Introduction à l’étude de la médecine expérimentale/Troisième partie/Chapitre IV

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CHAPITRE IV

Des obstacles philosophiques que rencontre la médecine expérimentale.

D’après tout ce qui a été dit dans cette introduction, les obstacles principaux que rencontre la médecine expérimentale résident dans la complexité énorme des phénomènes qu’elle étudie. Je n’ai pas à revenir sur ce point qui a été développé déjà sous toutes les formes. Mais, outre ces difficultés toutes matérielles et en quelque sorte objectives, il y a pour la médecine expérimentale des obstacles qui résident dans des vices de méthodes, dans des mauvaises habitudes de l’esprit ou dans certaines idées fausses dont nous allons dire quelques mots.

§ I. — De la fausse application de la physiologie à la médecine.

Je n’ai certainement pas la prétention d’avoir le premier proposé d’appliquer la physiologie à la médecine. Cela a été recommandé depuis longtemps et des tentatives très nombreuses ont été faites dans cette direction. Dans mes travaux et dans mon enseignement au Collége de France je ne fais donc que poursuivre une idée qui déjà porte ses fruits par les applications qu’on en fait à la médecine. Aujourd’hui plus que jamais, les jeunes médecins marchent dans cette voie, qui est considérée avec juste raison comme la voie du progrès. Toutefois j’ai vu souvent cette application de la physiologie à la médecine être très mal comprise, de sorte que non seulement elle ne produit pas tous les bons résultats qu’on est en droit d’en attendre, mais elle devient même nuisible et fournit alors des arguments aux détracteurs de la médecine expérimentale. Il importe donc beaucoup de nous expliquer à ce sujet ; car il s’agit ici d’une importante question de méthode, et ce sera une nouvelle occasion de fixer d’une manière plus précise le véritable point de vue de ce que nous appelons la Médecine expérimentale.

La médecine expérimentale diffère dans son but de la Médecine d’observation de la même manière que les sciences d’observation, en général, diffèrent des sciences expérimentales. Le but d’une science d’observation est de découvrir les lois des phénomènes naturels afin de les prévoir ; mais elle ne saurait les modifier ni les maîtriser à son gré. Le type de ces sciences est l’astronomie ; nous pouvons prévoir les phénomènes astronomiques, mais nous ne saurions rien y changer. Le but d’une science expérimentale est de découvrir les lois des phénomènes naturels, non seulement pour les prévoir, mais dans le but de les régler à son gré et de s’en rendre maître ; telles sont la physique et la chimie.

Or, parmi les médecins il en est qui ont pu croire que la médecine devait rester une science d’observation, c’est-à-dire une médecine capable de prévoir le cours et l’issue des maladies, mais ne devant pas agir directement sur la maladie. Il en est d’autres, et je suis du nombre, qui ont pensé que la médecine pouvait être une science expérimentale, c’est-à-dire une médecine capable de descendre dans l’intérieur de l’organisme, et de trouver le moyen de modifier et de régler jusqu’à un certain point les ressorts cachés de la machine vivante. Les médecins observateurs ont considéré l’organisme vivant comme un petit monde contenu dans le grand, comme une sorte de planète vivante et éphémère dont les mouvements étaient régis par des lois que l’observation simple pouvait nous faire découvrir de manière à prévoir la marche et l’évolution des phénomènes vitaux à l’état sain ou malade, mais sans jamais devoir modifier en rien leur cours naturel. Cette doctrine se trouve dans toute sa pureté dans Hippocrate. La médecine d’observation simple, on le comprend, exclut toute intervention médicale active, c’est pour cela qu’elle est aussi connue sous le nom de médecine expectante, c’est-à-dire de médecine qui observe et prévoit le cours des maladies, mais sans avoir pour but d’agir directement sur leur marche[1]. Sous ce rapport il est très rare de trouver un médecin purement hippocratiste, et il serait facile de prouver que beaucoup de médecins, qui préconisent bien haut l’hippocratisme, ne s’en réfèrent pas du tout à ses préceptes quand ils se livrent aux écarts des médications empiriques les plus actives et les plus désordonnées. Ce n’est pas que je condamne ces essais thérapeutiques qui ne sont, la plupart du temps, que des expérimentations pour voir, seulement dis que ce n’est plus là de la médecine hippocratique, mais de l’empirisme. Le médecin empirique, qui agit plus ou moins aveuglément, expérimente en définitive sur les phénomènes vitaux et, à ce titre, il se place dans la période empirique de la médecine expérimentale.

La médecine expérimentale est donc la médecine qui a la prétention de connaître les lois de l’organisme sain et malade de manière non seulement à prévoir les phénomènes, mais aussi de façon à pouvoir les régler et les modifier dans certaines limites. D’après ce que nous avons dit plus haut, on s’apercevra facilement que la médecine tend fatalement à devenir expérimentale, et que tout médecin qui donne des médicaments actifs à ses malades coopère à l’édification de la médecine expérimentale. Mais, pour que cette action du médecin expérimentateur sorte de l’empirisme et mérite le nom de science, il faut qu’elle soit fondée sur la connaissance des lois qui régissent les actions vitales dans le milieu intérieur de l’organisme, soit à l’état sain, soit à l’état pathologique. La base scientifique de la médecine expérimentale est la physiologie ; nous l’avons dit bien souvent, il faut le proclamer bien haut parce que, hors de là, il n’y a point de science médicale possible. Les malades ne sont au fond que des phénomènes physiologiques dans des conditions nouvelles qu’il s’agit de déterminer ; les actions toxiques et médicamenteuses se ramènent, comme nous le verrons, à de simples modifications physiologiques dans les propriétés des éléments histologiques de nos tissus. En un mot, la physiologie doit être constamment appliquée à la médecine pour comprendre et expliquer le mécanisme des maladies et l’action des agents médicamenteux ou toxiques. Or, c’est précisément cette application de la physiologie qu’il s’agit ici de bien définir.

Nous avons vu plus haut en quoi la médecine expérimentale diffère de l’hippocratisme et de l’empirisme ; mais nous n’avons pas dit pour cela que la médecine expérimentale dût renier la médecine d’observation et l’emploi empirique des médicaments ; loin de là, la médecine expérimentale se sert de l’observation médicale et de l’empirisme comme point d’appui nécessaire. En effet, la médecine expérimentale ne repousse jamais systématiquement aucun fait ni aucune observation populaire, elle doit tout examiner expérimentalement et elle cherche l’explication scientifique des faits que la médecine d’observation et l’empirisme ont d’abord constatés. Donc la médecine expérimentale est ce que je pourrais appeler la seconde période de la médecine d’observation ; et il est tout naturel dès lors que la seconde période s’ajoute à la première en reposant sur elle. Donc la première condition pour faire de la médecine expérimentale, c’est d’être d’abord médecin observateur ; c’est de partir de l’observation pure et simple du malade faite aussi complètement que possible ; puis la science expérimentale arrive ensuite pour analyser chacun des symptômes en cherchant à les ramener à des explications et à des lois vitales qui comprendront le rapport de l’état pathologique avec l’état normal ou physiologique.

Mais dans l’état actuel de la science biologique, nul ne saurait avoir la prétention d’expliquer complètement la pathologie par la physiologie ; il faut y tendre parce que c’est la voie scientifique ; mais il faut se garder de l’illusion de croire que le problème est résolu. Par conséquent, ce qu’il est prudent et raisonnable de faire pour le moment, c’est d’expliquer dans une maladie tout ce que l’on peut en expliquer par la physiologie en laissant ce qui est encore inexplicable pour les progrès ultérieurs de la science biologique. Cette sorte d’analyse successive, qui ne s’avance dans l’application des phénomènes pathologiques qu’à mesure que les progrès de la science physiologique le permettent, isole peu à peu, et par voie d’élimination, l’élément essentiel de la maladie, en saisit plus exactement les caractères et permet de diriger les efforts de la thérapeutique avec plus de certitude. En outre, avec cette marche analytique progressive, on conserve toujours à la maladie son caractère et sa physionomie propres. Mais si au lieu de cela on profite de quelques rapprochements possibles entre la pathologie et la physiologie pour vouloir expliquer d’emblée toute la maladie, alors on perd le malade de vue, on défigure la maladie et par une fausse application de la physiologie on retarde la médecine expérimentale au lieu de lui faire faire des progrès.

Malheureusement je devrai faire ce reproche de fausse application de la physiologie à la pathologie non seulement à des physiologistes purs, mais je l’adresserai aussi à des pathologistes ou à des médecins de profession. Dans diverses publications récentes de médecine, dont j’approuve et loue d’ailleurs les tendances physiologiques, j’ai vu par exemple qu’on commençait par faire, avant l’exposé des observations médicales, un résumé de tout ce que la physiologie expérimentale avait appris sur les phénomènes relatifs à la maladie dont on devait s’occuper. Ensuite on apportait des observations de malades, parfois sans but scientifique précis, d’autres fois pour montrer que la physiologie et la pathologie concordaient. Mais, outre que la concordance n’est pas toujours facile à établir, parce que la physiologie expérimentale offre souvent des points encore à l’étude, je trouve une semblable manière de procéder essentiellement funeste pour la science médicale, en ce qu’elle subordonne la pathologie, science plus complexe, à la physiologie, science plus simple. En effet, c’est l’inverse de ce qui a été dit précédemment qu’il faut faire ; il faut poser d’abord le problème médical tel qu’il est donné par l’observation de la maladie, puis analyser expérimentalement les phénomènes pathologiques en cherchant à en donner l’explication physiologique. Mais dans cette analyse l’observation médicale ne doit jamais disparaître ni être perdue de vue ; elle reste comme la base constante ou le terrain commun de toutes les études et de toutes les explications.

Dans mon ouvrage, je ne pourrai présenter les choses dans l’ensemble que je viens de dire, parce que j’ai dû me borner à donner les résultats de mon expérience dans la science physiologique, que j’ai le plus étudiée. J’ai la pensée d’être utile à la médecine scientifique en publiant ce simple essai sur les principes de la médecine expérimentale. En effet, la médecine est si vaste, que jamais on ne peut espérer trouver un homme qui puisse en cultiver avec fruit toutes les parties à la fois. Seulement il faut que chaque médecin, dans la partie où il s’est cantonné, comprenne bien la connexion scientifique de toutes les sciences médicales afin de donner à ses recherches une direction utile pour l’ensemble et d’éviter ainsi l’anarchie scientifique. Si je ne fais pas ici de la médecine clinique, je dois néanmoins la sous-entendre et lui assigner la première place dans la médecine expérimentale. Donc, si je concevais un traité de médecine expérimentale, je procéderais en faisant de l’observation des maladies la base invariable de toutes les analyses expérimentales. Je procéderais ensuite symptôme par symptôme dans mes explications jusqu’à épuisement des lumières qu’on peut obtenir aujourd’hui de la physiologie expérimentale, et de tout cela il résulterait une observation médicale réduite et simplifiée.

En disant plus haut qu’il ne faut expliquer dans les maladies, au moyen de la physiologie expérimentale, que ce qu’on peut expliquer, je ne voudrais pas qu’on comprît mal ma pensée et qu’on crût que j’avoue qu’il y a dans les maladies des choses qu’on ne pourra jamais expliquer physiologiquement. Ma pensée serait complètement opposée ; car je crois qu’on expliquera tout en pathologie mais peu à peu, à mesure que la physiologie expérimentale se développera. Il y a sans doute aujourd’hui des maladies, comme les maladies éruptives, par exemple, sur lesquelles nous ne pouvons rien encore expliquer parce que les phénomènes physiologiques qui leur sont relatifs nous sont inconnus. L’objection qu’en tirent certains médecins contre l’utilité de la physiologie, en médecine, ne saurait donc être prise en considération. C’est là une manière d’argumenter qui tient de la scolastique et qui prouve que ceux qui l’emploient n’ont pas une idée exacte du développement d’une science telle que peut être la médecine expérimentale.

En résumé, la physiologie expérimentale, en devenant la base naturelle de la médecine expérimentale, ne saurait supprimer l’observation du malade ni en diminuer l’importance. De plus, les connaissances physiologiques sont indispensables non seulement pour expliquer la maladie, mais elles sont aussi nécessaires pour faire une bonne observation clinique. J’ai vu par exemple des observateurs décrire comme accidentels ou s’étonner de certains phénomènes calorifiques qui résultaient parfois de la lésion des nerfs ; s’ils avaient été physiologistes, ils auraient su quelle valeur il fallait donner à ces phénomènes morbides, qui ne sont en réalité que des phénomènes physiologiques.

§ II. — L’ignorance scientifique et certaines illusions de l’esprit médical sont un obstacle au développement de la médecine expérimentale.

Nous venons de dire que les connaissances en physiologie sont les bases scientifiques indispensables au médecin ; par conséquent il faut cultiver et répandre les sciences physiologiques si l’on veut favoriser le développement de la médecine expérimentale. Cela est d’autant plus nécessaire que c’est le seul moyen de fonder la médecine scientifique, et nous sommes malheureusement encore loin du temps où nous verrons l’esprit scientifique régner généralement parmi les médecins. Or, cette absence d’habitude scientifique de l’esprit est un obstacle considérable parce qu’elle laisse croire aux forces occultes dans la médecine, repousse le déterminisme dans les phénomènes de la vie et admet facilement que les phénomènes des êtres vivants sont régis par des forces vitales mystérieuses qu’on invoque à tout instant. Quand un phénomène obscur ou inexplicable se présente en médecine, au lieu de dire : je ne sais, ainsi que tout savant doit faire, les médecins ont l’habitude de dire : C’est la vie ; sans paraître se douter que c’est expliquer l’obscur par le plus obscur encore. Il faut donc s’habituer à comprendre que la science n’est que le déterminisme des conditions des phénomènes, et chercher toujours à supprimer complètement la vie de l’explication de tout phénomène physiologique ; la vie n’est rien qu’un mot qui veut dire ignorance, et quand nous qualifions un phénomène de vital, cela équivaut à dire que c’est un phénomène dont nous ignorons la cause prochaine ou les conditions. La science doit expliquer toujours le plus obscur et le plus complexe par le plus simple et le plus clair. Or, la vie, qui est ce qu’il y a de plus obscur, ne peut jamais servir d’explication à rien. J’insiste sur ce point parce que j’ai vu des chimistes invoquer parfois eux-mêmes la vie pour expliquer certains phénomènes physico-chimiques spéciaux aux êtres vivants. Ainsi le ferment de la levûre de bière est une matière vivante organisée qui a la propriété de dédoubler le sucre en alcool et acide carbonique et en quelques autres produits, J’ai quelquefois entendu dire que cette propriété de dédoubler le sucre était due à la vie propre du globule de levure. C’est là une explication vitale qui ne veut rien dire et qui n’explique en rien la faculté dédoublante de la levure de bière. Nous ignorons la nature de cette propriété dédoublante, mais elle doit nécessairement appartenir à l’ordre physico-chimique et être aussi nettement déterminée que la propriété de la mousse de platine, par exemple, qui provoque des dédoublements plus ou moins analogues, mais qu’on ne saurait attribuer dans ce cas à aucune force vitale. En un mot, toutes les propriétés de la matière vivante sont, au fond, ou des propriétés connues et déterminées, et alors nous les appelons propriétés physico-chimiques, ou des propriétés inconnues et indéterminées, et alors nous les nommons propriétés vitales. Sans doute il y a pour les êtres vivants une force spéciale qui ne se rencontre pas ailleurs, et qui préside à leur organisation, mais l’existence de cette force ne saurait rien changer aux notions que nous nous faisons des propriétés de la matière organisée, matière qui, une fois créée, est douée de propriétés physico-chimiques fixes et déterminées. La force vitale est donc une force organisatrice et nutritive, mais elle ne détermine en aucune façon la manifestation des propriétés de la matière vivante. En un mot, le physiologiste et le médecin doivent chercher à ramener les propriétés vitales à des propriétés physico-chimiques et non les propriétés physico-chimiques à des propriétés vitales.

Cette habitude des explications vitales rend crédule et favorise l’introduction dans la science de faits erronés ou absurdes. Ainsi tout récemment j’ai été consulté par un médecin praticien très honorable et très considéré d’ailleurs, qui me demandait mon avis sur un cas très merveilleux dont il était très sûr, disait-il, parce qu’il avait pris toutes les précautions nécessaires pour bien l’observer ; il s’agissait d’une femme qui vivait en bonne santé, sauf quelques accidents nerveux, et qui n’avait rien mangé ni bu depuis plusieurs années. Il est évident que ce médecin, persuadé que la force vitale était capable de tout, ne cherchait pas d’autre explication et croyait que son cas pouvait être vrai. La plus petite idée scientifique et les plus simples notions de physiologie auraient cependant pu le détromper en lui montrant que ce qu’il avançait équivalait à peu près à dire qu’une bougie peut briller et rester allumée pendant plusieurs années sans s’user.

La croyance que les phénomènes des êtres vivants sont dominés par une force vitale indéterminée donne souvent aussi une base fausse à l’expérimentation, et substitue un mot vague à la place d’une analyse expérimentale précise. J’ai vu souvent des médecins soumettre à l’investigation expérimentale certaines questions dans lesquelles ils prenaient pour point de départ la vitalité de certains organes, l’idiosyncrasie de certains individus ou l’antagonisme de certains médicaments. Or, la vitalité, l’idiosyncrasie et l’antagonisme ne sont que des mots vagues qu’il s’agirait d’abord de caractériser et de ramener à une signification définie. C’est donc un principe absolu en méthode expérimentale de prendre toujours pour point de départ d’une expérimentation ou d’un raisonnement un fait précis ou une bonne observation, et non un mot vague. C’est pour ne pas se conformer à ce précepte analytique que, le plus souvent, les discussions des médecins et des naturalistes n’aboutissent pas. En un mot, il est de rigueur dans l’expérimentation sur les êtres vivants comme dans les corps bruts, de bien s’assurer avant de commencer l’analyse expérimentale d’un phénomène, que ce phénomène existe, et de ne jamais se laisser illusionner par les mots qui nous font perdre de vue la réalité des faits.

Le doute est, ainsi que nous l’avons développé ailleurs, la base de l’expérimentation ; toutefois il ne faut pas confondre le doute philosophique avec la négation systématique qui met en doute même les principes de la science. Il ne faut douter que des théories, et encore il ne faut en douter que jusqu’au déterminisme expérimental. Il y a des médecins qui croient que l’esprit scientifique n’impose pas de limite au doute. À côté de ces médecins qui nient la science médicale en admettant qu’on ne peut rien savoir de positif, il en est d’autres qui la nient par un procédé contraire, en admettant qu’on apprend la médecine sans savoir comment et qu’on la possède par une sorte de science infuse qu’ils appellent le tact médical. Sans doute je ne conteste pas qu’il puisse exister en médecine comme dans les autres sciences pratiques, ce qu’on appelle le tact ou le coup d’œil. Tout le monde sait, en effet, que l’habitude peut donner une sorte de connaissance empirique des choses capable de guider le praticien, quoiqu’il ne s’en rende pas toujours exactement compte au premier abord. Mais ce que je blâme, c’est de rester volontairement dans cet état d’empirisme et de ne pas chercher à en sortir. Par l’observation attentive et par l’étude on peut toujours arriver à se rendre compte de ce que l’on fait et parvenir par suite à transmettre aux autres ce que l’on sait. Je ne nie pas d’ailleurs que la pratique médicale n’ait de grandes exigences ; mais ici je parle science pure et je combats le tact médical comme une donnée antiscientifique qui, par ses excès faciles, nuit considérablement à la science.

Une autre opinion fausse assez accréditée et même professée par de grands médecins praticiens, est celle qui consiste à dire que la médecine n’est pas destinée à devenir une science, mais seulement un art, et que par conséquent le médecin ne doit pas être un savant, mais un artiste. Je trouve cette idée erronée et encore essentiellement nuisible au développement de la médecine expérimentale. D’abord qu’est-ce qu’un artiste ? C’est un homme qui réalise dans une œuvre d’art une idée ou un sentiment qui lui est personnel. Il y a donc deux choses : l’artiste et son œuvre ; l’œuvre juge nécessairement l’artiste. Mais que sera le médecin artiste ? Si c’est un médecin qui traite une maladie d’après une idée ou un sentiment qui lui sont personnels, où sera alors l’œuvre d’art, qui jugera cet artiste médecin ? Sera-ce la guérison de la maladie ? Outre que ce serait là une œuvre d’art d’un genre singulier, cette œuvre lui sera toujours fortement disputée par la nature. Quand un grand peintre ou un grand sculpteur font un beau tableau ou une magnifique statue, personne n’imagine que la statue ait pu pousser de la terre ou que le tableau ait pu se faire tout seul, tandis qu’on peut parfaitement soutenir que la maladie a guéri toute seule et prouver souvent qu’elle aurait mieux guéri sans l’intervention de l’artiste. Que deviendra donc alors le critérium ou l’œuvre de l’art médical ? Le critérium disparaîtra évidemment, car on ne saurait juger le mérite d’un médecin par le nombre des malades qu’il dit avoir guéris ; il devra avant tout prouver scientifiquement que c’est lui qui les a guéris et non la nature. Je n’insisterai pas plus longtemps sur cette prétention artistique des médecins qui n’est pas soutenable. Le médecin ne peut être raisonnablement qu’un savant ou, en attendant, un empirique. L’empirisme, qui au fond veut dire expérience (ἐμπειρία : expérience), n’est que l’expérience inconsciente ou non raisonnée, acquise par l’observation journalière des faits d’où naît la méthode expérimentale elle-même (voy. p. 41). Mais, ainsi que nous le verrons encore dans le paragraphe suivant, l’empirisme, pris dans son vrai sens, n’est que le premier pas de la médecine expérimentale. Le médecin empirique doit tendre à la science, car si, dans la pratique, il se détermine souvent d’après le sentiment d’une expérience inconsciente, il doit toujours au moins se diriger d’après une induction fondée sur une instruction médicale aussi solide que possible. En un mot, il n’y a d’artiste médecin parce qu’il ne peut y avoir d’œuvres d’art médical ; ceux qui se qualifient ainsi nuisent à l’avancement de la science médicale parce qu’ils augmentent la personnalité du médecin en diminuant l’importance de la science ; ils empêchent par là qu’on ne cherche dans l’étude expérimentale des phénomènes un appui et un critérium que l’on croit posséder en soi, par suite d’une inspiration ou par un simple sentiment. Mais, ainsi que je viens de le dire, cette prétendue inspiration thérapeutique du médecin n’a souvent d’autres preuves qu’un fait de hasard qui peut favoriser l’ignorant et le charlatan, aussi bien que l’homme instruit. Cela n’a donc aucun rapport avec l’inspiration de l’artiste qui doit se réaliser finalement dans une œuvre que chacun peut juger et dont l’exécution exige toujours des études profondes et précises accompagnées souvent d’un travail opiniâtre. Je considère donc que l’inspiration des médecins qui ne s’appuient pas sur la science expérimentale n’est que de la fantaisie, et c’est au nom de la science et de l’humanité qu’il faut la blâmer et la proscrire.

En résumé, la médecine expérimentale, qui est synonyme de médecine scientifique, ne pourra se constituer qu’en introduisant de plus en plus l’esprit scientifique parmi les médecins. La seule chose à faire pour atteindre ce but est, selon moi, de donner à la jeunesse une solide instruction physiologique expérimentale. Ce n’est pas que je veuille dire que la physiologie constitue toute la médecine, je me suis expliqué ailleurs à ce sujet, mais je veux dire que la physiologie expérimentale est la partie la plus scientifique de la médecine, et que les jeunes médecins prendront, par cette étude, des habitudes scientifiques qu’ils porteront ensuite dans l’investigation pathologique et thérapeutique. Le désir que j’exprime ici répondrait à peu près à la pensée de Laplace, à qui on demandait pourquoi il avait proposé de mettre des médecins à l’Académie des sciences puisque la médecine n’est pas une science : « C’est, répondit-il, afin qu’ils se trouvent avec des savants. »

§ III. — La médecine empirique et la médecine expérimentale ne sont point incompatibles ; elles doivent être au contraire inséparables l’une de l’autre.

Il y a bien longtemps que l’on dit et que l’on répète que les médecins physiologistes les plus savants sont les plus mauvais médecins et qu’ils sont les plus embarrassés quand il faut agir au lit du malade. Cela voudrait-il dire que la science physiologique nuit à la pratique médicale ? Et dans ce cas, je me serais placé à un point de vue complètement faux. Il importe donc d’examiner avec soin cette opinion qui est le thème favori de beaucoup de médecins praticiens et que je considère pour mon compte comme entièrement erronée et comme étant toujours éminemment nuisible au développement de la médecine expérimentale.

D’abord considérons que la pratique médicale est une chose extrêmement complexe dans laquelle interviennent une foule de questions d’ordre social et extra-scientifiques. Dans la médecine pratique vétérinaire elle-même, il arrive souvent que la thérapeutique se trouve dominée par des questions d’intérêt ou d’agriculture. Je me souviens d’avoir fait partie d’une commission dans laquelle il s’agissait d’examiner ce qu’il y avait à faire pour prévenir les ravages de certaines épizooties de bêtes à cornes. Chacun se livrait à des considérations physiologiques et pathologiques dans le but d’établir un traitement convenable pour obtenir la guérison des animaux malades, lorsqu’un vétérinaire praticien prit la parole pour dire que la question n’était pas là, et il prouva clairement qu’un traitement qui guérirait serait la ruine de l’agriculteur, et que ce qu’il y avait de mieux à faire, c’était d’abattre les animaux malades en en tirant le meilleur parti possible. Dans la médecine humaine, il n’intervient jamais de considérations de ce genre, parce que la conservation de la vie de l’homme doit être le seul but de la médecine. Mais cependant le médecin se trouve souvent obligé de tenir compte, dans son traitement, de ce qu’on appelle l’influence du moral sur le physique, et par conséquent d’une foule de considérations de famille ou de position sociale qui n’ont rien à faire avec la science. C’est ce qui fait qu’un médecin praticien accompli doit non seulement être un homme très instruit dans sa science, mais il doit encore être un homme honnête, doué de beaucoup d’esprit, de tact et de bon sens. L’influence du médecin praticien trouve à s’exercer dans tous les rangs de la société. Le médecin est, dans une foule de cas, le dépositaire des intérêts de l’État, dans les grandes opérations d’administration publique ; il est en même temps le confident des familles et tient souvent entre ses mains leur honneur et leurs intérêts les plus chers. Les praticiens habiles peuvent donc acquérir une grande et légitime puissance parmi les hommes, parce que, en dehors de la science, ils ont une action morale dans la société. Aussi, à l’exemple d’Hippocrate, tous ceux qui ont eu à cœur la dignité de la médecine, ont toujours beaucoup insisté sur les qualités morales du médecin.

Je n’ai pas l’intention de parler ici de l’influence sociale et morale des médecins ni de pénétrer dans ce qu’on pourrait appeler les mystères de la médecine pratique, je traite simplement le côté scientifique et je le sépare afin de mieux juger de son influence. Il est bien certain que je ne veux pas examiner ici la question de savoir si un médecin instruit traitera mieux ou plus mal son malade qu’un médecin ignorant. Si je posais la question ainsi, elle serait absurde ; je suppose naturellement deux médecins également instruits dans les moyens de traitement employés en thérapeutique, et je veux seulement examiner si, comme on l’a dit, le médecin savant, c’est-à-dire celui qui sera doué de l’esprit expérimental, traitera moins bien son malade que le médecin empirique qui se contentera de la constatation des faits en se fondant uniquement sur la tradition médicale, ou que le médecin systématique, qui se conduira d’après les principes d’une doctrine quelconque.

Il y a toujours eu dans la médecine deux tendances différentes qui résultent de la nature même des choses. La première tendance de la médecine qui dérive des bons sentiments de l’homme, est de porter secours à son semblable quand il souffre, et de le soulager par des remèdes ou par un moyen moral ou religieux. La médecine a donc dû, dès son origine, se mêler à la religion, en même temps qu’elle s’est trouvée en possession d’une foule d’agents plus ou moins énergiques ; ces remèdes trouvés par hasard ou par nécessité se sont transmis ensuite par tradition simple ou avec des pratiques religieuses. Mais après ce premier élan de la médecine qui partait du cœur pour ainsi dire, la réflexion a dû venir, et en voyant des malades qui guérissaient seuls, sans médicaments, on fut porté à se demander, non seulement si les remèdes qu’on donnait étaient utiles, mais s’ils n’étaient pas nuisibles. Cette première réflexion ou ce premier raisonnement médical, résultat de l’étude des malades, fit reconnaître dans l’organisme vivant une force médicatrice spontanée, et l’observation apprit qu’il fallait la respecter et chercher seulement à la diriger et à l’aider dans ses tendances heureuses. Ce doute porté sur l’action curative des moyens empiriques, et cet appel aux lois de l’organisme vivant pour opérer la guérison des maladies, furent le premier pas de la médecine scientifique, accompli par Hippocrate. Mais cette médecine, fondée sur l’observation, comme science, et sur l’expectation, comme traitement, laissa encore subsister d’autres doutes. Tout en reconnaissant qu’il pouvait être funeste pour le malade de troubler par des médications empiriques les tendances de la nature quand elles sont heureuses, on dut se demander si d’un autre côté il ne pouvait pas être possible et utile pour le malade de les troubler et de les modifier quand elles sont mauvaises. Il ne s’agissait donc plus d’être simplement un médecin qui dirige et aide la nature dans ses tendances heureuses : Quò vergit natura, eo ducendum, mais d’être aussi un médecin qui combat et domine la nature dans ses tendances mauvaises : medicus naturœ superator. Les remèdes héroïques, les panacées universelles, les spécifiques de Paracelse et autres ne sont que l’expression empirique de cette réaction contre la médecine hippocratique, c’est-à-dire contre l’expectation.

La médecine expérimentale, par sa nature même de science expérimentale, n’a pas de système et ne repousse rien en fait de traitement ou de guérison de maladies ; elle croit et admet tout, pourvu que cela soit fondé sur l’observation et prouvé par l’expérience. Il importe de rappeler ici, quoique nous l’ayons déjà bien souvent répété, que ce que nous appelons médecine expérimentale n’est point une théorie médicale nouvelle. C’est la médecine de tout le monde et de tous les temps, dans ce qu’elle a de solidement acquis et de bien observé. La médecine scientifique expérimentale va aussi loin que possible dans l’étude des phénomènes de la vie ; elle ne saurait se borner à l’observation des maladies, ni se contenter de l’expectation, ni s’arrêter à l’administration empirique des remèdes ; mais il lui faut de plus étudier expérimentalement le mécanisme des maladies et l’action des remèdes pour s’en rendre compte scientifiquement. Il faut surtout introduire dans la médecine l’esprit analytique de la méthode expérimentale des sciences modernes ; mais cela n’empêche pas que le médecin expérimentateur ne doive être avant tout un bon observateur, il doit être profondément instruit dans la clinique, connaître exactement les maladies avec toutes leurs formes normales, anormales ou insidieuses, être familiarisé avec tous les moyens d’investigations pathologiques et avoir, comme l’on dit, un diagnostic sûr et un bon pronostic ; il devra en outre être ce qu’on appelle un thérapeutiste consommé et savoir tout ce que les essais empiriques ou systématiques ont appris sur l’action des remèdes dans les diverses maladies. En un mot, le médecin expérimentateur possédera toutes les connaissances que nous venons d’énumérer comme doit le faire tout médecin instruit, mais il différera du médecin systématique en ce qu’il ne se conduira d’après aucun système ; il se distinguera des médecins hippocratistes et des médecins empiriques en ce qu’au lieu d’avoir pour but l’observation des maladies et la constatation de l’action des remèdes, il voudra aller plus loin et pénétrer, à l’aide de l’expérimentation, dans l’explication des mécanismes vitaux. En effet, le médecin hippocratiste se trouve satisfait quand, par l’observation exacte, il est arrivé à bien caractériser une maladie dans son évolution, à connaître et à prévoir à des signes précis ses diverses terminaisons favorables ou funestes, de manière à pouvoir intervenir s’il y a lieu pour aider la nature, la diriger vers une terminaison heureuse ; il croira que c’est là l’objet que doit se proposer la science médicale. Un médecin empirique se trouve satisfait quand, à l’aide de l’empirisme, il est parvenu à savoir qu’un remède donné guérit une maladie donnée, à exactement les doses suivant lesquelles il faut l’administrer et les cas dans lesquels il faut l’employer ; il pourra croire aussi avoir atteint les limites de la science médicale. Mais le médecin expérimentateur, tout en étant le premier à admettre et à comprendre l’importance scientifique et pratique des notions précédentes sans lesquelles la médecine ne saurait exister, ne croira pas que la médecine, comme science, doive s’arrêter à l’observation et à la connaissance empirique des phénomènes, ni se satisfaire de systèmes plus ou moins vagues. De sorte que le médecin hippocratique, l’empirique et le médecin expérimentateur ne se distingueront aucunement par la nature de leurs connaissances ; ils se distingueront seulement par le point de vue de leur esprit, qui les portera à pousser plus ou moins loin le problème médical. La puissance médicatrice de la nature invoquée par l’hippocratiste et la force thérapeutique ou autre imaginée par l’empirique paraîtront de simples hypothèses aux yeux du médecin expérimentateur. Pour lui, il faut pénétrer à l’aide de l’expérimentation dans les phénomènes intimes de la machine vivante et en déterminer le mécanisme à l’état normal et à l’état pathologique. Il faut rechercher les causes prochaines des phénomènes morbides aussi bien que les causes prochaines des phénomènes normaux qui toutes doivent se trouver dans des conditions organiques déterminées et en rapport avec des propriétés de liquides ou de tissus. Il ne suffirait pas de connaître empiriquement les phénomènes de la nature minérale ainsi que leurs effets, mais le physicien et le chimiste veulent remonter à leur condition d’existence, c’est-à-dire à leurs causes prochaines afin de pouvoir régler leur manifestation. De même il ne suffit pas au physiologiste de connaître empiriquement les phénomènes normaux et anormaux de la nature vivante, mais il veut, comme le physicien et le chimiste, remonter aux causes prochaines de ces phénomènes, c’est-à-dire à leur condition d’existence. En un mot, il ne suffira pas au médecin expérimentateur comme au médecin empirique de savoir que le quinquina guérit la fièvre ; mais ce qui lui importe surtout, c’est de savoir ce que c’est que la fièvre et de se rendre compte du mécanisme par lequel le quinquina la guérit. Tout cela importe au médecin expérimentateur, parce que, dès qu’il le saura, le fait de guérison de la fièvre par le quinquina ne sera plus un fait empirique et isolé, mais un fait scientifique. Ce fait se rattachera alors à des conditions qui le relieront à d’autres phénomènes et nous serons conduits ainsi à la connaissance des lois de l’organisme et à la possibilité d’en régler les manifestations. Ce qui préoccupe surtout le médecin expérimentateur, c’est donc de chercher à constituer la science médicale sur les mêmes principes que toutes les autres sciences expérimentales. Voyons actuellement comment un homme animé de cet esprit scientifique devra se comporter au lit du malade.

L’hippocratiste, qui croit à la nature médicatrice et peu à l’action curative des remèdes, suit tranquillement le cours de la maladie ; il reste à peu près dans l’expectation en se bornant à favoriser par quelques médications simples les tendances heureuses de la nature. L’empirique qui a foi dans l’action des remèdes comme moyens de changer la direction des maladies et de les guérir, se contente de constater empiriquement les actions médicamenteuses sans chercher à en comprendre scientifiquement le mécanisme. Il n’est jamais dans l’embarras ; quand un remède a échoué, il en essaye un autre ; il a toujours des recettes ou des formules à son service pour tous les cas, parce qu’il puise, comme on dit, dans l’arsenal thérapeutique qui est immense. La médecine empirique est certainement la plus populaire de toutes. On croit dans le peuple que, par suite d’une sorte de compensation, la nature a mis le remède à côté du mal, et que la médecine consiste dans l’assemblage de recettes pour tous les maux qui nous ont été transmises d’âge en âge et depuis l’origine de l’art de guérir. Le médecin expérimentateur est à la fois hippocratiste et empirique en ce qu’il croit à la puissance de la nature et à l’action des remèdes ; seulement il veut comprendre ce qu’il fait ; il ne lui suffit pas d’observer ou d’agir empiriquement, mais il veut expérimenter scientifiquement et comprendre le mécanisme physiologique de la production de la maladie et le mécanisme de l’action curative du médicament. Il est vrai qu’avec cette tendance d’esprit, s’il était exclusif, le médecin expérimentateur se trouverait autant embarrassé que le médecin empirique l’était peu. En effet, dans l’état actuel de la science, on comprend si peu de chose dans l’action des médicaments, que, pour être logique, le médecin expérimentateur se trouverait réduit à ne rien faire et à rester le plus souvent dans l’expectation que lui commanderaient ses doutes et ses incertitudes. C’est dans ce sens qu’on a pu dire que le médecin savant était toujours le plus embarrassé au lit du malade. Cela est très vrai, il est réellement embarrassé, parce que d’une part sa conviction est que l’on peut agir à l’aide de moyens médicamenteux puissants, mais d’un côté son ignorance du mécanisme de ces actions le retient, car l’esprit scientifique expérimental répugne absolument à produire des effets et à étudier des phénomènes sans chercher à les comprendre.

Il y aurait évidemment excès de ces deux dispositions radicales de l’esprit chez l’empirique et chez l’expérimentateur ; dans la pratique il doit y avoir fusion de ces deux points de vue, et leur contradiction apparente doit disparaître. Ce que je dis ici n’est point une sorte de transaction ou d’accommodement pour faciliter la pratique médicale. Je soutiens une opinion purement scientifique parce qu’il me sera facile de prouver que c’est l’union raisonnée de l’empirisme et de l’expérimentation qui constitue la vraie méthode expérimentale. En effet, nous avons vu qu’avant de prévoir les faits d’après les lois qui les régissent, il faut les avoir observés empiriquement ou par hasard ; de même qu’avant d’expérimenter en vertu d’une théorie scientifique, il faut avoir expérimenté empiriquement ou pour voir. Or, l’empirisme, sous ce rapport, n’est pas autre chose que le premier degré de la méthode expérimentale ; car, ainsi que nous l’avons dit, l’empirisme ne peut pas être un état définitif ; l’expérience vague et inconsciente qui en résulte et qu’on peut appeler le tact médical, est transformée ensuite en notion scientifique par la méthode expérimentale qui est consciente et raisonnée. Le médecin expérimentateur sera donc d’abord empirique, mais, au lieu d’en rester là, il cherchera à traverser l’empirisme pour en sortir et arriver au second degré de la méthode expérimentale, c’est-à-dire à l’expérience précise et consciente que donne la connaissance expérimentale de la loi des phénomènes. En un mot, il faut subir l’empirisme, mais vouloir l’ériger en système est une tendance antiscientifique. Quant aux médecins systématiques ou doctrinaires, ce sont des empiriques qui, au lieu de recourir à l’expérimentation, relient de pures hypothèses ou bien les faits que l’empirisme leur a appris à l’aide d’un système idéal dont ils déduisent ensuite leur ligne de conduite médicale.

Par conséquent, je pense qu’un médecin expérimentateur qui, au lit d’un malade, ne voudrait employer que les médicaments dont il comprend physiologiquement l’action, serait dans une exagération qui lui ferait fausser le vrai sens de la méthode expérimentale. Avant de comprendre les faits, l’expérimentateur doit d’abord les constater et les débarrasser de toutes les causes d’erreurs dont ils pourraient être entachés. L’esprit de l’expérimentateur doit donc, d’abord, s’appliquer à recueillir les observations médicales ou thérapeutiques faites empiriquement. Mais il fait plus encore, il ne se borne pas à soumettre au critérium expérimental tous les faits empiriques que la médecine lui offrira ; il ira au-devant. Au lieu d’attendre que le hasard ou accidents lui enseignent l’action des médicaments, il expérimentera empiriquement sur les animaux, afin d’avoir des indications qui le dirigent dans les essais qu’il fera ultérieurement sur l’homme.

D’après ce qui précède, je considère donc que le véritable médecin expérimentateur ne doit pas être plus embarrassé au lit d’un malade qu’un médecin empirique. Il fera usage de tous les moyens thérapeutiques que l’empirisme conseille ; seulement, au lieu de les employer, d’après une autorité quelconque, et avec une confiance qui tient de la superstition, il les administrera avec le doute philosophique qui convient au véritable expérimentateur ; il en contrôlera les effets par des expériences sur les animaux et par des observations comparatives sur l’homme, de manière à déterminer rigoureusement la part d’influence de la nature et du médicament dans la guérison de la maladie. Dans le cas où il serait prouvé à l’expérimentateur que le remède ne guérit pas, et à plus forte raison s’il lui était démontré qu’il est nuisible, il devrait s’abstenir et rester, comme l’hippocratiste, dans l’expectation. Il y a des médecins praticiens qui, convaincus jusqu’au fanatisme de l’excellence de leurs médications, ne comprendraient pas la critique expérimentale thérapeutique dont je viens de parler. Ils disent qu’on ne peut donner aux malades que des médicaments dans lesquels on a foi, et ils pensent qu’administrer à son semblable un remède dont on doute, c’est manquer à la moralité médicale. Je n’admets pas ce raisonnement qui conduirait à chercher à se tromper soi-même afin de tromper les autres sans scrupule. Je pense, quant à moi, qu’il vaut mieux chercher à s’éclairer afin de ne tromper personne.

Le médecin expérimentateur ne devra donc pas être, comme certaines personnes semblent le croire, un simple physiologiste qui attendra les bras croisés que la médecine expérimentale soit constituée scientifiquement avant d’agir auprès de ses malades. Loin de là, il doit employer tous les remèdes connus empiriquement, non seulement à l’égal de l’empirique, mais aller même au-delà et essayer le plus possible de médicaments nouveaux d’après les règles que nous avons indiquées plus haut. Le médecin expérimentateur sera donc, comme l’empirique, capable de porter secours aux malades avec tous les moyens que possède la médecine pratique ; mais de plus, à l’aide de l'esprit scientifique qui le dirige, il contribuera à fonder la médecine expérimentale, ce qui doit être le plus ardent désir de tous les médecins qui pour la dignité de la médecine voudraient la voir sortir de l’état où elle est. Il faut, comme nous l’avons dit, subir l’empirisme comme un état transitoire et imparfait de la médecine, mais non l’ériger en système. Il ne faudrait donc pas se borner, comme on a pu le dire, à faire des guérisseurs empiriques dans les facultés de médecine ; ce serait dégrader la médecine et la rabaisser au niveau d’une industrie. Il faut inspirer avant tout aux jeunes gens l’esprit scientifique et les initier aux notions et aux tendances des sciences modernes. D’ailleurs faire autrement serait en désaccord avec le grand nombre de connaissances que l’on exige d’un docteur, uniquement afin qu’il puisse cultiver les sciences médicales, car on exige beaucoup moins de connaissances d’un officier de santé qui doit simplement s’occuper de la pratique empirique.

Mais on pourra objecter que la médecine expérimentale dont je parle beaucoup, est une conception théorique dont rien pour le moment ne justifie la réalité pratique, parce qu’aucun fait ne démontre qu’on puisse atteindre en médecine la précision scientifique des sciences expérimentales. Je désire autant que possible ne laisser aucun doute dans l’esprit du lecteur ni aucune ambiguïté dans ma pensée ; c’est pourquoi je vais revenir en quelques mots sur ce sujet, en montrant que la médecine expérimentale n’est que l’épanouissement naturel de l’investigation médicale pratique dirigée par un esprit scientifique.

J’ai dit plus haut que la commisération et l’empirisme aveugle ont été les premiers moteurs de la médecine ; ensuite la réflexion est venue amenant le doute, puis la vérification scientifique. Cette évolution médicale peut se vérifier encore chaque jour autour de nous ; car chaque homme s’instruit dans les connaissances qu’il acquiert, comme l’humanité dans son ensemble.

L’expectation avec l’aide qu’elle peut donner aux tendances de la nature ne saurait constituer qu’une méthode incomplète de traitement. Il faut souvent aussi agir contrairement aux tendances de la nature ; si par exemple une artère est ouverte, il est clair qu’il ne faudra pas favoriser la nature qui fait sortir le sang et amène la mort ; il faudra agir en sens contraire, arrêter l’hémorrhagie et la vie sera sauvée. De même, quand un malade aura un accès de fièvre pernicieuse, il faut agir contrairement à la nature et arrêter la fièvre si l’on veut guérir son malade. L’empirique peut donc sauver un malade que l’expectation aurait laissé mourir, de même que l’expectation aura pu permettre la guérison d’un malade que l’empirique aurait tué. De sorte que l’empirisme est aussi une méthode insuffisante de traitement en ce qu’elle est incertaine et souvent dangereuse. Or la médecine expérimentale n’est que la réunion de l’expectation et de l’empirisme éclairés par le raisonnement et par l’expérimentation. Mais la médecine expérimentale ne peut arriver que la dernière et c’est alors seulement que la médecine est devenue scientifique. Nous allons voir, en effet, que toutes les connaissances médicales se recommandent et sont nécessairement subordonnées les unes aux autres dans leur évolution.

Quand un médecin est appelé auprès d’un malade, il doit faire successivement le diagnostic, le pronostic et le traitement de la maladie. Le diagnostic n’a pu s’établir que par l’observation ; le médecin qui reconnaît une maladie ne fait que la rattacher à l’une des formes de maladies déjà observées, connues et décrites. La marche et le pronostic de la maladie sont également donnés par l’observation ; le médecin doit savoir l’évolution de la maladie, sa durée, sa gravité afin d’en prédire le cours et l’issue. Ici la statistique intervient pour guider le médecin, parce qu’elle apprend la proportion de cas mortels ; et si de plus l’observation a montré que les cas heureux ou malheureux sont reconnaissables à certains signes, alors le pronostic devient plus certain. Enfin arrive le traitement ; si le médecin est hippocratiste, il se bornera à l’expectation ; si le médecin est empirique, il donnera des remèdes, en se fondant encore sur l’observation qui aura appris, par des expérimentations ou autrement, que tel remède a réussi dans cette maladie un certain nombre de fois ; si le médecin est systématique il pourra accompagner son traitement d’explications vitalistes ou autres et cela ne changera rien au résultat. C’est la statistique seule qui sera encore ici invoquée pour établir la valeur du traitement.

Tel est, en effet, l’état de la médecine empirique qui est une médecine conjecturale, parce qu’elle est fondée sur la statistique qui réunit et compare des cas analogues ou plus ou moins semblables dans leurs caractères extérieurs, mais indéterminés dans leurs causes prochaines.

Cette médecine conjecturale doit nécessairement précéder la médecine certaine, que j’appelle la médecine expérimentale parce qu’elle est fondée sur le déterminisme expérimental de la cause de la maladie. En attendant, il faut bien se résigner à faire de la médecine conjecturale ou empirique, mais je le répète encore, quoique je l’aie déjà dit bien souvent, il faut savoir que la médecine ne doit pas en rester là et qu’elle est destinée à devenir expérimentale et scientifique. Sans doute nous sommes loin de cette époque où l’ensemble de la médecine sera devenu scientifique, mais cela ne nous empêche pas d’en concevoir la possibilité et de faire tous nos efforts pour y tendre en cherchant dès aujourd’hui à introduire dans la médecine la méthode qui doit nous y conduire.

La médecine deviendra nécessairement expérimentale d’abord dans les maladies les plus facilement accessibles à l’expérimentation. Je choisirai parmi celles-ci un exemple qui me servira à faire comprendre comment je conçois que la médecine empirique puisse devenir scientifique. La gale est une maladie dont le déterminisme est aujourd’hui à peu près scientifiquement établi ; mais il n’en a pas toujours été ainsi. Autrefois, on ne connaissait la gale et son traitement que d’une manière empirique. On pouvait alors faire des suppositions sur les rétrocessions ou les dépôts de gale et établir des statistiques sur la valeur de telle ou telle pommade pour obtenir la guérison de la maladie. Aujourd’hui que la cause de la gale est connue et déterminée expérimentalement, tout est devenu scientifique, et l’empirisme a disparu. On connaît l’acare et on explique par lui la contagion de la gale, les altérations de la peau et la guérison qui n’est que la mort de l’acare par des agents toxiques convenablement appliqués. Aujourd’hui il n’y a plus d’hypothèse à faire sur les métastases de la gale, plus de statistique à établir sur son traitement. On guérit toujours et sans exception quand on se place dans les conditions expérimentales connues pour atteindre ce but[2].

Voilà donc une maladie qui est arrivée à la période expérimentale et le médecin en est maître tout aussi bien qu’un physicien ou un chimiste sont maîtres d’un phénomène de la nature minérale. Le médecin expérimentateur exercera successivement son influence sur les maladies dès qu’il en connaîtra expérimentalement le déterminisme exact, c’est-à-dire la cause prochaine. Le médecin empirique, même le plus instruit, n’a jamais la sûreté de l’expérimentateur. Un des cas les plus clairs de la médication empirique est la guérison de la fièvre par la quinine. Cependant cette guérison est loin d’avoir la certitude de la guérison de la gale. Les maladies qui ont leur siége dans le milieu organique extérieur, telles que les maladies épiphytiques et épizoaires seront plus faciles à étudier et à analyser expérimentalement ; elles arriveront plus vite à devenir des maladies dont le déterminisme sera obtenu et dont le traitement sera scientifique. Mais, plus tard, et à mesure que la physiologie fera des progrès, on pourra pénétrer dans le milieu intérieur, c’est-à-dire dans le sang, y découvrir les altérations parasitiques ou autres qui seront les causes de maladies et déterminer les actions médicamenteuses physico-chimiques ou spécifiques capables d’agir dans ce milieu intérieur pour modifier les mécanismes pathologiques qui y ont leur siége et qui de là retentissent sur l’organisme tout entier.

Dans ce qui précède se trouve résumée la manière dont je conçois la médecine expérimentale. Elle n’est rien autre chose, ainsi que je l’ai répété bien souvent, que la conséquence de l’évolution toute naturelle de la médecine scientifique. En cela, la médecine ne diffère pas des autres sciences qui toutes ont traversé l’empirisme avant d’arriver à leur période expérimentale définitive. En chimie et en physique on a connu empiriquement l’extraction des métaux, la fabrication des verres grossissants, etc., avant d’en avoir la théorie scientifique.

L’empirisme a donc aussi servi de guide à ces sciences pendant leurs temps nébuleux ; mais ce n’est que depuis l’avènement des théories expérimentales que les sciences physiques et chimiques ont pris leur essor si brillant comme sciences appliquées, car il faut se garder de confondre l’empirisme avec la science appliquée. La science appliquée suppose toujours la science pure comme point d’appui. Sans doute la médecine traversera l’empirisme beaucoup plus lentement et beaucoup plus difficilement que les sciences physico-chimiques, parce que les phénomènes organiques dont elle s’occupe sont beaucoup plus complexes mais aussi parce que les exigences de la pratique médicale, que je n’ai pas à examiner ici, contribuent à retenir la médecine dans le domaine des systèmes personnels et s’opposent ainsi à l’avènement de la médecine expérimentale. Je n’ai pas à revenir, ici, sur ce que j’ai si amplement développé ailleurs, à savoir, que la spontanéité des êtres vivants ne s’oppose pas à l’application de la méthode expérimentale, et que la connaissance du déterminisme simple ou complexe des phénomènes vitaux est la seule base de la médecine scientifique.

Le but d’un médecin expérimentateur est de découvrir et de saisir le déterminisme initial d’une série de phénomènes morbides obscurs et complexes ; il dominera ainsi tous les phénomènes secondaires ; c’est ainsi que nous avons vu qu’en se rendant maître de l’acare qui est la cause de la gale, on maîtrise naturellement tous les phénomènes qui en dérivent. En connaissant le déterminisme initial de l’empoisonnement par le curare, on explique parfaitement tous les déterminismes secondaires de cet empoisonnement, et pour guérir, c’est toujours finalement au déterminisme initial des phénomènes qu’il faut remonter.

La médecine est donc destinée à sortir peu à peu de l’empirisme, et elle en sortira de même que toutes les autres sciences par la méthode expérimentale. Cette conviction profonde soutient et dirige ma vie scientifique. Je suis sourd à la voix des médecins qui demandent qu’on leur explique expérimentalement la rougeole et la scarlatine et qui croient tirer de là un argument contre l’emploi de la méthode expérimentale en médecine. Ces objections décourageantes et négatives dérivent en général d’esprits systématiques ou paresseux qui préfèrent se reposer sur leurs systèmes ou s’endormir dans les ténèbres au lieu de travailler et de faire effort pour en sortir. Les sciences physico-chimiques ne se sont élucidées que successivement dans leurs diverses branches par la méthode expérimentale, et aujourd’hui elles ont encore des parties obscures que l’on étudie à l’aide de la même méthode. Malgré tous les obstacles qu’elle rencontre, la médecine suivra la même marche ; elle la suivra fatalement. En préconisant l’introduction de la méthode expérimentale dans la médecine, je ne fais donc que chercher à diriger les esprits vers un but que la science poursuit instinctivement et à son insu, mais qu’elle atteindra plus rapidement et plus sûrement si elle peut parvenir à l’entrevoir clairement. Le temps fera ensuite le reste. Sans doute nous ne verrons pas de nos jours cet épanouissement de la médecine scientifique ; mais c’est là le sort de l’humanité ; ceux qui sèment et qui cultivent péniblement le champ de la science ne sont pas ceux qui sont destinés à recueillir la moisson.

En résumé, la médecine expérimentale telle que nous la concevons, comprend le problème médical dans son ensemble et elle renferme la médecine théorique et la médecine pratique. Mais en disant que chacun doit être médecin expérimentateur, je n’ai pas voulu établir que chaque médecin devait cultiver toute l’étendue de la médecine expérimentale. Il y aura toujours nécessairement des médecins qui se livreront plus spécialement aux expériences physiologiques, d’autres aux investigations anatomiques normales ou pathologiques, d’autres à la pratique chirurgicale ou médicale, etc. Ce fractionnement n’est pas mauvais pour l’avancement de la science ; au contraire. Les spécialités pratiques sont une excellente chose pour la science proprement dite, mais à la condition que ceux qui se livrent à l’investigation d’une partie spéciale de la médecine, aient été instruits de manière à posséder la médecine expérimentale dans son ensemble et à savoir la place que doit occuper dans cet ensemble la science spéciale qu’ils cultivent. De cette manière, tout en se spécialisant, ils dirigeront leurs études de façon à contribuer aux progrès de la médecine scientifique ou expérimentale. Les études pratiques et les études théoriques concourront ainsi au même but ; c’est tout ce que l’on peut demander dans une science qui, comme la médecine, est forcée d’être sans cesse agissante avant d’être constituée scientifiquement.

La médecine expérimentale ou la médecine scientifique tend de tous côtés à se constituer en prenant pour base la physiologie. La direction des travaux qui se publient chaque jour, tant en France qu’à l’étranger, en fournit la preuve évidente. C’est pourquoi je développe dans mes travaux et dans mon enseignement au Collége de France toutes les idées qui peuvent aider ou favoriser cette tendance médicale. Je considère que c’est mon devoir, à la fois comme savant et comme professeur de médecine au Collége de France. En effet, le Collége de France n’est point une faculté de médecine dans laquelle on doive traiter classiquement et successivement toutes les parties de la médecine. Le Collége de France, par la nature de son institution, doit toujours être à l’avant-garde des sciences et en représenter le mouvement et les tendances. Par conséquent le cours de médecine dont je suis chargé doit représenter la partie des sciences médicales qui est actuellement en voie d’un plus grand développement et qui entraîne les autres dans son évolution. Je me suis expliqué déjà depuis longtemps sur le caractère que doit avoir le cours de médecine du Collége de France, je n’y reviendrai pas[3]. Je dirai seulement que, tout en admettant que cette cette direction expérimentale que prend la médecine sera lente à s’introniser, à cause des difficultés inhérentes à la complexité de la médecine, il faut reconnaître que cette direction est aujourd’hui définitive. En effet, ce n’est point là le fait de l’influence éphémère d’un système personnel quelconque ; c’est le résultat de l’évolution scientifique de la médecine elle-même. Ce sont mes convictions à cet égard que je cherche à faire pénétrer dans l’esprit des jeunes médecins qui suivent mes cours au Collége de France. Je tâche de leur montrer qu’ils sont tous appelés à concourir pour leur part à l’accroissement et au développement de la médecine scientifique ou expérimentale. Je les invite à cause de cela à se familiariser avec les procédés modernes d’investigation mis en usage dans les sciences anatomiques, physiologiques, pathologiques et thérapeutiques, parce que ces diverses branches de la médecine doivent toujours rester indissolublement unies, dans la théorie et dans la pratique. Je dis à ceux que leur voie portera vers la théorie ou vers la science pure, de ne jamais perdre de vue le problème de la médecine, qui est de conserver la santé et de guérir les maladies. Je dis à ceux que leur carrière dirigera au contraire vers la pratique, de ne jamais oublier que si la théorie est destinée à éclairer la pratique, la pratique à son tour doit tourner au profit de la science. Le médecin bien imbu de ces idées ne cessera jamais de s’intéresser aux progrès de la science, en même temps qu’il remplira ses devoirs de praticien. Il notera avec exactitude et discernement les cas intéressants qui se présenteront à lui en comprenant tout le profit que la science peut en tirer. La médecine scientifique expérimentale deviendra ainsi l’œuvre de tous, et chacun, ne fût-il qu’un simple médecin de campagne, y apportera son concours utile.

Maintenant, pour nous reporter au titre de ce long paragraphe, je conclurai que la médecine empirique et la médecine expérimentale, loin d’être incompatibles, doivent au contraire être réunies intimement, car toutes deux sont indispensables pour l’édification de la médecine expérimentale. Je pense que cette conclusion a été bien établie par tout ce qui précède.

§ IV. — La médecine expérimentale ne répond à aucune doctrine médicale ni à aucun système philosophique.

Nous avons dit[4] que la médecine expérimentale n’est pas un système nouveau de médecine, mais, au contraire, la négation de tous les systèmes. En effet, l’avènement de la médecine expérimentale aura pour résultat de faire disparaître de la science toutes les vues individuelles pour les remplacer par des théories impersonnelles et générales qui ne seront, comme dans les autres sciences, qu’une coordination régulière et raisonnée des faits fournis par l’expérience.

Aujourd’hui la médecine scientifique n’est point encore constituée ; mais grâce à la méthode expérimentale qui y pénètre de plus en plus, elle tend à devenir une science précise. La médecine est en voie de transition ; le temps des doctrines et des systèmes personnels est passé et peu à peu ils seront remplacés par des théories représentant l’état actuel de la science et donnant à ce point de vue le résultat des efforts de tous. Toutefois il ne faut pas croire pour cela que les théories soient jamais des vérités absolues ; elles sont toujours perfectibles et par conséquent toujours mobiles. C’est pourquoi j’ai eu soin de dire qu’il ne faut pas confondre, comme on le fait souvent, les théories progressives et perfectibles avec les méthodes ou avec les principes de la science qui sont fixes et inébranlables. Or il faut se le rappeler, le principe scientifique immuable, aussi bien dans la médecine que dans les autres sciences expérimentales, c’est le déterminisme absolu des phénomènes. Nous avons donné le nom de déterminisme à la cause prochaine ou déterminante des phénomènes. Nous n’agissons jamais sur l’essence des phénomènes de la nature, mais seulement sur leur déterminisme, et par cela seul que nous agissons sur lui, le déterminisme diffère du fatalisme sur lequel on ne saurait agir. Le fatalisme suppose la manifestation nécessaire d’un phénomène indépendamment de ses conditions, tandis que le déterminisme est la condition nécessaire d’un phénomène dont la manifestation n’est pas forcée. Une fois que la recherche du déterminisme des phénomènes est posée comme le principe fondamental de la méthode expérimentale, il n’y a plus ni matérialisme, ni spiritualisme, ni matière brute, ni matière vivante, il n’y a que des phénomènes dont il faut déterminer les conditions, c’est-à-dire les circonstances qui jouent par rapport à ces phénomènes le rôle de cause prochaine. Au-delà il n’y a plus rien de déterminé scientifiquement ; il n’y a que des mots, qui sont nécessaires sans doute, mais qui peuvent nous faire illusion et nous tromper si nous ne sommes pas constamment en garde contre les piéges que notre esprit se tend perpétuellement à lui-même.

La médecine expérimentale, comme d’ailleurs toutes les sciences expérimentales, ne devant pas aller au-delà des phénomènes, n’a besoin de se rattacher à aucun mot systématique ; elle ne sera ni vitaliste, ni animiste, ni organiciste, ni solidiste, ni humorale, elle sera simplement la science qui cherche à remonter aux causes prochaines des phénomènes de la vie à l’état sain et à l’état morbide. Elle n’a que faire en effet de s’embarrasser de systèmes qui, ni les uns ni les autres, ne sauraient jamais exprimer la vérité.

À ce propos il ne sera pas inutile de rappeler en quelques mots les caractères essentiels de la méthode expérimentale et de montrer comment l’idée qui lui est soumise se distingue des idées systématiques et doctrinales. Dans la méthode expérimentale on ne fait jamais des expériences que pour voir ou pour prouver, c’est-à-dire pour contrôler et vérifier. La méthode expérimentale, en tant que méthode scientifique, repose tout entière sur la vérification expérimentale d’une hypothèse scientifique. Cette vérification peut être obtenue tantôt à l’aide d’une nouvelle observation (science d’observation), tantôt à l’aide d’une expérience (science expérimentale). En méthode expérimentale, l’hypothèse est une idée scientifique qu’il s’agit de livrer à l’expérience. L’invention scientifique réside dans la création d’une hypothèse heureuse et féconde ; elle est donnée par le sentiment ou par le génie même du savant qui l’a créée.

Quand l’hypothèse est soumise à la méthode expérimentale, elle devient une théorie ; tandis que, si elle est soumise à la logique seule, elle devient un système. Le système est donc une hypothèse à laquelle on a ramené logiquement les faits à l’aide du raisonnement, mais sans une vérification critique expérimentale. La théorie est l’hypothèse vérifiée, après qu’elle a été soumise au contrôle du raisonnement et de la critique expérimentale. La meilleure théorie est celle qui a été vérifiée par le plus grand nombre de faits. Mais une théorie, pour rester bonne, doit toujours se modifier avec les progrès de la science et demeurer constamment soumise à la vérification et à la critique des faits nouveaux qui apparaissent. Si on considérait une théorie comme parfaite et si l’on cessait de la vérifier par l’expérience scientifique journalière, elle deviendrait une doctrine. Une doctrine est donc une théorie que l’on regarde comme immuable et que l’on prend pour point de départ de déductions ultérieures, que l’on se croit dispensé de soumettre désormais à la vérification expérimentale.

En un mot, les systèmes et les doctrines en médecine sont des idées hypothétiques ou théoriques transformées en principes immuables. Cette manière de procéder appartient essentiellement à la scolastique et elle diffère radicalement de la méthode expérimentale. Il y a en effet contradiction entre ces deux procédés de l’esprit. Le système et la doctrine procèdent par affirmation et par déduction purement logique ; la méthode expérimentale procède toujours par le doute et par la vérification expérimentale. Les systèmes et les doctrines sont individuels ; ils veulent être immuables et conserver leur personnalité. La méthode expérimentale au contraire est impersonnelle ; elle détruit l’individualité en ce qu’elle réunit et sacrifie les idées particulières de chacun et les fait tourner au profit de la vérité générale établie à l’aide du critérium expérimental. Elle a une marche lente et laborieuse, et, sous ce rapport, elle plaira toujours moins à l’esprit. Les systèmes au contraire sont séduisants parce qu’ils donnent la science absolue réglée par la logique seule ; ce qui dispense d’étudier et rend la médecine facile. La médecine expérimentale est donc par nature une médecine antisystématique et antidoctrinale, ou plutôt elle est libre et indépendante par essence, et ne veut se rattacher à aucune espèce de système médical.

Ce que je viens de dire relativement aux systèmes médicaux, je puis l’appliquer aux systèmes philosophiques. La médecine expérimentale (comme d’ailleurs toutes les sciences expérimentales) ne sent le besoin de se rattacher à aucun système philosophique. Le rôle du physiologiste comme celui de tout savant est de chercher la vérité pour elle-même, sans vouloir la faire servir de contrôle à tel ou tel système de philosophie. Quand le savant poursuit l’investigation scientifique en prenant pour base un système philosophique quelconque, il s’égare dans des régions trop loin de la réalité ou bien le système donne à son esprit une sorte d’assurance trompeuse et une inflexibilité qui s’accorde mal avec la liberté et la souplesse que doit toujours garder l’expérimentateur dans ses recherches. Il faut donc éviter avec soin toute espèce de système, et la raison que j’en trouve, c’est que les systèmes ne sont point dans la nature, mais seulement dans l’esprit des hommes. Le positivisme qui, au nom de la science, repousse les systèmes philosophiques, a comme eux le tort d’être un système. Or, pour trouver la vérité, il suffit que le savant se mette en face de la nature et qu’il l’interroge en suivant la méthode expérimentale et à l’aide de moyens d’investigation de plus en plus parfaits. Je pense que, dans ce cas, le meilleur système philosophique consiste à ne pas en avoir.

Comme expérimentateur, j’évite donc les systèmes philosophiques, mais je ne saurais pour cela repousser cet esprit philosophique qui, sans être nulle part, est partout, et qui, sans appartenir à aucun système, doit régner non seulement sur toutes les sciences, mais sur toutes les connaissances humaines. C’est ce qui fait que, tout en fuyant les systèmes philosophiques, j’aime beaucoup les philosophes et je me plais infiniment dans leur commerce. En effet, au point de vue scientifique, la philosophie représente l’aspiration éternelle de la raison humaine vers la connaissance de l’inconnu. Dès lors les philosophes se tiennent toujours dans les questions en controverse et dans les régions élevées, limites supérieures des sciences. Par là ils communiquent à la pensée scientifique un mouvement qui la vivifie et l’ennoblit ; ils fortifient l’esprit en le développant par une gymnastique intellectuelle générale en même temps qu’ils le reportent sans cesse vers la solution inépuisable des grands problèmes ; ils entretiennent ainsi une sorte de soif de l’inconnu et le feu sacré de la recherche qui ne doivent jamais s’éteindre chez un savant.

En effet, le désir ardent de la connaissance est l’unique mobile qui attire et soutient l’investigateur dans ses efforts ; et c’est précisément cette connaissance qu’il saisit réellement et qui fuit cependant toujours devant lui, qui devient à la fois son seul tourment et son seul bonheur. Celui qui ne connaît pas les tourments de l’inconnu doit ignorer les joies de la découverte qui sont certainement les plus vives que l’esprit de l’homme puisse jamais ressentir. Mais par un caprice de notre nature, cette joie de la découverte tant cherchée et tant espérée s’évanouit dès qu’elle est trouvée. Ce n’est qu’un éclair dont la lueur nous a découvert d’autres horizons vers lesquels notre curiosité inassouvie se porte encore avec plus d’ardeur. C’est ce qui fait que dans la science même le connu perd son attrait, tandis que l’inconnu est toujours plein de charmes. C’est pour cela que les esprits qui s’élèvent et deviennent vraiment grands, sont ceux qui ne sont jamais satisfaits d’eux-mêmes dans leurs œuvres accomplies, mais qui tendent toujours à mieux dans des œuvres nouvelles. Le sentiment dont je parle en ce moment est bien connu des savants et des philosophes. C’est ce sentiment qui a fait dire à Priestley[5] qu’une découverte que nous faisons nous en montre beaucoup d’autres à faire ; c’est ce sentiment qu’exprime Pascal[6], sous une forme paradoxale peut-être quand il dit : « Nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses. » Pourtant c’est bien la vérité elle-même qui nous intéresse, et si nous la cherchons toujours, c’est parce que ce que nous en avons trouvé jusqu’à présent ne peut nous satisfaire. Sans cela nous ferions dans nos recherches ce travail inutile et sans fin que nous représente la fable de Sisyphe qui roule toujours son rocher qui retombe sans cesse au point de départ. Cette comparaison n’est point exacte scientifiquement ; le savant monte toujours en cherchant la vérité, et s’il ne la trouve jamais tout entière, il en découvre néanmoins des fragments très importants, et ce sont précisément ces fragments de la vérité générale qui constituent la science.

Le savant ne cherche donc pas pour le plaisir de chercher, il cherche la vérité pour la posséder, et il la possède déjà dans des limites qu’expriment les sciences elles-mêmes dans leur état actuel. Mais le savant ne doit pas s’arrêter en chemin ; il doit toujours s’élever plus haut et tendre à la perfection ; il doit toujours chercher tant qu’il voit quelque chose à trouver. Sans cette excitation constante donnée par l’aiguillon de l’inconnu, sans cette soif scientifique sans cesse renaissante, il serait à craindre que le savant ne se systématisât dans ce qu’il a d’acquis ou de connu. Alors la science ne ferait plus de progrès et s’arrêterait par indifférence intellectuelle, comme quand les corps minéraux saturés tombent en indifférence chimique et se cristallisent. Il faut donc empêcher que l’esprit, trop absorbé par le connu d’une science spéciale, ne tende au repos ou ne se traîne terre à terre, en perdant de vue les questions qui lui restent à résoudre. La philosophie, en agitant sans cesse la masse inépuisable des questions non résolues, stimule et entretient ce mouvement salutaire dans les sciences. Car, dans le sens restreint où je considère ici la philosophie, l’indéterminé seul lui appartient, le déterminé retombant nécessairement dans le domaine scientifique. Je n’admets donc pas la philosophie qui voudrait assigner des bornes à la science, pas plus que la science qui prétendrait supprimer les vérités philosophiques qui sont actuellement hors de son propre domaine. La vraie science ne supprime rien, mais elle cherche toujours et regarde en face et sans se troubler les choses qu’elle ne comprend pas encore. Nier ces choses ne serait pas les supprimer ; ce serait fermer les yeux et croire que la lumière n’existe pas. Ce serait l’illusion de l’autruche qui croit supprimer le danger en se cachant la tête dans le sable. Selon moi, le véritable esprit philosophique est celui dont les aspirations élevées fécondent les sciences en les entraînant à la recherche de vérités qui sont actuellement en dehors d’elles, mais qui ne doivent pas être supprimées par cela qu’elles s’éloignent et s’élèvent de plus en plus à mesure qu’elles sont abordées par des esprits philosophiques plus puissants et plus délicats. Maintenant, cette aspiration de l’esprit humain aura-t-elle une fin, trouvera-t-elle une limite ? je ne saurais le comprendre ; mais en attendant, ainsi que je l’ai dit plus haut, le savant n’a rien de mieux à faire que de marcher sans cesse, parce qu’il avance toujours.

Un des plus grands obstacles qui se rencontrent dans cette marche générale et libre des connaissances humaines, est donc la tendance qui porte les diverses connaissances à s’individualiser dans des systèmes. Cela n’est point une conséquence des choses elles-mêmes, parce que dans la nature tout se tient et rien ne saurait être vu isolément et systématiquement, mais c’est un résultat de la tendance de notre esprit, à la fois faible et dominateur, qui nous porte à absorber les autres connaissances dans une systématisation personnelle. Une science qui s’arrêterait dans un système resterait stationnaire et s’isolerait, car la systématisation est un véritable enkystement scientifique, et toute partie enkystée dans un organisme cesse de participer à la vie générale de cet organisme. Les systèmes tendent donc à asservir l’esprit humain, et la seule utilité que l’on puisse, suivant moi, leur trouver, c’est de susciter des combats qui les détruisent en agitant et en excitant la vitalité de la science. En effet, il faut chercher à briser les entraves des systèmes philosophiques et scientifiques, comme on briserait les chaînes d’un esclavage intellectuel. La vérité, si on peut la trouver, est de tous les systèmes, et, pour la découvrir, l’expérimentateur a besoin de se mouvoir librement de tous les côtés sans se sentir arrêté par les barrières d’un système quelconque. La philosophie et la science ne doivent donc point être systématiques : elles doivent être unies sans vouloir se dominer l’une l’autre. Leur séparation ne pourrait être que nuisible aux progrès des connaissances humaines. La philosophie, tendant sans cesse à s’élever, fait remonter la science vers la cause ou vers la source des choses. Elle lui montre qu’en dehors d’elle il y a des questions qui tourmentent l’humanité, et qu’elle n’a pas encore résolues. Cette union solide de la science et de la philosophie est utile aux deux, elle élève l’une et contient l’autre. Mais si le lien qui unit la philosophie à la science vient à se briser, la philosophie, privée de l’appui ou du contrepoids de la science, monte à perte de vue et s’égare dans les nuages, tandis que la science, restée sans direction et sans aspiration élevée, tombe, s’arrête ou vogue à l’aventure.

Mais si, au lieu de se contenter de cette union fraternelle, la philosophie voulait entrer dans le ménage de la science et la régenter dogmatiquement dans ses productions et dans ses méthodes de manifestation, alors l’accord ne pourrait plus exister. En effet, ce serait une illusion que de prétendre absorber les découvertes particulières d’une science au profit d’un système philosophique quelconque. Pour faire des observations, des expériences ou des découvertes scientifiques, les méthodes et procédés philosophiques sont trop vagues et restent impuissants ; il n’y a pour cela que des méthodes et des procédés scientifiques souvent très spéciaux qui ne peuvent être connus que des expérimentateurs, des savants ou des philosophes qui pratiquent une science déterminée. Les connaissances humaines sont tellement enchevêtrées et solidaires les unes des autres dans leur évolution, qu’il est impossible de croire qu’une influence individuelle puisse suffire à les faire avancer quand les éléments du progrès ne sont pas dans le sol scientifique lui-même. C’est pourquoi, tout en reconnaissant la supériorité des grands hommes, je pense néanmoins que dans l’influence particulière ou générale qu’ils ont sur les sciences, ils sont toujours et nécessairement plus ou moins fonction de leur temps. Il en est de même des philosophes, ils ne peuvent que suivre la marche de l’esprit humain, et ils ne contribuent à son avancement qu’en ouvrant plus largement pour tous la voie du progrès que beaucoup n’apercevraient peut-être pas. Mais ils sont en cela l’expression de leur temps. Il ne faudrait donc pas qu’un philosophe, arrivant dans un moment où les sciences prennent une direction féconde, vînt faire un système en harmonie avec cette marche de la science et s’écrier ensuite que tous les progrès scientifiques du temps sont dus à l’influence de son système. En un mot, si les savants sont utiles aux philosophes et les philosophes aux savants, le savant n’en reste pas moins libre et maître chez lui, et je pense, quant à moi, que les savants font leurs découvertes, leurs théories et leur science sans les philosophes. Si l’on rencontrait des incrédules à cet égard, il serait peut-être facile de leur prouver, comme dit J. de Maistre, que ceux qui ont fait le plus de découvertes dans la science sont ceux qui ont le moins connu Bacon[7], tandis que ceux qui l’ont lu et médité, ainsi que Bacon lui-même, n’y ont guère réussi. C’est qu’en effet ces procédés et ces méthodes scientifiques ne s’apprennent que dans les laboratoires, quand l’expérimentateur est aux prises avec les problèmes de la nature ; c’est là qu’il faut diriger d’abord les jeunes gens ; l’érudition et la critique scientifique sont le partage de l’âge mûr ; elles ne peuvent porter des fruits que lorsqu’on a commencé à s’initier à la science dans son sanctuaire réel, c’est-à-dire dans le laboratoire. Pour l’expérimentateur, les procédés du raisonnement doivent varier à l’infini, suivant les diverses sciences et les cas plus ou moins difficiles et plus ou moins complexes auxquels il les applique. Les savants, et même les savants spéciaux en chaque science, peuvent seuls intervenir dans de pareilles questions, parce que l’esprit du naturaliste n’est pas celui du physiologiste, et que l’esprit du chimiste n’est pas non plus celui du physicien. Quand des philosophes, tels que Bacon ou d’autres plus modernes, ont voulu entrer dans une systématisation générale des préceptes, pour la recherche scientifique, ils ont pu paraître séduisants aux personnes qui ne voient les sciences que de loin ; mais de pareils ouvrages ne sont d’aucune utilité aux savants faits, et pour ceux qui veulent se livrer à la culture des sciences, ils les égarent par une fausse simplicité des choses ; de plus, ils les gênent en chargeant l’esprit d’une foule de préceptes vagues ou inapplicables, qu’il faut se hâter d’oublier si l’on veut entrer dans la science et devenir un véritable expérimentateur.

Je viens de dire que l’éducation du savant et de l’expérimentateur ne se fait que dans le laboratoire spécial de la science qu’il veut cultiver, et que les préceptes utiles sont seulement ceux qui ressortent des détails d’une pratique expérimentale dans une science déterminée. J’ai voulu donner dans cette introduction une idée aussi précise que possible de la science physiologique et de la médecine expérimentale. Cependant je serais bien loin d’avoir la prétention de croire que j’ai donné des règles et des préceptes qui devront être suivis d’une manière rigoureuse et absolue par un expérimentateur. J’ai voulu seulement examiner la nature des problèmes que l’on a à résoudre dans la science expérimentale des êtres vivants, afin que chacun puisse bien comprendre les questions scientifiques qui sont du domaine de la biologie et connaître les moyens que la science possède aujourd’hui pour les attaquer. J’ai cité des exemples d’investigation, mais je me serais bien gardé de donner des explications superflues ou de tracer une règle unique et absolue, parce que je pense que le rôle d’un maître doit se borner à montrer clairement à l’élève le but que la science se propose, et à lui indiquer tous les moyens qu’il peut avoir à sa disposition pour l’atteindre. Mais le maître doit ensuite laisser l’élève libre de se mouvoir à sa manière et suivant sa nature pour parvenir au but qu’il lui a montré, sauf à venir à son secours s’il voit qu’il s’égare. Je crois, en un mot, que la vraie méthode est celle qui contient l’esprit sans l’étouffer, et en le laissant autant, que possible en face de lui-même, qui le dirige, tout en respectant son originalité créatrice et sa spontanéité scientifique qui sont les qualités les plus précieuses. Les sciences n’avancent que par les idées nouvelles et par la puissance créatrice ou originale de la pensée. Il faut donc prendre garde, dans l’éducation, que les connaissances qui doivent armer l’intelligence ne l’accablent par leur poids et que les règles qui sont destinées à soutenir les côtés faibles de l’esprit n’en atrophient ou n’en étouffent les côtés puissants et féconds. Je n’ai pas à entrer ici dans d’autres développements ; j’ai dû me borner à prémunir les sciences biologiques et la médecine expérimentale contre les exagérations de l’érudition et contre l’envahissement et la domination des systèmes, parce que ces sciences, en s’y soumettant, verraient disparaître leur fécondité et perdraient l’indépendance et la liberté d’esprit qui seront toujours les conditions essentielles de tous les progrès de l’humanité.

FIN.

  1. Leçon d’ouverture du cours de médecine au Collége de France (Revue des cours scientifiques, 31 décembre 1864).
  2. Hardy, Bulletin de l’Académie de médecine. Paris, 1863-64, t. XXIX, p.  546.
  3. Cl. Bernard, Leçons de physiologie expérimentale appliquée à la médecine, faites au Collége de France. Première leçon, Paris, 1857. — Cours de médecine au Collége de France. Première leçon, Paris, 1855.
  4. Revue des cours scientifiques, 31 décembre 1864.
  5. Priestley, Recherches sur les différentes espèces d’airs. Introduction, p. 15.
  6. Pascal, Pensées morales détachées, art. ix-xxxiv.
  7. J. de Maistre, Examen de la philosophie de Bacon, t. I, p. 81.