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LIVRE IV.

PROLOGUE.

C’est par l’établissement des villes que les hommes grossiers et sauvages des commencements du monde se distinguèrent d’abord des bêtes sauvages et des animaux en général. L’utilité commune y fit naître le nom de république. C’est pourquoi les nations les plus puissantes, et les princes qui tiennent leur titre de Dieu, n’ont point imaginé de plus grande gloire que de fonder des villes ou de donner leur nom à d’autres déjà fondées, en les agrandissant. C’est en cela que Votre Sérénité obtient la palme. D’autres princes ont travaillé à peu de villes ou à une seule ; votre Piété, par de continuels travaux, en a porté un nombre immense à un tel point de perfection, qu’elles semblent moins bâties par la main des hommes que créées par la volonté du ciel. Votre félicité, votre modération, la pureté de vos mœurs, votre clémence exemplaire, votre amour pour les choses de l’esprit, vous mettent au-dessus de tous les empereurs. Nous regardons les biens qui nous viennent de votre vertu et de votre règne ; nous possédons ce qui a fait les désirs des siècles précédents, et ce que la postérité voudrait voir durer à jamais. Nous nous félicitons, avec tout l’univers, d’avoir reçu tout ce que les vœux des humains peuvent demander, et tout ce que la bonté divine peut leur accorder. Rien ne montre mieux l’utilité des fortifications, et la sagesse des vues de votre Majesté dans les grands ouvrages qu’elle fait faire, que l’exemple de Rome même, qui ne dut autrefois le salut de ses citoyens qu’à la défense du Capitole : un fort seul sauva cette ville, destinée à l’empire du monde entier. L’attaque et la défense des places sont donc une partie importante, et qui entre nécessairement dans l’ouvrage que j’ai entrepris par le commandement de votre Majesté. Je vais la traiter méthodiquement, d’après les différents auteurs qui en ont écrit ; et je ne plaindrai point un travail qui peut contribuer à l’utilité publique.

chapitre i.
De la fortification naturelle et artificielle des places.

Les places et les châteaux sont forts par la nature ou par l’art, et, ce qui vaut mieux encore, par l’un et par l’autre : par la nature, quand leur assiette est sur un lieu élevé ou escarpé, environné de la mer, de marais ou de rivières ; par l’art, quand on les entoure de remparts et de fossés. Il est plus sûr de profiter des avantages naturels du lieu lorsqu’il s’agit de bâtir une place, parce qu’en les négligeant il faut tout tirer de l’industrie et du travail. Cependant on voit de vieilles places assises dans des plaines découvertes, qu’au défaut de la situation on a rendues imprenables à force d’art et d’ouvrages.

chapitre ii.
Qu’il faut faire les murailles avec des angles, et non en ligne droite.

Les anciens trouvèrent que l’enceinte d’une place ne devait point être sur une même ligne continue, à cause des béliers qui battraient trop aisément en brèche ; mais, par le moyen des tours placées dans le rempart assez près les unes des autres, leurs murailles présentaient des parties saillantes et rentrantes. Si les ennemis veulent appliquer des échelles ou approcher des machines contre une muraille de cette construction, on les voit de front, de revers, et presque par derrière ; et ils sont comme enfermés au milieu des batteries de la place, qui les foudroient.

chapitre iii.
Comment on lie à la muraille la terre tirée du fossé.

Pour donner la plus grande force à un rempart, voici comment on le construit : On élève deux murs parallèles, à vingt pieds l’un de l’autre ; dans cet intervalle, qui sera l’épaisseur du rempart, on jette la terre qu’on a tirée du fossé, et on la foule à coups de batte. Les deux murs ne se font point de même hauteur : celui qui regarde l’intérieur de la place doit être beaucoup plus bas que l’autre, afin que l’on puisse pratiquer une pente douce et aisée pour monter de la ville à ses défenses. Il est difficile à un bélier de ruiner un mur qui est soutenu par des terres ; et quand par hasard il emporterait les pierres, cette masse de terre foulée résisterait encore à ses coups, comme une véritable muraille.

chapitre iv.
Des herses et des portes, et comment on les garantit du feu.

Il s’agit de garantir les portes des feux qu’on y peut jeter. Pour cet effet, on les couvre de peaux fraîches ou de lames de fer ; mais cela ne vaut pas l’invention des anciens, qui est d’ajouter devant les portes un réduit, à l’entrée duquel on met une herse suspendue avec des cordes ou des chaînes de fer : et si les ennemis s’avisent d’entrer, la herse tombe sur eux, les enferme, et les livre aux assiégés. Cependant il faut encore que la muraille au-dessus de la porte soit construite en mâchicoulis, afin de verser de l’eau, et d’éteindre le feu, s’il était à la porte.

chapitre v.
Des fossés.

Il faut faire devant les places des fossés très larges et très profonds, afin que les assiégeants ne puissent pas facilement les combler, et que les eaux qui y sont, venant à regorger dans leurs mines, les empêchent de les continuer. La profondeur des fossés et les eaux sont les deux grands obstacles à ces travaux souterrains.

chapitre vi.
Comment on se couvre contre les flèches des assiégeants.

Comme il est à craindre que la grande quantité de flèches que peuvent tirer les assiégeants ne fasse abandonner le rempart, et ne leur donne la facilité d’escalader la place, la plus grande partie des soldats de la garnison doivent avoir de grands boucliers et des armures complètes ; et, pour les mieux protéger encore, on tend sur les remparts des voiles et des couvertures de crin. Ce double parapet flottant amortit les flèches, et les laisse difficilement passer. A cela l’on a ajouté l’invention des mételles, qui sont des caisses de bois qu’on remplit de pierres ; et on les arrange le long des courtines avec tant d’art, que les assiégeants, en montant à l’escalade, ne peuvent y toucher sans faire pleuvoir les pierres sur leurs têtes.

chapitre vii.
Par quels moyens les assiégés évitent la famine.

Nous parlerons dans leur lieu des différentes méthodes d’attaque et de défense ; mais il faut voir auparavant qu’il y a deux manières, en général, d’attaquer une place : la première, quand on la presse de vive force, et qu’on livre des assauts ; la seconde, quand, après avoir investi la place, on détourne l’eau aux assiégés, et qu’on leur coupe tous les vivres, pour les faire rendre par famine ; et c’est la façon de fatiguer les assiégés à son aise et sans rien risquer. Pour n’y point être exposé, il faut, au moindre soupçon qu’on a du dessein de l’ennemi, transporter dans la place tous les vivres qu’il peut y avoir à la campagne, afin que les assiégés en aient au delà même du besoin, et que la disette oblige les ennemis de se retirer. Il est à propos de saler non seulement les porcs, mais encore tous les animaux qu’on ne peut faire vivre dans une place fermée, afin de ménager le pain par la viande. La volaille est nécessaire pour les malades, et se nourrit à peu de frais dans la ville. Il faut surtout amasser beaucoup de fourrage, et brûler tout ce qu’on ne peut pas enlever. On doit aussi faire de grandes provisions de vin, de vinaigre, de fruits, de légumes de toute espèce, et ne rien laisser qui puisse servir à l’ennemi. L’agrément et l’utilité persuadent encore que l’on doit avoir grand soin des jardins publics et particuliers. Mais il sert peu d’avoir amassé de grandes provisions, si dès le commencement la distribution ne s’en fait avec sagesse. Ceux qui ont observé l’économie au milieu de l’abondance n’ont jamais été exposés à la famine. Souvent aussi on a fait sortir d’une place assiégée les femmes, les enfants et les vieillards, de peur que la disette de vivres ne forçât la garnison à se rendre.

chapitre viii.
Des approvisionnements de munitions pour la défense des places.

Il faut faire provision de bitume, de soufre, de poix liquide, et de cette huile qu’on nomme incendiaire, pour brûler les machines des ennemis. On garde dans les magasins du fer et de l’acier avec du charbon, pour fabriquer des armes, et du bois propre à faire des hampes à toutes sortes de traits. On ramasse avec beaucoup de soin dans les rivières des pierres rondes, parce qu’elles en sont plus pesantes, et qu’on les jette mieux. On les entasse dans les tours et sur les remparts, les plus petites pour être jetées à la main avec la fronde ou le fustibale, les médiocrement grosses pour être lancées avec les onagres ; et l’on range les plus pesantes et les plus roulantes le long des parapets, pour écraser les assaillants et briser les machines. On fait aussi de très grandes roues de bois vert, ou bien on coupe sur les plus forts arbres de gros cylindres, qu’on polit pour leur donner plus de volubilité. Ces masses, abandonnées à leur impétuosité sur les décombres d’une brèche, renversent les ennemis, et jettent l’épouvante partout. Il faut avoir aussi en magasin des poutres, des madriers, et des clous de toute grandeur ; car on ne résiste aux machines des assiégeants que par d’autres machines, surtout lorsqu’il s’agit de donner promptement de la hauteur aux murailles et aux parapets, pour n’être pas commandé par les tours mobiles des assiégeants.

chapitre ix.
De ce qu’il faut faire, si les cordes des machines viennent à manquer.

Il faut aussi avoir une attention particulière à se fournir de cordes de nerfs : les onagres, les balistes et les autres machines ne servent de rien, si elles ne sont bandées avec des cordes de cette espèce. On assure cependant que les crins des chevaux sont bons ; et il est hors de doute, par l’expérience que les Romains en ont faite dans un cas pressant, que les cheveux des femmes n’ont pas moins de force. Au siège du Capitole, les machines étant démontées à force de servir, et les cordes de nerfs manquant absolument, les dames donnèrent leurs cheveux à leurs maris, qui en remontèrent les machines, et repoussèrent vigoureusement les ennemis : sacrifice louable, qui sauva la liberté de ces femmes vertueuses et celle de leurs maris. Il faut aussi faire provision de couvertures de poils et de peaux crues, pour couvrir les balistes et les autres machines.

chapitre x.
Des moyens d’empêcher qu’une place manque d’eau.

C’est un grand avantage pour une place, que d’avoir dans son enceinte des fontaines qui ne tarissent point. Quand on en est privé, il faut creuser des puits à toute profondeur, et en tirer les eaux avec des cordes. Mais si on est assiégé dans des forteresses situées sur des montagnes, dans un terrain sec ou sur le roc, comme il arrive quelquefois, on cherche des veines d’eau plus basses hors de l’enceinte de la place, et on les protège avec les batteries des murailles et des tours qui en assurent la communication. Que si cette source est hors de la portée du trait, mais cependant au-dessous de la place, et sur le même côté, il faut construire entre le corps de la place et cette source un petit fort qu’on appelle bourg, dans lequel on établit des balistes et des archers pour éloigner les ennemis, et défendre les gens qu’on envoie à l’eau. On creuse encore de bonnes citernes dans tous les bâtiments publics, et dans beaucoup de maisons particulières, pour recueillir les eaux de pluie. Au reste, la soif a rarement fait prendre une place, malgré le peu d’eau qu’il y avait, lorsque les assiégés ne s’en servaient que pour boire.

chapitre xi.
Comment on pourvoit au manque de sel.

Si l’on est assiégé dans une ville maritime, et que le sel vienne à manquer, on conduit l’eau de la mer dans des canaux et des réservoirs plats, où la chaleur du soleil la réduit en sel. Mais si l’ennemi vous empêche d’approcher de l’eau, comme cela arrive souvent, on amasse les sables que la tempête a portés au loin, et on les lave dans de l’eau douce, que l’action du soleil convertit aussi en sel.

chapitre xii.
Comment on repousse un premier assaut.

Quand on attaque des places de vive force, le péril est réciproque : cependant il en coûte plus de sang aux assiégeants dans les assauts meurtriers qu’ils livrent, mais les assiégés ont plus de peur. La hardiesse des assaillants qui menacent d’emporter la place, l’appareil effrayant des troupes en bataille sous les murailles, le bruit des trompettes, les cris des hommes, épouvantent d’autant plus qu’on y est moins accoutumé. Alors, si les assiégés ne sont point faits aux dangers, et qu’ils se laissent étonner au premier assaut, on dresse les échelles, et la ville est prise. Mais si cet assaut est soutenu rigoureusement par des gens aguerris, le courage croît aussitôt aux assiégés ; la peur se dissipe, et l’on n’emploie des deux côtés que l’art et la force.

chapitre xiii.
Machines pour l’attaque des places.

On se sert pour prendre une place : de tortues, de béliers, de faux, de vignes, de mantelets, de muscules, de tours. Je vais montrer la construction de ces machines, avec la manière de s’en servir dans l’attaque et d’y résister dans la défense.

chapitre xiv.
Du bélier, de la faux et de la tortue.
On construit la tortue avec des membrures et des madriers, et on la garantit du feu en la revêtissant de cuirs crus, de couvertures de poil ou de pièces de laine : elle couvre une poutre armée à l’un de ses bouts d’un fer crochu, pour arracher les pierres de la muraille : alors on donne le nom de faux à cette poutre, à cause de la figure de son fer ; ou bien on le garnit de fer à cette tête, et on l’appelle bélier, soit parce qu’elle abat les murailles par la dureté de son front, soit parce qu’elle recule, à la façon des vrais béliers, pour frapper ensuite avec plus force. La tortue a aussi tiré sa dénomination de sa ressemblance avec l’animal de ce nom. Comme tantôt il se retire et tantôt il avance sa tête, de même cette machine fait rentrer et ressortir sa poutre, pour heurter plus violemment.
chapitre xv.
Des vignes, du mantelet et du cavalier.

Les anciens appelaient vignes des galeries d’approche, à qui le soldat donne aujourd’hui un nom barbare. On compose cette machine d’une charpente légère, et on lui donne sept pieds de haut et huit de large, sur seize de long, avec un double toit de planches et de claies. Ses côtés se garnissent d’un tissu d’osier impénétrable aux coups de pierre et aux traits ; et, de crainte du feu, on couvre le tout en dehors de cuirs frais ou de couvertures de laine ; on joint de front plusieurs de ces machines, sous lesquelles les assiégeants s’avancent à couvert au pied des murailles, pour les saper. Les mantelets sont faits d’une charpente cintrée, et couverte d’un tissu d’osier qu’on garnit de peaux fraîches ou de pièces de laine. On les conduit où l’on veut, comme des chariots, par le moyen de trois petites roues placées, l’une au milieu sur le devant, et les autres sur le derrière, aux deux extrémités. Les assiégeants approchent ces mantelets des murailles ; et, de dessous ce couvert, ils délogent les assiégés des remparts à coups de flèches, avec la fronde ou des traits, pour faciliter l’escalade. Le cavalier est une terrasse qu’on élève avec du bois et de la terre contre les murailles, pour lancer des traits dans la place.

chapitre xvi.
Des muscules.

On nomme muscules de petites machines sous lesquelles les assiégeants comblent le fossé de la place avec des pierres, de la terre et des fascines qu’ils y portent ; consolident et aplanissent le terrain, afin que les tours ambulantes puissent approcher de la muraille sans obstacle. On les appelle muscules, du nom d’un petit poisson de mer. Comme ce poisson sert de guide aux baleines, et leur est continuellement utile malgré sa petitesse, de même ces petites machines, destinées au service des grandes tours, marchent devant elles pour leur ouvrir le passage et leur frayer les chemins.

chapitre xvii.
Des tours mobiles.

Les tours sont de grands bâtiments assemblés avec des poutres et des madriers, et revêtus avec soin de peaux crues ou de couvertures de laine, pour garantir un si grand ouvrage des feux des ennemis. Leur largeur se proportionne sur la hauteur ; quelquefois elles ont trente pieds en carré, quelquefois quarante ou cinquante : mais leur hauteur excède les murs et les tours de pierre les plus élevées. Elles sont montées avec art sur plusieurs roues, dont le jeu fait mouvoir ces prodigieuses masses. La place est dans un danger évident quand la tour est une fois jointe aux murailles ; ses étages se communiquent en dedans par des échelles, et elle renferme différentes machines pour prendre la ville. Dans le bas étage est un bélier pour battre en brèche ; le milieu contient un pont fait de deux membrures, et garni d’un parapet de claionnage. Ce pont, poussé en dehors, se place tout d’un coup entre la tour et le haut du mur, et fait un passage aux soldats pour se jeter dans la place. Le haut de la tour est encore bordé de combattants armés de longs épieux, de flèches, de traits et de pierres, pour nettoyer les remparts. Dès qu’on est venu là, la place est bientôt prise. Quelle ressource reste-t-il à des gens qui se confiaient sur la hauteur de leurs murailles, lorsqu’ils en voient tout à coup une plus haute sur leur tête ?

chapitre xviii.
Comment on met le feu à une tour mobile.

Il y a plusieurs manières de se défendre contre ces redoutables machines. Si les assiégés ont du courage et de l’assurance, ils font une sortie avec des troupes d’élite ; et, après avoir repoussé l’ennemi, ils arrachent les cuirs qui couvrent la tour, et y mettent le feu : mais si la garnison n’ose pas risquer une sortie, on lance avec de grandes balistes des marteaux ou des phalariques qui percent les peaux et les couvertures, et portent le feu dans le bois. Les marteaux sont une sorte de flèches ardentes, qui mettent le feu partout où elles peuvent s’attacher. La phalarique est une espèce de lance armée d’un gros fer, entre lequel et la hampe on entortille des étoupes pleines de soufre, de bitume, de résine, et d’huile incendiaire. Ce trait lancé vivement par les balistes perce les couvertures des tours, s’attache au corps de la machine, et la brûle souvent. On saisit encore les moments que les assiégeants ne sont point sur leurs gardes : on descend avec des cordes des hommes qui portent de la lumière dans des lanternes, et on les remonte de même, après qu’ils ont mis le feu aux machines.

chapitre xix.
Comment on exhausse la muraille.

Les assiégés, pour n’être point commandés et écrasés par une machine supérieure aux remparts, exhaussent la partie du mur où la tour s’efforce d’approcher ; et cela se fait par une maçonnerie de pierre et de ciment, de terre détrempée ou de brique, ou enfin par une charpente. Ces tours redoutables cessent de l’être, dès qu’elles se trouvent inférieures aux défenses qu’on leur oppose. Mais voici la ruse que les assiégeants ont coutume d’employer : La machine paraît d’abord plus basse que les parapets de la place ; elle l’est en effet ; mais elle renferme une autre petite tour qu’on ne voit pas, et que l’on fait monter avec des cordes et des poulies lorsqu’il en est temps ; elle s’élève tout d’un coup au-dessus des défenses, et les soldats qui y sont se jettent dans la place.

chapitre xx.
De l’usage des mines pour se défendre contre les tours mobiles.

Quelquefois on présente, au-devant d’une tour qui s’avance, de très longues poutres revêtues de fer, pour l’éloigner des murailles. Au siège de Rhodes, les assiégeants ayant construit une tour mobile, supérieure de beaucoup et aux remparts et à toutes les tours de la place, un ingénieur imagina un moyen de la rendre inutile. Il ouvrit pendant la nuit une galerie souterraine qui passait par-dessous le mur de la place, et la poussa sous le chemin où la tour devait passer le lendemain pour approcher des murailles. Les ennemis, qui ne soupçonnaient rien de l’artifice, conduisirent la tour jusque sur l’endroit qui était miné. Le souterrain fondit aussitôt sous le poids de cette masse énorme, qui s’y enfonça de manière qu’il ne fut pas possible de l’en retirer. On fut obligé de laisser là la tour ; ce qui sauva la place.

chapitre xxi.
Des échelles, harpe, exostre et tollenon.

Les tours une fois jointes aux murailles, les frondeurs avec des pierres, les archers, les manubalistaires, les arbalétriers avec les flèches, et en général les gens de traits à coups de plombées et d’autres armes de jet, délogent les assiégés du rempart ; et aussitôt on dresse les échelles : mais on y est souvent exposé au sort de Capanée, à qui on attribue l’invention de l’escalade, et qui fut précipité si rudement par les Thébains, que les poètes ont feint qu’il avait été écrasé par la foudre. Les assiégeants se servent aussi d’autres moyens pour emporter une place : ce sont la harpe ou pont à cordes, l’exostre ou pont à coulisses, et le tollenon ou bascule. La harpe est une espèce de pont-levis, ainsi appelé de sa ressemblance avec l’instrument de ce nom : ce pont de membrures, appliqué perpendiculairement contre la tour, a, comme la harpe, des cordes qui l’abaissent sur le mur par le moyen des poulies ; et aussitôt des soldats, sortant de la tour, se jettent sur les remparts par ce passage. L’exostre est ce même pont que nous avons décrit plus haut, et qu’on pousse en avant du corps de la tour sur la muraille. Le tollenon est une bascule faite avec deux grandes pièces de bois, l’une plantée bien avant en terre, et l’autre qui est plus longue, attachée en travers au sommet de la première, et dans un tel point d’équilibre, qu’en abaissant une de ses extrémités, l’autre s’élève. On attache donc à l’un des bouts de cette poutre une espèce de caisse d’osier ou de bois où l’on met une poignée de soldats ; et, en abaissant l’autre bout, on les élève, et on les porte sur les murailles.

chapitre xxii.
Des balistes, onagres, scorpions, arbalètes, fustibales, frondes, etc., pour la défense des places.

Aux machines d’attaque dont on vient de parler, les assiégés en opposent d’autres, qui sont les balistes, les onagres, les scorpions, les arbalètes, les fustibales, les frondes et les flèches. La baliste se bande avec des cordes de nerfs ; et plus elle a ses bras prolongés, c’est-à-dire plus elle est longue, plus elle pousse loin les traits ; surtout si elle est faite selon les proportions de l’art, et servie par d’habiles gens qui en aient étudié auparavant la portée, elle perce tout ce qu’elle frappe. L’usage de l’onagre est de jeter des pierres ; et, selon qu’il est grand et que ses cordes de nerfs sont grosses, il pousse des corps plus ou moins pesants, mais avec une violence comparable à celle de la foudre. Ces deux machines sont les plus terribles de toutes. Ce qu’on nomme à présent manubaliste s’appelait auparavant scorpion, parce que cette machine tue avec des dards minces et déliés. Il me paraît superflu de décrire le fustibale, l’arbalète et la fronde, armes assez connues par l’usage qu’on en fait à présent. J’ajoute, par rapport à l’onagre, que les masses qu’il lance sont d’un poids à écraser non seulement les hommes et les chevaux, mais à briser aussi les machines des ennemis.

chapitre xxiii.
Des matelas, nœuds coulants, loups et colonnes pesantes contre le bélier.

Il y a plusieurs moyens de résister aux béliers et aux faux. Quelques-uns descendent, avec des cordes, des matelas et des couvertures de laine, le long de la muraille, aux endroits où le bélier bat en brèche, pour en amortir la violence. D’autres saisissent les béliers avec des nœuds coulants, les tirent obliquement du haut du mur à force de bras, et les renversent avec leurs tortues. Plusieurs attachent à des cordes un fer dentelé fait en manière de pince, qu’on appelle loup, avec lequel ils accrochent le bélier, le renversent ou le suspendent, de façon qu’il ne peut plus agir. Quelquefois on roule du haut des murs des colonnes et des masses de pierre ou de marbre sur les béliers, pour les rompre. Si, malgré tout cela, le bélier ouvre la muraille et qu’il y fasse brèche, ce qui arrive souvent, la seule ressource qui reste, c’est de démolir les maisons, de construire un autre mur en dedans, et de tâcher de faire périr les ennemis sur le rempart, s’ils entreprennent de vous forcer.

chapitre xxiv.
Des mines, soit pour démolir les murailles, soit pour pénétrer dans la place.

Il y a une autre manière sourde et rusée de prendre les places : ce sont les mines. On emploie un grand nombre de travailleurs à ouvrir la terre, comme font les Besses, peuples industrieux à fouiller les mines d’or et d’argent, et l’on conduit vers la ville une galerie souterraine. Cet ouvrage a deux usages : ou les assiégeants le poussent sous le corps de la place, s’y introduisent la nuit sans que les assiégés s’en aperçoivent, ouvrent la porte à leurs gens, et égorgent les habitants dans leurs maisons ; ou du moins, quand leurs mineurs sont arrivés aux fondements de la muraille, ils la sapent sur une grande étendue, et l’étayent avec des bois secs, qu’ils entourent de sarment et de différentes matières combustibles. Après avoir disposé les troupes pour l’assaut, on met le feu aux étais, et la muraille, qui s’écroule tout d’un coup, fait une large brèche.

chapitre xxv.
Dernière ressource d’une place forcée.

Il y a une infinité d’exemples de villes forcées ou surprises, où l’on a fait périr jusqu’au dernier les ennemis qui y étaient entrés. En effet, la place n’est point encore perdue, si les assiégés demeurent maîtres des remparts, des tours, et des lieux les plus élevés. De là la garnison peut resserrer les vainqueurs, et les écraser de tous côtés, dans les rues et dans les places, tandis que, des fenêtres et des toits des maisons, la bourgeoisie de tout sexe et de tout âge fait pleuvoir sur eux les pierres et les traits. Pour ne point courir un pareil danger, on ouvre ordinairement les portes de la ville aux assiégés, afin de leur ôter la pensée d’une défense opiniâtre, que produirait le désespoir.

chapitre xxvi.
Des précautions à prendre pour empêcher l’ennemi de se saisir furtivement des murs.

Souvent les assiégeants usent de ruse, font semblant de se rebuter, et lèvent le siège ; mais, aussitôt que la garnison, se livrant à une fausse sécurité, a abandonné la garde des remparts, ils profitent de l’obscurité de la nuit, reviennent sur leurs pas, et escaladent la place. C’est pourquoi il faut faire une garde encore plus exacte quand l’ennemi se retire, qu’auparavant. Pour la même raison, les remparts et les tours doivent être garnis de guérites, où les sentinelles soient à couvert du froid et de la pluie pendant l’hiver, et de l’ardeur du soleil pendant l’été. On s’est bien trouvé de nourrir dans les tours des chiens fort ardents et d’un nez exquis, pour éventer de loin l’approche des ennemis ; et l’on prétend que les oies n’ont pas moins de sagacité pour avertir, par leurs cris, des entreprises de nuit. Les Gaulois commençant à entrer dans le Capitole, c’en était fait du nom romain si Manlius, accourant au cri des oies, n’eût sauvé la citadelle par sa valeur. C’est ainsi que ces hommes qui devaient mettre toute la terre sons leur joug furent conservés par la vigilance d’un oiseau, ou par un bonheur étonnant.

chapitre xxvii.
Des ruses. Des assiégeants.
Ce n’est pas dans les siéges seulement, mais dans tout ce qui concerne la guerre, que l’on regarde comme la première chose d’étudier et de connaître à fond les coutumes de son ennemi. On ne trouve l’occasion de lui tendre des pièges qu’autant que l’on sait les temps qu’il se relâche de son service, et qu’il est moins sur ses gardes : si c’est au milieu du jour, le soir ou la nuit, quand ses soldats prennent du repos ou qu’ils repaissent. Ces heures et ces pratiques des assiégés une fois connues, l’assiégeant suspend ses attaques dans les mêmes temps, pour fomenter leur négligence ; et lorsqu’elle est arrivée à un certain point par la tranquillité qu’on leur a laissée, on approche tout d’un coup les machines, ou l’on dresse les échelles, et on prend la place. Aussi les assiégés ont-ils sur les remparts des amas de pierres et des machines toujours en état, afin qu’en cas de surprise les soldats, accourant à la première alarme, trouvent sous leurs mains de quoi jeter et lancer sur la tête des assaillants.
chapitre xxviii.
Comment les assiégeants se précautionnent contre les ruses des assiégés.

La négligence expose les assiégeants aux surprises, comme les assiégés. Car si la garnison sait profiter des moments favorables, elle fait tout à coup une sortie vigoureuse, tue aisément des gens qui ne s’y attendent pas, brûle les béliers, les machines, les plates-formes même, et renverse tous les ouvrages du siège. Mais les assiégeants creusent autour de la place, au-delà de la portée du trait, un bon fossé, qu’ils bordent d’un retranchement de terre et de palissades, et qu’ils flanquent encore de petites tours pour arrêter les sorties des assiégés. Cet ouvrage s’appelle contrevallation, et l’on trouve souvent dans les histoires, aux descriptions des sièges, que telle ville a été entourée d’une ligne semblable.

chapitre xxix.
Des machines qui servent à la défense des places.

Les mêmes machines servent à l’attaque et à la défense des places, mais avec cette différence que les armes de jet, soit plombées, piques, lances ou javelots, frappent avec plus de force de haut en bas. De même les flèches décochées avec l’arc, et les pierres poussées avec la main, la fronde ou le fustibale, vont d’autant plus loin qu’elles partent de plus haut. Pour les balistes et les onagres, servis par d’habiles gens, ils l’emportent sur toutes les autres machines, et il n’y a ni bravoure ni armes défensives qui puissent garantir de leurs coups : semblables à la foudre, elles brisent et fracassent tout ce qu’elles atteignent.

chapitre xxx.
Comment on prend la hauteur des murailles.

Pour que les échelles et les machines aient l’utilité qu’on en attend, il faut leur donner une hauteur qui passe celle des remparts. Il y a deux méthodes pour trouver cette mesure. La première est d’attacher un ruban mince et léger au bout d’une flèche qu’on envoie contre le rempart ; et lorsqu’elle est plantée au sommet, on estime l’élévation de la muraille sur la longueur connue du ruban : ou, si on l’aime mieux, lorsque le soleil fait tomber obliquement sur la terre l’ombre des tours et des murailles, on la mesure sans que les assiégés s’en aperçoivent. On plante en suite en terre une perche de dix pieds, et on mesure l’ombre qu’elle donne. Or, par le calcul, il est aisé de trouver la hauteur des murailles par la proportion d’une ombre à l’autre, dès qu’on sait combien telle hauteur donne d’ombre.

ÉPILOGUE.

J’ai, ce me semble, rédigé pour le bien public ce que les auteurs militaires nous ont laissé d’ancien, et ce que l’expérience a fait inventer de nouveau dans ces derniers temps sur l’attaque et la défense des places. Mais je répète encore qu’il faut prendre les plus grandes précautions pour éviter le manque de vivres ou d’eau, ce qui est un mal sans remède. Il faut enfermer d’autant plus de provisions dans une place, que l’on sait que les ennemis peuvent la tenir plus longtemps investie.