le colonel fut si ému de cette naïve et généreuse ouverture qu’il oublia toutes les susceptibilités d’amour-propre qui l’avaient éloigné de son ami. Il lui tendit la main, lui jura que son amitié était plus sincère que jamais, et qu’il ne refusait ses offres que par discrétion. Madame Delmare gardait le silence. Ralph fit un effort pour obtenir un mot de sa bouche.

« Et vous, Indiana, lui dit-il d’une voix étouffée, avez-vous encore de l’amitié pour moi ? »

Ce mot réveilla toute l’affection filiale, tous les souvenirs d’enfance, toutes les habitudes d’intimité qui unissaient leurs cœurs. Ils se jetèrent en pleurant dans les bras l’un de l’autre, et Ralph faillit s’évanouir : car dans ce corps robuste, dans ce tempérament calme et réservé, fermentaient des émotions puissantes. Il s’assit pour ne pas tomber, resta quelques instants silencieux et pâle ; puis il saisit la main du colonel dans une des siennes, et celle de sa femme dans l’autre.

« À cette heure de séparation peut-être éternelle, leur dit-il, soyez francs avec moi. Vous refusez ma proposition de vous accompagner à cause de moi et non à cause de vous ?

— Je vous jure sur l’honneur, dit Delmare, qu’en vous refusant je sacrifie mon bonheur au vôtre.

— Pour moi, dit Indiana, vous savez que je voudrais ne jamais vous quitter.

— À Dieu ne plaise que je doute de votre sincérité dans un pareil moment ! répondit Ralph ; votre parole me suffit, je suis content de vous deux. »

Et il disparut.

Six semaines après, le brick la Coraly mettait à la voile dans le port de Bordeaux. Ralph avait écrit à ses amis qu’il serait dans cette ville vers les derniers jours de leur station, mais, selon sa coutume, dans un style si laconique, qu’il était impossible de savoir s’il avait l’intention de leur dire un dernier adieu ou celle de les accompagner. Ils attendirent vainement jusqu’à la dernière heure, et le capitaine donna le signal du départ sans que Ralph eût paru. Quelques pressentiments sinistres vinrent ajouter à la douleur morne qui pesait sur l’âme d’Indiana, lorsque les dernières maisons du port s’effacèrent dans la verdure de la côte, elle frémit de songer qu’elle était désormais seule dans l’univers avec ce mari qu’elle haïssait, qu’il faudrait vivre et mourir avec lui sans un ami pour la consoler, sans un parent pour la protéger contre sa domination violente…

Mais, en se retournant, elle vit sur le pont, derrière elle, la paisible et bienveillante figure de Ralph qui lui souriait.

« Tu ne m’abandonnes donc pas, toi ? lui dit-elle en se jetant à son cou toute baignée de larmes.

— Jamais ! » répondit Ralph en la pressant sur sa poitrine.