Introduction à la vie dévote (Boulenger)/Seconde partie/13

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Texte établi par Fernand Boulenger,  (p. 86-93).


CHAPITRE XIII

DES ASPIRATIONS, ORAISONS JACULATOIRES ET BONNES PENSÉES


On se retire en Dieu parce qu’on aspire à lui, et on y aspire pour s’y retirer ; si que l’aspiration en Dieu et la retraite spirituelle s’entretiennent l’une l’autre. et toutes deux proviennent et naissent des bonnes pensées.

Aspirez donc bien souvent en Dieu, Philothée, par des courts mais ardents élancements de votre cœur : admirez sa beauté, invoquez son aide, jetez-vous en esprit au pied de la croix, adorez sa bonté, interrogez-le souvent sur votre salut, donnez-lui mille fois le jour votre âme, fichez vos yeux intérieurs sur sa douceur, tendez-lui la main, comme un petit enfant à son père, afin qu’il vous conduise, mettez-le sur votre poitrine comme un bouquet délicieux, plantez-le en votre âme comme un étendard, et faites mille sortes de divers mouvements de votre cœur pour vous donner de l’amour de Dieu, et vous exciter à une passionnée et tendre dilection de ce divin Époux.

On fait ainsi les oraisons jaculatoires, que le grand saint Augustin conseille si soigneusement à la dévote dame Proba. Philothée, notre esprit s’adonnant à la hantise, privauté et familiarité de son Dieu, se parfumera tout de ses perfections ; et si, cet exercice n’est point malaisé, car il se peut entrelacer en toutes nos affaires et occupations, sans aucunement les incommoder, d’autant que, soit en la retraite spirituelle, soit en ces élancements intérieurs, on ne fait que des petits et courts divertissements qui n’empêchent nullement, ains servent de beaucoup à la poursuite de ce que nous faisons. Le pèlerin qui prend un peu de vin pour réjouir son cœur et rafraîchir sa bouche, bien qu’il s’arrête un peu pour cela, ne rompt pourtant pas son voyage, ains prend de la force pour le plus vitement et aisément parachever, ne s’arrêtent que pour mieux aller.

Plusieurs ont ramassé beaucoup d’aspirations vocales, qui vraiment sont fort utiles ; mais par mon avis, vous ne vous astreindrez point à aucune sorte de paroles, ains prononcerez ou de cœur ou de bouche celles que l'amour vous suggérera sur le champ, car il vous en fournit tant que vous voudrez. Il est vrai qu’il y a certains mots qui ont une force particulière pour contenter le cœur en cet endroit, comme sont les élancements semés si dru dedans les psaumes de David, les invocations diverses du nom de Jésus, et les traits d’amour qui sont imprimés au Cantique des Cantiques. Les chansons spirituelles servent encore à même intention, pourvu qu’elles soient chantées avec attention.

Enfin, comme ceux qui sont amoureux d’un amour humain et naturel ont presque toujours leurs pensées tournées du côté de la chose aimée, leur cœur plein d’affection envers elle, leur bouche remplie de ses louanges, et qu’en son absence ils ne perdent point d’occasion de témoigner leurs passions par lettres, et ne trouve point d’arbre sur l’écorce duquel ils n’écrivent le nom de ce qu’ils aiment ; ainsi ceux qui aiment Dieu ne peuvent cesser dé penser en lui, respirer pour lui, aspirer à lui et parler de lui, et voudraient, s’il était possible, graver sur la poitrine de toutes les personnes du monde le saint et sacré nom de Jésus. A quoi même toutes choses les invitent, et n’y a créature qui ne leur annonce la louange de leur bien-aimé ; et, comme dit saint Augustin après saint Antoine, tout ce qui est au monde leur parle d’un langage muet mais fort intelligible en faveur de leur amour ; toutes choses les provoquent à des bonnes pensées, desquelles par après naissent force saillies et aspirations en Dieu. Et voici quelques exemples : Saint Grégoire, évêque de Nazianze, ainsi que lui-même racontait à son peuple, se promenant sur le rivage de la mer, considérait comme les ondes s’avançant sur la (grève laissaient des coquilles et petits cornets, tiges d’herbes, petites huîtres et semblables brouilleries que la mer rejetait, et par manière de dire crachait dessus le bord ; puis, revenant par des autres vagues, elle repreliait et engloutissait derechef une partie de cela, tandis que les rochers des environs demeuraient fermes et immobiles, quoique les eaux vinssent rudement battre contre iceux. Or sur cela, il fit cette belle pensée : que les faibles, comme coquilles, cornets et tiges d’herbes, se laissent emporter tantôt à l’affliction, tantôt à la consolation, à la merci des ondes et vagues de la fortune, mais que les grands courages demeurent fermes et immobiles à toutes sortes d’orages ; et de cette pensée, il fit naître ces élancements de David : « O Seigneur, sauvez-moi, car les eaux ont pénétré jusques à mon âme ! O Seigneur, délivrez-moi du profond des eaux ! Je suis porté au profond de la mer et la tempête m’a submergé ». Car alors il était en affliction pour la malheureuse usurpation que Maximus avait entreprise sur son évêché. Saint Fulgence, évêque de Ruspe, se trouvant en une assemblée générale de la noblesse romaine que Théodoric roi des Goths haranguait, et voyant la splendeur de tant de seigneurs qui étaient en rang chacun selon sa qualité : « O Dieu, dit-il, combien doit être belle la Jérusalem céleste, puisqu’ici-bas on voit si pompeuse Rome la terrestre ! Et si en ce monde tant de splendeur est concédée aux amateurs de la vanité, quelle gloire doit être réservée en l’autre monde aux contemplateurs de la vérité ! »

On dit que saint Anselme, archevêque de Cantorbéry[1], duquel la naissance a grandement honoré nos montagnes, était admirable en cette pratique des bonnes pensées. Un levraut pressé des chiens accourut sous le cheval de ce saint prélat, qui pour lors voyageait, comme à un refuge que le péril éminent de la mort lui suggérait ; et les chiens clabaudant tout autour n’osaient entreprendre de violer l’immunité à laquelle leur proie avait eu recours ; spectacle certes extraordinaire, qui faisait rire tout le train, tandis que le grand Anselme, pleurant et gémissant : « Ah ! vous riez, disait-il, mais la pauvre bête ne rit pas ; les ennemis de l’âme, poursuivie et malmenée par divers détours en toutes sortes de péchés, l’attendent au détroit de la mort pour la ravir et dévorer, et elle, tout effrayée, cherche partout secours et refuge ; que si elle n’en trouve point, ses ennemis s’en moquent et s’en rient ». Ce qu’ayant dit, il s’en alla soupirant. Constantin le Grand écrivit honorablement à saint Antoine ; de quoi les religieux qui étaient autour de lui furent fort| étonnés, et il leur dit : « Comme[2] admirez-vous qu’un roi écrive à un homme ? Admirez plutôt de quoi Dieu éternel a écrit sa loi aux mortels, ains leur a parlé bouche à bouche en la personne de son Fils ». Saint François voyant une brebis toute seule emmi un troupeau de boucs : « Regardez, dit-il à son compagnon, comme cette pauvre petite brebis est douce parmi ces chèvres ; Notre Seigneur allait ainsi doux et humble entre les Pharisiens ». Et voyant une autre fois un petit agnelet, nangé par un pourceau : « Eh ! petit agnelet, dit-il tout en pleurant, que tu représentes vivement la mort de mon sauveur ! »

Ce grand personnage de notre âge[3], François Borgia, pour lors encore duc de Candie, allant à la chasse faisait mille dévotes conceptions : « J’admirais, disait-il lui-même par après, comme les faucons reviennent sur le poing, se laissent couvrir les yeux et attacher à la perche, et que les hommes se rendent si revêches à la voix de Dieu ». Le grand saint Basile dit que la rose emmi les épines fait cette remontrance aux hommes : « Ce qui est de plus agréable en ce monde, o mortels, est mêlé de tristesse ; rien n’y est pur : le regret est toujours collé à l’allégresse, la viduité au mariage, le soin à la fertilité, l’ignominie à la gloire, la dépense aux honneurs, le dégoût aux délices et la maladie à la santé. C’est une belle fleur, dit ce saint personnage, que la rose ; mais elle me donne une grande tristesse, m’avertissant de mon péché, pour lequel la terre a été condamnée de porter les épines ». Une âme dévote regardant un ruisseau, et y voyant le ciel représenté avec les étoiles en une nuit bien sereine : « O mon Dieu, dit-elle, ces mêmes étoiles seront dessous mes pieds quand vous m’aurez logée dans vos saints tabernacles ; et comme les étoiles du ciel sont représentées en la terre, ainsi les hommes de la terre sont représentés au ciel en la vive fontaine de la charité divine ». L’autre, voyant un fleuve flotter, s’écriait ainsi : « Mon âme n’aura jamais repos qu’elle ne se soit abîmée dedans la mer de la Divinité qui est son origine » ; et sainte Françoise, considérant un agréable ruisseau sur le rivage duquel elle s’était agenouillée pour prier, fut ravie en extase, répétant plusieurs fois ces paroles tout bellement : « La grâce de mon Dieu coule ainsi doucement et souèvement comme ce petit ruisseau ». Un autre voyant les arbres fleuris soupirait : « Pourquoi suis-je seul défleuri au jardin de l’Église ? » Un autre voyant des petits poussins ramassés sous leur mère : « O Seigneur, dit-il, conservez-nous sous l’ombre de vos ailes ». L’autre, voyant le tourne-soleil, dit : « Quand sera-ce, mon Dieu, que mon âme suivra les attraits de votre bonté ? » Et voyant des pensées de jardin, belles à la vue mais sans odeur : « Eh ! dit-il, telles sont mes cogitations, belles à dire, mais sans effet ni production ».

Voilà, ma Philothée, comme l’on tire les bonnes pensées et saintes aspirations de ce qui se présente en variété de cette vie mortelle. Malheureux sont ceux qui détournent les créatures de leur Créateur pour les contourner au péché ; bienheureux sont ceux qui contournent les créatures à la gloire de leur Créateur, et emploient leur vanité à l’honneur de la vérité. « Certes dit saint Grégoire Nazianzène, j’ai accoutumé de rapporter toutes choses à mon profit spirituel ». Lisez la dévote épitaphe que saint Jérôme a faite de sa sainte Paule car c’est belle chose à voir comme elle est toute parsemée des aspirations et conceptions sacrées qu’elle faisait en toutes sortes de rencontres.

Or, cet exercice de la retraite spirituelle et de oraisons jaculatoires gît la grande œuvre de la dévotion : il peut suppléer au défaut de toutes les autres oraisons, mais le manquement d’icelui ne peut presque point être réparé par aucun autre moyen. Sans icelui, on ne peut pas bien faire la vie contemplative, et ne saurait-on que mal faire la vie active ; sans icelui, le repos n’est qu’oisiveté, et le travail, qu’embarrassement ; c’est pourquoi je vous conjure de l’embrasser de tout votre cœur, sans jamais vous en départir.

  1. L’édition de 1619 porte Cantorbie.
  2. Comment.
  3. De notre temps.