Instructions à Rustan/Édition Garnier

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INSTRUCTIONS

À ANTOINE-JACQUES RUSTAN[1]


Si vous vouliez être véritablement utile à vos frères, nous vous exhorterions à écrire sagement contre ceux des théistes qui se sont écartés de la religion chrétienne ; mais en les réfutant, que ce soit avec sagesse et avec charité : faites quelques pas vers eux, afin qu’ils viennent à nous. Si vous combattez l’erreur, rendez justice au mérite.

N’écrivez qu’avec respect contre le curé Meslier[2], qui demanda pardon en mourant d’avoir enseigné le christianisme ; il n’aurait pas eu ces remords s’il avait enseigné un seul Dieu ainsi que Jésus.

Vous ne gagnerez rien à vomir des injures contre milord Herbert, milord Shaftesbury, milord Bolingbroke, le comte de Boulainvilliers, le consul Maillet, le savant et judicieux Bayle, l’intrépide Hobbes, le hardi Toland, l’éloquent et ferme Trenchard, l’estimable Gordon, le savant Tindal, l’adroit Middleton, et tant d’autres.

Ce n’est pas une petite entreprise de répondre à l’Examen important[3], au Catéchisme de l’honnête homme[4], au Militaire philosophe[5], au livre du savant et judicieux Fréret[6], au dialecticien Dumarsais[7], au livre de Boulanger[8], à l’Évangile de la raison[9], au Vicaire savoyard, le seul véritablement bon ouvrage qu’ait jamais fait Jean-Jacques Rousseau[10].

Tous ces auteurs prétendent que le système qu’ils combattent s’est établi naturellement et sans aucun prodige. Ils disent qu’à la vérité les prêtres d’Isis, ceux de la déesse de Syrie, ceux de Cérès Éleusine, et tant d’autres, avaient des secrets pour chasser les esprits malins du corps des lunatiques ; que les Juifs, depuis qu’ils avaient embrassé la doctrine des diables, les chassaient par la vertu de la racine barath[11] et de la clavicule de Salomon ; que dans Matthieu et Luc[12], on convient de cette puissance du peuple juif ; mais ils ajoutent avec audace que ce miracle n’est pas bien avéré chez les prêtres de Syrie. Les Galiléens, dit Dumarsais, ajoutèrent à leurs exorcismes des déclamations contre les riches. Ils criaient : « La fin du monde approche, le royaume du ciel va venir ; il n’y aura que les pauvres qui entreront dans ce royaume ; donnez tout ce que vous avez, et nous vous ferons entrer. » Ils prédisaient toutes sortes de malheurs à l’empire romain, comme le rapporte Lucien, qui en a été témoin[13]. Les malheurs ne manquent jamais d’arriver : tout homme qui prédira des malheurs sera toujours un vrai prophète ; le peuple criait miracle, et prenait les Galiléens pour des sorciers. Peu à peu les Galiléens s’instruisirent chez les platoniciens ; ils mêlèrent leurs contes avec les dogmes de Platon, ils en composèrent une secte nouvelle.

Voilà ce que Dumarsais dit, et ce qu’il faut absolument réfuter.

Milord Bolingbroke[14] va encore plus loin : il cite l’exemple du cardeur de laine Leclerc, qui le premier établit le calvinisme en France, et qui fut martyrisé ; Fox, le patriarche des quakers, qui était un paysan ; Jean de Leyde, tailleur, qui fut roi des anabaptistes ; et vingt exemples semblables. Voilà, dit-il, comme les sectes s’établissent. Il faut réfuter milord Bolingbroke.

Le prince respectable[15] qui a fait le Sermon des cinquante, réimprimé six fois dans le Recueil nécessaire, s’exprime ainsi : « La secte de ce Jésus subsiste cachée ; le fanatisme s’augmente ; on n’ose pas d’abord faire de cet homme un dieu, mais bientôt on s’encourage. Je ne sais quelle métaphysique de Platon s’amalgame avec la secte nazaréenne. On fait de Jésus le logos, le Verbe-Dieu, puis consubstantiel à Dieu, son père. On imagine la Trinité, et pour la faire croire on falsifie les premiers Évangiles.

« On ajoute un passage touchant cette Trinité, de même qu’on falsifie l’historien Josèphe pour lui faire dire un mot de Jésus, quoique Josèphe soit un historien trop grave pour avoir fait mention d’un tel homme. On va jusqu’à forger des vers des sibylles ; on suppose des Canons des apôtres, des Constitutions des apôtres, un Symbole des apôtres, un voyage de Simon Pierre à Rome, un assaut de miracles entre ce Simon et un autre Simon prétendu magicien. En un mot, point d’artifices, de fraudes, d’impostures, que les Nazaréens ne mettent en œuvre : et après cela on vient nous dire tranquillement que les apôtres prétendus n’ont pu être ni trompés ni trompeurs, et qu’il faut croire à des témoins qui se sont fait égorger pour soutenir leurs dépositions.

Ô malheureux trompeurs et trompés qui parlez ainsi ! quelle preuve avez-vous que ces apôtres ont écrit ce qu’on met sous leur nom ? Si on a pu supposer des canons, n’a-t-on pas pu supposer des évangiles ? n’en reconnaissez-vous pas vous-mêmes de supposés ? Qui vous a dit que les apôtres sont morts pour soutenir leur témoignage ? Il n’y a pas un seul historien contemporain qui ait seulement parlé de Jésus et de ses apôtres. Avouez que vous soutenez des mensonges par des mensonges ; avouez que la fureur de dominer sur les esprits, le fanatisme et le temps, ont élevé cet édifice qui croule aujourd’hui de tous côtés : masure que la raison déteste, et que l’erreur veut soutenir[16]. »

Réfutez le prince auteur de ces paroles ; à moins que vous n’aimiez mieux être son aumônier, ce qui vous serait plus avantageux.

Quand vous réfuterez ces auteurs, gardez-vous de falsifier les saintes Écritures ; ne défendez pas la vérité par le mensonge : on vous reproche assez d’avoir corrompu le texte en disant dans votre libelle que lorsque le Seigneur, sur le bord du fleuve Chobar, commanda à Ézéchiel de manger un livre de parchemin, et de se coucher pendant trois cent quatre vingt et dix jours sur le côté gauche[17] et pendant quarante sur le côté droit, il « lui ordonna aussi de se faire du pain de plusieurs sortes de graines, et de se servir, pour le cuire, de bouse de vache ». Lisez la Vulgate, vous y trouverez ces propres mots : « Comedes illud[18], et stercore quod egreditur de homine operies illud in oculis eorum. Tu mangeras ce pain, et tu le couvriras de l’excrément qui sort du corps de l’homme. » Couvrir son pain avec cet excrément n’est pas cuire son pain avec cet excrément. Le Seigneur se laisse ensuite toucher aux prières du prophète ; il lui dit : Je te donne de la fiente de bœuf au lieu de fiente d’homme.

Pourquoi donc avoir falsifié le texte ? Pourquoi nous exposez-vous aux plaintes amères des incrédules, c’est-à-dire de ceux qui ne sont pas crédules, et qui ne vous en croiront pas sur votre parole ?

Nous n’approuvons pas la simplicité de ceux qui traduisent stercore par de la merde : c’est le mot propre, disent-ils ; oui, mais la bienséance et l’honnêteté sont préférables au mot propre, quand la fidélité de la traduction n’en est point altérée.

On prétend que vous avez traduit aussi infidèlement tout ce qui regarde les deux sœurs Oolla et Ooliba dans le même Ézéchiel, aux chapitres xvi et xxiii. Le texte porte : « Ubera tua intumuerunt, pilus tuiis germinavit : vos tétons ont grossi, votre poil a pointé ; ædificavisti tibi lupanar : vous vous êtes bâti un b….. ; divisisti pedes omni transeunti : vous avez ouvert vos cuisses à tous les passants ; Oolla insanivit libidine super concubitum eorum quorum carnes sunt ut carnes asinorum, et sicut fluxus equorum fluxus eorum : Oolla s’est abandonnée passionnément au coït de ceux qui ont des membres d’âne, et dont la semence est comme la semence des chevaux. » Vous pourriez certainement adoucir les mots sans gâter la pureté du texte ; la langue hébraïque se permettait des expressions que la française réprouve.

Ainsi nous ne voudrions point que vous traduisissiez les révélations du prophète Osée selon la lettre, mais selon l’esprit. L’hébreu s’exprime ainsi à la vérité ; le Seigneur dit (Osée, chap. I) : « Prenez une femme de fornication, et faites-lui des fils de fornication ; filios fornicationum, » selon la Vulgate. Vous avez traduit ces mots par fils de putain : cela est trop grossier, et vous deviez dire enfants de la débauche, enfants du crime.

Ensuite, lorsqu’au chapitre III le Seigneur lui ordonne encore de prendre une femme adultère, et que le prophète dit : « Fodi eam pro quindecim argenteis et coro hordei ; je la caressai pour quinze drachmes et un setier d’orge ; » vous rendez ce mot fodi par le terme déshonnête qui lui répond : gardez-vous de jamais tomber dans ces indécences.

Le commentaire sur le Nouveau Testament, auquel vous travaillez, a d’autres inconvénients. Cette entreprise est d’une extrême difficulté : elle exige bien plus de connaissances qu’on ne croit ; celles même des Simon, des Fabricius, des Cotellier, des Cave, des Greave, et des Grabe, ne suffisent pas. Il faut comparer tout ce qui peut nous rester des cinquante Évangiles négligés ou rejetés avec les quatre reçus. Il est très-difficile de décider lesquels furent écrits les premiers. Une connaissance approfondie du Talmud est absolument nécessaire ; on y rencontre quelques traits de lumière, mais ils disparaissent bientôt, et la nuit redouble. Les Juifs ne donnent point à Marie le même époux que lui donnent les Évangiles ; ils ne font point naître Jésus sous Hérode ; l’arrivée des mages, leur étoile, le massacre des innocents, ne se lisent dans aucun auteur juif, pas même chez Flavius Josèphe, parent de Mariamne, femme d’Hérode ; le Sépher Toldos Jeschut[19] est trop rempli de fables absurdes pour qu’on y puisse bien discerner le peu de vérités historiques qu’il peut contenir.

Dans nos Évangiles il se trouve malheureusement des contradictions qu’il semble impossible à l’esprit humain de concilier : telles sont les deux généalogies de Jésus, l’une par Matthieu, et l’autre par Luc[20]. Personne n’a jamais pu jusqu’à présent trouver un fil pour sortir de ce labyrinthe, et Pascal a été réduit à dire seulement : Cela ne s’est pas fait de concert[21]. Non, sans doute, ils ne se sont pas concertés ; mais il faut voir comment on peut les rapprocher.

Le commencement de Luc n’est pas moins embarrassant ; il est constant qu’il n’y eut qu’un seul dénombrement des citoyens romains sous Auguste, et il est avéré que ceux qui en ont supposé deux se sont trompés. Il est encore avéré, par l’histoire et par les médailles, que Cirénius ou Quirinius n’était point gouverneur de Syrie quand Jésus naquit, et que la Syrie était gouvernée par Quintilius Varus. Cependant voici comme Luc s’exprime[22] : « Dans ces jours émana un édit de César Auguste, qu’il fût fait un dénombrement de tout l’univers. Ce fut le premier dénombrement, lequel fut fait par Cirénius ou Quirinius, président de Judée ; et comme chacun allait se faire enregistrer dans sa ville, Joseph monta de la ville de Galilée Nazareth à la cité de David Bethléem en Judée, parce qu’il était de la maison et de la famille de David. »

Nous avouons qu’il n’y a presque pas un mot dans ce récit qui ne semble d’abord une erreur grossière. Il faut lire saint Justin, saint Irénée, saint Ambroise, saint Cyrille, Flavius Josèphe, Hervart, Périzonius, Casaubon, Grotius, Leclerc, pour se tirer de cette difficulté ; et quand on les a lus, la difficulté augmente.

Le chapitre XXI de Luc vous jette dans de plus grandes perplexités : il semble prédire la fin du monde pour la génération qui existait alors. Il y est dit expressément[23] que « le fils de l’homme viendra dans une nuée avec une grande puissance et une grande majesté ». Saint Paul[24] et saint Pierre[25] annoncent clairement la fin du monde pour le temps où ils vivent.

Nous avons plus de cinquante explications de ces passages, lesquels n’expliquent rien du tout. Vous n’entendrez jamais saint Paul, si vous ne lisez tout ce que les rabbins ont dit de lui, et si vous ne conférez les Actes de Thècle avec ceux des apôtres. Vous n’aurez aucune connaissance du ier siècle de l’Église, si vous ne lisez le Pasteur d’Hermas, les Récognitions de Clément, les Constitutions apostoliques, et tous les ouvrages de ce temps-là, écrits sous des noms supposés. Vous verrez dans les siècles suivants une foule de dogmes, tous détruits les uns par les autres. Il est très-difficile de démêler comment le platonisme se fondit peu à peu dans le christianisme ; vous ne trouvez plus qu’un chaos de disputes que dix-sept cents ans n’ont pu débrouiller. Ah ! notre frère ! une bonne action vaut mieux que toutes ces recherches : soyons doux, modestes, patients, bienfaisants. Ne barbotons plus dans les cloaques de la théologie, et lavons-nous dans les eaux pures de la raison et de la vertu.

Nous n’avons plus qu’un mot à vous dire. Vous vantez avec justice des exemples de bienfaisance que les Anglais ont donnés, et des souscriptions qu’ils ont ouvertes en faveur de leurs ennemis mêmes ; mais les Anglais prétendent qu’ils ne se sont portés à ces actes d’humanité que depuis les livres des Shaftesbury, des Bolingbroke, des Collins, etc. Ils avouent qu’il n’y eut aucune action généreuse de cette nature dans le temps que Cromwell prêchait le fanatisme le fer à la main ; aucune lorsque Jacques Ier écrivait sur la controverse ; aucune quand le tyran Henri VIII faisait le théologien : ils disent que le théisme seul a rendu la nation bienfaisante. Vous pourrez tirer un grand parti de ces aveux, en montrant que c’est l’adoration d’un Dieu qui est la source de tout bien, et que les disputes sur le dogme sont la source de tout mal. Retranchez de la morale de Jésus les fadaises théologiques, elle restera divine : c’est un diamant couvert de fange et d’ordure.

Nous vous souhaitons la modération et la paix.
FIN DES INSTRUCTIONS À A.-J. RUSTAN.
  1. Ces Instructions ont été publiées en même temps que les Remontrances qui précèdent, et à leur suite.
  2. Voyez l’Extrait de ses sentiments, tome XXIV, page 293.
  3. L’Examen important de milord Bolingbroke est au tome XXVI, page 105, de la présente édition.
  4. Le Catéchisme de l’honnéte homme est au tome XXIV, page 523, de la présente édition.
  5. D’un manuscrit anonyme intitulé Difficultés sur la religion proposées au sieur Malebranche, Naigeon composa le Militaire philosophe, qu’il publia en 1767 sans aucun nom d’auteur.

    En octobre 1767, on introduisait cet ouvrage, en le mêlant par lambeaux dans les feuilles du Courrier du Bas-Rhin. Une nouvelle édition parut en 1768 ; une autre en 1770, etc. (B.)

  6. Examen critique des apologistes de la religion chrétienne, 1767, in-12, ouvrage publié, il est vrai, sous le nom de Fréret, mais qui paraît être de Lévesque de Burigny ; voyez tome XXVI, page 506.
  7. L’épithète de dialecticien est donnée à Dumarsais à l’occasion de l’Analyse de la religion chrétienne, publiée sous le nom de cet auteur dans le Recueil nécessaire.
  8. L’Antiquité dévoilée, 1766, in-4°, ou 3 volumes in-12.
  9. L’Évangile de la raison existe dans les formats in-8° et in-12. C’est un recueil de pièces philosophiques. Ce sont les mêmes que dans le Recueil nécessaire (voyez la note, tome XXV, page 125) ; cependant toutes les éditions de l’Évangile de la raison ne contiennent pas les mêmes pièces. (B.)
  10. Le grand éloge que Voltaire fait ici de la Profession de foi du vicaire savoyard (qui est au 4e livre d’Émile) ne l’empêcha pas de la critiquer ; voyez le chapitre xxxv de Dieu et les Hommes. (B.)
  11. Voyez tome XI, page 137 ; et XVIII, 336.
  12. Matthieu, chap. xii ; Luc, chap. xi. (Note de Voltaire.)
  13. Voyez le Philopatris de Lucien. (Id.) — Voyez tome XXVI, page 229.
  14. C’est-à-dire Voltaire lui-même ; voyez tome XXVI, page 221.
  15. Frédéric II, roi de Prusse ; voyez tome XXIV, page 437, et XXVI, 203.
  16. Voyez tome XXIV, pages 451-452.
  17. Ézéchiel, iv, 5.
  18. Ézéchiel, iv, 12}}.
  19. Voyez tome XX, page 71 ; XXVI, 222.
  20. Voyez tome XIX, page 217.
  21. Voyez tome XXII, page 39.
  22. II, 1, 2, 3, 4.
  23. Verset 27.
  24. I. Aux Thessal., IV, 17.
  25. Ire épître, IV, 7.