Initiation musicale (Widor)/ch20

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette (p. 114-130).


CHAPITRE XX

LES ANCÊTRES

HÆNDEL. ║ BACH. ║ MOZART. ║ BEETHOVEN. ║ WEBER. ║
SCHUMANN. ║ WAGNER.



L’angleterre peut à bon droit revendiquer l’honneur d’avoir, grâce a Dunstaple (1373-1453), créé l’école de contrepoint dont Palestrina reste le plus illustre représentant. Au xvie siècle, elle a eu William Byrd, et, au xviie° siècle, Henri Purcel, qui s’exerça avec une égale supériorité dans tous les genres. Les compositions religieuses, les morceaux destinés au théâtre indiquent la souplesse et la fécondité de son génie. Mort à trente-cinq ans, il n’a pas malheureusement donné toute sa mesure.

Si nous nous sommes permis de « naturaliser » Gluck, à bien plus juste titre encore l’Angleterre réclamera-t-elle George-Frédéric Hændel, né en Saxe, mais devenu par le fait citoyen de Londres (1684-1759).

Hændel débuta comme violoniste au théâtre de Hambourg, puis comme compositeur au même théâtre, avec un Néron. Il court l’Italie et fait jouer un Rodrigo à Florence, une Agrippina, à Venise. On le retrouve, en 1710, maître de chapelle et organiste de l’Électeur de Hanovre, mais il rêve de l’Angleterre. Profitant d’un congé de quelques mois, il part. À la cour de la reine Anne comme à la ville, on l’accueille de telle façon qu’il n’hésite plus. En 1712, hôte du duc de Chandos, il organise les représentations italiennes du théâtre d’Hay-Market, engage les meilleurs chanteurs, monte les meilleurs opéras, parmi lesquels les siens.

La réputation de l’entreprise s’étend au loin. Grand amateur d’art, musicien lui-même, le Régent était en pourparlers avec Hændel pour une saison de sa troupe à Paris, quand subitement la mort vint le surprendre et couper court au projet.

Vers 1738, Hændel renonce au théâtre, peut-être à la suite des jalousies, des intrigues, des difficultés de tout genre qui se multipliaient autour de lui. Il s’était déjà essayé dans l’oratorio avec Israël en Égypte ; il s’y consacrera désormais.

Chaque année au carême, alors que les théâtres faisaient relâche, sans costumes ni décors, sans mise en scène, en tenue de ville, on donnait un drame sacré.

Ainsi parut Saül, mars 1738 ; l’Ode à sainte Cécile, l’année suivante ; le Messie, le 18 avril 1742. La partition, qui appartient à la famille royale d’Angleterre, porte une date sur la première page, Angefangen den 22 August, une autre sur la dernière, Fine dell’ oratorio G F Hændel, September 12, 1741. Vingt-quatre jours pour écrire l’œuvre !

Après le Messie se succèdent Samson, Élie, Judas Macchabée, la Fête d’Alexandre, pour ne citer que les plus célèbres.

Au début de son séjour à Londres, Hændel s’était fait une réputation de virtuose en donnant des récitals d’orgue à Saint-Paul. Quand il s’agit de produire ses premiers oratorios et d’y attirer la foule, il eut l’idée de s’annoncer sur le programme, à la fois comme compositeur et comme exécutant : il jouerait entre les deux derniers numéros du drame sacré un concerto d’orgue. Et ainsi faisait-il dans la suite : Ici le concerto dit la note de son manuscrit du Trionfo del Tempo.

On ne voit pas Berlioz intercalant une fantaisie de flageolet (c’était son instrument favori), dans la Damnation, avant la Course à l’abîme. En, ce temps-là, personne n’y trouvait à redire.

L’œuvre de Hændel est colossale. Seule peut-elle être comparée à celle de Bach. Des opéras, des oratorios, des cantates, des pièces instrumentales pour orgue, clavecin, hautbois, des sonates pour violon, des trios pour instruments à vent, des airs, des cantilènes admirables…

Hændel est mort le 19 mars 1759.

L’œuvre de Bach. ↔ Bach mourut avant lui (le 28 juillet 1750). Compatriotes et contemporains, quel que fût leur désir, ils ne purent se rencontrer en ce monde. De quel prix eût été la rencontre ! Bach improvisant sur un sujet de Hændel, Hændel lui donnant la réplique ; le premier ligotant l’adversaire dans les liens de sa polyphonie, l’autre d’un bond lui échappant, tout prêt à la riposte… Hændel, organiste à Saint-Paul, habitué aux amples résonances, écrivait pour des masses de cinq ou six cents voix. Bach se plaignait du petit nombre de ses choristes et réclamait au moins quatre chanteurs pour chaque partie.

Le cantor de Saint-Thomas ne fit pas de théâtre, nous l’avons dit. Son œuvre est presque toute religieuse.

Je n’ai pas à parler de l’œuvre d’orgue, l’ayant fait longuement dans la version française de l’édition Schirmner[1], ni des Concertos, ni du Clavecin bien tempéré[2], ni des Sonates[3], non plus que de tant de pièces universellement connues, mais je protesterai, dans les éditions récentes, contre les nuances, les articulations, les mouvements irrévérencieusement prêtés au maître.

Chez lui, tout est simple. Comme un dessin noir sur blanc, sa musique oppose piano à forte. C’est le procédé du concerto, l’alternance du Tutti vigoureux de l’orchestre et des arabesques délicates du soliste.

Si son architecture comporte plusieurs plans, à nous de les respecter. Exemple :

Le thème est en ut (exposition et péroraison) : forte.

Il reparaît en la (1er  relatif mineur) : mezzo forte.

Puis en mi (2e relatif mineur) : piano.

En réalité, Bach procède par gradations bien plus que par nuances. Toujours claire, la pensée se manifeste au mépris de tout artifice d’interprétation.

Avant trente ans, il s’était senti assez sûr de lui-même pour arrêter ses programmes et fixer le choix de ses expressions mystiques : joie, tristesse, confiance sereine, quiétude, etc. Chacun de ces états d’âme à sa formule définitive, son étiquette musicale[4].

Quant aux phrasés, nuancés, détachés desdites éditions, ils y sont généralement à contresens. Pour preuve, l’orchestre des cantates. Lisez et comparez. Vous y trouverez des articulations, des coups d’archet, des indications de tout genre qui vous révéleront la manière du maitre, sa pensée, son style.

Au clavecin, Bach jouait vite ; lentement à l’orgue où tout doit s’entendre. On joue plus vite chez soi qu’à Saint-Sulpice. Il savait par expérience que les « mouvements » dépendent du cube de la salle.

Impeccable son legato, en dépit de la petitesse de sa main. Remarquons à ce propos que la touche d’alors était de quelques millimètres plus étroite que la nôtre.

Si l’on veut se faire une idée de l’ordre, de la précision, de la solidité de ce cerveau, il faut feuilleter le manuscrit de la Messe en si mineur, à la bibliothèque de Berlin. Tout y est en place, les rondes bien rondes, les noires bien noires, les perpendiculaires de mesure tracées comme à la règle, les valeurs, les silences observés au plus juste.

Quant aux manuscrits du Clavecin bien tempéré, ils méritent un prix de calligraphie.

Bach était son propre copiste pour répondre au désir des riches amateurs, et la gravure de musique était alors peu pratiquée.

Philippe-Emmanuel Bach (1714-1788). ↔ Chose rare : le fils d’un grand homme se trouve être lui-même un presque grand homme, un esprit supérieur.

L’œuvre de Philippe-Emmanuel Bach impose à l’Allemagne la forme symphonique qu’adoptèrent Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert, Mendelssohn, Schumann, Saint-Saëns et qu’adopteront tous ceux qui ont le souci des lois du nombre, de la construction, de l’architecture[5].

Joseph Haydn (1732-1809). ↔ Non plus que Jean-Sébastien, non plus que Philippe-Emmanuel Bach, Haydn ne travailla pour le théâtre. Très jeune, ses quatuors, ses symphonies se jouaient un peu partout en Europe. À Paris, on éditait ses ouvrages. Deux Oratorios, la Création, les Saisons mettaient le comble à sa renommée.

C’est pour entendre la Création que le Premier Consul se rendit à l’Opéra, le 24 déc. 1800, quand éclata la machine infernale de la rue Saint-Nicaise.

Cédant aux sollicitations de ses admirateurs anglais, Haydn vint passer l’année 1791 a Londres. Il y retourna en 1793, mais sans traverser la France, alors trop agitée pour lui. Les Français lui faisaient peur. La malchance voulut que les Français vinssent un jour justifier ses préventions et, à deux reprises, jusqu’à Vienne même, troubler sa quiétude, une première fois en 1805, l’année d’Austerlitz, une seconde en 1809, l’année de Wagram. Des boulets tombèrent dans son jardin.

Mozart. ↔ Mozart avait sept ans quand son père le produisit à Versailles. Il y fut fêté, choyé, gâté. À la chapelle du château, les vieux Noëls le ravissaient ; il admirait les chœurs et demandait la permission d’assister chaque jour aux offices. À la Comédie italienne, il écoutait attentivement la musique des Philidor et des Monsigny. Entre temps, il écrivait quatre sonates de clavecin qu’il dédiait a Madame Victoire de France. Ce fut son premier recueil gravé[6].

Plus tard, il revient à Paris. Alors il a vingt ans ; partout en Italie, à Vienne, à Munich, à Salzbourg, il a donné la mesure de son génie. Mais il semble qu’une sorte de ligue d’envie et de jalousie veuille, chez nous, lui barrer la route. Les circonstances, d’ailleurs, sont défavorables. Gluck règne en souverain maitre à l’Opéra. Grétry et Monsigny se partagent le monopole de la Comédie italienne. Le directeur du Concert spirituel refuse de le jouer, Versailles l’a oublié. Pour comble d’infortune, sa mère, qui l’a accompagné en France, meurt de désespérance et presque de misère. On l’enterre à Saint-Eustache (3 juillet 1778) ; derrière le cercueil, Mozart, un de ses compatriotes et la tenancière de l’auberge des Quatre fils Aymon, voilà tout le cortège[7]. « Les Français sont des brutes, » a-t-il dit…

Avouons-le : du Paris d’alors, de tant de déceptions, de tant d’injustices, de si cruels chagrins, comment ne pas garder rancune ?

Tout à coup : une lettre le rappelle a Munich, où l’Électeur Charles-Théodore lui commande un opéra. L’Idoménée y est joué le 29 janvier 1781 avec un succès retentissant.

L’Enlèvement au Sérail parut en 1782, à Vienne.

Les Noces du Figaro, en 1786.

Le 4 novembre 1787, Prague eut la primeur de Don Juan[8]. Quant à la Flûte enchantée, la « première » qui eut lieu à Vienne, le 30 septembre 1791, fut suivie de plus de cent représentations consécutives.

Le 6 décembre suivant, Mozart n’existait plus.

Beethoven. ↔ Si le bon Joseph Haydn avait peur des Français, si Mozart ne les aimait pas, Beethoven gardait pour eux d’autres sentiments. En 1798, nommé ambassadeur à Vienne, Bernadotte emmenait avec lui le jeune violoniste Kreutzer (de Versailles). Les soirées du palais Lobkowitz lièrent le futur auteur de l’Héroïque et le brillant virtuose français.

En 1809, un de nos attachés au Conseil d’État, le baron de Trémont, se présente chez Beethoven, qui l’accueille aimablement et bientôt le traite en ami : « La grandeur de Napoléon l’occupait beaucoup, écrit-il ; il en parlait souvent. Au fond, ses idées démocratiques étaient flattées d’une si prodigieuse destinée. Il me dit un jour : « Si je venais à Paris, serais-je obligé d’aller saluer votre Empereur ? — Non, à moins que vous ne soyez demandé. — Et pensez-vous qu’il me demande ?… »

Quand, en 1821, Beethoven apprend la mort de l’Empereur : « Il y a dix-sept ans, dit-il, que j’ai écrit son oraison funèbre. »

Alors, vivait, à Vienne, une jeune pianiste alsacienne de grand talent, récemment mariée à l’un de nos attachés aux Affaires Étrangères, M. Bigot. C’est à elle que nous devons le manuscrit de la sonate Appassionata (Bibliothèque du Conservatoire). Voici comment M. Bigot lui-même nous conte l’histoire :

« À la fin de septembre 1808, Beethoven revenait de passer quelques semaines chez le prince Lichnowski. Une pluie d’orage avait transpercé sa malle, et je le vois entrer chez nous en riant, un manuscrit tout mouillé à la main. Ma femme s’en empare avec précaution, le met sur son piano, et, sans s’inquiéter des ratures, sans hésitation, d’un bout à l’autre, le déchiffre, à la grande surprise de l’auteur ; après quoi, elle se permet de lui réclamer le précieux autographe : « Dès qu’il reviendra de chez le graveur, je vous le rendrai, » répondit-il, et il tint parole. »

Nous avons, à la bibliothèque du Conservatoire, une admirable collection de manuscrits. Nous avons quantité de livres rares, quelques-uns uniques. Nous avons tout le matériel d’orchestre de Versailles (de Louis XIV à la Révolution). Nous avons de belles reliures, opéras, cantates, pièces de tout genre, aux armes de France, du Dauphin, des Princes, de Marie-Leczinska, de Marie-Antoinette, de Mme  de Pompadour, de Mme  du Barry. Le contenant est malheureusement indigne du contenu. C’est moins une bibliothèque que l’arrière-boutique d’un libraire.

À la Bibliothèque Nationale, à l’Arsenal, à Sainte-Geneviève, se trouvent des trésors. Espérons qu’une intelligente initiative, un jour, les réunira dans un bâtiment approprié. Alors posséderons-nous la plus riche bibliothèque musicale du monde.

Weber. ↔ En 1826, Weber traverse Paris, se rendant à Londres pour surveiller les études de son nouvel ouvrage : Obéron. Il passe son temps en visites chez Cherubini, Rossini, Spontini, Auber. La représentation de l’Olympie l’intéresse vivement : « Comme l’opéra est ici en spectacle grandiose, écrit-il à sa femme ! La splendeur du vaisseau, la présence de masses sur la scène et dans l’orchestre forment un spectacle superbe et imposant. Exécution excellente. L’orchestre a une force et une ardeur telles que je n’ai jamais rien entendu de comparable. »

Le jeune Berlioz, qui a pour l’auteur de Freischütz une admiration passionnée, cherche à le voir ou de près ou de loin : « Vaine poursuite ! Le matin, Lesueur m’avait dit : « Je viens de recevoir la visite de Weber. Cinq minutes plus tôt, vous l’auriez entendu me jouer des scènes entières de nos partitions françaises : il les connait toutes. » En entrant dans un magasin de musique : « Si vous saviez qui s’est assis là tout à l’heure ! — Qui donc ? — Weber ! » — À l’Opéra : « Weber vient de traverser le foyer… il est aux premières loges… » Tout fut inutile… À l’inverse des poétiques apparitions de Shakespeare, visible pour tous, il demeura invisible pour un seul » (Berlioz, Mémoires).

Mendelssohn. ↔ Cinq ans plus tard, Mendelssohn débute à la Société des Concerts. Son nom figure sur le programme, comme interprète du Concerto en sol, de Beethoven, — encore inconnu à Paris, — ensuite comme auteur de l’ouverture du Songe d’une Nuit d’été. Au grand concert qu’il donne à l’Odéon assistant le roi Louis-Philippe, la Cour et tout ce que Paris renferme d’artistes et d’amateurs.

Époque charmante. Chaque jour, à l’heure de Tortoni, se réunissaient chez l’éditeur Schlesinger, Chopin, Liszt, Meyerbeer, Henri Heine… Chopin que, par un affectueux respect, Liszt avait surnommé « le Prince » ; Meyerbeer, que Beethoven appelait der kleine Bär (le petit ours). Il avait débuté comme pianiste, à onze ans, dans le concert où fut jouée, pour la première fois, la Sonate de Beethoven pour piano et cor.

Schubert, Schumann. ↔ Avec Beethoven, de tous les grands musiciens du siècle dernier, ce sont les seuls qui, ne nous honoreront pas de leur visite.

Richard Wagner. ↔ Tout au contraire, le jeune chef d’orchestre de Kœnigsberg et de Riga, Richard Wagner, ne rêvait que de Paris. Dans ses nombreux séjours, il habita rue de la Tonnellerie, rue du Helder, rue Jacob (n° 12, dans la maison où Prudhon avait eu son atelier) ; à Meudon, où il écrivit le Vaisseau Fantôme ; à Montmorency, dans une ferme où il termina Lohengrin, rue d’Aumale, rue Newton, quai Voltaire.

C’est à l’hôtel Voltaire qu’en 1861 il acheva le poème des Maîtres chanteurs. Plaisamment il raconte, dans ses Mémoires, une visite chez Halévy, secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux-Arts. Très modeste « correcteur », très médiocrement appointé par l’éditeur Schlesinger, il apportait à l’auteur de la Reine de Chypre les épreuves de sa réduction au piano. De même avait-il transcrit la Favorite pour piano, violon, clarinette, etc.

Halévy occupait, à l’Institut, l’appartement qu’avait occupé Isabey, à droite de la coupole, 25, quai de Conti.

Non moins plaisamment, Saint-Saëns rappelait cette soirée de l’ambassade d’Autriche où, bien des années plus tard, il accompagnait l’auteur de la Tétralogie, dont il admirait la musique, mais dont la voix restait un quart de ton au-dessous de l’étiage.

Si, de l’autre monde, Wagner voit l’affiche de l’Opéra et celle de nos concerts, peut-il conserver rancune aux Parisiens de ses années de misère et de lutte, de ses premiers échecs ?

De Berlioz à César franck. ↔ Wagner a franchement déclaré qu’il devait à Berlioz la révélation des richesses de l’orchestre, et sa gratitude l’a entrainé jusqu’à lui emprunter quelques-unes de ces richesses.

Sous le continuo des violons, les « cuivres » de Tannhäuser entonnent leur choral comme l’avaient fait, avant eux, ceux du final de « Roméo ».

Musicien-poète, Berlioz procède plus encore de Shakespeare et de Gœthe que de Gluck et de Weber. Sans souci de la tradition, mais non pas sans respect, il supplée au dessin par la couleur et à la technique par l’effet sonore, et ainsi parvient-il à mettre d’accord des aspirations et des moyens souvent contradictoires.

Entre le théâtre et le concert, il cherche une forme nouvelle procédant de l’un et de l’autre : la Damnation de Faust, l’Enfance du Christ, Roméo et Juliette. Au théâtre, après Benvenuto Cellini, c’est l’Antiquité qui le hante, Homère qui le passionne, et sa musique se fait rectiligne comme le temple grec. Dans la symphonie, c’est le romantisme de Lélio, de Harold, de la Symphonie fantastique[9].

Liszt l’admire et le défend comme il admire et défend Wagner. Jamais grand artiste n’eut plus de souci que Liszt des intérêts de l’art en général, en même temps que plus d’indifférence pour les siens propres. Lui aussi écrivit des oratorios comme la Légende de sainte Élisabeth, le Christus ; des poèmes romantiques[10] ; des motets, des psaumes, des messes. Inutile de parler de son œuvre de piano, de ses rhapsodies, de ses études, de ses transcriptions de Bach, Beethoven, Berlioz… que tout le monde connait.

De même admire-t-il le bon César Franck.

Je vois encore Liszt à Sainte-Clotilde, écoutant les six grandes pièces d’orgue du futur auteur des Béatitudes, de Rédemption, de la Symphonie en ré mineur, de la Sonate piano et violon, le félicitant, le remerciant.

Franck était né dans cette ville de Liége déjà fière de Grétry et, jadis, de Dumont, le maître de chapelle de Louis XIV, l’auteur des Plains-chants célèbres, des messes dites royales. De fait, naturalisé Parisien, en 1872, il fut nommé par Ambroise Thomas, directeur du Conservatoire, professeur de la classe d’orgue, où je lui succédai (1890) et où, six ans après, j’eus Guilmant pour successeur. On sait la réputation de notre école d’orgue, quels artistes en sont sortis : Vierne, Marcel Dupré, J. Bonnet, Libert, Jacob, Fauchet, Cellier, Philip, Huré, Mulet, Letocart, Decaux et combien d’autres, fêtés en France et à l’Étranger…[11].

De l’Antiquité au XXe siècle.

Comme nous ne pouvons parler que des œuvres consacrées par le temps, il faut terminer ici l’examen des grandes étapes de notre art, de son curriculum vitæ.

Mais, avant de conclure, résumons-les brièvement.

Première étape :

De toute l’Antiquité grecque jusqu’au ive siècle de notre ère, il ne reste, s’accordant plus ou moins avec les théories d’alors, que la Chanson de Tralles, le Credo de Nicée et le Te Deum.

Du ive au xiiie siècle, la mélopée de l’église latine.

Du xiiie au xviiie siècle, la polyphonie vocale.

Enfin, depuis 1600, la Symphonie, la Cantate, le Drame lyrique…

Et l’évolution continue lente, combien lente, pendant plus de vingt siècles ! Au xviiie, le mouvement s’accélère. Pendant les xviiie et xixe, la grande roue tourne vite et régulière ; mais voici que, sous une mystérieuse poussée, la vitesse s’accélère en de si folle proportion que la machine donne des signes d’usure, secouée d’inquiétants soubresauts, et commence à tourbillonner dans le vide.

Qu’en résultera-t-il ? Qui pourra la réparer, au besoin même la remplacer ? Disposerons-nous de moyens nouveaux, grâce à de récentes découvertes acoustiques, ou d’après une plus minutieuse division de l’octave ?

Pour le moment, on constate une certaine période de stagnation, conséquence logique de cette vitesse détraquée. Ne nous inquiétons pas. Elle ne durera pas vingt siècles, comme la première.

Même aux époques qu’on peut croire décadentes, il est possible, parmi les abracadabrances ou les pauvretés des petites écoles, de discerner, si l’on y apporte l’impartialité et la sympathie nécessaires, des germes sains, d’utiles recherches, des vérités encore obscures qui, se précisant, se développant, s’enchaînant, produiront dans un avenir plus ou moins proche une forme nouvelle de notre art.

Et partout se manifestent ces germes, aussi bien dans la vieille Europe que dans la jeune Amérique.

En Angleterre, en Italie, en Espagne, dans cette Espagne si brillante, si féconde au temps de la polyphonie vocale, depuis lors ensommeillée, quel réveil ! quel mouvement !

En même temps qu’inquiète de nouveauté, jamais époque ne fut plus curieuse du passé, avide de documents, férue d’histoire.

Le xixe siècle s’était grandement honoré par les publications intégrales de Bach, Hændel, Gluck, Rameau, Mozart, des Maîtres musiciens de la Renaissance Française (Henri Expert), etc… Le xxe siècle a commencé par la collection des vieux maîtres italiens (Ricordi, edit.) : Frescobaldi, Durante, Correnti, Vivaldi, Martini, Scarlatti, etc…

Chez nous, que de beaux travaux, d’intéressantes études !

Je cite au hasard :

Histoire de la Langue musicale 
 Emmanuel.-------
Dictionnaire du théâtre 
 Pougin.-----------
Les musiciens au xviiie siècle 
 —--------------
De Couperin à Debussy 
 Chantavoine.-----
Musiciens et poètes 
 —-----------
L’esprit de la musique française 
 Pierre Lasserre.--
Psychologie de l’opéra français 
 Dauriac.----------
Mozart, sa vie musicale 
 Wyzeva. Ste-Foix.
L’opéra français avant Lulli 
 Prunières.--------
Bach, le musicien poète 
 Schweitzer.-------
Buxtehude 
 Pirro.-------------
Les symphonies de Beethoven 
 Prodhomme.-----
Les Couperin 
 Bouvet.-----------
L’école du violon 
 L. de la Laurencie.
Chez les musiciens 
 Ad. Boschot.-----
Les primitifs de la musique française 
 Gastoué.---------
Le Chant dit Grégorien 
 G. Houdard.------

Je ne parle pas, naturellement, des livres que nous consultons tous les jours, tels l’Histoire de la musique et le Dictionnaire de Fétis, tels ces admirables ouvrages de Gevaert : la Musique dans l’Antiquité, la Mélopée antique dans le chant de l’Église latine, la traduction des Problèmes d’Aristote. Je me contente d’indiquer quelques-unes des dernières publications françaises, d’après les trouvailles faites dans les bibliothèques.

Croirait-on qu’il n’y a guère plus de cinq ans qu’on s’est mis à inventorier le fonds musical compris entre 1750 et 1800 à la Nationale : plus de trois cent mille pièces entassées, ficelées, sans catalogue ! Les premières recherches ont fait découvrir un trésor : la bibliothèque particulière de Lulli léguée par ses filles à la Bibliothèque royale.

  1. Widor et Schweitzer, Les Préludes et les Fugues (New York).
  2. Czerny en a fait l’étude la plus approfondie, la plus intelligente par ses combinaisons de doigtés, qui, mieux que tous commentaires, expliquent le texte musical.
  3. L’adagio de la IIIe (clavecin et violon) est le chef-d’œuvre de la mélodie continue :
    
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  4. Schweitzer, Bach, le musicien poète (Breitkopf et Härtel, édit.).
    xxAndré Pirro, L’orgue de Bach (Flschbacher, edit.).
  5. Voir, p. 92, la forme de la sonate.
  6. Mozart était né en 1756. Avec son père, pendant son séjour à Paris, il habita l’hôtel de Beauvais, qui existe encore, 68, rue Francois-Miron, près l’église Saint-Gervais.
  7. Dernièrement, à Saint-Eustache, j’écoutais la maîtrise de M. Raugel répéter l’admirable Ave Verum. L’église était vide. Suivi de deux hommes et d’une femme, un pauvre cercueil y entra. Coïncidence émouvante : Mozart, pour nous était là…
  8. Le manuscrit de Don Juan appartient à la bibliothèque du Conservatoire, rue de Madrid. Il lui a été donné par Mme  Viardot qui l’avait acheté à Saint-Pétersbourg.
  9. Adolphe Boschot, Une vie romantique. — Prodhomme, Berlioz.
  10. Voy. ci-devant p. 94;
  11. Je saisis l’occasion et j’ai le devoir de m’inscrire ici en faux contre une légende obstinément propagée je ne sais dans quel intérêt. On a dit et écrit que le Conservatoire avait brillé par son absence aux obsèques de Franck. La vérité est que le directeur, Ambroise Thomas, retenu par l’examen de cent vingt candidates au concours d’admission et d’ailleurs fort souffrant, s’était fait représenter par Delibes, professeur de composition, membre de l’Institut. Je vois encore Delibes, à côté du fils de Franck, répondant officiellement aux condoléances d’une foule émue dans laquelle se trouvaient la plupart de nos collègues, ainsi qu’il advient chaque fois que l’un de nous disparait. C’est Ambroise Thomas qui, sur le conseil de Théodore Dubois, avait, en 1872, confié la classe d’orgue du Conservatoire à César Franck.