Introduction à la vie dévote (Boulenger)/Quatrième partie/13

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Texte établi par Fernand Boulenger,  (p. 311-320).


CHAPITRE XIII

DES CONSOLATIONS SPIRITUELLES ET SENSIBLES
ET COMME IL SE FAUT COMPORTER EN ICELLES


Dieu continue l’être de ce grand monde en une perpétuelle vicissitude, par laquelle le jour se change toujours en nuit, le printemps en été, l’été en automne, l’automne en hiver et l’hiver en printemps, et l’un des jours ne ressemble jamais parfaitement l’autre : on en voit de nubileux, de pluvieux, de secs, de venteux, variété qui donne une grande beauté à cet univers. Il en est de même de l’homme, qui est, selon le dire des Anciens, un abrégé du monde ; car jamais il n’est en un même état, et sa vie écoule sur cette terre comme les eaux, flottant et ondoyant en une perpétuelle diversité de mouvements, qui tantôt l’élèvent aux espérances, tantôt l’abaissent par la crainte, tantôt le plient à droite par la consolation, tantôt à gauche par l’affliction, et jamais une seule de ses journées, ni même une de ses heures, n’est entièrement pareille à l’autre.

C’est un grand avertissement que celui-ci : il nous faut tâcher d’avoir une continuelle et inviolable égalité de cœur, en une si grande inégalité d’accidents, et quoique toutes choses se tournent et varient diversement autour de nous, il nous faut demeurer constamment immobiles à toujours regarder, tendre et prétendre à notre Dieu. Que le navire prenne telle route qu’on voudra, qu’il cingle au ponant ou levant, au midi ou septentrion, et quelque vent que ce soit qui le porte, jamais pourtant son aiguille marine ne regardera que sa belle étoile et le pôle. Que tout se renverse sans dessus dessous, je ne dis pas seulement autour de nous, mais je dis en nous ; c’est-à-dire que notre âme soit triste, joyeuse, en douceur, en amertume, en paix, en trouble, en clarté, en ténèbres, en tentations, en repos, en goût, en dégoût, en sécheresse, en tendreté ; que le soleil la brûle ou que la rosée la rafraîchisse, ah ! si faut-il pourtant qu’à jamais et toujours la pointe de notre cœur, notre esprit, notre volonté supérieure, qui est notre boussole, regarde incessamment et tende perpétuellement à l’amour de Dieu son Créateur, son Sauveur, son unique et souverain bien. « Ou que nous vivions ou que nous mourions, dit l’Apôtre, si sommes-nous à Dieu…… Qui nous séparera de l’amour et charité de Dieu ? » Non, jamais rien ne nous séparera de cet amour : ni la tribulation, ni l’angoisse, ni la mort, ni la vie, ni la douleur présente, ni la crainte des accidents futurs, ni les artifices des malins esprits, ni la hauteur des consolations, ni la profondité des afflictions, ni la tendreté, ni la sécheresse ne nous doit jamais séparer de cette sainte charité, qui est fondée en Jésus-Christ.

Cette résolution si absolue de ne jamais abandonner Dieu ni quitter son doux amour, sert de contrepoids à nos âmes pour les tenir en la sainte égalité, parmi l’inégalité de divers mouvements, que la condition de cette vie lui apporte. Car, comme les avettes, se voyant surprises du vent en la campagne, embrassent des pierres pour se pouvoir balancer en l’air et n’être pas si aisément transportées à la merci de l’orage, ainsi notre âme ayant vivement embrassé par résolution le précieux amour de son Dieu, demeure constante parmi l’inconstance et vicissitude des consolations et afflictions, tant spirituelles que temporelles, tant extérieures qu’intérieures.

Mais outre cette générale doctrine, nous avons besoin de quelques documents particuliers.

1. Je dis donc que la dévotion ne consiste pas en la douceur, suavité, consolation et tendreté sensible du cœur, qui nous provoque aux larmes et soupirs, et nous donne une certaine satisfaction agréable et savoureuse en quelques exercices spirituels. Non, chère Philothée, la dévotion et cela ne sont pas une même chose ; car il y a beaucoup d’âmes qui ont de ces tendretés et consolations, qui néanmoins ne laissent pas d’être fort vicieuses, et par conséquent n’ont aucun vrai amour de Dieu et, beaucoup moins, aucune vraie dévotion, Saül poursuivant à mort le pauvre David, qui fuyait devant lui ès déserts d’Engaddi, entra tout seul en une caverne, en laquelle David avec ses gens étaient cachés ; David, qui en cette occasion l’eût pu mille fois tuer, lui donna la vie et ne voulut seulement pas lui faire peur, ains l’ayant laissé sortir à son aise l’appela par après, pour lui remontrer son innocence, et lui faire connaître qu’il avait été à sa merci. Or, sur cela, qu’est-ce que ne fit pas Saül, pour témoigner que son cœur était amolli envers David ? Il le nomma son enfant, il se mit à pleurer tout haut, à le louer, à confesser sa débonnaireté, à prier Dieu pour lui, à présager sa future grandeur et à lui recommander la postérité qu’il devait laisser après soi. Quelle plus grande douceur et tendreté de cœur, pouvait-il faire paraître ? et pour tout cela, néanmoins, il n’avait point changé son âme, ne laissant pas de continuer sa persécution contre David, aussi cruellement qu’auparavant.

Ainsi se trouve-t-il des personnes, qui considérant la bonté de Dieu et la Passion du Sauveur sentent des grands attendrissements de cœur, qui leur font jeter des soupirs, des larmes, des prières et actions de grâces fort sensibles, si qu’on dirait qu’elles ont le cœur saisi d’une bien grande dévotion. Mais quand ce vient à l’essai, on trouve que comme les pluies passagères d’un été bien chaud, qui tombant en grosses gouttes sur la terre ne la pénètrent point et ne servent qu’à la production des champignons, ainsi ces larmes et tendretés tombant sur un cœur vicieux et ne le pénétrant point, lui sont tout à fait inutiles : car pour tout cela, les pauvres gens ne quitteraient pas un seul liard du bien mal acquis qu’ils possèdent, ne renonceraient pas une seule de leurs perverses affections, et ne voudraient pas avoir pris la moindre incommodité du monde, pour le service du Sauveur sur lequel ils ont pleuré ; en sorte que les bons mouvements qu’ils ont eus, ne sont que des certains champignons spirituels, qui non seulement ne sont pas la vraie dévotion, mais bien souvent sont des grandes ruses de l’ennemi, qui, amusant les âmes à ces menues consolations, les fait demeurer contentes et satisfaites en cela, à ce qu’elles ne cherchent plus la vraie et solide dévotion, qui consiste en une volonté constante, résolue, prompte et active d’exécuter ce que l’on sait être agréable à Dieu.

Un enfant pleurera tendrement, s’il voit donner un coup de lancette à sa mère qu’on saigne ; mais si à même temps sa mère, pour laquelle il pleurait, lui demande une pomme ou un cornet de dragée qu’il tient en sa main, il ne le voudra nullement lâcher. Telles sont la plupart de nos tendres dévotions : voyant donner un coup de lance qui transperce le cœur de Jésus-Christ crucifié, nous pleurons tendrement. Hélas ! Philothée, c’est bien fait de pleurer sur cette mort et passion douloureuse de notre Père et Rédempteur ; mais pourquoi donc ne lui donnons-nous tout de bon la pomme que nous avons en nos mains et qu’il nous demande si instamment, à savoir notre cœur, unique pomme d’amour que ce cher Sauveur requiert de nous ? Que ne lui résignons-nous tant de menues affections, délectations, complaisances, qu’il nous veut arracher des mains et ne peut, parce que c’est notre dragée, de laquelle nous sommes plus friands, que désireux de sa céleste grâce ? Ah ! ce sont des amitiés de petits enfants que cela, tendres, mais faibles, mais fantasques, mais sans effet. La dévotion donc ne gît pas en ces tendretés et sensibles affections, qui quelquefois procèdent de la nature, qui est ainsi molle et susceptible de l’impression qu’on lui veut donner, et quelquefois viennent de l’ennemi qui, pour nous amuser à cela, excite notre imagination à l’appréhension propre pour tels effets.

2. Ces tendretés et affectueuses douceurs sont néanmoins quelquefois très bonnes et utiles ; car elles excitent l’appétit de l’âme, confortent l’esprit, et ajoutent à la promptitude de la dévotion une sainte gaîté et allégresse, qui rend nos actions belles et agréables, même en l’extérieur. C’est ce goût que l’on a ès choses divines, pour lequel David s’écriait : « O Seigneur, que vos paroles sont douces à mon palais ! elles sont plus douces que le miel à ma bouche ». Et certes, la moindre petite consolation de la dévotion, que nous recevons, vaut mieux de toute façon que les plus excellentes récréations du monde. Les mamelles et le lait, c’est-à-dire les faveurs du divin Époux, sont meilleures à l’âme que le vin le plus précieux des plaisirs de la terre : qui en a goûté, tient tout le reste des autres consolations pour du fiel et de l’absinthe. Et comme ceux qui ont l’herbe scitique[1] en la bouche en reçoivent une si extrême douceur, qu’ils ne sentent ni faim ni soif, ainsi ceux à qui Dieu a donné cette manne céleste des suavités et consolations intérieures, ne peuvent désirer ni recevoir les consolations du monde, pour au moins y prendre goût et y amuser leurs affections. Ce sont des petits avant-goût des suavités immortelles, que Dieu donne aux âmes qui le cherchent ; ce sont des grains sucrés, qu’il donne à ses petits enfants pour les amorcer ; ce sont des eaux cordiales, qu’il leur présente pour les conforter, et ce sont aussi quelquefois des arrhes des récompenses éternelles. On dit qu’Alexandre le Grand, cinglant en haute mer, découvrit premièrement l’Arabie Heureuse, par le sentiment qu’il eut des suaves odeurs que le vent lui donnait ; et sur cela, se donna du courage, et à tous ses compagnons : ainsi nous recevons souvent des douceurs et suavités en cette mer de la vie mortelle, qui sans doute nous font pressentir les délices de cette patrie céleste, à laquelle nous tendons et aspirons.

3. Mais, ce me direz-vous, puisqu’il y a des consolations sensibles qui sont bonnes et viennent de Dieu, et que néanmoins il y en a des inutiles, dangereuses, voire pernicieuses, qui viennent ou de la nature ou même de l’ennemi, comment pourrai-je discerner les unes des autres et connaître les mauvaises ou inutiles entre les bonnes ? C’est une générale doctrine, très chère Philothée, pour les affections et passions de nos âmes, que nous les devons connaître par leurs fruits. Nos cœurs sont des arbres, les affections et passions sont leurs branches, et leurs œuvres ou actions sont les fruits. Le cœur est bon, qui a de bonnes affections, et les affections et passions sont bonnes, qui produisent en nous des bons effets et saintes actions. Si les douceurs, tendretés et consolations nous rendent plus humbles, patients, traitables, charitables et compatissants à l’endroit du prochain, plus fervents à mortifier nos concupiscences et mauvaises inclinations, plus constants en nos exercices, plus maniables et souples à ceux à qui nous devons obéir, plus simples en notre vie, sans doute, Philothée, qu’elles sont de Dieu ; mais si ces douceurs n’ont de la douceur que pour nous, qu’elles nous rendent curieux, aigres, pointilleux, impatients, opiniâtres, fiers, présomptueux, durs à l’endroit du prochain, et que, pensant déjà être des petits saints, nous ne voulons plus être sujets à la direction ni à la correction, indubitablement ce sont des consolations fausses et pernicieuses. « Un bon arbre ne produit que des bons fruits ».

4. Quand nous aurons de ces douleurs et consolations, 1. Il nous faut beaucoup humilier devant Dieu ; gardons-nous bien de dire pour ces douceurs : ce Oh ! que je suis bon ! » Non, Philothée, ce sont des biens qui ne nous rendent pas meilleurs, car, comme j’ai dit, la dévotion ne consiste pas en cela ; mais disons : « Oh ! que Dieu est bon à ceux qui espèrent en lui, à l’âme qui le recherche ! » Qui a le sucre en bouche ne peut pas dire que sa bouche soit douce, mais oui bien que le sucre est doux ; ainsi, encore que cette douceur spirituelle est fort bonne, et Dieu qui nous la donne est très bon, il ne s’ensuit pas que celui qui la reçoit soit bon. 2. Connaissons que nous sommes encore de petits enfants qui avons besoin du lait, et que ces grains sucrés nous sont donnés parce que nous avons encore l’esprit tendre et délicat, qui a besoin d’amorces et d’appas pour être attiré à l’amour de Dieu. 3. Mais après cela, parlant généralement et pour l’ordinaire, recevons humblement ces grâces et faveurs et les estimons extrêmement grandes, non tant parce qu’elles le sont en elles-mêmes, comme parce que c’est la main de Dieu qui nous les met au cœur ; comme ferait une mère, qui pour amadouer son enfant, lui mettrait elle-même les grains de dragée en bouche, l’un après l’autre, car si l’enfant avait de l’esprit, il priserait plus la douceur de la mignardise et caresse que sa mère lui fait, que la douceur de la dragée même. Et ainsi, c’est beaucoup, Philothée, d’avoir les douceurs ; mais c’est la douceur des douceurs de considérer que Dieu, de sa main amoureuse et maternelle, les nous met en la bouche, au cœur, en l’âme, en l’esprit. 4. Les ayant reçues ainsi humblement, employons-les soigneusement, selon l’intention de Celui qui les nous donne. Pourquoi pensons-nous que Dieu nous donne ces douceurs ? pour mous rendre doux envers un chacun et amoureux envers lui. La mère donne la dragée à l’enfant, afin qu’il la baise : baisons donc ce Sauveur qui nous donne tant de douceur. Or, baiser le Sauveur, c’est lui obéir, garder ses commandements, faire ses volontés, suivre ses désirs : bref, l’embrasser tendrement avec obéissance et fidélité. Quand donc nous aurons reçu quelque consolation spirituelle, il faut ce jour-là se rendre plus diligents à bien faire et à nous humilier. 5. Il faut, outre tout cela, renoncer de temps en temps à telles douceurs, tendretés et consolations, séparant notre cœur d’icelles et protestant, qu’encore que nous les acceptions humblement et les aimions, parce que Dieu nous les envoie et qu’elles nous provoquent à son amour, ce ne sont néanmoins pas elles que nous cherchons, mais Dieu et son saint amour ; non la consolation, mais le Consolateur ; non la douceur, mais le doux Sauveur ; non la tendreté, mais Celui qui est la suavité du ciel et de la terre ; et en cette affection nous nous devons disposer à demeurer fermes au saint amour de Dieu, quoique de notre vie nous ne dussions jamais avoir aucune consolation, et de vouloir dire également sur le mont de Calvaire, comme sur celui de Thabor : « O Seigneur, il m’est bon d’être avec vous », ou que vous soyez en croix, ou que vous soyez en gloire. 6. Finalement je vous avertis, que s’il vous arrivait quelque notable abondance de telles consolations, tendretés, larmes et douceurs, ou quelque chose d’extraordinaire en icelles, vous en confériez fidèlement avec votre conducteur, afin d’apprendre comme il s’y faut modérer et comporter, car il est écrit : « As-tu trouvé le miel ? manges-en ce qui suffit ».

  1. La réglisse.