Introduction à la Science sociale (13ème édition)/II

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CHAPITRE II

Y A-T-IL UNE SCIENCE SOCIALE ?

Presque chaque année, au retour de l’automne, on entend dire que l’hiver sera rude, car les églantines sont abondantes. Cette remarque suppose la conviction que Dieu, ayant l’intention de nous envoyer beaucoup de neige et de givre, a voulu assurer la nourriture des petits oiseaux. Implicite ou avouée, cette façon de raisonner est de beaucoup la plus fréquente. Il y a quelques semaines, une personne qui avait reçu une dose ordinaire d’instruction, attribuait devant moi les innombrables essaims de coccinelles apparus en Angleterre peu d’années auparavant, à un dessein de la Providence, qui avait voulu protéger la récolte de houblon contre les aphides destructeurs. Cette théorie du gouvernement divin, appliquée ici à des choses qui n’ont qu’un rapport indirect, — si même il y en a un, — avec le bien-être des hommes, est naturellement appliquée avec bien plus de confiance encore à ce qui a sur nous une influence directe, au point de vue social ou au point de vue individuel. Les méthodistes sont logiques lorsque, tirant toutes les conséquences de cette théorie ils ouvrent leur bible au moment d’entreprendre un voyage ou de changer de domicile, et voient dans le premier passage qui leur tombe sous les yeux, le signe de l’approbation ou de la désapprobation du ciel. En politique, le même principe mène à croire, par exemple, que la prospérité de l’Angleterre, relativement aux états du Continent, est la récompense de l’observation plus exacte du dimanche, ou qu’une invasion du choléra est le résultat de l’omission de la formule Dei gratiā dans une émission de monnaie.

L’interprétation des événements historiques d’après la même méthode accompagne en général ces sortes d’explications des faits journaliers ; et même elle leur survit. Ceux à qui une instruction plus étendue a dévoilé la genèse naturelle des phénomènes relativement simples, croient encore à la genèse surnaturelle des phénomènes très-compliqués, pour lesquels l’enchaînement des causes ne se suit pas sans difficulté. On peut lire dans une dépêche officielle, « qu’il a plu au Dieu Tout-Puissant de bénir les armes britanniques, et d’accorder le plus heureux succès aux vastes combinaisons qui ont été nécessaires pour assurer le passage de la Chenaub[1]. » La forme d’esprit qui a dicté une pareille dépêche, est une forme d’esprit qui, dans l’histoire du passé, voit partout la divinité intervenir pour amener les événements paraissant le plus désirables à son interprète. Par exemple, M. Schumberg écrit ceci :

« Il a semblé bon au miséricordieux Dispensateur des événements humains de renverser tous les obstacles ; et au moyen de son instrument, Guillaume de Normandie, d’ôter les maux du pays et de ressusciter sa grandeur expirante[2]. »

« Et ailleurs :

« Le temps était venu où le Maître Tout-Puissant, après avoir sévèrement châtié la nation tout entière, avait résolu de relever sa tête humiliée — de donner un élan plus rapide à sa prospérité, et d’en faire plus que jamais un État Modèle. Dans ce but, il suscita un homme éminemment propre à l’œuvre qu’il avait en vue (Henri VII)[3]. »

Et encore :

« Comme si Dieu avait voulu marquer avec plus de précision cette période historique, elle se clôt par la mort de George III, le Grand et le Bon, qui avait été suscité pour être le grand instrument de ce qui s’y est passé[4]. »

Les dernières catastrophes du Continent sont expliquées de la même manière par un écrivain français, à la vérité peu connu, qui prétend, comme l’écrivain anglais, avoir regardé derrière le voile des choses, et qui nous raconte les intentions de Dieu en châtiant les Français, son peuple élu. Car, — remarquons-le en passant, — de même que chez nous autres Anglais les évangélistes sont persuadés que la bénédiction divine s’étend sur nous parce que nous avons conservé la pureté de la foi ; de même il semble évident à l’auteur de La Main de l’Homme et le Doigt de Dieu, et à d’autres Français, que la France est encore destinée à diriger le monde, comme elle l’a fait jusqu’à présent. Cet écrivain, dans les chapitres intitulés, « Causes providentielles de nos malheurs, » « Les Prussiens et les fléaux de Dieu » et « Justification de la Providence, » donne à ses interprétations des développements où nous ne le suivrons pas et termine son « Épilogue » par ces paroles :

« La Révolution modérée, habile, sagace, machiavélique, diaboliquement sage, a été vaincue et confondue par la justice divine dans la personne et dans le gouvernement de Napoléon III.

« La Révolution exaltée, bouillonnante, étourdie, a été vaincue et confondue par la justice divine dans les personnes et dans les gouvernements successifs de Gambetta et de Félix Pyat et compagnie.

« La sagesse humaine, applaudie et triomphante, personnifiée dans M. Thiers, ne tardera pas à être vaincue et confondue par cette même Révolution deux fois humiliée, mais toujours renaissante et agressive.

« Ce n’est pas une prophétie : c’est la prévision de la philosophie et de la foi chrétiennes.

« Alors ce sera vraiment le tour du Très-Haut ; car il faut que Dieu et son Fils règnent par son Évangile et par son Église.

« Âmes françaises et chrétiennes, priez, travaillez, souffrez et ayez confiance nous sommes près de la fin. C’est quand tout semblera perdu que tout sera vraiment sauvé.

« Si la France avait su profiter des désastres subis, Dieu lui eût rendu ses premières faveurs. Elle s’obstine dans l’erreur et le vice. Croyons que Dieu la sauvera malgré elle, en la régénérant toutefois par l’eau et par le feu. C’est quand l’impuissance humaine apparaît qu’éclate la sagesse divine. Mais quelles tribulations ! quelles angoisses ! Heureux ceux qui survivront et jouiront du triomphe de Dieu et de son Église sainte, catholique, apostolique et romaine[5] ».

Des conceptions de ce genre se rencontrent ailleurs que chez ces historiens dont les noms sont tombés dans l’oubli et chez ces hommes, qui, dans le drame des révolutions contemporaines, jouent le rôle du chœur antique et entreprennent de raconter aux spectateurs, c’est-à-dire au monde, quel a été le but de la divinité, et quels sont ses projets. Nous avons vu dernièrement un professeur d’histoire émettre des idées d’une nature essentiellement identique. Voici ses propres termes :

« Et maintenant, messieurs, est-ce qu’il n’y avait pas un général pour diriger cette grande campagne (celle des Germains contre les Romains) ? Si la victoire de Trafalgar suppose l’intelligence d’un Nelson, et Waterloo celle d’un Wellington, n’y avait-il donc pas aussi une intelligence pour guider ces armées innombrables dont les succès allaient décider de l’avenir de toute la race humaine ? N’y avait-il eu personne pour les ranger depuis l’Euxin jusqu’à la mer du Nord, sur cette ligne convexe inexpugnable ? Personne pour les conduire vers ces deux grands centres stratégiques, la Forêt-Noire et Trieste ? Personne pour forcer ces barbares aveugles qui n’avaient ni science ni cartes, à suivre ces règles de la guerre, sans lesquelles la victoire est impossible dans une lutte prolongée ; ni pour lancer leurs masses hésitantes, au moyen de la pression des Huns, dans une entreprise que leur simplicité se figurait d’abord comme dépassant les forces humaines ! Croira cela qui pourra ! moi, je ne le puis pas. On peut me dire qu’ils obéissaient à la gravitation, comme le font les pierres et les terres. Soit. Il va sans dire qu’ils se conformaient à des lois naturelles, comme le fait toute chose sur terre, lorsqu’ils se conformaient aux lois de la guerre ; car celles-ci aussi sont des lois naturelles, explicables par des principes mathématiques très-simples. Mais je n’admets pas qu’un caillou ou qu’une poignée de sable obéisse à la gravitation autrement que sur la volonté de Dieu ; je crois qu’il a été décidé depuis des siècles que cette pépite d’or serait détachée de telle manière d’un rocher quartzeux d’Australie, et qu’un certain homme la trouverait à un moment déterminé et à une certaine époque critique de son existence ; si je suis assez superstitieux pour conserver cette persuasion (et grâce à Dieu, je le suis) ne dois-je pas croire que lors de cette grande guerre, il y avait un général dans le ciel bien qu’il n’y en eût pas sur la terre et que les armées de nos ancêtres, en dépit de tous leurs péchés, étaient les armées de Dieu[6]. »

Ce n’est pas à nous de chercher à concilier les idées incohérentes qui s’enchevêtrent dans ce paragraphe ; — nous n’avons pas à nous demander comment les effets de la gravitation, — force dont l’action s’exerce avec tant d’uniformité qu’étant données certaines conditions, on peut calculer les résultats avec certitude, — peuvent en même temps être considérés comme les effets d’une volonté, force que nous classons à part parce qu’elle agit d’une façon relativement irrégulière, ainsi que nous l’apprend notre propre expérience. Nous n’avons pas non plus à nous demander comment, — si le cours des choses humaines est providentiellement déterminé, comme celui des phénomènes matériels, — il est possible d’établir une distinction entre la prévision des phénomènes matériels, qui constitue la science physique, et la prévision historique. Nous pouvons laisser au lecteur le soin de tirer cette conclusion évidente, qu’il faut renoncer soit aux idées courantes sur la causalité physique soit aux idées courantes sur la volonté. Il nous suffit d’appeler l’attention sur le titre du chapitre qui contient le passage cité ; ce titre remarquable, qui révèle le caractère général de cette classe d’interprétations, est celui-ci : « La Stratégie de la Providence. »

Je ne suis pas seul à m’être souvent demandé avec étonnement ce qu’est l’univers pour ceux qui en désignent la Cause par des noms comme ceux-ci : « Le Grand Architecte, » ou « le Suprême Ouvrier ; » et qui semblent penser que cette Cause devient plus admirable, quand on compare ses œuvres à celles d’un habile mécanicien. Mais cette expression, « la Stratégie de la Providence, » révèle une conception de cette Cause, qui à quelques égards est encore plus surprenante. Un titre comme « le Grand Architecte » nous représente simplement la mise en ordre des matériaux préexistants ; comme il laisse de côté la question de l’origine de ces matériaux, on peut dire qu’il ne contredit pas absolument l’idée que ces matériaux ont été créés par « le Grand Architecte » qui les emploie. « La Stratégie de la Providence, » au contraire, est une phrase qui laisse nécessairement supposer bien des difficultés à résoudre. Il faut que le Divin Stratégiste ait un habile adversaire pour qu’il y ait lieu à stratégie. Ainsi nous sommes inévitablement amenés à concevoir la Cause de l’Univers comme gênée par une cause indépendante dont elle a à triompher. Tout le monde ne voudrait pas remercier Dieu d’une croyance qui implique l’idée que Dieu est obligé d’employer des moyens ingénieux pour venir à bout des résistances qu’il rencontre.

Les déguisements que revêt la piété font en vérité penser souvent à des sentiments auxquels on donne volontiers un tout autre nom. Étudier l’Univers tel qu’il se manifeste à nous ; reconnaître par des investigations patientes l’ordre de ces manifestations ; découvrir qu’elles sont liées l’une à l’autre d’une façon régulière à travers l’Espace et le Temps, et, après des échecs répétés, renoncer comme à une vaine tentative, à comprendre le Pouvoir qui se manifeste : voilà ce que l’on condamne comme une impiété. En même temps le titre d’homme religieux est réclamé par ceux qui se représentent un Créateur dirigé par des motifs analogues aux leurs, qui s’imaginent découvrir ses desseins et qui parlent de lui comme s’il était occupé à combiner des plans pour jouer le Diable.

Les citations et les réflexions qui précèdent ont pour but de caractériser l’état intellectuel et le caractère de ceux aux yeux de qui il ne peut exister une science sociale proprement dite. Dans les « D. V. » de l’affiche d’un meeting pour les missions, comme dans les phrases des dernières dépêches de l’empereur Guillaume, où des remerciements à Dieu suivent le compte des milliers d’hommes qui ont été massacrés, se révèle une façon de concevoir les affaires humaines, à laquelle l’idée d’une science sociale est absolument étrangère et même antipathique.


Une classe d’esprits voisine, qui n’est pas mieux préparée pour interpréter scientifiquement les phénomènes sociaux, est celle qui ne considère dans le cours de la civilisation que le souvenir des personnages remarquables et de leurs actions. Un de ceux qui ont exposé cette théorie avec le plus d’éclat a écrit ceci : — « Telle que je la conçois, l’histoire universelle, l’histoire de ce que l’homme a accompli dans le monde, est au fond l’histoire des grands hommes qui y ont agi. » C’est dans cette croyance, non pas peut-être nettement formulée, mais implicitement acceptée, que nous sommes presque tous élevés. Examinons d’où elle vient.

Réunis autour du feu de leur campement, des sauvages se racontent les événements de chasse de la journée ; celui d’entre eux qui a donné quelque preuve d’adresse ou d’agilité reçoit le tribut de louanges qui lui est dû. Au retour d’une expédition guerrière, la sagacité du chef, la force et le courage de tel ou tel guerrier, sont les sujets auxquels on revient sans cesse. Lorsque la journée ou les événements récents ne fournissent pas de faits remarquables, on parle des exploits de quelque chef renommé mort récemment, ou bien d’un fondateur légendaire de la tribu ; parfois on se livre à une danse qui représente d’une façon dramatique les victoires rappelées dans les chants. Ces récits, se rapportant à la prospérité et à l’existence même de la tribu, présentent le plus vif intérêt ; nous y trouvons la souche commune de la musique, du drame, de la poésie, de la biographie, de l’histoire et de la littérature en général. La vie sauvage ne fournit guère d’autres événements qui méritent d’être notés ; la chronique des tribus ne contient guère autre chose valant la peine qu’on s’en souvienne.

Il en est de même des premières races historiques. Les fresques des Égyptiens, les peintures murales des Assyriens représentent les actions de leurs grands hommes ; les inscriptions comme celles de la pierre Moabite ne racontent que les exploits des rois ; c’est seulement par induction qu’on peut tirer d’autres renseignements de ces documents primitifs, peintures, hiéroglyphes et inscriptions. De même dans les épopées grecques. Bien qu’elles nous apprennent incidemment qu’il y avait des villes, des vaisseaux de guerre, des chariots de guerre, des matelots, des soldats à commander et à massacrer, cependant le but direct est de mettre en évidence les triomphes d’Achille, les prouesses d’Ajax, la sagesse d’Ulysse et autres choses analogues.

Les leçons données à tous les enfants civilisés impliquent, comme les traditions des barbares ou des demi-civilisés, que dans tout le passé de la race humaine, les actions des personnages remarquables sont les seules choses dignes de mémoire. Comment Abraham ceignit ses reins et s’en alla à tel ou tel endroit ; comment Samuel transmettait les commandements divins auxquels Saül désobéissait ; comment David racontait ses aventures du temps où il était berger, et comment il fut repris pour ses méfaits comme roi : ces personnalités et d’autres analogues, voilà les faits qui intéressent le jeune lecteur de la Bible et relativement auxquels il est catéchisé ; les indications relatives aux institutions juives, qui se sont inévitablement glissées dans la narration, sont sans importance à ses yeux comme à ceux de ses maîtres. De même lorsque debout et les mains derrière le dos, il récite sa leçon d’histoire, quelles sont les choses qu’on lui donne à apprendre ? Il doit dire : — quand et par qui l’Angleterre fut envahie, quels chefs ont résisté à l’invasion et comment ils ont été tués, ce que fit Alfred et ce que dit Canut, qui combattit à Azincourt, et qui l’emporta à Flodden, quel roi abdiqua, et quel roi usurpa le trône, etc. Si, par un hasard quelconque, il vient à être reconnu qu’il y avait des serfs à cette époque, que les barons étaient des souverains locaux, que quelques-uns étaient vassaux des autres, que leur subordination au pouvoir central s’opérait peu à peu, ce sont là des faits qu’on traite comme secondaires.

La même chose arrive quand le jeune garçon passe entre les mains de son maître d’humanités, chez lui ou ailleurs. « Les armes et l’homme » sont la fin comme le commencement de l’histoire. Après la mythologie, qui naturellement est tout à fait essentielle, on passe aux mérites des gouvernements et des soldats, depuis Agamemnon jusqu’à César. La connaissance qu’on acquiert de l’organisation sociale, des mœurs, des idées, de la morale, ne s’étend guère au-delà de ce qui peut se dégager des renseignements biographiques. La valeur de la science est si singulièrement évaluée qu’il serait honteux de n’être pas instruit des amours de Zeus, ou de ne pouvoir nommer celui qui commandait à Marathon, tandis qu’il est permis d’ignorer absolument l’état social qui existait avant Lycurgue, ou bien l’origine et les fonctions de l’Aréopage.

Ainsi la théorie du grand homme en histoire trouve partout des esprits préparés à l’accepter — au fond elle n’est que l’expression précise de ce qui existe à l’état latent dans la pensée du sauvage, de ce qui est implicitement affirmé dans toutes les traditions primitives, et de ce qu’on enseigne à chaque enfant par des exemples sans nombre. La facilité avec laquelle on l’accepte a des causes plus spéciales.

Citons d’abord le goût si universel des personnalités, qui était une qualité active chez l’homme primitif, et qui domine encore. Dans l’enfant qui vous demande de lui raconter une histoire, c’est-à-dire, bien entendu, les aventures de quelqu’un, ce goût est manifeste ; chez les adultes, il se satisfait au moyen des rapports de police, nouvelles de la cour, affaires de divorce, récits d’accidents et listes de naissances, de mariages et de décès ; il se trahit même dans les conversations de la rue ; les fragments de dialogues qu’on entend en passant, montrent que presque toujours entre hommes, et toujours entre femmes, les pronoms personnels reviennent à chaque instant. Si vous voulez apprécier la portée d’esprit d’une personne, vous n’avez pas de meilleur moyen que d’observer quelle est, dans ses discours, la proportion des généralités aux personnalités — dans quelle mesure les vérités simples concernant les individus sont remplacées par les vérités abstraites, déduites d’expériences nombreuses sur les hommes et sur les choses. Quand vous aurez ainsi examiné beaucoup d’hommes, vous n’en aurez trouvé qu’un bien petit nombre habitués à considérer les affaires humaines autrement qu’à un point de vue biographique.

En second lieu, cette théorie du grand homme se recommande en ce qu’elle promet de l’amusement en même temps que de l’instruction. Quand on aime à entendre raconter les actions et les paroles des gens, il est agréable de s’entendre dire que pour comprendre la marche de la civilisation, on n’a qu’à lire avec soin la vie des hommes distingués. Peut-il y avoir une doctrine plus séduisante que celle-là ? Tout en donnant satisfaction à un instinct qui se rattache étroitement à celui de la commère de village, tout en vous informant par la lecture, comme vous le feriez par la conversation, des faits remarquables qui concernent des personnages remarquables, vous acquérez une science qui vous fait comprendre pourquoi les choses se sont passées dans le monde de telle et telle façon, et qui vous permet de vous former une opinion juste sur toutes les questions dont vous avez à vous occuper comme citoyen.

En troisième lieu, les explications auxquelles vous arrivez de cette manière sont admirablement simples et semblent fort aisées à comprendre ! Pour peu que vous vous contentiez de conceptions en l’air, comme le font tant de gens, les solutions que vous obtenez ont l’air tout à fait satisfaisant. De même que la théorie du système solaire, d’après laquelle les planètes ont été lancées dans leurs orbites par la main du Tout-Puissant, paraît acceptable tant qu’on n’insiste pas pour savoir exactement ce qu’il faut entendre par la main du Tout-Puissant ; de même que les créations spéciales des plantes et des animaux paraissent une hypothèse soutenable, tant qu’on n’essaie pas de se figurer avec précision le procédé par lequel une plante ou un animal peut être tout à coup appelé à l’existence, de même le développement des sociétés par l’action des grands peut parfaitement s’admettre tant qu’on s’en tient aux notions générales sans chercher à les particulariser.

Mais si, mécontents du vague, nous demandons que nos idées soient serrées de près et définies avec exactitude, nous découvrons que cette hypothèse est profondément incohérente. Si, au lieu de nous en tenir à cette explication du progrès social par l’action du grand homme, nous faisons un pas de plus et demandons d’où vient le grand homme, nous trouvons la théorie complètement en défaut. Il y a deux réponses possibles à cette question : ou l’origine du grand homme est surnaturelle, ou bien elle est naturelle. Dans le premier cas, c’est un dieu en mission et nous retombons dans le principe théocratique — ou plutôt nous n’y retombons pas du tout, car nous sommes obligés d’accorder à M. Schomberg, cité plus haut, que « la détermination d’envahir la Bretagne » a été inspirée à César par la divinité, et que depuis lui, jusqu’à « George III. le Grand et le Bon. » nos maîtres successifs ont été choisis pour accomplir les desseins successifs de Dieu. Cette solution est-elle inacceptable ? Alors l’origine du grand homme est naturelle ; et cela admis, il faut le classer sans hésiter avec tous les autres phénomènes de la société qui lui a donné naissance, parmi les produits des états antérieurs de cette société. Au même degré que toute la génération dont il forme une petite partie — au même degré que les institutions, la langue, la science et les mœurs — au même degré que la multitude des arts et que leurs applications, il n’est qu’une résultante d’un énorme agrégat de forces qui ont agi ensemble pendant des siècles. Vous avez le droit, à la vérité, — s’il vous plaît d’ignorer ce qu’enseigne l’observation la plus vulgaire et ce que confirme la physiologie, si vous admettez que de parents européens il puisse naître un enfant nègre ou que deux Papous aux cheveux laineux soient capables de produire un bel enfant de type caucasien, ayant les cheveux lisses, — vous avez le droit d’admettre aussi que le grand homme peut apparaître partout et dans n’importe quelles conditions. Si vous ne voulez pas tenir compte de ces résultats accumulés de l’expérience, et exprimés dans les proverbes populaires aussi bien que dans les généralisations des psychologistes, si vous supposez qu’un Newton puisse naître d’une famille Hottentote, qu’un Milton puisse surgir au milieu des Andamans, qu’un Howard ou un Clarkson puisse avoir des Fidjiens pour parents, alors vous réussirez facilement à expliquer le progrès social comme amené par les actions du grand homme. Mais si toute la science biologique, venant à l’appui de toutes les croyances populaires, finit par vous convaincre qu’il est impossible qu’un Aristote provienne d’un père et d’une mère dont l’angle facial mesure cinquante degrés, et qu’il n’y a pas la moindre chance de voir surgir un Beethoven dans une tribu de cannibales dont les chœurs, en face d’un festin de chair humaine, ressemblent à un grognement rhythmique, vous êtes forcé d’admettre que la genèse du grand homme dépend des longues séries d’influences complexes qui ont produit la race au milieu de laquelle il apparaît, et l’état social auquel cette race est lentement parvenue. S’il est vrai que le grand homme peut modifier sa nation dans sa structure et dans ses actions, il est vrai aussi qu’avant son apparition il y a eu forcément des modifications antérieures qui ont constitué le progrès national. Avant qu’il puisse refaire sa société, il faut que sa société l’ait fait lui-même. Tous les changements dont il est l’auteur immédiat ont leurs causes principales dans les générations dont il descend. S’il existe une explication vraie de ces changements, il faut la chercher dans cet agrégat de conditions dont sont sortis et les changements et l’homme.

Quand même nous serions disposés à admettre l’absurde supposition que la genèse du grand homme est indépendante de l’histoire antérieure de la société où il est né, il est un fait indéniable et suffisant pleinement à notre thèse. C’est que le grand homme ne pourrait exercer aucune action, si la société n’avait hérité des richesses matérielles et intellectuelles lentement accumulées dans le passé, et s’il n’y avait autour de lui une population, des caractères, des intelligences et une organisation sociale. Considérez Shakespeare : quels drames aurait-il pu écrire sans les innombrables traditions de la vie civilisée, — sans les expériences variées qui d’un passé lointain sont arrivées jusqu’à lui et sont venues enrichir son esprit, sans cette langue que des centaines de générations ont travaillé à développer et à enrichir ? Prenez un Watt avec tout son génie d’invention, supposez qu’il vive dans une tribu à laquelle le fer est inconnu ou qui ne possède de fer que ce qu’on peut en fabriquer dans de petits foyers activés avec des soufflets à main ; ou bien supposez-le né chez nous, mais avant qu’on connût les tours à tourner. Croyez-vous qu’il y aurait eu beaucoup de chances pour qu’il créât la machine à vapeur ? Imaginez un Laplace privé du secours de ce système de mathématiques lentement perfectionné, dont nous pouvons suivre la trace depuis ses origines chez les Égyptiens. Aurait-il été bien loin dans sa Mécanique Céleste ? Nous pourrions nous poser des questions semblables et y répondre de la même façon, quand même nous nous bornerions à cette classe de grands hommes, dont les actions occupent plus particulièrement les adorateurs de héros, — nous voulons parler des gouvernants et des généraux. Xénophon n’aurait pas mené à bonne fin sa célèbre retraite si ses Dix mille avaient été faibles, lâches ou insubordonnés. César n’aurait pas accompli ses conquêtes s’il n’avait eu des troupes disciplinées, ayant reçu des générations précédentes leur prestige, leur tactique et leur organisation. Pour prendre un exemple moderne, le génie stratégique d’un Moltke n’aurait pu triompher dans de grandes guerres, s’il n’avait eu derrière lui une nation de quarante millions d’hommes pour lui fournir des soldats, et si ces soldats n’avaient eu un corps vigoureux, un caractère résolu, un naturel docile, et n’avaient été capables d’exécuter ses ordres avec intelligence.

Si une personne s’émerveillait de la puissance d’un grain de fulminate qui fait partir un canon, lance l’obus et coule le vaisseau touché, — si cette personne s’étendait sur les vertus miraculeuses du fulminate, sans tenir compte de la charge de poudre, de l’obus, du canon, et de l’agrégat énorme de travaux par lesquels toutes ces choses, y compris le fulminate, ont été produites, nous trouverions son interprétation assez peu rationnelle. Elle l’est pourtant à peu près autant qu’une interprétation des phénomènes sociaux, dans laquelle on insiste sur l’importance des changements accomplis par le grand homme, en négligeant la vaste accumulation de force latente à laquelle il donne issue et le nombre immense des faits antérieurs auxquels sont dus cette force et le grand homme lui-même.

Nous devons reconnaître qu’il y a quelque chose de vrai dans la théorie du grand homme. Si on la limite aux sociétés primitives dont l’histoire ne consiste guère que dans les efforts faits par les hommes pour se détruire ou se subjuguer les uns les autres, nous pouvons admettre que cette théorie s’accorde assez bien avec les faits, lorsqu’elle représente le chef capable de diriger comme ayant une importance extrême, et pourtant, même dans ce cas, elle fait une trop petite part au nombre et à la qualité de ses partisans. Mais son erreur capitale consiste à supposer que ce qui a été vrai autrefois est constamment vrai, et que des relations entre gouvernants et gouvernés, possibles et utiles à une certaine époque, sont possibles et utiles dans tous les temps. À mesure que l’activité déprédatrice des tribus primitives diminue, à mesure que des agglomérations plus vastes se forment par la conquête ou par d’autres causes, à mesure que la guerre cesse d’être l’unique affaire de la population mâle tout entière, les sociétés commencent à se développer, à montrer des indices d’une organisation et de diverses fonctions qui antérieurement n’étaient pas possibles, elles acquièrent une complexité et une grandeur croissantes, elles donnent naissance à de nouvelles institutions, à de nouvelles activités, à de nouvelles idées, à de nouveaux sentiments et à de nouvelles habitudes, tout cela fait son apparition sans bruit ni fracas et sans l’intervention d’un roi ou d’un législateur. Si vous désirez arriver à comprendre ces phénomènes de l’évolution sociale, ce ne sera pas en lisant les biographies de tous les grands chefs d’état dont on a conservé le souvenir, y compris Frédéric le Rapace et Napoléon le Traître ; non, quand même vous y useriez vos yeux.

Sur dix personnes il y en a neuf qui se rallient à l’une ou l’autre de ces deux doctrines étroitement unies, et qui par conséquent nient implicitement la science sociale. Mais en outre il y en a d’autres qui la nient expressément dans son ensemble ou dans quelqu’une de ses parties. On s’appuie sur certaines raisons pour nier la possibilité d’une telle science.

Il est impossible de montrer l’inanité de ces arguments avant d’avoir établi en quoi consiste la science sociale, dont la nature essentielle est méconnue par ses critiques ; mais le faire maintenant, serait empiéter sur notre sujet. Quelques objections secondaires pourront cependant sans inconvénient précéder l’objection principale. Considérons d’abord la position prise par M. Froude :

« Quand des causes naturelles peuvent être écartées et neutralisées par ce qu’on appelle la volition, le mot de science ne saurait être prononcé. Si l’homme est libre de décider ce qu’il fera ou ce qu’il ne fera pas, l’homme ne peut être le sujet d’une science exacte. S’il y a une science de l’homme, il n’y a plus de libre arbitre ; l’éloge et le blâme que nous nous distribuons les uns aux autres n’ont pas de raison d’être et sont déplacés[7].

« De ce pouvoir merveilleux qu’a l’homme d’agir mal… résulte l’impossibilité de calculer scientifiquement, avant l’événement, ce que feront les hommes, ou de donner, après l’événement, une explication scientifique de ce qu’ils ont fait[8].

« M. Buckle voudrait se débarrasser des particularités de tel ou tel individu par la doctrine des moyennes… Malheureusement la moyenne d’une génération n’est pas nécessairement celle de la suivante…, il n’y a jamais deux générations pareilles[9].

« Là (dans l’histoire) les phénomènes ne se répètent jamais. Là, nous nous fondons uniquement sur le récit de choses qu’on nous dit être arrivées une fois, mais qui n’arrivent jamais et ne peuvent pas arriver une seconde fois. Là il n’y a pas d’expérience possible ; nous ne pouvons épier le retour d’un fait pour vérifier nos conjectures[10]. »

Ici M. Froude change le terrain de la discussion et la transporte sur le vieux champ de bataille où le libre arbitre est en conflit avec la nécessité ; il déclare qu’une science sociale est incompatible avec le libre arbitre. La première citation n’implique pas seulement que la volonté de l’individu ne peut être soumise au calcul, et qu’il n’existe pas « une science adéquate de l’homme » (que la psychologie n’est pas une science) ; mais il affirme implicitement qu’il n’y a pas de relations de cause entre les états successifs de l’esprit car l’acte de volonté par lequel « les causes naturelles peuvent être écartées » est mis en opposition avec les choses naturelles, et par suite doit être considéré comme surnaturel. Par le fait, cela nous ramène à ce type primitif d’explication que nous avons examiné au début.

En outre, de ce que certains actes de volonté ne peuvent être prévus, M. Froude conclut qu’aucun acte de volonté ne peut l’être ; il ignore que les actes de volonté par lesquels notre conduite ordinaire est déterminée sont si réguliers, qu’il est facile de les prévoir avec une extrême probabilité.


Si, en traversant la rue, un homme voit une voiture se diriger sur lui, on peut hardiment assurer que dans neuf cent quatre-vingt-dix-neuf cas sur mille, il tâchera de ne pas se faire écraser. Si un homme, pressé d’arriver à une station pour prendre le train, sait que par une route il n’a qu’un mille à faire et que par l’autre route il en a deux, on peut affirmer avec confiance qu’il prendra la première ; et si cet homme est convaincu qu’en manquant le train il perdra une fortune et qu’il n’ait que dix minutes pour faire le mille dont il s’agit, il est presque certain qu’il se mettra à courir ou qu’il prendra un cab. S’il peut acheter à sa porte une marchandise de consommation journalière, et qu’à l’autre bout de la ville cette marchandise soit moins bonne et plus chère, il faudra, nous pouvons l’affirmer, qu’il existe entre lui et le marchand éloigné des relations d’un genre particulier, pour qu’il se décide à acheter la mauvaise marchandise qui lui coûte plus de peine et d’argent. S’il veut se défaire d’une propriété, il n’est pas tout-à-fait impossible qu’il la vende à A pour mille livres, bien que B lui en ait offert deux mille, cependant les raisons qui peuvent le pousser à agir de la sorte sont si insolites, qu’elles n’empêchent pas d’émettre ce principe général qu’un homme vend toujours à celui qui lui fait l’offre la plus élevée. Maintenant, puisque les actions les plus fréquentes des citoyens sont déterminées par des motifs si réguliers, il doit en résulter des phénomènes sociaux qui se produisent avec une régularité correspondante, — et même avec une régularité bien plus grande, car les effets des motifs exceptionnels se trouvent perdus au milieu des effets de la masse des motifs ordinaires.

On peut ajouter une autre observation. M. Froude exagère l’antithèse dont il se prévaut en se faisant de la science une conception trop étroite. Il s’exprime comme s’il n’y avait d’autres sciences que les sciences exactes. Les prévisions scientifiques, qu’elles soient qualitatives ou quantitatives, n’ont pas toutes le même degré de précision ; bien que pour certaines classes de phénomènes les prévisions ne soient qu’approximatives, on ne peut pourtant pas dire qu’il n’existe pas une science de ces phénomènes ; dès qu’il y a prévision il y a science. Prenez par exemple la météorologie. On a vu courir le Derby au milieu d’un ouragan de neige, et on a quelquefois fait du feu en juillet ; mais ces anomalies ne nous empêchent pas d’être parfaitement certains que l’été prochain sera plus chaud que l’hiver passé. En automne, nos vents du sud-ouest pourront survenir plus ou moins tard, être violents ou modérés, continus ou intermittents, mais nous sommes sûrs qu’à cette époque de l’année il y aura prédominance des vents du sud-ouest. Il en est de même pour les relations de la pluie et du beau temps avec la quantité de vapeur qui existe dans l’air et avec le poids de la colonne atmosphérique ; on peut émettre à ce sujet des prédictions approximatives, bien qu’on n’en puisse faire d’absolument vraies. Donc, quand même il n’y aurait pas entre les phénomènes sociaux des relations plus précises que celles-là (et les plus importantes sont beaucoup plus précises), il y aurait encore une science sociale.

M. Froude prétend encore que les faits historiques ne fournissent pas la matière d’une science parce que « ils ne se répètent jamais ; » parce que « nous ne pouvons épier le retour d’un fait pour vérifier la valeur de nos conjectures. » Je ne veux pas opposer à cette assertion, l’assertion opposée qui a été souvent reproduite ; je ne veux pas répondre que les phénomènes historiques se répètent souvent ; mais je puis trouver une réplique satisfaisante tout en admettant que M. Froude a mis le doigt sur une des plus grandes difficultés de la science sociale, et en lui accordant que les phénomènes sociaux sont dans chaque cas bien différents de ce qu’ils ont été dans les cas précédents. En effet, dans les sciences concrètes, il n’y a jamais répétition absolue des mêmes faits ; et dans quelques-unes cette répétition n’est pas plus caractérisée que dans la science sociale. Même dans la plus exacte de toutes, l’astronomie, les combinaisons ne sont jamais deux fois les mêmes ; les répétitions ne sont qu’approximatives. Si nous passons à la géologie, nous voyons, il est vrai, les dénudations, les alluvions, les soulèvements, les affaissements, s’opérer conformément à des lois dont la généralité est plus ou moins manifeste, mais les effets de ces lois sont toujours des effets nouveaux par leurs proportions et leurs combinaisons, bien qu’ils ne le soient pas assez pour nous interdire d’établir des comparaisons, de tirer des déductions et de fonder là-dessus des prévisions approximatives.

Si nous n’avions pu opposer aux arguments de M. Froude la réfutation qui précède, il nous en eût lui-même fourni une autre par ses interprétations historiques, qui montrent clairement que sa négation ne doit pas être entendue dans un sens absolu. En pratique, il n’est pas fidèle à la théorie qu’il professe, car il admet implicitement, à ce qu’il nous semble, qu’on peut expliquer certains phénomènes sociaux, sinon tous, par les relations de cause à effet. Ainsi, au sujet de la loi de 1547 sur le vagabondage, aux termes de laquelle les vagabonds déclarés étaient réduits en esclavage, M. Froude s’exprime ainsi : — « Dans l’état de choses qui commençait alors… ni cette pénalité ni aucune autre ne pouvait avoir d’effet pratique contre la paresse[11]. » N’est-ce pas dire que l’action d’un agent mis en jeu était neutralisée par l’action de forces naturelles coexistantes. M. Froude écrit ailleurs, à propos des communaux qu’on clôturait, des petites fermes qu’on fondait ensemble, etc. : — « Sous le règne précédent, on avait réussi, avec bien de la peine, à ralentir ces tendances ; mais, après la mort d’Henri elles acquirent une force et une activité nouvelles[12]. » En d’autres termes, certaines forces sociales, d’abord contre-balancées par d’autres forces, ont produit leurs effets naturels quand l’antagonisme est venu à cesser. M. Froude explique aussi que « malheureusement, deux causes (l’altération des monnaies et un changement dans le système de fermage) concouraient à produire la hausse des prix[13]. » Tout le long de l’Histoire d’Angleterre de M. Froude, on trouve, j’ai à peine besoin de le dire, des endroits où il attribue certains changements sociaux à des causes tirées de la nature humaine. Bien plus, dans sa leçon sur la Science de l’Histoire, il établit nettement comme « une leçon de l’histoire » que « la loi morale est inscrite sur les tablettes de l’éternité… Seules la justice et la vérité résistent et vivent. L’injustice et le mensonge pourront vivre longtemps ; mais le jour du jugement arrive à la fin pour eux, sous la forme d’une révolution française ou de quelque autre catastrophe terrible. Il dit, aussi quelque part que « les misères et les horreurs sous lesquelles succombe en ce moment l’empire chinois sont le résultat direct et organique du dévergondage moral de ses habitants[14]. » Par chacune de ces assertions, il affirme implicitement que certaines relations sociales, que certaines sortes d’actions sont nécessairement bienfaisantes tandis que d’autres sont nécessairement funestes — induction historique qui fournit une base pour des déductions positives. Nous ne devons donc pas prendre trop à la lettre les paroles de M. Froude, quand il proclame « l’impossibilité de calculer scientifiquement, avant l’événement, ce que feront les hommes, ou de donner, après l’événement, une explication scientifique de ce qu’ils ont fait. »

Il est un autre écrivain qui conteste aussi la possibilité d’une science sociale ; ou du moins cette science se rapporte suivant lui à des phénomènes tellement soumis à l’influence providentielle, qu’elle ne répond pas à la véritable définition du mot science. C’est le chanoine Kingsley. Dans son discours sur Les limites de la science exacte appliquée à l’histoire, il s’exprime ainsi :

« Puisque les lois de la matière sont nécessaires, dites-vous, il en est probablement de même des lois auxquelles est soumise la vie humaine. Soit. Mais dans quel sens les lois de la matière sont-elles nécessaires ? Est-ce en puissance ou en acte ? Même dans la loi qui semble la plus uniforme et la plus universelle, où trouvons-nous la nécessité et l’irrésistibilité ? N’y a-t-il pas dans la nature une lutte perpétuelle, loi contre loi, force contre force, et n’en résulte-t-il pas une variété infinie d’effets inattendus ? Chaque loi ne peut-elle pas à chaque instant être contrariée par une autre loi, si bien que la première, tout en continuant à lutter pour l’emporter, peut être annihilée pour un temps indéfini ? La loi de la pesanteur est immuable. Mais toutes les pierres tombent-elles réellement à terre ? Certainement non. Je puis en prendre une et la garder dans la main. C’est une loi qui fait qu’elle y reste ; la loi de la pesanteur fait qu’elle est lourde dans ma main ; mais elle n’est pas tombée à terre, et elle ne tombera pas jusque ce que je la lâche. Il en est de la loi nécessaire de la pesanteur comme des autres. En puissance, elle est immuable ; en acte elle peut être vaincue par d’autres lois[15]. »

Ce passage a été sévèrement critiqué, si j’ai bon souvenir, lorsque le discours a été publié pour la première fois ; et il n’eût pas été généreux de le citer si le chanoine Kingsley ne l’avait reproduit plus tard dans son ouvrage intitulé Le Romain et le Teuton. Il suffit de signaler le sens inaccoutumé que l’auteur prête aux idées scientifiques. M. Kingsley diffère profondément d’opinion avec les philosophes et les hommes de science, en ce qu’il considère une loi comme étant par elle-même une puissance ou une force, ce qui le mène à se représenter une loi « vaincue par d’autres lois. » La définition acceptée d’une loi est, au contraire, l’ordre régulier auquel se conforment les manifestations d’une puissance ou d’une force. M. Kingsley se fait aussi de la gravitation une idée tout à fait particulière. La gravitation est conçue par les physiciens et les astronomes comme une force universelle et toujours agissante qui s’exerce entre les portions de matière lorsqu’elles sont à des distances sensibles, et la loi de cette force est qu’elle varie en raison directe de la masse, et en raison inverse du carré des distances. M. Kingsley admet que la loi de la gravitation est « vaincue » si l’on empêche une pierre de tomber à terre ; — que la loi (non la force) « est en lutte » et que, puisqu’elle ne produit, plus de mouvement, « l’action nécessaire des lois de la pesanteur » (non pas l’action de la pesanteur) est suspendue : la vérité est que ni la loi ni la force ne sont le moins du monde modifiées. En outre la théorie des phénomènes naturels auxquels M. Kingsley est arrivé, semble être que lorsque deux forces ou un plus grand nombre (ou bien des lois, s’il le préfère) entrent en jeu, elles sont suspendues l’une par l’autre partiellement ou complètement. La doctrine admise par les hommes de science est au contraire que les forces conservent toute leur action, et que l’effet produit est leur résultante. Ainsi, par exemple, lorsqu’un coup de canon est tiré horizontalement, la force initiale produit dans un temps donné précisément la même quantité de mouvement horizontal que si la pesanteur n’existait pas et la pesanteur produit dans le même temps une chute verticale précisément égale à celle qui se serait produite si on avait laissé tomber le boulet de la bouche du canon. Du reste, professant ces idées particulières sur la façon dont la causalité s’exerce dans les phénomènes physiques, le chanoine Kingsley est logique en niant la causalité en histoire et en affirmant que « tant que l’homme aura le pouvoir mystérieux de transgresser les lois de sa propre existence, non seulement cette causalité ne peut être reconnue, mais encore elle ne peut exister[16]. » En même temps il est évident qu’on ne peut engager avec profit une discussion sur la question dont il s’agit, jusqu’à ce que le chanoine Kingsley soit arrivé à une entente quelconque avec les hommes de science sur la conception de la force et de la loi, et sur la façon dont les phénomènes produits par un concours de forces peuvent être formulés par une loi.

Cependant, sans attendre que cette entente se soit faite, ce qui serait probablement un peu long, on peut répondre aux arguments du chanoine Kingsley, en plaçant en regard certaines conclusions qu’il a lui-même avancées ailleurs. Une édition d’Alton Locke publiée postérieurement à l’époque où fut prononcé le discours que nous venons de citer, contient une nouvelle préface où se trouvent, entre autres, les passages suivants :

« Le progrès vers des institutions de plus en plus populaires peut être lent, mais il est sûr. Toutes les fois qu’une classe a conçu l’espoir d’être fidèlement représentée, elle est certaine de réaliser ses espérances, à moins qu’elle n’ait recours à des violences ou qu’elle n’en provoque, ce qui est impossible en Angleterre. La chose sera[17] …… Si quelques jeunes gentlemen songent…… à une réaction conservatrice autre que celle-là… ou même à arrêter ce que le monde appelle le progrès, ce que je pourrais définir la mise en pratique des résultats de la science inductive, — ils ressemblent au roi Picrochole de Rabelais ; ils rêvent un royaume qui leur sera rendu le jour de l’arrivée des Coquecigrues[18]. »

Dans une préface, adressée aux ouvriers et publiée dans une précédente édition, il disait :

« Si vous êtes dans une meilleure situation qu’en 1848, vous le devez principalement à ces lois de l’économie politique (c’est le nom qu’on leur donne) que j’appelle les accidents naturels et brutaux de l’offre et de la demande, etc.[19]. »

Ces passages expliquent les changements présentement accomplis comme des effets de forces naturelles, agissant conformément à des lois naturelles, et ils en prédisent d’autres qui seront dus aux forces naturelles agissant actuellement.

En un mot on s’appuie sur des généralisations tirées de l’expérience pour expliquer les phénomènes du passé et prévoir ceux de l’avenir. C’est là reconnaître implicitement cette Science Sociale qu’on nie explicitement.

On peut imaginer une réponse à nos critiques. En cherchant à concilier des assertions qui semblent absolument contradictoires, nous sommes réduits à supposer que l’auteur veut dire que les explications et les prévisions générales sont possibles, mais non celles qui sont particulières. En nous rappelant que M. Fronde explique les phénomènes historiques comme produits par des causes naturelles, nous devons conclure qu’il considère certaines classes de faits sociologiques (ceux qui se rattachent à l’économie politique, par exemple) comme scientifiquement explicables, tandis que les autres classes ne le sont pas. Si telle est son idée, il n’est pas facile de comprendre que les résultats des volitions humaines, considérées une à une ou dans leur ensemble, soient incalculables, et que cependant les faits de l’économie politique puissent être traités scientifiquement ; car ces faits, aussi bien que les autres faits sociaux, sont déterminés par des volontés agrégées. De même le chanoine Kingsley reconnaît, tout aussi clairement les lois économiques, et aussi certaines lois sur le progrès — il va jusqu’à mettre ses auditeurs en garde contre l’idée qu’il puisse nier l’application de la méthode inductive aux phénomènes sociaux — il faut donc supposer qu’il considère cette méthode inductive comme n’étant que partiellement applicable. Il est en droit de s’appuyer sur le titre et sur quelques passages de son discours pour soutenir qu’il a simplement voulu dire qu’il y avait des limites à l’explication précise des faits sociaux. Cette attitude ne semble pas conciliable avec la doctrine qu’il peut y avoir des dérogations aux lois sociales, providentiellement ou autrement ; mais nous ne faisons qu’indiquer ces critiques secondaires, et nous répliquons qu’en ce cas, sa réponse est en dehors de la question. S’il veut dire simplement que les prévisions sociologiques ne peuvent être qu’approximatives, — s’il dénie seulement la possibilité de faire de la science sociale une science exacte : nous disons que c’est là nier une chose que personne n’a soutenue. La science exacte n’est qu’une moitié de la science. Les phénomènes de certains ordres ont seuls des relations quantitatives aussi bien que qualitatives. Dans les autres ordres, les facteurs qui produisent les phénomènes sont si nombreux et si difficiles à mesurer, qu’il devient très-difficile, sinon impossible, de développer sous la forme quantitative la connaissance que nous en avons. Ces ordres de phénomènes ne sont pas pour cela exclus du domaine de la science. En géologie, en biologie, en psychologie, la plupart des prévisions ne sont que qualitatives ; lorsqu’elles sont quantitatives elles ne le sont jamais avec une grande précision et presque toujours d’une manière très-vague. Néanmoins nous n’hésitons pas à les considérer comme scientifiques. Il en est de même dans la science sociale. Les phénomènes qu’elle présente plus complexes que tous les autres, sont moins que tous les autres susceptibles d’être traités avec précision ; ceux d’entre eux susceptibles d’être généralisés ne peuvent l’être que dans des limites assez vagues de temps et d’importance, et il en reste beaucoup qui ne peuvent pas l’être du tout. Mais dès qu’il peut y avoir généralisation, et que sur cette généralisation on peut baser une interprétation, il y a une science. Quiconque exprime des opinions politiques — quiconque affirme que telle ou telle direction donnée aux affaires publiques sera avantageuse ou funeste, admet implicitement une science sociale, car il affirme implicitement qu’il y a pour les actions sociales un ordre de succession naturel, et que, puisque cet ordre est naturel, on peut en prévoir les résultats.

Ramenée à une forme plus concrète, la question se posera ainsi : — M. Froude et le chanoine Kingsley croient tous deux à une grande efficacité de la législation ; — et même ils lui attribuent probablement plus d’efficacité que ne le font plusieurs de ceux qui affirment l’existence d’une science sociale. Croire à l’efficacité de la législation, c’est croire que la perspective de certaines peines ou de certaines récompenses agira pour détourner ou pour déterminer — qu’elle modifiera la conduite des individus et par là l’action sociale. Il est impossible d’affirmer qu’une loi donnée produira un effet prévu sur un certain individu ; mais on ne doute pas qu’elle ne doive produire un effet prévu sur la masse des individus. Bien que M. Froude prétende, en argumentant contre M. Buckle, « qu’il se débarrasserait bien des particularités de tel ou tel individu par la doctrine des moyennes » mais que « malheureusement la moyenne d’une génération n’est pas nécessairement celle de l’autre ; » cela n’empêche que M. Froude croit tellement lui-même à la doctrine des moyennes, qu’il admet que des défenses législatives, appuyées par des menaces de mort et d’emprisonnement, retiendront la grande majorité des hommes dans une mesure qui peut être déterminée à l’avance. Tout en soutenant que les résultats de la volonté individuelle sont incalculables, il affirme implicitement, lorsqu’il approuve certaines lois et qu’il en blâme d’autres, que les résultats de l’agrégat de volontés sont calculables. Et si l’on peut dire cela de la réunion des volontés en tant qu’elles sont influencées par la législation, on peut le dire de la réunion des volontés en tant qu’elles sont soumises aux influences sociales en général. Si l’on accorde que le désir d’éviter le châtiment agira sur la moyenne des hommes de façon à produire un résultat moyen prévu, il faut aussi accorder que, chez la moyenne des hommes, le désir d’obtenir la meilleure rémunération possible de leur travail, le désir de parvenir à un rang plus élevé, celui d’obtenir des louanges, et ainsi de suite, produiront chacun un certain résultat moyen. Et accorder cela c’est accorder qu’on peut dans une certaine mesure prévoir les phénomènes sociaux, et par conséquent qu’il existe une science sociale.

En résumé, les positions respectives sont celles-ci. D’un côté, s’il n’y a pas de causalité naturelle dans les actions des hommes réunis en société, un gouvernement et une législation sont choses absurdes. On peut, si l’on veut, faire dépendre les Actes du parlement d’un tirage au sort, ou les jouer à pile ou face ; ou mieux encore, on peut s’en passer : les conséquences sociales ne se déroulant pas dans un ordre assignable, on ne saurait compter sur aucun effet ; — tout est dans le chaos. D’un autre côté, s’il y a une causalité naturelle, la combinaison des forces qui produit la combinaison des effets la produit conformément aux lois de ces forces. Et s’il en est ainsi, il est de notre devoir de faire tous nos efforts pour reconnaître la nature des forces, leurs lois, et leur action mutuelle et réciproque.

Tout cela s’éclaircira autant que possible quand nous discuterons la question à laquelle nous allons passer : — quelle est la nature de la science sociale ? Lorsqu’on s’en sera fait une idée précise, on comprendra que la négation d’une science sociale est venue de la confusion qui s’est établie entre les deux classes de phénomènes que présentent les sociétés, classes qui sont essentiellement différentes. La première, presque ignorée par les historiens, constitue le sujet et la matière de la science sociale ; l’autre, qui les occupe presque exclusivement, n’admet la coordination scientifique qu’à un très faible degré, en supposant même qu’elle l’admette.


  1. Daily Paper, 22 janvier 1849.
  2. The theocratic Philosophy of English History, vol. I, p. 49.
  3. Ibid., vol. II, p. 681.
  4. The theocratic Philosophy of English History, vol. II, p. 289.
  5. La Main de l’Homme et le Doigt de Dieu dans les malheurs de la France, par J. C. ex-aumonier dans l’armée auxiliaire. Paris, Douniol et Cie 1871
  6. The Roman and the Teuton., pp. 339-40.
  7. Short-studies on Great subjects, vol. I, p. 11.
  8. Ibid., vol. I, p. 22.
  9. Ibid., vol. I, p. 24.
  10. Ibid., vol. I, p. 15.
  11. History of England, vol. V, p. 70.
  12. Ibid., vol. V, p. 108.
  13. History of England, vol. V, p. 109.
  14. Short studies on Great subjects, p. 59.
  15. The limits of exact science as applied to History, p. 20.
  16. The limits of exact science as applied to History, p. 21.
  17. Alton Locke, nouvelle édition, préface, p. XXI.
  18. Ibid., p. XXIII, XXIV.
  19. Ibid., préface, 1854, p. XXVII.