Institution de l’Ordre des Chevaliers de la Joye

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Institution de l’Ordre des chevaliers de la Joye, sous la protection de Bachus et de l’Amour, etablie à Mezières le 18 janvier 1696.

1696



Institution de l’Ordre des chevaliers de la Joye, sous la protection de Bachus et de l’Amour, etablie à Mezières le 18 janvier 16961.

Comme le carnaval a été de tout temps la saison de la joye et des divertissemens, il semble que ce seroit être ennemi de soy-même que de passer dans la tristesse un temps consacré aux jeux et à la bonne chère ; c’est dans cette pensée que le sage instituteur de cet ordre a pretendu bannir par une agreable societé la melancolie qui règne si fort dans cette ville, et faire couler cet heureux temps dans des plaisirs continuels et toujours nouveaux.

Pour eviter la confusion dans une si belle entreprise, il a luy même donné les règles qui suivent, telles qu’elles luy ont eté inspirées par Bacchus et par l’Amour, protecteurs de cet ordre.

On a d’abord jugé à propos d’establir trois dignitez, qui seront remplies par trois personnes d’un merite distingué, ennemies mortelles du chagrin et capables d’inspirer de la joye dans les cœurs qui en sont les moins susceptibles. Ceux qui possederont ces dignitez enivrantes seront :

L’eminentissime grand maistre, le grand commandeur de l’ordre, le grand prieur.

Ils seront distinguez : le grand maistre, par un ruban vert, large de deux doigts, qu’il portera en bandoulière, au bout duquel sera attachée une medaille d’argent, relevée des armes de l’ordre, qui representera Bacchus et l’Amour avec leurs attributs, qui s’embrasseront pour marque de leur union et seront couronnés d’une mesme couronne, composée de pampre et de mirthe, avec cette devise autour de la medaille : La joye nous unit.

Le grand commandeur et le grand prieur porteront une mesme medaille2 au bout d’un ruban vert qui leur pendra au col. Les simples chevaliers et officiers subalternes la porteront aussi avec un ruban vert, attaché à la boutonnière du juste-au-corps ; sur les revers de la médaille de l’ordre les chevaliers feront graver la devise qui conviendra le plus à la disposition de leurs cœurs.

L’eslection des trois premières dignitez de l’ordre se fera à la pluralité des voix dans la première assemblée, où, après une ample effusion de vin, on implorera le secours et l’inspiration des divinitez protectrices.

Règles des Chevaliers de la Joye.
I.

Ceux qui voudront être reçus dans l’Ordre de la Joye seront obligés de fournir des certificats en bonne forme de leur belle humeur, de leur gayeté et de leur honnesteté avec les dames, et s’obligeront d’executer à la lettre les statuts de l’Ordre.

II.

Chacun des chevaliers fera choix d’une dame qu’il fera recevoir chevalière avec luy ; elle donnera les mêmes preuves et jouira des prerogatives de son chevalier, sera obligée de porter comme lui une medaille et de se conformer religieusement aux statuts.

III.

L’on ne recevra dans l’Ordre aucun chevalier qui ne soit gentil-homme, ou qui ne vive noblement.

IV.

Pour entretenir la bonne union, qui fait une des principales parties de l’Ordre, les chevaliers s’assembleront deux fois la semaine, le dimanche et le jeudy, pour deliberer sur les affaires de l’Ordre.

V.

Les jours d’assemblée, les chevaliers regaleront leurs confrères chacun à leur tour, avec abondance de vin, de toutes sortes de liqueurs, de violons et de bonne chère ; surtout la joye fera l’ornement de leur repas.

VI.

Pour eviter la confusion, l’on donnera un bouquet au chevalier qui sera obligé par son tour de regaler ses confrères.

VII.

Dans les repas que se donneront les chevaliers, feront un carillon perpetuel de verres, qui ne sera interrompu que par des chansons bachiques, et les plus divertissantes.

VIII.

Les chevaliers porteront toute sorte de respect au grand maistre, et à ses officiers, lesquels seront assis, dans les repas, par distinction, sur des chaises élevées au dessus du reste des chevaliers, et le grand maistre aura la sienne au dessus de la leur.

IX.

La dame du grand maistre et celles des premiers officiers observeront la mesme elevation des rangs que leurs chevaliers auront dans les assemblées.

X.

Lorsque le grand maistre commandera à quelqu’un de chanter ou de regaler la compagnie par quelques comptes agréables, il ne s’en pourra defendre sous quelque pretexte que ce puisse estre.

XI.

La dame du grand maître aura le même empire sur les chevaliers.

XII.

Les chevaliers et leurs dames vivront dans une parfaite union et soutiendront envers eux et autres tout l’honneur de l’ordre, au peril de leur vie et de leurs biens.

XIII.

S’il arrivoit par malheur quelque different entre les chevaliers ou leurs dames, le grand maître et ses officiers le termineront sur le champ de leur propre authorité, et ceux qui ne voudront pas obeir à leur decision seront chassés honteusement de l’ordre comme perturbateurs de la joye publique.

XIV.

Les chevaliers et chevalières seront obligés de porter en tous temps leur medaille ; ceux qui seront surpris sans en avoir seront privés pour la première fois des plaisirs de deux assemblées, pour la seconde seront interdits de l’ordre si longtemps qu’il plaira au grand maître, et à la troisième fois seront exclus sans retour de la societé de leurs confrères et livrés en proye à leurs remords.

XV.

Un chevalier, le jour de sa réception, après avoir fait choix d’une chevalière, s’attachera à elle, la previendra en tout ce qu’elle pourroit exiger de luy, et luy ôtera tout sujet de jalousie, en ne marquant point d’empressement pour d’autres que pour elle, sans neantmoins manquer à la civilité, qui demande un accueil riant pour tout le monde.

Formulaire des vœux d’un chevalier de la Joye.

J’ay, telsence de Bacchus et de fait vœu, en presence de Bacchus et de l’Amour, observer religieusement les statuts de l’ordre illustre de la Joye, et promets de garder jusqu’au dernier soupir la belle humeur, qui est une des plus belles qualitez d’un chevalier accompli ; je promets de conserver toute ma vie une complaisance et une honnesteté inviolable pour les dames, et de regarder d’un œil tranquile la perte de nos biens, plutôt que de sortir du caractère d’un veritable chevalier de la joye. En foy de quoy j’ay signé le présent serment d’une encre de couleur de vin.

Fait à Mezières, ce ...... jour de ......

Tel.

Manière de recevoir un chevalier de la Joye.

Après que l’on aura fait lecture des statuts au chevalier que l’on voudra recevoir, le grand maître, accompagné de ses officiers et suivi de tous les chevaliers et chevalières de l’ordre, le fera mettre un genoüil en terre et recevra son serment, qu’il fera en la manière cy-dessus ; on luy fera passer ensuite par trois fois un verre de vin sur la tête des plus grands qui se trouveront, qu’il avalera d’un seul trait sans chanceler ; cette ceremonie etant faite, le grand maître prendra une médaille que l’on luy apportera dans un bassin d’argent, laquelle le grand commandeur et le grand prieur attacheront au nouveau chevalier, après quoy il embrassera tous les chevaliers et chevalières qui seront présents, et l’on lui expediera ses lettres de reception. La même chose s’observera à la reception de la dame que le chevalier presentera à la dame du grand maître pour sa chevalière.

Lettres patentes à la réception d’un chevalier.

Nous, ennemi capital du chagrin, ami de la liberté et grand maistre de l’ordre de la joye, sur preuves à nous données de la belle humeur, complaisance pour les dames et bonne appetit de telarticiper aux plaisirs d, l’avons trouvé digne de participer aux plaisirs de notre ordre ; enjoignons à nos bons et feaux amis rotisseurs, cabaretiers, traiteurs, patissiers, caffetiers, marchands de rataffia et violons, d’avoir à le reconnoître pour membre de notre corps, dès ce jour et à l’avenir, et de luy fournir, sitôt qu’il se presentera, tout ce qui peut contribuer à la joye, à la bonne chère et aux cadeaux qu’il voudra donner aux dames ; car tel est notre plaisir. Fait à Mezières, etc.

Jour de

Signé

Et au bas :

Collationné à l’original, par moy, secretaire de l’orde de la Joye.

Le chevalier de Belle Humeur.

Noms des chevaliers de l’ordre de la Joye.

L’Eminentissime grand maître de l’ordre, ennemy capital du chagrin et ami de la liberté.

Le grand commandeur de l’ordre, partisan des jeux, des ris et de la bonne chère.

Le grand prieur de l’Ordre.

Le fleau de la Melancolie.

Le secretaire de l’Ordre.

Le chevalier de la Belle Humeur.

Le chevalier du Printemps.

Le chevalier Fidel.

Le chevalier Fretillant.

Le chevalier Sans Soucy.

Le chevalier de l’Espérance.

Le chevalier Constant.

Le chevalier Magnifique.

Le chevalier Complaisant.

Les dames des chevaliers porteront leur nom3.




1. Cette pièce est citée dans les Curiosités littéraires ; Paris, Paulin, 1845, in-12, p. 373. C’est la seule choseque nous connoissions de l’ordre burlesque dont elle est la charte. Ces sortes de chevaleries bouffonnes étoient alors un amusement à la mode. Nous en citerons quelques unes des moins connues, sans nous éloigner de la fin du XVIIe siècle et du commencement du XVIIIe : Les Chevaliers de la Grappe, institués à Arles par Damas de Gravaison ; les statuts ont été publiés en 1697, in-12 ; l’Ordre de la Meduse, fondé à Toulon par M. de Vibray, et dont les prouesses se trouvent racontées dans le rare petit volume : Les agreables divertissemens de la table, ou Le reglement de l’illustre societé des frères et sœurs de l’Ordre de Meduse ; Marseille, de l’imprimerie de l’Ordre, s. d., in-12. Mère Meduse, c’est la bouteille. Les mystères ou banquets de l’ordre avoient lieu tous les mois ; chaque membre avoit un surnom significatif, par lequel seul on devoit le désigner. Il étoit défendu de se servir des mots vin, boire, monsieur et madame ; on les remplaçoit par huile, lamper, mon frère et ma sœur. Citons encore l’Ordre de la mouche à miel, créé à la cour de madame la duchesse du Maine, à Sceaux, et sur lequel on peut lire de très curieux détails dans les Mémoires de madame de Staal, édit. Collin, in-12, t. 1, p. 129 ; l’Ordre des Allumettes, le moins connu de tous, fondé vers 1643 à Chaumont en Bassigny, dans la société de la marquise d’Eseau (V. Mém. de l’abbé Arnauld, coll. Petitot, 2e série, t. 34, p. 209–210) ; enfin l’Ordre des Baise-Cul, qui ne nous est connu que par un passage des Lettres de madame du Noyer, t. 1, p. 304.

2. L’ordre de la Mouche à miel avoit aussi sa médaille ; elle a été gravée dans les Récréations numismatiques de Duby.

3. Nous avons déjà publié plusieurs pièces du genre de celle-ci, notamment dans notre t. 3, p. 147, 159, 297 ; t. 4, p. 69. On peut voir d’ailleurs, sur « ces divers ordres de plaisir institués pour l’amusement des oisifs », le Rabelais de de l’Aulnaye, Paris, 1820, in-12, t. 3, p. 7–8.