Introduction aux études historiques/2/2

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Librairie Hachette et Cie (p. 51-65).
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Livre II

SECTION I

Critique externe (Critique d’érudition).


CHAPITRE II

CRITIQUE DE RESTITUTION

Quelqu’un, de nos jours, écrit un livre : il envoie à l’imprimerie son manuscrit autographe ; de sa propre main il corrige des épreuves et signe le bon à tirer. Le livre imprimé de la sorte se présente, en tant que document, dans d’excellentes conditions matérielles. Quel que soit l’auteur, et quels qu’aient été ses sentiments ou ses intentions, on est certain, et c’est le seul point qui nous intéresse en ce moment, d’avoir entre les mains une reproduction à peu près exacte du texte qu’il a écrit. — Il faut dire « à peu près exacte », car si l’auteur a mal corrigé ses épreuves, ou si les typographes ont mal observé ses corrections, la reproduction du texte original est, même dans ce cas très favorable, imparfaite. Il n’est pas rare que les typographes vous fassent dire autre chose que ce que l’on a voulu dire et que l’on s’en aperçoive trop tard.

S’agit-il de reproduire un ouvrage dont l’auteur est mort, et dont il est impossible d’envoyer à l’imprimerie le manuscrit autographe ? Le cas s’est présenté pour les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand, par exemple ; il se présente tous les jours pour ces correspondances intimes de personnages connus que l’on se hâte d’imprimer pour satisfaire la curiosité publique et dont les pièces originales sont si fragiles. Le texte en est d’abord copié ; il est ensuite typographiquement « composé » d’après la copie, ce qui équivaut à une seconde copie ; enfin cette seconde copie (en épreuves) est, ou doit être, collationnée par quelqu’un (à défaut de l’auteur disparu) avec la première copie, ou, mieux encore, avec les originaux. Les garanties d’exactitude sont moindres dans ce cas que dans le cas précédent ; car entre l’original et la reproduction définitive il y a un intermédiaire de plus (la copie manuscrite), et il peut arriver que l’original soit difficile à déchiffrer pour tout autre que l’auteur. Le texte des Mémoires et des Correspondances posthumes est souvent défiguré, en fait, dans des éditions qui paraissent, au premier abord, soignées, par des erreurs de transcription et de ponctuation[1].

Maintenant, dans quel état les documents anciens ont-ils été conservés ? Presque toujours, les originaux sont perdus ; nous n’avons que des copies. Des copies faites directement d’après les originaux ? Non pas, mais des copies de copies. Les scribes qui les ont exécutées n’étaient pas tous, tant s’en faut, des hommes habiles et consciencieux ; ils transcrivaient souvent des textes qu’ils ne comprenaient point ou qu’ils comprenaient mal, et il n’a pas toujours été de mode, comme au temps de la Renaissance carolingienne, de collationner les manuscrits[2]. Si nos livres imprimés, après les revisions successives de l’auteur et du prote, sont des reproductions imparfaites, il faut s’attendre à ce que les documents anciens, copiés et recopiés pendant des siècles avec peu de soin, au risque d’altérations nouvelles à chaque transmission, nous soient parvenus sous une forme extrêmement incorrecte.

Dès lors, une précaution s’impose : avant de se servir d’un document, savoir si le texte de ce document est « bon », c’est-à-dire aussi conforme que possible au manuscrit autographe de l’auteur ; et lorsque le texte est « mauvais », l’améliorer. Agir autrement est dangereux. En utilisant un mauvais texte, c’est-à-dire un texte corrompu par la tradition, on risque d’attribuer à l’auteur ce qui est du fait des copistes. Des théories ont été en effet bâties sur des passages viciés par des erreurs de transcription, qui sont tombées à plat, en bloc, lorsque le texte original de ces passages a été découvert ou restitué. Toutes les « coquilles » typographiques, toutes les fautes de copie ne sont pas indifférentes ou simplement ridicules : il en est d’insidieuses, propres à tromper les lecteurs[3].

On croirait volontiers que les historiens estimés se sont toujours fait une règle de se procurer de « bons » textes, nettoyés et restaurés comme il faut, des documents qu’ils avaient à consulter. Ce serait une erreur. Les historiens se sont longtemps servis des textes qu’ils avaient à leur portée, sans en vérifier la pureté. Mais il y a plus : les érudits eux-mêmes dont le métier est de publier des documents n’ont pas trouvé du premier coup l’art de les restituer : naguère encore, les documents étaient couramment édités d’après les premières copies venues, bonnes ou mauvaises, combinées et corrigées au hasard. Les éditions de textes anciens sont aujourd’hui, pour la plupart, « critiques » ; mais il n’y a pas trente ans qu’ont été données les premières « éditions critiques » des grandes œuvres du moyen âge, et le texte critique de quelques œuvres de l’antiquité classique (de celle de Pausanias, par exemple) est encore à établir.

Tous les documents historiques n’ont pas été publiés jusqu’ici de manière à procurer aux historiens la sécurité dont ils ont besoin, et quelques historiens agissent encore comme s’ils ne se rendaient pas compte qu’un texte mal établi est, par cela même, sujet à caution. Mais un progrès considérable a été réalisé. La méthode convenable pour la purification et la restitution des textes a été dégagée des expériences accumulées par plusieurs générations d’érudits. Aucune partie de la méthode historique n’est aujourd’hui fondée plus solidement, ni plus généralement connue. Elle est exposée avec clarté dans plusieurs ouvrages de vulgarisation philologique[4]. — Pour ce motif, nous nous contenterons d’en résumer ici les principes essentiels et d’en indiquer les résultats.

I. Soit un document inédit ou qui n’a pas encore été édité conformément aux règles de la critique. Comment procède-t-on pour en établir le meilleur texte possible ? — Trois cas sont à considérer.

a. Le cas le plus simple est celui où l’on possède l’original, l’autographe même de l’auteur. Il n’y a qu’à en reproduire le texte avec une exactitude complète[5]. Théoriquement, rien de plus facile ; en pratique, cette opération élémentaire exige une attention soutenue, dont tout le monde n’est pas capable. Essayez, si vous en doutez. Les copistes qui ne se trompent jamais et qui n’ont jamais de distractions sont rares, même parmi les érudits.

b. Deuxième cas. — L’original est perdu ; on n’en connaît qu’une copie. Il faut se tenir sur ses gardes, car il est probable, a priori, que cette copie contient des fautes.

Les textes dégénèrent suivant certaines lois. On s’est appliqué à distinguer et à classer les causes et les formes ordinaires des différences qui s’observent entre les originaux et les copies ; puis on a déduit, par analogie, des règles applicables à la restitution conjecturale des passages qui, dans une copie unique d’un original perdu, sont certainement (parce qu’ils sont inintelligibles) ou vraisemblablement corrompus.

Les altérations de l’original, dans une copie, les « variantes de tradition », comme on dit, sont imputables soit à la fraude, soit à l’erreur. Certains copistes ont fait sciemment des modifications ou pratiqué des suppressions[6]. Presque tous les copistes ont commis des erreurs, soit de jugement, soit accidentelles. Erreurs de jugement si, étant à demi instruits et à demi intelligents, ils ont cru devoir corriger des passages ou des mots de l’original qu’ils n’entendaient pas[7]. Erreurs accidentelles s’ils ont lu de travers en copiant, ou mal entendu en écrivant sous la dictée, ou fait involontairement des lapsus calami.

Les modifications qui proviennent de fraudes et d’erreurs de jugement sont souvent très difficiles à rectifier, et même à voir. Certaines erreurs accidentelles (l’omission de plusieurs lignes, par exemple) sont irréparables dans le cas, qui nous occupe, d’une copie unique. Mais la plupart des erreurs accidentelles se laissent deviner, lorsqu’on en connaît les formes ordinaires : confusions de sens, de lettres et de mots, transpositions de mots, de syllabes et de lettres, dittographie (répétition inutile de lettres ou de syllabes), haplographie (syllabes ou mots qu’il aurait fallu redoubler et qui ne sont écrits qu’une fois), mots mal séparés, phrases mal ponctuées, etc. — Des erreurs de ces divers types ont été commises par les scribes de tous les temps et de tous les pays, quelle que fût l’écriture des originaux, en quelque langue qu’ils fussent rédigés. Mais certaines confusions de lettres sont fréquentes dans les copies exécutées d’après des originaux qui étaient en caractères onciaux, et d’autres dans les copies exécutées d’après des originaux en minuscule. Les confusions de sens et de mots s’expliquent par des analogies de vocabulaire et de prononciation qui diffèrent, naturellement, suivant que l’original était en telle langue ou en telle autre, de telle date ou de telle autre. La théorie générale de la restitution conjecturale se réduit donc à ce qui précède, et il n’y a pas d’apprentissage général de cet art. On apprend à restituer, non pas n’importe quels textes, mais des textes grecs, des textes latins, des textes français, etc. ; car la restitution conjecturale d’un texte suppose, outre des notions générales sur le processus de la dégénérescence des textes, la connaissance approfondie : 1o d’une langue ; 2o d’une paléographie spéciale ; 3o des confusions (de lettres, de sens et de mots) dont les copistes de textes rédigés dans la même langue et écrits de la même manière avaient ou ont l’habitude. Pour l’apprentissage de l’émendation conjecturale des textes grecs et latins, des répertoires (alphabétiques et méthodiques) de « variantes de tradition », de confusions fréquentes, de corrections probables, ont été dressés[8]. Ils ne suppléent certes pas à des exercices pratiques, faits sous la direction des hommes du métier[9], mais ils rendent de grands services aux hommes du métier eux-mêmes.

Il serait facile d’énumérer des exemples de restitutions heureuses. Les plus satisfaisantes sont celles qui ont un caractère d’évidence paléographique, comme la correction classique de Madvig au texte des Lettres de Sénèque (89, 4). On lisait : « Philosophia unde dicta sit, apparet; ipso enim nomine fatetur. Quidam et sapientiam ita quidam finierunt, ut dicerent divinorum et humanorum sapientiam… » ; ce qui n’a pas de sens. On supposait une lacune entre ita et quidam. Madvig s’est représenté le texte en capitales de l’archétype disparu, où, suivant l’usage antérieur au viiie siècle, les mots n’étaient pas séparés (scriptio continua) et les phrases n’étaient pas ponctuées ; il s’est demandé si le copiste, qui eut d’abord sous les yeux l’archétype en capitales, n’avait pas coupé les mots au hasard, et il a lu sans difficulté : « .. ipso enim nomine fatetur quid amet. Sapientiam ita quidam finierunt…, etc. » MM. Blass, Reinach, Lindsay, dans leurs opuscules signalés en note, mentionnent plusieurs tours de force du même genre, d’une parfaite élégance. Les hellénistes et les latinistes n’en ont plus, du reste, le monopole : on en citerait d’aussi « brillants » qui ont été exécutés par des orientalistes, par des romanistes et par des germanistes, depuis que les textes orientaux, romans et germaniques sont soumis à la critique verbale. Nous avons déjà dit que de « belles » corrections sont possibles même sur le texte de documents tout à fait modernes, typographiquement reproduits dans les meilleures conditions.

Personne peut-être n’a excellé, de nos jours, au même degré que Madvig, dans l’art de l’emendatio conjecturale. Madvig, cependant, n’avait pas une haute opinion des travaux de la philologie moderne. Il pensait que les humanistes du xvie et du xviie siècle étaient, à cet égard, mieux préparés que les érudits d’aujourd’hui. L’emendatio conjecturale des textes latins et grecs, en effet, est un sport où l’on réussit d’autant mieux que l’on a, avec un esprit plus ingénieux et plus d’imagination paléographique, un sens plus juste, plus prompt et plus délicat des finesses des langues classiques. Or les anciens érudits ont été assurément trop hardis, mais les langues classiques leur étaient plus intimement familières qu’aux érudits d’aujourd’hui.

Quoi qu’il en soit, de nombreux textes conservés, sous une forme corrompue, dans des copies uniques ont résisté, et résisteront toujours sans doute, à l’effort de la critique. Très souvent, la critique constate l’altération du texte, indique ce que le sens réclame, et, si elle est prudente, est obligée de s’en tenir là, les traces de la leçon primitive ayant été effacées par une multitude d’erreurs et de corrections successives dont il n’existe plus aucun moyen de débrouiller la filière. — Les érudits qui se livrent à l’exercice passionnant de la critique conjecturale sont exposés, dans leur ardeur, à suspecter des leçons correctes et à proposer, pour les passages désespérés, des hypothèses aventureuses. Ils ne l’ignorent pas. Ils se font, en conséquence, une loi de distinguer très clairement, dans leurs éditions, les leçons du manuscrit, ou des manuscrits, du texte restitué par eux.

c. Troisième cas. — On connaît plusieurs copies, qui diffèrent, d’un document dont l’original est perdu. Ici les érudits modernes ont sur ceux d’autrefois un avantage marqué : outre qu’ils sont mieux informés, ils procèdent plus régulièrement à la comparaison des copies. — Le but, comme dans le cas précédent, est de reconstituer, autant que possible, l’archétype.

Les érudits d’autrefois, et, comme eux, de nos jours, les novices, ont eu et ont à lutter, en pareil cas, contre un premier mouvement, qui est détestable : se servir de n’importe quelle copie, de celle qui est sous la main. — Le second mouvement n’est guère meilleur : si les différentes copies ne sont pas de la même époque, se servir de la plus ancienne. L’antiquité relative des copies n’a théoriquement, et souvent en fait, aucune importance ; car un manuscrit du xvie siècle, reproduction d’une bonne copie perdue du xie, a beaucoup plus de valeur qu’une copie fautive et remaniée du xiie ou du xiiie siècle. — Le troisième mouvement n’est pas encore le bon : compter les leçons attestées et décider à la majorité. Soient vingt exemplaires d’un texte : la leçon a est attestée dix-huit fois, la leçon b deux fois. Adopter pour ce motif la leçon a, c’est supposer gratuitement que tous les exemplaires ont la même autorité. Supposer cela, c’est commettre une faute de jugement ; car si dix-sept des dix-huit exemplaires qui donnent la leçon a ont été copiés sur le dix-huitième, la leçon a n’est en réalité attestée qu’une fois ; et la seule question est de savoir si elle est, intrinsèquement, moins bonne ou meilleure que la leçon b.

Il a été reconnu que le seul parti rationnel est de déterminer d’abord les rapports des copies entre elles. — On part, à cet effet, d’un postulat incontestable, savoir : toutes les copies qui contiennent, aux mêmes endroits, les mêmes fautes, ont été faites les unes sur les autres ou dérivent toutes d’une copie où ces fautes existaient. Il n’est pas croyable, en effet, que plusieurs copistes aient commis, en reproduisant chacun de son côté l’archétype exempt de fautes, exactement les mêmes erreurs : l’identité des erreurs atteste une communauté d’origine. — On éliminera sans scrupule tous les exemplaires dérivés d’une copie qui a été conservée : ils n’ont évidemment que la valeur de cette copie, leur source commune ; ils n’en diffèrent, s’ils en diffèrent, que par des fautes supplémentaires ; ce serait perdre son temps que d’en relever les variantes. — Cela fait, on n’est plus en présence que de copies indépendantes, prises directement sur l’archétype, ou de copies dérivées dont la source (une copie prise directement sur l’archétype) est perdue. — Pour classer les copies dérivées en familles dont chacune représente, avec plus ou moins de pureté, la même tradition, on recourt encore à la méthode de la comparaison des fautes. Elle permet ordinairement de dresser sans trop de peine un tableau généalogique complet (stemma codicum) des exemplaires conservés, qui met très clairement en relief leur importance relative. — Ce n’est pas ici le lieu d’examiner les espèces difficiles où, par suite de la suppression d’un trop grand nombre d’intermédiaires, ou d’anciennes combinaisons arbitraires qui ont mélangé les textes de plusieurs traditions distinctes, l’opération devient extrêmement laborieuse, ou même impraticable. D’ailleurs, dans ces cas extrêmes, la méthode ne change point : la comparaison des passages correspondants est un instrument puissant, mais c’est le seul dont dispose ici la critique.

Quand l’arbre généalogique des exemplaires est dressé, on compare, pour restituer le texte de l’archétype, les traditions indépendantes. S’accordent-elles à donner un texte satisfaisant, pas de difficulté. Diffèrent-elles, on décide. S’accordent-elles par hasard à donner un texte défectueux, on recourt, comme si l’on n’avait qu’une copie, à l’emendatio conjecturale.

C’est une condition beaucoup plus favorable, en principe, d’avoir plusieurs copies indépendantes d’un original perdu que d’en avoir une seule, car la simple comparaison mécanique des leçons indépendantes suffit souvent à dissiper des obscurités que la lumière incertaine de la critique conjecturale n’aurait pu percer. Toutefois, l’abondance des exemplaires est un embarras plutôt qu’un secours lorsque l’on n’a pas pris soin de les classer ou lorsqu’on les a mal classés : rien n’est moins sûr que les reconstitutions de fantaisie, composites, fabriquées avec des copies dont les relations mutuelles et la relation avec l’archétype n’ont pas été préalablement fixées. D’autre part, l’application des méthodes rationnelles entraîne, en certains cas, une dépense formidable de temps et de travail : songez qu’il y a telle œuvre dont on possède plusieurs centaines d’exemplaires non identiques ; que les variantes indépendantes de tel texte médiocrement étendu (comme les Évangiles) se comptent par milliers ; que des années de travail seraient nécessaires à un homme très diligent pour préparer une « édition critique » de tel roman du moyen âge. Est-il, du moins, certain que le texte de ce roman, après tant de collations, de comparaisons et de travail, serait sensiblement meilleur que si l’on n’avait eu pour le restituer que deux ou trois manuscrits ? Non. L’effort matériel qu’exigent certaines éditions critiques, par suite de l’extrême richesse apparente des matériaux à mettre en œuvre, n’est nullement proportionnel aux résultats positifs qui en sont la récompense.

Les « éditions critiques » faites à l’aide de plusieurs copies d’un original perdu doivent fournir au public les moyens de contrôler le stemma codicum que l’éditeur a dressé, et contenir, en note, la liste des variantes qui ont été rejetées. De la sorte, au pis-aller, les gens compétents y trouvent, à défaut du meilleur texte, ce qu’il faut pour l’établir[10].

II. Les résultats de la critique de restitution — critique de nettoyage et de raccommodage — sont entièrement négatifs. On arrive soit par voie de conjecture, soit par voie de comparaison et de conjecture, à obtenir non pas nécessairement un bon texte, mais le meilleur texte possible, de documents dont l’original est perdu. Le bénéfice le plus net est d’éliminer les leçons mauvaises, adventices, propres à causer des erreurs, et de signaler comme tels les passages suspects. Mais il va sans dire que la critique de restitution ne fournit aucune donnée nouvelle. Le texte d’un document qui a été restitué au prix de peines infinies ne vaut pas davantage que celui d’un document analogue dont l’original a été conservé ; au contraire, il vaut moins. Si le manuscrit autographe de l’Énéide n’avait pas été détruit, des siècles de collations et de conjectures auraient été épargnés, et le texte de l’Énéide serait meilleur qu’il ne l’est. Cela dit pour ceux qui excellent au jeu des « émendations »[11], qui l’aiment par conséquent, et qui seraient, au fond, fâchés de n’avoir pas à le pratiquer.

III. Il y aura lieu, d’ailleurs, de pratiquer la critique de restitution jusqu’à ce que l’on possède le texte exact de tous les documents historiques. Dans l’état actuel de la science, peu de travaux sont plus utiles que ceux qui mettent au jour de nouveaux textes ou qui purifient des textes connus. Publier, conformément aux règles de la critique, des documents inédits, ou, jusqu’à présent, mal publiés, c’est rendre aux études historiques un service essentiel. Dans tous les pays, d’innombrables Sociétés savantes consacrent à cette œuvre capitale la plus grande partie de leurs ressources et de leur activité. Mais, à raison de l’immense quantité des textes à critiquer[12] et des soins minutieux qu’exigent les opérations de la critique verbale[13], le travail de publication et de restitution n’avance que lentement. Avant que tous les textes intéressants pour l’histoire du moyen âge et des temps modernes aient été édités ou réédités secundum artem, beaucoup de temps s’écoulera, même en supposant que le train, relativement rapide, dont on va depuis quelques années, soit encore accéléré[14].



  1. Un membre de la Société des humanistes français (fondée à Paris en 1894) s’est amusé à relever, dans le Bulletin de cette Société, les erreurs justiciables de la critique verbale qui se trouvent dans les éditions de quelques ouvrages posthumes (notamment dans celle des Mémoires d’outre-tombe) ; il a montré qu’il est possible de dissiper des obscurités dans les documents les plus modernes par la même méthode qui sert à restituer les textes anciens.
  2. Sur les habitudes des copistes du moyen âge, par l’intermédiaire desquels la plupart des œuvres littéraires de l’antiquité sont parvenues jusqu’à nous, voir les renseignements réunis par W. Wattenbach, Das Schriftwesen im Mittelalter 3, Berlin, 1896, in-8.
  3. Voir par exemple, les Coquilles lexicographiques qui ont été recueillies par A. Thomas, dans la Romania, XX (1891), p. 464 et suiv.
  4. Voir E. Bernheim, Lehrbuch der historischen Methode 2, p. 341-54. — Consulter en outre F. Blass, dans le Handbuch der klassischen Altertumswissenschaft de I. v. Müller, I2 (1892), p. 249-89 (avec une bibliographie détaillée) ; A. Tobler, dans le Grundriss der romanischen Philologie, I (1888), p. 253-63 ; H. Paul, dans le Grundriss der germanischen Philologie I 2, (1896), p. 184-96.
    Lire, en français, le § « Critique des textes » dans Minerva. Introduction à l’étude des classiques scolaires grecs et latins, par J. Gow et S. Reinach, Paris, 1890, in-16, p. 50-65.
    L’ouvrage de I. Taylor, History of the transmission of ancient books to modern times… (Liverpool, 1889, in-16), est sans valeur.
  5. Cette règle n’est pas absolue. On admet généralement que l’éditeur a le droit d’uniformiser la graphie d’un document autographe — pourvu qu’il en avertisse le public, — toutes les fois que, comme dans la plupart des documents modernes, les fantaisies graphiques de l’auteur n’ont pas d’intérêt philologique. Voir les Instructions pour la publication des textes historiques, dans le Bulletin de la Commission royale d’histoire de Belgique, 5e série, VI (1896) ; et les Grundsätze für die Herausgabe von Actenstücken zur neueren Geschichte, laborieusement délibérées par le 2e et le 3e Congrès des historiens allemands, en 1894 et en 1895, dans la Deutsche Zeitschrift fur Geschichtswissenschaft, XI, p. 200, XII, p. 364. Les derniers Congrès d’historiens italiens, tenus à Gênes (1893) et à Rome (1895), ont aussi débattu cette question, mais sans aboutir. — Quelles sont les libertés qu’il est légitime de prendre en reproduisant des textes autographes ? Le problème est plus difficile que ne l’imaginent les gens qui ne sont pas du métier.
  6. Il sera question des interpolations au chapitre iii, p. 71.
  7. Les scribes de la Renaissance carolingienne et de la renaissance proprement dite, depuis le xve siècle, se sont préoccupés de fournir des textes intelligibles. Ils ont corrigé en conséquence tout ce qu’ils ne comprenaient pas. Plusieurs œuvres de l’antiquité ont été de la sorte abîmées par eux à jamais.
  8. Ces collections sont arrangées suivant l’ordre méthodique ou suivant l’ordre alphabétique. — Les principales sont, pour les deux langues classiques, outre l’ouvrage précité de Blass (ci-dessus, p. 54, n. 1), les Adversaria critica de Madvig (Copenhague, 1871-74, 3 vol. in-8). Pour le grec, la célèbre Commentatio palæographica de Fr. J. Bast, publiée en appendice à l’édition du grammairien Grégoire de Corinthe (Leipzig, 1811, in-8), et les Variæ lectiones de Cobet (Leyde, 1873, in-8). Pour le latin : H. Hagen, Gradus ad criticen (Leipzig, 1879, in-8), et W. M. Lindsay, An introduction to latin textual emendation based on the text of Plautus (London, 1896, in-16). Un rédacteur du Bulletin de la Société des humanistes français a exprimé, dans cette publication, le vœu qu’un recueil analogue soit composé pour le français moderne.
  9. Cf. Revue critique, 1895, II, p. 358.
  10. Les érudits négligeaient naguère encore, chez nous, cette précaution élémentaire, sous prétexte d’éviter « des airs de pédant ». M. B. Hauréau a publié, dans ses Notices et extraits de quelques manuscrits latins de la Bibliothèque nationale (VI, p. 310), une pièce en vers rythmiques « De presbytero et logico ». « Elle n’est pas inédite, dit-il. M. Thomas Wright l’a déjà publiée… Mais cette édition est très défectueuse ; le texte en est même quelquefois tout à fait inintelligible. Nous l’avons donc beaucoup amendé, faisant concourir à cet amendement deux copies qui ne sont, d’ailleurs, ni l’une ni l’autre, irréprochables… » Suit l’édition, sans variantes. Le contrôle est impossible.
  11. « Textual emendation too often misses the mark through want of knowledge of what may be called the rules of the game. » (W. M. Lindsay, o. c. p. v.)
  12. On s’est souvent demandé si tous les textes valent la peine d’être « établis » et publiés. « Parmi nos anciens textes [de la littérature française du moyen âge], dit M. J. Bédier, que convient-il de publier ? Tout. Tout ? dira-t-on. Ne chancelons-nous pas déjà sous le faix des documents ?… Voici la raison qui exige la publication intégrale. Aussi longtemps que tant de manuscrits resteront devant nous, clos et mystérieux, ils nous solliciteront comme s’ils recelaient le mot de toutes les énigmes ; ils entraveront, pour tout esprit sincère, l’essor des inductions. Il convient de les publier, ne serait-ce que pour s’en débarrasser et pour qu’il soit possible à l’avenir d’en faire table rase… » (Revue des Deux Mondes, 15 févr. 1894, p. 910.) — Tous les documents doivent être inventoriés, nous l’avons dit (p. 15), afin d’éviter que les travailleurs aient toujours à craindre d’en ignorer qui leur seraient utiles. Mais, dans tous les cas où une analyse sommaire suffit à faire connaître le contenu du document, si la forme de ce document n’a pas d’intérêt, la publication in extenso ne sert à rien. Il ne faut pas s’encombrer : tous les documents seront un jour analysés ; quantité de documents ne seront jamais publiés.
  13. Les éditeurs de textes rendent souvent leur tâche encore plus longue et plus difficile qu’elle ne l’est en s’imposant, sous prétexte d’éclaircissements, des commentaires. Ils auraient intérêt à en faire l’économie et à se dispenser de toute annotation qui n’appartient pas à l’« appareil critique » proprement dit. Voir, sur ce point, Th. Lindner, Ueber die Herausgabe von geschichtlichen Quellen, dans les Mittheilungen des Instituts für oesterreichische Geschichtsforschung, XVI, 1893, p. 501 et suiv.
  14. Il suffit, pour s’en rendre compte, de comparer ce qui a été fait jusqu’ici par les Sociétés les plus actives, telles que la Société des Monumenta Germaniæ historica et l’Istituto storico italiano, avec ce qui leur reste à faire. — La plupart des documents les plus anciens et les plus difficiles à restituer, qui ont exercé depuis longtemps la sagacité des érudits, ont été mis dans un état relativement satisfaisant. Mais d’immenses besognes matérielles sont encore à accomplir.