Introduction à la Science sociale (13ème édition)/III

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CHAPITRE III

NATURE DE LA SCIENCE SOCIALE

Donnez à un maçon des briques bien cuites, dures, aux arêtes vives, il pourra construire sans mortier un mur très-solide d’une assez grande hauteur. Au contraire, si les briques sont faites d’une mauvaise argile, si leur cuisson a été irrégulière, si elles sont gauchies, fendues, cassées, il sera impossible de construire sans mortier un mur égal au premier en élévation et en stabilité. Lorsqu’un ouvrier travaille dans un arsenal à empiler des boulets de canon, ces masses sphériques ne se comportent pas comme se comporteraient des briques. Il y a pour les piles de boulets des formes définies le tétraèdre, la pyramide à base carrée et le solide à base rectangulaire terminé par une arête. Chacune de ces formes permet d’obtenir la symétrie et la stabilité qui sont incompatibles avec toutes les formes à faces verticales ou très-inclinées. Si encore, au lieu de boulets sphériques et de même volume, il s’agit d’empiler des galets irréguliers, à demi arrondis et de grosseur différente, force sera de renoncer aux formes géométriques définies. L’ouvrier ne pourra obtenir qu’un tas instable, dépourvu d’angles et de surfaces régulières. En rapprochant ces faits et en cherchant à en déduire une vérité générale, nous voyons que le caractère de l’agrégat est déterminé par les caractères des unités qui le composent.

Si nous passons de ces unités visibles et tangibles à celles que considèrent les physiciens et les chimistes et qui constituent les masses matérielles, nous constatons le même principe. Pour chacun de ces soi-disant éléments, pour chacun de leurs composés, pour chaque combinaison nouvelle de ces composés, il existe une forme particulière de cristallisation. Bien que ces cristaux diffèrent de grandeur, bien qu’on puisse les modifier en tronquant leurs angles et leurs arêtes, leur type de structure reste constant, comme le clivage en est la preuve. Toutes les espèces de molécules ont des formes cristallines particulières suivant lesquelles elles s’agrègent. Dans bien des cas, il est vrai, une substance, simple ou composée, a deux formes d’agrégation ou même davantage, mais on explique ce fait en admettant que cette diversité de formes provient d’une diversité qui s’est produite dans la structure même des molécules, par suite de changements allotropiques ou isomériques. La relation entre la nature des molécules et leur mode de cristallisation est tellement constante, qu’étant données deux sortes de molécules voisines l’une de l’autre par leurs réactions chimiques, on peut prévoir avec certitude que leurs systèmes de cristallisation seront très-rapprochés. En somme, on sera en droit d’affirmer sans hésitation, comme un résultat démontré par la physique et la chimie, que dans tous les phénomènes que présente la matière inorganique, la nature des éléments détermine certains caractères dans les agrégats.

Ce principe se vérifie également sur les agrégats qu’on rencontre dans la matière vivante. Dans la substance de chaque espèce de plante ou d’animal, il y a une tendance vers la structure de cette plante ou de cet animal, tendance constatée jusqu’à l’évidence dans tous les cas où les conditions de la persistance de la vie sont suffisamment simples, et où les tissus n’ont pas acquis une structure trop délicate pour se prêter à un arrangement nouveau. Parmi les animaux, l’exemple si souvent cité du polype fait ressortir cette vérité. Quand on le coupe en morceaux, chaque fragment se trouve être un polype doué de la même organisation et des mêmes facultés que l’animal entier. Parmi les plantes, l’exemple du Begonia est aussi frappant. Mettez en terre un morceau de feuille, vous verrez se développer une plante complète. Dans les Begonia phyllomaniaca, la nouvelle plante pourra provenir des écailles qui se détachent spontanément des feuilles et de la tige. Le cas du Begonia, comme celui du polype, en montrant que l’élément a toujours pour type d’agrégation le type de l’organisme auquel il appartient, nous rappelle cette vérité universelle, que les unités qui composent tous les germes des plantes ou des animaux ont une tendance à reproduire le type d’agrégat primordial.

Ainsi, étant donnée la nature des unités, celle des composés qu’ils forment est déterminée. Quand je dis la nature, j’entends les traits essentiels et non les traits accidentels. Les caractères des unités déterminent certaines limites que ne peuvent dépasser dans leurs variations les caractères du composé. Les circonstances dans lesquelles se produit l’agrégation peuvent considérablement modifier les résultats ; elles peuvent, dans certains cas, empêcher complètement l’agrégation, dans d’autres la contrarier, quelquefois la faciliter plus ou moins : elles ne peuvent jamais donner au composé des caractères incompatibles avec les caractères des unités. Il n’y a pas de conditions favorables qui puissent permettre à un ouvrier d’empiler les boulets de canon de façon à en former un mur vertical, — qui puissent faire cristalliser le sel de cuisine dans le système prismatique oblique, comme le sulfate de soude, au lieu du système cubique, — qui puissent faire prendre à un fragment de polype la structure d’un mollusque.


La même vérité se manifeste dans les sociétés plus ou moins définies que forment entre eux les êtres inférieurs. Soit que ces sociétés ne se composent que d’un assemblage confus, soit qu’elles constituent une sorte d’organisation avec division du travail entre leurs membres, — cas qui se présente fréquemment, les propriétés des éléments sont encore déterminantes. Étant donnée la structure des individus avec les instincts qui en résultent, la communauté formée par ces individus présentera forcément certains traits, et aucune communauté présentant les mêmes traits ne pourra être formée par des individus doués d’une autre structure et d’instincts différents.

Ceux qui ont été élevés dans la croyance qu’il existe une loi pour l’univers et une autre pour l’humanité éprouveront sans doute quelque surprise à la pensée de faire rentrer les agrégats d’hommes dans notre formule. Et cependant, dire que les propriétés des parties déterminent les propriétés du tout, c’est énoncer une vérité générale qui s’applique aussi bien aux sociétés qu’à tout le reste. Un coup d’œil général sur les tribus et les nations passées et présentes suffit pour en donner la preuve, et un rapide examen des conditions du problème montre non moins clairement qu’il ne saurait en être autrement.

Négligeons pour un instant les caractères qui sont particuliers aux races et aux individus ; ne considérons que ceux qui sont communs à toute l’espèce et étudions l’influence qu’exerceront ces caractères sur les relations mutuelles des hommes réunis en société.

Tous les hommes ont des besoins de nourriture auxquels correspondent des désirs. Chez tous, l’activité est une dépense physiologique exigeant une compensation sous forme d’aliments, faute de quoi il y a détérioration ; tous répugnent à cette activité quand elle est poussée à l’excès ou même auparavant. Tous sont sujets à des maux corporels, accompagnés de souffrances et provenant de diverses causes physiques ; tous aussi sont sujets à des souffrances émotionnelles, positives ou négatives, causées par les actions des autres. Ainsi que le disait Shylock, insistant sur cette nature humaine que les juifs possèdent en commun avec les chrétiens :

« Est-ce qu’un juif n’a pas des yeux ? Est-ce qu’un juif n’a pas, comme un chrétien, des mains, des organes, des dimensions, des sens, des affections, des passions ? N’est-il pas nourri de la même nourriture, blessé par les mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, guéri par les mêmes remèdes, réchauffé et glacé par le même été et le même hiver ? Si vous nous piquez, ne saignons-nous pas ? Si vous nous chatouillez, ne rions-nous pas ? Si vous nous empoisonnez, ne mourons-nous pas ? Et si vous nous faites du mal, ne nous vengerons-nous pas ? Si nous sommes semblables à vous en tout le reste, nous vous ressemblerons aussi en cela. »

Bien qu’il soit évident qu’on retrouve chez tous les individus certaines qualités essentielles, on ne sait pas toujours en conclure qu’une réunion d’hommes possède des qualités propres qui résultent des qualités des individus ; et que, suivant que les individus concourant à former une agglomération se rapprochent plus ou moins, par leurs qualités propres, des individus faisant partie d’une autre agglomération, les deux agglomérations seront plus ou moins semblables entre elles, de même que deux agglomérations différeront d’autant plus que les individus qui les composent seront plus dissemblables. Si l’on admet cette vérité qui est presque évidente, il est impossible de contester que, dans toute communauté, il existe un groupe de phénomènes qui est le résultat naturel des phénomènes présentés par les membres de la communauté, qu’en d’autres termes l’agrégat présente une série de propriétés déterminées par la série des propriétés de ses parties, et que les relations entre ces deux séries constituent la matière d’une science. Il suffit de se demander ce qui arriverait si les hommes avaient comme certaines créatures inférieures l’instinct de se fuir, pour comprendre que la possibilité même de la société dépend de l’existence chez l’individu d’une propriété émotionnelle. Il suffit de se demander ce qui arriverait si l’homme avait une préférence pour celui qui lui fait le plus de mal, pour voir que les relations sociales seraient entièrement différentes (en supposant même qu’il y en eût de possibles) des relations sociales établies par la tendance inhérente à tout homme de préférer celui qui lui procure le plus de plaisir. Il suffit de se demander ce qui arriverait, si, au lieu de rechercher les moyens les plus faciles d’atteindre un but donné, les hommes recherchaient les moyens les plus difficiles, pour deviner que la société (s’il pouvait en exister une dans ces conditions) ne ressemblerait en rien à aucune de celles que nous connaissons. Si, comme on le voit par ces cas extrêmes, les caractères principaux d’une société correspondent aux caractères principaux de l’homme, il est hors de question qu’il en sera de même pour les caractères secondaires, et qu’il existera toujours un consensus entre la structure et les actions de l’une et de l’autre.

Partant de ce principe, que les propriétés des unités déterminent les propriétés de l’agrégat, nous en concluons qu’il doit y avoir une science sociale exprimant les relations réciproques de l’unité humaine et de l’agrégat humain, avec toute la précision que comporte la nature des phénomènes à étudier. Cette science devra considérer d’abord les types d’hommes qui forment des agrégats peu considérables et sans cohésion, et démontrer de quelle façon les qualités individuelles, intellectuelles et émotionnelles mettent obstacle aux progrès de l’agrégation. Elle expliquera comment de légères modifications de la nature individuelle, produites par un changement dans les conditions de la vie, rendent possibles des agrégats plus étendus. Elle étudiera dans les agrégats d’une certaine importance la genèse des relations sociales, régulatrices aussi bien qu’opératives, qui s’établissent entre leurs membres. Elle montrera ensuite comment, les parties continuant à se modifier sous l’action grandissante et prolongée des influences sociales, il en résultera une plus grande facilité d’agrégation, jointe à une plus grande complication de la structure du corps social. Enfin, dans les sociétés de tout ordre, depuis la plus rudimentaire et la plus barbare jusqu’à la plus grande et la plus civilisée, elle aura à établir quels sont les caractères communs à toutes et déterminés par les caractères communs à tous les hommes ; quels caractères moins généraux, propres à certains groupes de sociétés, résultent de caractères propres à certaines races d’hommes ; enfin quelles sont, dans chaque société, les particularités qu’il convient d’attribuer aux particularités de ses membres. Dans chacun de ces cas, elle aura pour matière la croissance, le développement, la structure et les fonctions de l’agrégat social, en tant que produits par l’action réciproque d’hommes dont la nature contient des traits communs à toute l’humanité, des traits particuliers à une race spéciale et des traits individuels.

En cherchant à expliquer le phénomène du développement social, il faudra naturellement tenir compte des conditions dans lesquelles est placée chaque société, c’est-à-dire de son milieu et de ses relations avec les sociétés voisines. C’est uniquement afin de prévenir les malentendus que nous faisons ces observations, car pour nous la question n’est pas de démontrer que telle ou telle vérité résulte de la science sociale, mais uniquement d’établir qu’étant donnés des hommes possédant certaines propriétés, un agrégat de ces hommes possédera des propriétés dérivées de celles des individus, et qui peuvent faire l’objet d’une science.


« Mais, objectera le lecteur, ne nous avez-vous pas dit plus haut que dans les sociétés les relations de cause à effet étaient d’une complication qui rendait souvent toute prévision impossible ? Ne nous avez-vous pas mis en garde contre la tendance qui nous porte à prendre étourdiment des mesures en vue de tel ou tel but, lorsque l’histoire nous prouve que les moyens mis en œuvre produisent presque toujours des résultats absolument imprévus ? Ne nous avez-nous pas cité des exemples d’événements majeurs amenés par des causes dont on aurait justement attendu l’effet contraire ? Comment peut-il donc y avoir une science sociale ? Louis-Napoléon n’a pas pu prévoir qu’en attaquant l’Allemagne pour l’empêcher de prendre de la cohésion, il faisait la chose du monde la plus propre à la consolider ; M. Thiers, il y a vingt-cinq ans, aurait traité de lunatique celui qui lui eût annoncé qu’un jour on ferait feu sur lui du haut de ses propres fortifications ; comment serait-il donc possible d’établir pour les phénomènes sociaux une classification scientifique ou quelque chose d’approchant ? »

L’objection que nous venons de formuler aussi fortement que nous l’avons pu se présente plus ou moins clairement à l’esprit de presque toutes les personnes auxquelles on propose d’étudier la sociologie d’après des méthodes scientifiques, avec l’espoir d’arriver à des résultats ayant une certitude scientifique. Avant d’y faire une réponse précise, je demande la permission de présenter une considération d’ordre général qui sera déjà une réponse.

La science de la mécanique est arrivée à un développement qui ne le cède qu’à celui des sciences purement abstraites. Nous ne prétendons pas qu’elle ait atteint la perfection mais elle s’en rapproche. On le voit à l’exactitude des prédictions que la rigueur de ses principes autorise de la part des astronomes, et les résultats qu’obtient un bon officier d’artillerie montrent que, dans son application aux mouvements qui ont lieu sur la terre, la mécanique comporte des prévisions très-précises. Prenons donc la mécanique pour type d’une science très-avancée, et cherchons ce qu’elle nous permettra de prévoir à l’égard d’un phénomène concret et qui devra rester en dehors de nos prévisions. Supposons qu’il s’agisse de faire sauter une mine et qu’on demande ce que deviendront les fragments de matière projetés dans les airs. Voyons jusqu’à quel point les lois connues de la dynamique nous autoriseront à répondre. Avant les observations de la science, nous savions par expérience qu’après avoir été projetés plus ou moins haut les fragments retomberaient ; qu’ils tomberaient sur le sol après des intervalles de temps inégaux et à des places différentes, mais situées dans un rayon circonscrit. La science nous a mis en état d’aller plus loin. Les mêmes principes qui nous permettent de prévoir la trajectoire d’une planète ou d’un boulet nous enseignent que chacun des fragments décrira une courbe ; que toutes ces courbes, bien que différentes entre elles, seront de la même espèce ; que (en supposant que l’on néglige les déviations dues à la résistance de l’air) ce seront des portions d’ellipses assez excentriques pour se confondre avec des paraboles, du moins lorsque la pression des gaz cessera d’accélérer le mouvement. Les principes de la mécanique nous permettent de prévoir tout cela avec certitude, mais nous interrogerions vainement la science sur le sort particulier de chacun des fragments. La partie gauche de la masse sous laquelle est placée la poudre sautera-t-elle en un seul morceau ou en plusieurs ? Ce morceau-ci sera-t-il lancé plus haut que celui-là ? Un des débris sera-t-il arrêté dans sa course par un obstacle contre lequel il viendra se heurter ? Quel sera le fragment arrêté ? Autant de questions que la mécanique laisse sans réponses. Non qu’il puisse rien se passer qui ne soit conforme à des lois, mais les données nous manquent pour établir nos prévisions.

On voit qu’au sujet d’un phénomène concret tant soit peu complexe la plus exacte des sciences ne nous permettra que des prévisions, ou générales, ou en partie spéciales. S’il en est ainsi, lorsque les rapports de cause à effet sont simples et parfaitement connus, à plus forte raison devons-nous nous attendre à ce qu’il en soit de même lorsqu’il s’agira de rapports de cause à effet compliqués, et sur lesquels nous ne possédons encore que les notions les plus élémentaires. La marche générale d’un phénomène peut être prévue ; les détails ne peuvent l’être. Pour mieux faire saisir ce contraste, nous aurons recours à un autre exemple moins éloigné de la science qui nous occupe.


Un enfant vient de naître : pouvons-nous prévoir ce que l’avenir lui réserve ? Mourra-t-il en bas âge ? vivra-t-il quelque temps pour être enlevé plus tard par la scarlatine ou la coqueluche ? aura-t-il la rougeole ou la petite vérole et s’en remettra-t-il ? Personne ne le sait. Tombera-t-il un jour du haut d’un escalier ? sera-t-il écrasé ? mettra-t-il le feu à ses vêtements ? sera-t-il tué ou estropié par l’un de ces accidents ? On ne le sait pas davantage. Personne ne peut dire qu’en grandissant il ne deviendra pas épileptique, qu’il ne sera pas attaqué de la danse de Saint-Guy ou de quelque autre mal redoutable. Regardez-le dans les bras de sa nourrice et dites-nous avec certitude s’il sera intelligent ou borné, doux ou méchant. Vous ne le pouvez pas, pas plus que vous ne pouvez prévoir ce qui lui arrivera s’il parvient à l’âge d’homme. Les événements de sa vie seront déterminés en partie par sa nature propre, en partie par le milieu où il se trouvera. Demander s’il obtiendra le succès dû à la persévérance, si les circonstances permettront à ses facultés de prendre un libre essor, s’il sera favorisé par les circonstances, c’est poser des questions auxquelles il est absolument impossible de répondre. En un mot, les faits dits biographiques échappent à nos prévisions.

Si des faits absolument personnels à ce nouveau-né nous passons à d’autres que nous appellerons quasi biographiques, les conjectures deviendront permises. Bien que les enfants mettent un temps extrêmement variable à se développer, que les uns soient précoces et les autres retardés, leur développement obéit à des lois assez constantes pour que nous puissions prédire à coup sûr qu’à trois ans le baby ne sera ni un mathématicien ni un dramaturge ; qu’à dix ans il ne sera pas un psychologue et qu’il ne s’élèvera pas à de hautes conceptions politiques avant que sa voix ait mué Dans un autre ordre d’idées, nous pourrons hasarder des prédictions du même genre. Personne ne peut dire qu’il se mariera, mais on peut avancer que, selon toute probabilité, il aura, à un certain âge, quelque envie de se marier. Aura-t-il des enfants ? Personne n’en sait rien ; mais, s’il en a, il est permis de prévoir que le sentiment de la paternité se développera chez lui à un degré quelconque.

Que si maintenant, prenant l’ensemble des faits qui peuvent se produire durant toute la vie de cet enfant, nous écartons les faits biographiques et quasi biographiques comme interdisant ou limitant les prévisions, il nous restera plusieurs classes de faits qu’on peut prévoir, les uns avec certitude, les autres avec une grande probabilité ; tantôt avec précision, tantôt d’une façon plus ou moins vague. Nous voulons parler de ceux qui sont relatifs à la croissance, au développement, à la structure et aux différentes fonctions du corps humain.

Par une conséquence naturelle de cet amour de la personnalité humaine qui nous inspire un si vif intérêt pour les incidents de la vie, nous prenons l’habitude de négliger, comme indigne de notre attention, ce qu’il y a de constant dans l’existence de l’homme. De là vient qu’en examinant l’avenir d’un nouveau-né on laisse de côté tous les phénomènes vitaux dont son corps sera le siége, phénomènes qu’il est possible et qu’il importe de connaître. Tout le monde admet que l’anatomie et la physiologie, — nous entendons par là, non-seulement la structure et les fonctions de l’adulte, mais encore l’histoire de cette structure et de ces fonctions pendant l’évolution individuelle, — font l’objet d’une science. Bien que les principes généraux de coexistence et de succession sur lesquels s’appuie cette science ne soient pas d’une exactitude rigoureuse ; bien que les individus mal conformés constituent des exceptions aux lois de la structure, et que le jeu des organes présente aussi parfois des anomalies impossibles à prévoir ; bien que les phénomènes de croissance et de formation varient d’individu à individu dans une mesure assez considérable, et que nous constations les mêmes irrégularités dans l’époque à laquelle certains organes commencent à fonctionner et dans la manière dont ils fonctionnent ; en dépit de tout cela personne ne met en doute que l’étude des phénomènes biologiques présentés par le corps humain ne nous fournisse une série de notions ayant la précision nécessaire pour constituer ce qu’on entend par « une science ».

Par conséquent, si une personne absolument ignorante de ce que nous appellerons, pour le moment, anthropologie (bien que le sens où l’on prend maintenant ce mot ne nous permette guère de l’employer ici), se fondant sur l’impossibilité de prévoir l’avenir d’un nouveau-né, vient nous déclarer qu’un enfant ne peut pas fournir la matière d’une science, cette personne tombera dans une erreur manifeste — et ce qui rendra son erreur frappante, c’est que nous n’avons qu’à jeter les yeux autour de nous pour observer combien il est différent d’expliquer un corps vivant, ou d’expliquer sa conduite et les événements qui se rapportent à lui.

Sans aucun doute, le lecteur aperçoit l’analogie. Ce que la biographie est à l’anthropologie, l’histoire, telle qu’on la comprend généralement, l’est à la science sociale. Il y a le même rapport entre la biographie vulgaire, se bornant à raconter les faits et gestes d’un homme, et l’exposé raisonné de l’évolution physique, intellectuelle, organique et fonctionnelle de ce même individu, qu’entre l’histoire qui enregistre les faits et gestes d’une nation et la science qui nous fait connaître les institutions régulatrices et opératives d’un peuple, et la manière dont il a acquis graduellement sa structure et ses fonctions. Si l’on se trompe en disant que la science de l’homme n’existe pas puisqu’on ne peut prévoir les événements de la vie, on ne se trompe pas moins en disant que la science sociale n’existe pas puisqu’il est impossible de prévoir les faits qui font la matière de l’histoire ordinaire.

Nous ne prétendons naturellement pas que l’analogie soit absolue entre un organisme individuel et un organisme social, et que la distinction que nous venons d’établir soit aussi nette dans un cas que dans l’autre. La structure et les fonctions de l’organisme social sont évidemment moins spécifiques, plus modifiables, plus dépendantes de conditions perpétuellement variables. Nous voulons dire seulement que dans les deux cas, derrière les phénomènes dont l’ensemble constitue la conduite, et qui ne fournissent pas la matière d’une science, se trouvent certains phénomènes vitaux susceptibles d’une coordination scientifique. De même que l’homme possède une structure et des fonctions qui lui permettent d’accomplir les actes enregistrés par son biographe, de même la nation possède à son tour une structure et des fonctions qui lui permettent d’accomplir les actes enregistrés par son historien : dans les deux cas, c’est de la structure et des fonctions, considérées dans leur origine, leur développement et leur déclin, que la science devra s’occuper.

Nous devons ajouter, pour donner plus de justesse à notre comparaison, et mieux faire comprendre la nature de la science sociale, que la morphologie et la physiologie de la société correspondent à la morphologie et à la physiologie générales, plutôt qu’à la morphologie et à la physiologie purement humaines. Les organismes sociaux doivent être, exactement comme les organismes individuels, divisés en classes, subdivisées elles-mêmes en ordres. Il est certain qu’ils n’admettent pas une classification aussi précise et aussi régulière ; mais néanmoins ils présentent des ressemblances et des dissemblances assez marquées pour qu’on ait le droit de les grouper d’après leurs différences principales, et de subdiviser ces groupes d’après les différences moins tranchées. De même que la biologie découvre des lois de développement, de structure et de fonction qui s’appliquent à tous les organismes en général, et d’autres qui ne sont applicables qu’à certaines classes ou à certains ordres ; de même, en ce qui concerne le développement, la structure et les fonctions du corps social, la science sociale devra établir des principes qui tantôt seront universels, tantôt seulement généraux, tantôt même spéciaux.

Nous rappellerons ici notre conclusion précédente : les agrégats sociaux présenteront évidemment d’autant plus de propriétés communes qu’il y a plus de propriétés communes à tous les êtres humains considérés comme unités sociales ; les caractères communs à une race se retrouveront chez toutes les nations appartenant à cette race ; enfin les caractères particuliers à une variété supérieure de l’espèce humaine se retrouveront chez toutes les communautés formées par cette variété.

Que nous prenions le sujet au point de vue abstrait ou au point de vue concret, nous arrivons à la même conclusion. Il suffit de jeter un regard, d’une part, sur les variétés d’hommes non civilisés et sur l’organisation de leurs tribus, d’autre part sur les variétés d’hommes civilisés et sur l’organisation de leurs nations, pour voir que nos conclusions se trouvent vérifiées par les faits. Les relations qui existent entre les phénomènes de la nature humaine individuelle et les phénomènes de la nature humaine agrégée en société étant ainsi établis à priori et à posteriori, force nous est bien de reconnaître que la nature humaine, étudiée dans les agrégations qu’elle produit, fournit la matière d’une science.

Nous nous sommes bornés à esquisser à grands traits la science sociale ; qu’il nous soit permis de compléter notre ébauche et d’en arrêter les contours. Nous allons rassembler ici un petit nombre de vérités : les unes seront familières à tous les esprits ; nous avons choisi les autres, non en raison de leur intérêt ou de leur importance, mais parce qu’elles sont faciles à exposer. Notre seul but est de faire comprendre clairement au lecteur la nature des vérités sociologiques.

Il est un fait constant, c’est qu’en matière de société, agrégation est inséparable d’organisation. Prenez une société à l’état rudimentaire, formée de quelques éléments incohérents, vous n’y trouverez ni subordination, ni centre d’autorité. C’est seulement lorsque l’agrégat a pris un peu d’importance et de cohésion que s’établissent des chefs pourvus d’attributions déterminées. Sans une structure gouvernementale forte et durable, dont elle suivra l’évolution, jamais une société n’atteindra un grand développement. Il est indispensable qu’il se fasse une sorte de travail préparatoire destiné à diviser les éléments primitivement homogènes en deux parties distinctes : ceux qui coordonneront et ceux qui seront coordonnés.

À mesure que la société grandit, le centre régulateur imite son évolution ; il est devenu permanent, il va infailliblement devenir plus ou moins complexe. Les attributions du chef ne sont pas compliquées dans une petite tribu où le commandement passe de mains en mains, mais à mesure que la tribu grandit, soit parce qu’elle se multiplie, soit parce qu’elle s’assujettit d’autres tribus, l’agent gouvernant se développe graduellement par l’adjonction d’agents régulateurs subordonnés.

Parce que ces faits sont simples et connus de tout le monde, ce n’est pas une raison pour en méconnaître l’importance. Ils se résumeront en une proposition qui, pour être banale n’en sera pas moins scientifique ; les hommes ne s’élèvent à l’état d’agrégat social qu’à la condition de créer entre eux des inégalités quant à l’autorité, et l’action d’une organisation qui rend l’obéissance obligatoire peut seule les faire concourir en qualité de tout à une action commune. Voilà un caractère fondamental commun à tous les agrégats sociaux, et qui procède d’un caractère commun à leurs unités. C’est donc une vérité en sociologie, de même que c’est une vérité en biologie, que la formation d’un organisme vivant, quel qu’il soit, commence par une certaine différenciation dont le résultat est de rendre la portion périphérique distincte de la portion centrale. Les exceptions à ce principe que nous rencontrons en biologie dans ces petites fractions de protoplasma qui sont placées au dernier degré de l’échelle de la vie, correspondent aux exceptions que présentent dans la science sociale ces petits assemblages incohérents formés par les types tout à fait inférieurs de l’humanité.

Dans ces petites sociétés primitives, la différence entre l’élément dirigeant et l’élément dirigé est non-seulement imparfaite, mais encore confuse. Au début, le chef ne se distingue de ses compagnons que par une plus grande autorité ; du reste, il chasse, fabrique ses armes, vit et travaille exactement comme les autres ; à la guerre même, tout en commandant, il remplit les fonctions de simple soldat. La démarcation politique n’est pas mieux tracée ; l’action judiciaire du chef se borne à user de son ascendant personnel pour maintenir l’ordre.

Quand on s’élève d’un degré, l’autorité du chef étant bien établie, celui-ci ne travaille plus de ses mains, mais rien ne le distingue encore, au point de vue industriel, du reste de la classe dirigeante, qui s’est formée pendant qu’il affermissait sa domination ; comme les autres membres de cette classe, il emploie simplement des délégués à exécuter des travaux productifs. Une nouvelle extension de pouvoir n’amènera pas la séparation complète des fonctions politiques et industrielles : le chef reste généralement le régulateur de la production ; souvent même il est le régulateur du commerce et préside aux échanges. Il est juste d’ajouter que cette dernière fonction est la première qu’il cesse d’exercer personnellement. L’industrie aime l’indépendance et cherche de bonne heure à se soustraire au contrôle du chef, contrôle de plus en plus rigoureux sur tout ce qui touche à la politique et à l’armée. À la suite de la différenciation que nous avons notée entre l’élément régulateur et l’élément opératif, on verra la diversité de ces deux éléments s’accuser de plus en plus par la manière dont ils se comporteront : au sein de l’élément opératif se développeront peu à peu des agents grâce auxquels se coordonneront les opérations relatives à la production, à la distribution et aux échanges, tandis que la coordination de l’autre élément restera dans les conditions primitives.

Le développement général qui met en évidence la séparation accomplie entre l’organisation opérative et l’organisation régulatrice, se continue au sein même de l’organisation régulatrice. Le chef a commencé par être à la fois roi, juge, général et même prêtre ; à mesure que la société grandit et se complique, les fonctions du chef suprême tendent de plus en plus à se spécialiser. Magistrat suprême, il fait rendre la justice par ses mandataires ; chef nominal de l’armée, il délègue le commandement à des subordonnés ; chef du clergé, il se dispense presque entièrement de ses devoirs sacerdotaux ; en théorie, il fait les lois et les applique : en pratique, il laisse ces soins à d’autres. On peut donc dire que de l’agent coordonnateur chargé primitivement de fonctions indivises, peuvent sortir plusieurs agents coordonnateurs qui se partagent les fonctions du premier.

Ces nouveaux agents obéiront à la même loi que celui dont ils sont issus. Simples à l’origine, ils iront toujours en se ramifiant et deviendront une organisation complète, administrative, judiciaire, ecclésiastique ou militaire, qui possédera sa hiérarchie et sa vie propre.

Pour ne pas compliquer la question, nous ne ferons que mentionner les modifications qu’il faut apporter à notre principe dans les cas où le pouvoir suprême ne s’est pas concentré entre les mains d’un seul homme. Ce n’est là d’ailleurs qu’un état très-passager dans les premiers âges de l’évolution sociale, et nous sommes résolu à sacrifier les détails et les nuances à la clarté et à la concision. Nous ne saurions poursuivre notre description sans dépasser les limites que nous nous sommes posées. On comprend qu’à moins d’élaborer séance tenante tout un plan de science sociale, nous sommes obligé de nous borner à un exposé sommaire des faits principaux ; nous croyons avoir suffisamment démontré que le développement de l’organisation sociale présente une série de phénomènes parmi lesquels il y en a d’universels, de généraux et de particuliers, exactement comme dans les phénomènes de l’évolution individuelle.

Afin de donner au lecteur une idée à la fois plus large et plus nette de la science sociale, nous allons poser quelques questions qui trouvent ici leur place. Étant donnée une société, quelle sera la relation entre son organisation et son développement ? Jusqu’à quel point l’organisation est-elle nécessaire au développement ? Au delà de quelle limite le retarde-t-elle et à quelle limite l’arrête-t-elle ?

Dans tout organisme individuel, il existe entre le développement et la structure une double relation, dont il serait difficile de donner une définition exacte. Si nous laissons de côté quelques organismes inférieurs placés dans des conditions spéciales, nous pouvons dire qu’un grand développement n’est possible qu’avec une structure perfectionnée. Le règne animal tout entier en est la preuve, depuis le premier jusqu’au dernier de ses types, tant invertébrés que vertébrés. D’un autre côté, chez tous les animaux supérieurs et particulièrement chez ceux qui mènent une vie active, l’achèvement de l’organisation tend fortement à coïncider avec l’arrêt de la croissance. Chez ces animaux, pendant la période de croissance rapide, les organes demeurent imparfaits ; les os restent en partie cartilagineux, les muscles sont mous et la constitution du cerveau non arrêtée ; les détails de la structure ne peuvent se compléter qu’après la croissance terminée. La raison de ces rapports n’est pas difficile à trouver. Pour qu’un animal jeune puisse grandir, il faut qu’il digère, qu’il respire, que son sang circule, qu’il se débarrasse de ses excrétions, etc., ce qui exige déjà un système viscéral, vasculaire, etc., assez complet. Pour qu’il devienne capable de se procurer sa nourriture, il lui faut développer graduellement certaines facultés et certaines aptitudes, ce qui exige des membres, des sens et un système nerveux déjà très-perfectionnés. Mais chaque accroissement de grandeur obtenu au moyen de cette organisation imparfaitement développée sera nécessairement accompagné d’une modification dans l’organisation elle-même. Si celle-ci s’adaptait exactement à la taille au-dessous, elle ne s’adaptera plus à la taille au-dessus. Elle a donc besoin d’être refaite, démontée et remontée, opération qui sera d’autant plus difficile que la machine sera plus parfaite.

Le système osseux nous montre comment la difficulté est résolue. Dans le fémur d’un jeune garçon, par exemple, il y a entre la tête de l’os et la diaphyse un endroit où subsiste l’état cartilagineux primitif ; c’est par là que s’allonge le corps de l’os au moyen de l’addition de nouveaux cartilages où la matière osseuse vient se déposer ; le même phénomène se produit à un endroit correspondant à l’autre extrémité de la diaphyse. Sur ces deux points, l’ossification ne s’achèvera que lorsque l’os aura cessé de grandir. Que l’on réfléchisse à ce qui serait arrivé si l’ossification s’était complétée avant que l’allongement fût terminé ; on verra combien était redoutable pour la croissance l’obstacle ainsi évité. Ce qui se passe pour le fémur se passe pour tout l’organisme ; un certain degré d’organisation est nécessaire à la croissance ; poussée plus loin, l’organisation arrête la croissance.

Nous pouvons constater la nécessité de cette relation dans un cas plus complexe, celui du développement d’un membre tout entier. La grandeur d’un membre est en général dans un rapport déterminé avec celle du reste du corps. Si l’on donne à ce membre une activité anormale, sa force et son volume augmenteront dans une limite restreinte. Si l’activité anormale commence de bonne heure, le membre peut dépasser de beaucoup les dimensions ordinaires ; si elle ne commence qu’après la maturité, le changement est moindre. Dans aucun cas pourtant il ne devient très-considérable. Voyons ce qui se passe lorsqu’un membre grossit, et nous comprendrons la cause du fait que nous venons de signaler. Un surcroît d’activité attire le sang en plus grande abondance ; pendant quelque temps de nouveaux tissus se forment au delà de ce qui est nécessaire pour réparer les pertes. Mais l’afflux total du sang est limité par les dimensions des artères qui l’amènent. Cet afflux peut s’augmenter jusqu’à un certain point par la dilatation des artères ; pour dépasser ce point, il faudrait que les artères fussent remplacées par d’autres. Cette substitution a lieu, mais lentement pour les petites artères périphériques, plus lentement encore pour les artères principales, puisque ces dernières, sur lesquelles les autres s’embranchent, doivent être modifiées sur toute leur longueur depuis le point où elles se séparent des grands vaisseaux sanguins. De même, les canaux qui excrètent les produits superflus doivent se refaire à la fois au centre et dans le membre dont la croissance nous occupe. Les nerfs et les centres nerveux doivent s’adapter au travail plus considérable qui leur est demandé. Il y a plus ; le système viscéral restant le même, un membre ne peut accaparer une quantité de sang anormale sans diminuer la part des autres ; par suite l’organisation doit subir des changements de nature à diminuer la quantité de sang attribuée au reste du corps. De là viennent les résistances qui s’opposent à ce qu’un membre prenne un développement exagéré. La croissance suppose des destructions et des reconstructions, non-seulement dans les organes qui desservent directement le membre en question, mais aussi dans les régions du corps les plus éloignées. Il en résulte que lorsque l’organisation est parfaitement appropriée à un certain but, cela l’empêche de s’approprier à un autre but ; plus les arrangements sont complets, plus les ré-arrangements deviennent difficiles.

Dans quelle mesure la loi que nous venons d’énoncer est-elle vraie pour l’organisme social ? jusqu’à quel point la multiplication et la transformation des institutions et les perfectionnements de détail imaginés en vue d’un but immédiat feront-ils obstacle à la création d’institutions meilleures et empêcheront-ils d’atteindre un but plus élevé ? Non moins que l’individu, la société a besoin pour grandir de posséder une organisation passé un certain degré de développement, il n’y a plus de croissance sans modifications dans l’organisation. On est cependant fondé à croire que passé ce degré, l’organisation est un obstacle indirect ; — elle gêne l’opération de réajustement qu’exigent une augmentation de taille et un perfectionnement dans la structure. L’agrégat auquel nous donnons le nom de société possède incontestablement la plasticité à un bien plus haut degré que l’individu auquel nous venons de le comparer ; son type est infiniment moins arrêté. Il est évident néanmoins que le type de la société a une tendance à se fixer, et que chaque addition apportée à sa structure est un pas fait dans le sens de la fixation. Quelques exemples feront voir que cette vérité s’applique aussi bien à la structure matérielle d’une société qu’à ses institutions, politiques ou autres.

Deux ou trois faits insignifiants en eux-mêmes, mais tout à fait topiques, nous sont fournis par les moyens de locomotion actuellement en usage. Les systèmes employés à l’intérieur des villes suffiraient pour démontrer que les combinaisons existantes sont un obstacle aux combinaisons meilleures. Nous les laisserons de côté pour ne nous occuper que des chemins de fer. La largeur de la voie, qui a été fixée d’après la longueur d’essieu des roues de la diligence, nous vient d’un système de locomotion antérieur. Cette largeur est insuffisante, mais les voies actuelles empêchent de faire les nouvelles moins étroites, Il en est de même pour les wagons. Ils ont été construits sur le type des anciennes diligences, si bien qu’à l’origine quelques-uns portaient la devise : Tria juncta in uno. Les Américains, qui ont profité de notre expérience sans être embarrassés comme nous de systèmes établis, viennent d’inventer un wagon infiniment plus commode que le nôtre ; mais son adoption présente des difficultés inouïes. On ne peut pas sacrifier le capital énorme représenté par nos voitures. Nous n’avons même pas la ressource de renouveler graduellement notre matériel, car l’on fait et l’on défait si souvent les trains sur nos lignes, qu’il serait extrêmement gênant d’avoir des types de wagons différents. Nous sommes donc obligés de nous en tenir à un modèle dont l’infériorité est notoire.

Passons à notre système de drainage. On l’a fort prôné, il y a quelque trente ans. C’était alors une panacée contre tous les maux. On l’a imposé, de par la loi, aux grandes villes, et il est presque impossible maintenant de le remplacer par un meilleur. Aujourd’hui la décomposition des matières organiques s’opère hors de la présence de l’oxygène, et par suite donne naissance à des composés chimiques instables et délétères ; ce système est dans bien des cas la cause directe des maux qu’il avait pour but de prévenir ; en effet les produits morbides sont conduits dans un tuyau qui communique avec toutes les maisons, et qui y fait pénétrer les gaz infects toutes les fois que les fermetures ne sont pas tout à fait en bon état. Pourtant il ne peut plus guère être question aujourd’hui d’adopter les méthodes qui permettent de se débarrasser des excreta des villes d’une manière à la fois profitable et dépourvue de danger. Voici qui est encore plus fort. Une partie des administrateurs chargés de l’hygiène publique ont fait adopter un système d’égouts grâce auquel Oxford, Reading, Maidenhead, Windsor, etc., corrompent l’eau qui se boit à Londres. Les autres administrateurs protestent contre l’impureté de l’eau, qui est une cause constante de maladies, sans remarquer toutefois que cette impureté est due à des mesures ayant force de loi. Pour que nous ayons de bon air et de bonne eau, il faudra procéder à une organisation nouvelle, que l’organisation actuelle, imparfaite et prématurée, entravera considérablement.

Les usages commerciaux abondent en exemples du même genre. Chaque branche de commerce a ses usages auxquels il est extrêmement difficile de toucher. La routine s’oppose aux améliorations qui semblent le plus clairement indiquées. Voyez ce qui se passe pour la librairie. Du temps où une lettre coûtait un shelling et où la poste ne se chargeait pas des livres, il s’est établi un système de libraires en gros et en détail qui servaient d’intermédiaires entre l’éditeur et le lecteur. Chacun de ces intermédiaires prélevait un bénéfice. Maintenant qu’il en coûte un sou pour demander un livre et quelques sous pour le recevoir, il semblerait naturel de créer un nouveau système dont le résultat serait d’abaisser les frais de transport et le prix du volume. Les revendeurs s’y opposent dans leur intérêt personnel. Si un éditeur annonce qu’il enverra directement tel ou tel ouvrage par la poste, à prix réduit, les libraires s’en plaignent comme d’un mauvais procédé à leur égard ils conviennent de tenir l’ouvrage pour non avenu et nuisent ainsi à sa vente plus que l’annonce de l’éditeur n’y aurait aidé. Et voilà comme un vieux système, qui a rendu dans son temps de grands services, est un obstacle au progrès.

Le commerce de librairie nous fournit un autre fait non moins démonstratif. À une époque où le public lisant était peu nombreux et les livres chers, il s’est fondé des cabinets de lecture permettant de lire un ouvrage sans l’acheter. Assez rares à l’origine, confinés dans certaines localités, ces établissements étaient à peine organisés. Leur nombre et leur importance se sont tellement accrus, qu’aujourd’hui ils forment souvent la principale clientèle des éditeurs. Le système du cabinet de lecture consiste à faire servir un nombre restreint d’exemplaires à un nombre illimité de lecteurs. Il en résulte que, pour faire ses frais, l’éditeur est obligé de coter l’exemplaire fort cher. D’un autre côté, le public a pris l’habitude de s’adresser au cabinet de lecture au lieu d’acheter des livres, et les plus forts rabais ne prévaudraient pas contre la routine. Qu’arrive-t-il ? Sauf pour un petit nombre d’auteurs populaires, le système américain des éditions à bon marché, qui n’est possible que si l’éditeur est assuré de placer un nombre considérable d’exemplaires, est impraticable en Angleterre.

Citons un dernier exemple, tiré du système anglais d’instruction publique. Nos collèges et nos diverses écoles, qui ont rendu jadis d’éminents services, sont devenus par la suite le principal obstacle aux progrès de l’enseignement. Ils sont richement dotés, doués d’un grand prestige, et soutenus par le courant d’idées qu’eux-mêmes forment au moyen de leurs élèves. En fournissant des aliments à un système suranné, ils affament le nouveau. Matériellement, ils empêchent, par le seul fait de leur existence, la création d’établissements nouveaux. D’autre part ils tuent le progrès, en mettant les jeunes gens qui leur passent par les mains hors d’état de comprendre ce qu’est un enseignement perfectionné.

L’instruction populaire nous offre le même tableau. Pour qui regarde les choses de haut, la lutte à laquelle nous assistons en ce moment entre les sécularistes et les dénominationalistes prouve à elle seule qu’un système qui a poussé des ramifications à travers toute la société et qui possède une armée de fonctionnaires salariés, préoccupés de leur bien-être matériel et de leur avancement, protégés par le clergé et les hommes politiques dont ils défendent les idées et les intérêts ; que ce système, disons-nous, sera, sinon rebelle à toute modification, du moins d’autant plus difficile à modifier qu’il est plus perfectionné.

Il nous serait facile de multiplier les exemples. L’armée, le clergé et la justice nous en fourniraient abondamment. Ceux que nous avons cités suffisent pour faire ressortir l’analogie que nous avions signalée entre l’organisme social et l’organisme individuel. Les faits invoqués mettent en lumière un des problèmes de la science sociale et jettent par là une nouvelle clarté sur la nature de cette science. Il est démontré que pour les organismes sociaux comme pour les organismes individuels, la structure est jusqu’à un certain point nécessaire à la croissance ; mais, dans un cas comme dans l’autre, la continuité de croissance rend nécessaire un travail de démontage et de remontage de l’organisation qui devient par là un obstacle à la croissance. Il nous reste à examiner s’il est également vrai dans les deux cas que l’achèvement de la structure détermine l’arrêt de la croissance et fixe pour toujours la société au type qu’elle a atteint à cette période de son développement. Nous nous bornerons à remarquer à ce sujet que ce problème appartient évidemment à un ordre de questions absolument négligé par ceux qui considèrent les sociétés au point de vue historique ordinaire ; en un mot, il appartient à cette science sociale dont ces mêmes gens nient l’existence.

Cui bono ? s’écrient sans doute un grand nombre de lecteurs. Il s’en trouve dans le nombre dont nous connaissons les idées et le tour d’esprit ; nous les entendons d’ici demander s’il est vraiment bien utile de connaître les faits et gestes des sauvages ; de savoir comment s’établissent les chefs et les médecins dans les tribus barbares ; comment les fonctions industrielles arrivent à se séparer des fonctions politiques ; quelles sont à l’origine les relations mutuelles des classes régulatrices ; quelle est dans la détermination de l’organisation sociale la part d’influence des qualités émotionnelles de l’individu, quelle la part des idées et quelle celle du milieu. Absorbés par ce que leur école appelle « la législation pratique » (selon toute apparence, ils entendent par ces mots la législation qui ne connaît que les effets et les causes immédiates et ignore les autres), ils estiment qu’après tout les recherches poursuivies par la science sociale n’auront pas grande utilité.

Il y aurait cependant quelque chose à dire en faveur d’une étude dont ces hommes pratiques font si peu de cas. Nous n’aurons pas l’audace de la mettre sur le même pied que ces études historiques auxquelles ils prennent tant d’intérêt. Nous admettrons que les généalogies royales, les intrigues de cour et la chute des dynasties ont une portée bien supérieure. Le complot dirigé contre la vie d’Amy Robsart a-t-il été ourdi par Leicester en personne, avec la reine Élisabeth pour complice ? Le récit que le roi Jacques a fait de la conspiration Gowrie est-il exact ? Autant de problèmes qu’il faut de toute nécessité résoudre, sans quoi il est impossible de raisonner sur le développement de nos institutions politiques et d’arriver à des conclusions sérieuses. Frédéric Ier, roi de Prusse, était en lutte avec sa belle-mère ; il l’accusait d’avoir voulu l’empoisonner et s’était réfugié chez sa tante ; une fois Électeur, il emploie l’intrigue et l’argent pour devenir roi une demi-heure après sa mort, son fils Frédéric-Guillaume donne congé à ses courtisans et commence à faire des économies : il s’occupe presque exclusivement de recruter et d’exercer ses troupes ; il prend son fils en grippe et le persécute, etc. Ce sont là des événements d’une importance majeure, ainsi que tous ceux qui concernent les familles princières. Comment comprendrait-on, sans eux, la marche de la civilisation ? Personne ne peut se dispenser de connaître à fond les campagnes de Napoléon ; les guerres d’Italie et les exactions qui les ont accompagnées ; la perfidie dont Venise a été la victime ; l’expédition d’Égypte, avec ses victoires, ses massacres, l’échec de Saint-Jean d’Acre et la retraite qui en a été la conséquence ; les campagnes d’Allemagne, d’Espagne, de Russie, etc. Comment celui qui ignore la stratégie de Napoléon, sa tactique, ses victoires, ses défaites et ses massacres, pourrait-il juger de la valeur de nos institutions et des modifications législatives qu’il faut y apporter ?

Pourtant, après avoir payé à ces importants sujets le tribut d’attention qui leur est dû, on pourrait accorder avec profit quelques minutes à l’histoire naturelle des sociétés. Peut-être ne serait-il pas inutile à l’homme politique de se demander quel est le cours normal de l’évolution sociale et en quoi telle ou telle mesure affectera cette évolution. Dans certains cas, une semblable recherche pourrait peut-être l’aider à diriger sa propre conduite. Qui sait ? Il pourrait se faire que toute mesure législative dût se trouver en accord ou en désaccord avec le cours naturel du développement et du progrès de la nation et qu’il fallût en juger le mérite d’après cette dernière considération plutôt que par des considérations plus familières. En tous cas, nous sommes autorisés à croire, sans encourir le reproche de présomption, que si les modifications que subissent l’organisation de la société et les fonctions sociales sont soumises à des lois, la connaissance de ces lois ne peut manquer d’influer sur notre jugement ; elle nous aidera à discerner ce qui est un progrès et ce qui est un recul, ce qui est désirable, ce qui est faisable, ce qui n’est qu’une utopie.

Les chapitres suivants s’adressent à ceux qui estiment qu’une pareille recherche vaut la peine d’être poursuivie. Avant d’aborder la science sociale, il y a plusieurs questions importantes à examiner. Il ne suffit pas de concevoir clairement la nature de la science qui va nous occuper ; encore faut-il savoir à quelles conditions l’étude peut en être entreprise avec succès. Nous nous proposons d’étudier d’abord ces conditions.