Introduction aux études historiques/2/7

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Librairie Hachette et Cie (p. 130-162).
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CHAPITRE VII

CRITIQUE INTERNE NÉGATIVE DE SINCÉRITE
ET D’EXACTITUDE

I. L’analyse et la critique positive d’interprétation n’atteignent que le travail d’esprit intérieur de l’auteur du document et ne font connaître que ses idées. Elles n’apprennent directement rien sur les faits extérieurs. Même quand l’auteur a pu les observer, son texte indique seulement comment il a voulu les représenter, non comment il les a réellement vus, et encore moins ce qu’ils ont réellement été. Ce qu’un auteur exprime n’est pas forcément ce qu’il croyait, car il peut avoir menti ; ce qu’il a cru n’est pas forcément ce qui existait, car il peut s’être trompé. Ces propositions sont évidentes. Cependant un premier mouvement naturel nous porte à accepter comme vraie toute affirmation contenue dans un document, ce qui est admettre implicitement qu’aucun auteur n’a menti ou ne s’est trompé ; et il faut que cette crédulité spontanée soit bien puissante, puisqu’elle persiste malgré l’expérience quotidienne qui nous montre des cas innombrables d’erreur et de mensonge.

La pratique a forcé les historiens à réfléchir en les mettant en présence de documents qui se contredisaient les uns les autres ; dans ce conflit il a bien fallu se résigner à douter et, après examen, à admettre l’erreur ou le mensonge ; ainsi s’est imposée la nécessité de la critique négative pour écarter les affirmations manifestement menteuses ou erronées. Mais l’instinct de confiance est si indestructible qu’il a jusqu’ici empêché même les gens du métier de constituer la critique interne des affirmations en méthode régulière comme ils ont fait pour la critique externe de provenance. Les historiens, dans leurs travaux, et même les théoriciens de la méthode historique[1], en sont restés à des notions vulgaires et des formules vagues, en contraste frappant avec la terminologie précise de la critique de sources. Ils se bornent à examiner si l’auteur a été en général contemporain des faits, s’il en a été témoin oculaire ; s’il a été sincère et bien informé, s’il a su la vérité ou s’il a voulu la dire ; ou même, résumant tout en une formule, s’il a été digne de foi.

Assurément cette critique superficielle vaut beaucoup mieux que l’absence de critique, et elle a suffi pour donner à ceux qui l’ont pratiquée la conscience d’une supériorité incontestable. Mais elle n’est qu’à mi-chemin entre la crédulité vulgaire et une méthode scientifique. Ici, comme en toute science, le point de départ doit être le doute méthodique[2]. Tout ce qui n’est pas prouvé doit rester provisoirement douteux ; pour affirmer une proposition il faut apporter des raisons de la croire exacte. Appliqué aux affirmations des documents, le doute méthodique devient la défiance méthodique.

L’historien doit a priori se défier de toute affirmation d’un auteur, car il ignore si elle n’est pas mensongère ou erronée. Elle ne peut être pour lui qu’une présomption. La prendre à son compte et la répéter en son nom, c’est déclarer implicitement qu’il la considère comme une vérité scientifique. Ce pas décisif, il n’a le droit de le faire que pour de bonnes raisons. Mais l’esprit humain est ainsi construit qu’on fait ce pas sans s’en apercevoir (cf. liv. II, ch. i). — Contre cette tendance dangereuse le critique n’a qu’un procédé de défense. Il doit ne pas attendre pour douter d’y être forcé par une contradiction entre les affirmations des documents, il doit commencer par douter. Il doit n’oublier jamais la distance entre l’affirmation d’un auteur, quel qu’il soit, et une vérité scientifiquement établie, de façon à garder toujours pleine conscience de la responsabilité qu’il prend lorsqu’il reproduit une affirmation.

Même après s’être décidé en principe à pratiquer cette défiance contre nature, on tend instinctivement à s’en délivrer le plus vite possible. Le mouvement naturel est de faire en bloc la critique de tout un auteur ou au moins de tout un document, de classer en deux catégories, à droite les brebis, à gauche les boucs ; d’un côté les auteurs dignes de foi ou les bons documents, de l’autre les auteurs suspects ou les mauvais documents. Après quoi, ayant épuisé toute sa force de défiance, on reproduit sans discussion toutes les affirmations du « bon document ». On consent à se défier de Suidas ou d’Aimoin, auteurs suspects, mais on affirme comme vérité établie tout ce qu’a dit Thucydide ou Grégoire de Tours[3]. On applique aux auteurs la procédure judiciaire qui classe les témoins en recevables et non recevables : dès qu’on a accepté un témoin on se sent engagé à admettre tous ses dires ; on n’ose douter d’une de ses affirmations que si l’on trouve des raisons spéciales d’en douter. Instinctivement on prend parti pour l’auteur qu’on a déclaré recommandable et on en vient, comme dans les tribunaux, à dire que « la charge de faire la preuve » incombe à celui qui récuse un témoignage valable[4].

La confusion est encore accrue par l’expression authentique empruntée à la langue judiciaire ; elle ne se rapporte qu’à la provenance, non au contenu ; dire qu’un document est authentique, c’est dire seulement que la provenance en est certaine, non que le contenu en est exact. Mais l’authenticité produit une impression de respect qui dispose à accepter le contenu sans discussion. Douter des affirmations d’un document authentique semblerait présomptueux, ou du moins on se croit obligé d’attendre des preuves écrasantes avant de « s’inscrire en faux » contre le témoignage de l’auteur : les historiens eux-mêmes emploient cette expression malencontreusement empruntée à la langue judiciaire.

II. À ces instincts naturels il faut résister méthodiquement. Un document (à plus forte raison l’œuvre d’un auteur) ne forme pas un bloc ; il se compose d’un très grand nombre d’affirmations indépendantes, dont chacune peut être mensongère ou fausse tandis que les autres sont sincères ou exactes (et inversement), puisque chacune est le produit d’une opération qui peut avoir été incorrecte tandis que les autres étaient correctes. Il ne suffit donc pas d’examiner en bloc tout un document, il faut examiner séparément chacune des affirmations qu’il contient ; la critique ne peut se faire que par une analyse.

Ainsi la critique interne aboutit à deux règles générales :

1o Une vérité scientifique ne s’établit pas par témoignage. Pour affirmer une proposition il faut des raisons spéciales de la croire vraie. Il se peut que l’affirmation d’un auteur soit, dans certains cas, une raison suffisante ; mais on ne le sait pas d’avance. La règle sera donc d’examiner toute affirmation pour s’assurer si elle est de nature à constituer une raison suffisante de croire.

2o La critique d’un document ne peut pas se faire en bloc. La règle sera d’analyser le document en ses éléments, pour dégager toutes les affirmations indépendantes dont il se compose et examiner chacune séparément. Souvent une seule phrase contient plusieurs affirmations, il faut les isoler pour les critiquer à part. Dans une vente, par exemple, on doit distinguer la date, le lieu, le vendeur, l’acheteur, l’objet, le prix, chacune des stipulations.

La critique et l’analyse se font pratiquement en même temps et, sauf les textes de langue difficile, elles peuvent être menées de front avec l’analyse et la critique d’interprétation. Aussitôt qu’on a compris une phrase on l’analyse et on fait la critique de chacun des éléments.

C’est dire que la critique consiste logiquement en un nombre énorme d’opérations. En les décrivant avec le détail nécessaire pour en faire comprendre le mécanisme et la raison d’être, nous allons leur donner l’apparence d’un procédé trop lent pour être praticable. C’est l’impression inévitable que produit toute description par la parole d’un acte complexe de la pratique. Comparez le temps nécessaire pour décrire un mouvement d’escrime et pour l’exécuter ; comparez la longueur de la grammaire et du dictionnaire avec la rapidité de la lecture. Comme tout art pratique, la critique consiste dans l’habitude de certains actes ; pendant l’apprentissage, avant que l’habitude soit prise, on est obligé de penser séparément chaque acte avant de le faire et de décomposer les mouvements : aussi les fait-on tous lentement et péniblement ; mais aussitôt l’habitude prise, les actes, devenus instinctifs et inconscients, sont faciles et rapides. Que le lecteur ne s’inquiète donc pas de la lenteur des procédés de la critique, il verra plus bas comment ils s’abrègent dans la pratique.

III. Voici comment se pose le problème de la critique. Étant donnée une affirmation venant d’un homme qu’on n’a pas vu opérer, la valeur de l’affirmation dépendant exclusivement de la manière dont cet homme a opéré, déterminer si ses opérations ont été conduites correctement. — La position même du problème montre qu’on ne peut espérer aucune solution directe et définitive ; il manque la donnée essentielle, qui serait la manière dont l’auteur a opéré. La critique s’arrête donc à des solutions indirectes et provisoires, elle se borne à fournir des données qui exigent une dernière élaboration.

L’instinct naturel pousse à juger de la valeur des affirmations d’après leur forme. On s’imagine reconnaître à première vue si un auteur est sincère ou si un récit est exact. C’est ce qu’on appelle « l’accent de sincérité » ou « l’impression de vérité ». C’est une impression presque irrésistible, mais elle n’en est pas moins une illusion. Il n’y a aucun critérium extérieur ni de la sincérité ni de l’exactitude. « L’accent de sincérité », c’est l’apparence de la conviction ; un orateur, un acteur, un menteur d’habitude l’auront plus facilement en mentant qu’un homme indécis en disant ce qu’il croit. La vigueur de l’affirmation ne prouve pas toujours la vigueur de la conviction, mais seulement l’habileté ou l’effronterie[5]. De même l’abondance et la précision des détails, bien qu’elles fassent une vive impression sur les lecteurs inexpérimentés, ne garantissent pas l’exactitude des faits[6] ; elles ne renseignent que sur l’imagination de l’auteur quand il est sincère ou sur son impudence quand il ne l’est pas. On est porté à dire d’un récit circonstancié : « Des choses de ce genre ne s’inventent pas ». Elles ne s’inventent pas, mais elles se transportent très facilement d’un personnage, d’un pays ou d’un temps à un autre. — Aucun caractère extérieur d’un document ne dispense donc d’en faire la critique.

La valeur de l’affirmation d’un auteur dépend uniquement des conditions où il a opéré. La critique n’a aucune autre ressource que d’examiner ces conditions. Mais il ne s’agit pas de les reconstituer toutes, il suffit de répondre à une seule question : si l’auteur a opéré correctement ou non ? — La question peut être abordée de deux côtés.

1o On connaît souvent par la critique de provenance les conditions générales où l’auteur a opéré. Il est probable que quelques-unes ont agi sur chacune de ses opérations particulières. On doit donc commencer par étudier les renseignements qu’on possède sur l’auteur et sur la composition du document, avec la préoccupation de chercher dans les habitudes, les sentiments, la situation personnelle de l’auteur, ou dans les circonstances de la composition, tous les motifs qui peuvent l’avoir incliné à procéder incorrectement ou au contraire à procéder avec une correction exceptionnelle. Pour apercevoir ces motifs possibles il faut que l’attention y soit attirée d’avance. Le seul procédé est donc de dresser un questionnaire général des causes d’incorrection. On l’appliquera aux conditions générales de composition du document pour découvrir celles qui ont pu rendre les opérations incorrectes et vicier les résultats. Mais on n’obtiendra ainsi, — même dans les cas exceptionnellement favorables où les conditions de provenance sont bien connues, — que des indications générales insuffisantes pour la critique, car elle doit toujours opérer sur chaque affirmation particulière.

2o La critique des affirmations particulières ne peut se faire que par un seul procédé, singulièrement paradoxal : l’étude des conditions universelles de composition des documents. Les renseignements que ne fournit pas l’étude générale de l’auteur, on peut les chercher dans la connaissance des procédés nécessaires de l’esprit humain ; car, étant universels, ils devront se trouver dans chaque cas particulier. On sait dans quel cas l’homme en général est enclin à altérer volontairement ou à déformer les faits. Il s’agit d’examiner pour chaque affirmation si elle s’est produite dans un des cas où l’on peut s’attendre, suivant les habitudes normales de l’humanité, à ce que l’opération ait été incorrecte. Le procédé pratique sera de dresser un questionnaire des causes habituelles d’incorrection.

Ainsi toute la critique se ramène à dresser et à remplir deux questionnaires, — l’un pour se représenter les conditions générales de composition du document d’où résultent les motifs généraux de défiance ou de confiance, — l’autre pour se représenter les conditions spéciales de chaque affirmation d’où dérivent les motifs spéciaux de défiance ou de confiance. Ce double questionnaire doit être dressé d’avance de façon à diriger méthodiquement l’examen du document en général et de chaque affirmation en particulier ; et comme il est le même pour tous les documents, il est utile de l’établir une fois pour toutes.

IV. Le questionnaire critique comporte deux séries de questions qui correspondent aux deux séries d’opérations par lesquelles le document s’est constitué. La critique d’interprétation fait connaître seulement ce que l’auteur a voulu dire ; il reste à déterminer : 1o ce qu’il a cru réellement, car il peut n’avoir pas été sincère ; 2o ce qu’il a su réellement, car il peut s’être trompé. — On peut donc distinguer une critique de sincérité destinée à déterminer si l’auteur du document n’a pas menti, et une critique d’exactitude destinée à déterminer s’il ne s’est pas trompé.

Dans la pratique on a très rarement besoin de savoir ce qu’a cru un auteur ; à moins qu’on ne fasse une étude spéciale de son caractère, l’auteur n’intéresse pas directement, il n’est qu’un intermédiaire pour atteindre les faits extérieurs rapportés par lui. Le but de la critique est de déterminer si l’auteur a représenté ces faits exactement. S’il a donné des renseignements inexacts, il est indifférent que ce soit par mensonge ou par erreur : on compliquerait inutilement l’opération en cherchant à le distinguer. On n’a donc guère occasion de pratiquer séparément la critique de sincérité, et on peut abréger le travail en réunissant dans un même questionnaire tous les motifs d’inexactitude. Mais il sera plus clair d’exposer séparément en deux séries les questions à se poser.

La première série de questions servira à chercher si l’on a quelque motif de se défier de la sincérité de l’affirmation. On se demande si l’auteur a été dans une des conditions qui normalement inclinent un homme à n’être pas sincère. Il faut chercher quelles sont ces conditions, en général pour l’ensemble d’un document, en particulier pour chacune des affirmations. La réponse est donnée par l’expérience. Tout mensonge, petit ou grand, a pour cause l’intention particulière de l’auteur de produire sur son lecteur une impression particulière. Le questionnaire est ainsi ramené à une liste des intentions qui en général peuvent entraîner un auteur à mentir. Voici les cas les plus importants.

1er cas. L’auteur cherche à se procurer un avantage pratique ; il veut tromper le lecteur du document pour l’engager à un acte ou l’en détourner ; il donne sciemment un renseignement faux : on dit alors que l’auteur a un intérêt à mentir. C’est le cas de la plupart des actes officiels. Même dans les documents qui n’ont pas été rédigés pour un motif pratique, toute affirmation intéressée risque d’être mensongère. Pour déterminer quelles sont les affirmations suspectes, il faut se demander quel a pu être le but de l’auteur en général en écrivant l’ensemble du document, en particulier en rédigeant chacune des affirmations particulières qui composent le document. Mais il faut résister à deux tendances naturelles. — L’une est de chercher quel intérêt avait l’auteur à mentir, ce qui revient à chercher l’intérêt que nous aurions eu à sa place ; il faut au contraire se demander l’intérêt que lui-même croyait y avoir et on doit le chercher dans ses goûts et son idéal. — L’autre tendance est de tenir compte seulement de l’intérêt individuel de l’auteur ; il faut prévoir au contraire que l’auteur a pu donner de faux renseignements dans un intérêt collectif. C’est une des difficultés de la critique. Un auteur est membre à la fois de plusieurs groupes, famille, province, patrie, secte religieuse, parti politique, classe sociale, dont les intérêts sont souvent en conflit ; il faut savoir démêler le groupe auquel il s’intéressait le plus et pour lequel il aura travaillé.

2e cas. L’auteur a été placé dans une situation qui le forçait à mentir. Cela arrive toutes les fois qu’ayant eu besoin de rédiger un document conforme à des règles ou à des habitudes, il s’est trouvé dans des conditions contraires sur quelque point à ces règles ou ces habitudes ; il lui a fallu alors affirmer qu’il opérait dans les conditions normales, et par conséquent faire une déclaration fausse sur tous les points où il n’était pas en règle. Dans presque tout procès-verbal il y a quelque léger mensonge sur le jour ou l’heure, sur le lieu, sur le nombre ou le nom des assistants. Tous nous avons assisté, sinon participé, à quelques-unes de ces petites falsifications. Mais nous l’oublions trop quand il s’agit de critiquer les documents du passé. Le caractère authentique du document contribue à faire illusion ; instinctivement on prend authentique pour synonyme de sincère. Les règles rigides imposées pour la rédaction de tout document authentique semblent une garantie de sincérité ; elles sont au contraire une incitation au mensonge, non sur le fond des faits, mais sur les circonstances accessoires. De ce qu’un personnage signe un acte on peut conclure qu’il l’a consenti, mais non pas qu’il a été réellement présent à l’heure où l’acte mentionne sa présence.

3e cas. L’auteur a eu une sympathie ou une antipathie pour un groupe d’hommes (nation, parti, secte, province, ville, famille) ou pour un ensemble de doctrines ou d’institutions (religion, philosophie, secte politique) qui l’a porté à déformer les faits de façon à donner une idée favorable de ses amis, défavorable de ses adversaires. Ce sont des dispositions générales qui agissent sur toutes les affirmations d’un auteur ; aussi sont-elles très apparentes, au point que les anciens leur avaient déjà donné des noms (studium et odium) ; c’était dès l’antiquité un lieu commun littéraire pour les historiens de protester qu’ils avaient évité l’un et l’autre.

4e cas. L’auteur a été entraîné par la vanité individuelle ou collective à mentir pour faire valoir sa personne ou son groupe. Il a affirmé ce qu’il croyait de nature à produire sur le lecteur l’impression que lui ou les siens possédaient des qualités estimées. Il faut donc se demander si l’affirmation n’a pas quelque motif de vanité. Mais il ne faut pas se figurer la vanité de l’auteur d’après la nôtre ou celle de nos contemporains. La vanité n’a pas partout les mêmes objets, il faut donc chercher à quoi l’auteur mettait sa vanité ; il se peut qu’il mente pour s’attribuer (à lui ou aux siens) des actes que nous trouverions déshonorants. Charles IX s’est vanté faussement d’avoir préparé la Saint-Barthélemy. Il y a pourtant un motif de vanité universel, c’est le désir de paraître tenir un rang élevé et jouer un rôle important. Il faut donc toujours se défier d’une affirmation qui attribue à l’auteur ou à son groupe une place considérable dans le monde[7].

5e cas. L’auteur a voulu plaire au public ou du moins a voulu éviter de le choquer. Il a exprimé les sentiments et les idées conformes à la morale ou à la mode de son public ; même quand il en avait personnellement d’autres, il a déformé les faits de façon à les adapter aux passions et aux préjugés de son public. Les types les plus nets de ce genre de mensonge sont les formes de cérémonial, paroles sacramentelles, déclarations prescrites par l’étiquette, harangues d’apparat, formules de politesse. Les affirmations qu’elles contiennent sont si suspectes qu’on n’en peut tirer aucun renseignement sur les faits affirmés. Nous le savons tous pour les formules contemporaines que nous voyons employées chaque jour, nous l’oublions souvent dans la critique des documents, surtout pour les époques où les documents sont rares. Personne ne songerait à chercher les vrais sentiments d’un homme dans les assurances de respect qu’il écrit à la fin de ses lettres. Mais on a longtemps cru à l’humilité de certains dignitaires ecclésiastiques du moyen âge parce que, le jour de leur élection, ils commençaient par repousser une fonction dont ils se déclaraient indignes, jusqu’à ce qu’enfin on s’est avisé par comparaison que ce refus était une simple forme de convenance. Et il se trouve encore des érudits pour chercher, comme les Bénédictins du xviiie siècle, dans les formules de la chancellerie d’un prince, des renseignements sur sa piété ou sa libéralité[8].

Pour reconnaître ces affirmations de convenance il faut deux études d’ensemble : l’une porte sur l’auteur pour savoir à quel public il s’adressait, car dans un même pays il y a d’ordinaire plusieurs publics superposés ou juxtaposés qui ont chacun son code de morale ou de convenance ; l’autre porte sur le public pour établir en quoi consistait sa morale ou sa mode.

6ecas. L’auteur a essayé de plaire au public par des artifices littéraires, il a déformé les faits pour les rendre plus beaux, suivant sa conception de la beauté. Il faut donc chercher l’idéal de l’auteur ou de son temps pour se défier des passages déformés suivant cet idéal. Mais on peut prévoir les genres habituels de déformation littéraire. — La déformation oratoire consiste à attribuer aux personnages des attitudes, des actes, des sentiments et surtout des paroles nobles ; c’est une disposition naturelle aux jeunes garçons qui commencent à pratiquer l’art d’écrire et aux écrivains encore à demi barbares : c’est le travers commun des chroniqueurs du moyen âge[9]. — La déformation épique embellit le récit en y ajoutant des détails pittoresques, des discours tenus par des personnages, des chiffres, parfois même des noms de personnages ; elle est dangereuse parce que les détails précis donnent l’illusion de la vérité[10]. — La déformation dramatique consiste à grouper les faits pour en augmenter la puissance dramatique en concentrant sur un seul moment ou un seul personnage ou un seul groupe des faits qui ont été dispersés. C’est ce qu’on appelle faire « plus vrai que la vérité ». C’est la déformation la plus dangereuse, celle des historiens artistes, d’Hérodote, de Tacite, des Italiens de la Renaissance. — La déformation lyrique exagère les sentiments et les émotions de l’auteur et de ses amis, pour les faire paraître plus intenses : on doit en tenir compte dans les études qui prétendent reconstituer « la psychologie » d’un personnage.

La déformation littéraire agit peu sur les documents d’archives (bien qu’on la trouve dans la plupart des chartes du xie siècle) ; mais elle altère profondément tous les textes littéraires, y compris les récits des historiens. Or la tendance naturelle est de croire plus volontiers les écrivains de talent et d’admettre plus facilement une affirmation présentée dans une belle forme. Le critique doit réagir en appliquant cette règle paradoxale qu’on doit tenir une affirmation pour suspecte d’autant plus qu’elle est plus intéressante au point de vue artistique[11]. Il faut se défier de tout récit très pittoresque, très dramatique, où les personnages prennent des attitudes nobles ou manifestent des sentiments très intenses.

Cette première série de questions aboutira au résultat provisoire de discerner les affirmations qui ont chance d’être mensongères.

V. La seconde série de questions servira à examiner s’il y a un motif de se défier de l’exactitude de l’affirmation. L’auteur s’est-il trouvé dans une des conditions qui entraînent un homme à se tromper ? — Comme en matière de sincérité, il faut chercher ces conditions en général pour l’ensemble du document, en particulier pour chacune des affirmations.

La pratique des sciences constituées nous apprend les conditions de la connaissance exacte des faits. Il n’existe qu’un seul procédé scientifique pour connaître un fait, c’est l’observation ; il faut donc que toute affirmation repose, directement ou par intermédiaire, sur une observation, et que cette observation ait été faite correctement.

Le questionnaire des motifs d’erreur peut se dresser en parlant de l’expérience qui nous montre les cas les plus habituels d’erreur.

1er cas. L’auteur a été placé de façon à observer le fait et s’est imaginé l’avoir réellement observé ; mais il en a été empêché par quelque motif intérieur dont il n’a pas eu conscience, une hallucination, une illusion ou un simple préjugé. Il est inutile (et il serait d’ailleurs impossible) de déterminer lequel de ces motifs a agi ; il suffit de reconnaître si l’auteur a été porté à mal observer. — Il n’est guère possible de reconnaître qu’une affirmation particulière a été le résultat d’une hallucination ou d’une illusion. Tout au plus parvient-on, dans quelques cas extrêmes, à apprendre, soit par des renseignements, soit par des comparaisons, qu’un auteur a une propension générale à ces genres d’erreur.

Il y a plus de chance de reconnaître si une affirmation a été le produit d’un préjugé. On trouve dans la vie ou les œuvres de l’auteur la trace de ses préjugés dominants ; on doit pour chaque affirmation particulière se demander si elle ne provient pas d’une idée préconçue de l’auteur sur une espèce d’hommes ou une espèce de faits. Cette recherche se confond en partie avec la recherche des motifs de mensonge : l’intérêt, la vanité, la sympathie ou l’antipathie produisent des préjugés qui altèrent la vérité de même façon que le mensonge volontaire. On peut donc s’en tenir aux questions déjà posées pour reconnaître la sincérité. Mais il en faut ajouter une. L’auteur, en formulant une affirmation, n’a-t-il pas été amené à la déformer à son insu parce qu’il répondait à une question ? C’est le cas de toutes les affirmations obtenues par enquête, interrogatoire, questionnaire. Même en dehors des cas où l’interrogé cherche à plaire au questionneur en répondant ce qu’il croit lui être agréable, toute question par elle-même suggère la réponse ; ou du moins elle impose la nécessité de faire entrer les faits dans un cadre tracé d’avance par quelqu’un qui ne les a pas vus. Il est donc indispensable de soumettre à une critique spéciale toute affirmation obtenue par interrogation, en se demandant quelle a été la question posée et quel préjugé elle peut avoir fait naître dans l’esprit de celui qui a eu à y répondre.

2e cas. L’auteur a été mal placé pour observer. La pratique des sciences nous enseigne les conditions d’une observation correcte. L’observateur doit être placé de façon à voir exactement, sans aucun intérêt pratique, aucun désir d’atteindre un résultat donné, aucune idée préconçue sur le résultat. Il doit noter à l’instant même, avec un système de notation précis ; il doit indiquer avec précision sa méthode. Ces conditions, exigées dans les sciences d’observation, ne sont jamais toutes remplies par les auteurs de documents.

Il serait donc inutile de se demander s’il y a eu des chances d’incorrection ; il y en a toujours (c’est justement ce qui distingue un document d’une observation). Il ne reste qu’à chercher les causes évidentes d’erreur dans les conditions de l’observation : si l’observateur a été en un lieu d’où il ne pouvait pas bien voir ou entendre (par exemple un subalterne qui prétend raconter les délibérations secrètes d’un conseil de dignitaires) ; — si son attention a été fortement distraite par la nécessité d’agir (par exemple sur un champ de bataille), ou a été négligente parce que les faits à observer ne l’intéressaient pas ; — s’il lui a manqué l’expérience spéciale ou l’intelligence générale pour comprendre les faits ; — s’il a mal analysé ses impressions et confondu des faits différents. Surtout il faut se demander quand il a noté ce qu’il a vu ou entendu. C’est le point le plus important : la seule observation exacte est celle qu’on rédige aussitôt après avoir observé ; c’est toujours ainsi qu’on procède dans les sciences constituées ; une impression notée plus tard n’est déjà plus qu’un souvenir, exposé à s’être mélangé dans la mémoire avec d’autres souvenirs. Les Mémoires, écrits plusieurs années après les faits, souvent même à la fin de la carrière de l’auteur, ont introduit dans l’histoire des erreurs innombrables. Il faut se faire une règle de traiter les Mémoires avec une défiance spéciale, comme des documents de seconde main, malgré leur apparence de témoignages contemporains.

3e cas. L’auteur affirme des faits qu’il aurait pu observer, mais qu’il ne s’est pas donné la peine de regarder. Par paresse ou négligence, il a donné des renseignements qu’il a imaginés par conjecture, ou même au hasard, et qui se trouvent être faux. Cette cause d’erreur, très fréquente, bien qu’on n’y pense guère, peut être soupçonnée dans tous les cas où l’auteur a été obligé pour remplir un cadre de se procurer des renseignements qui l’intéressaient peu. De ce genre sont les réponses à des questions faites par une autorité (il suffit de voir comment se font de nos jours la plupart des enquêtes officielles), et les récits détaillés de cérémonies ou d’actes publics. La tentation est trop forte de rédiger le récit d’après le programme connu d’avance ou d’après la procédure habituelle de l’acte. Que de comptes rendus de séances de tout genre publiés par des reporters qui n’y ont pas assisté ! On soupçonne, on croit même avoir reconnu, des imaginations analogues chez des chroniqueurs du moyen âge[12]. La règle doit donc être de se défier des récits trop conformes à des formules.

4e cas. Le fait affirmé est de telle nature qu’il ne peut pas avoir été connu par l’observation seulement. C’est un fait caché (par exemple, un secret d’alcôve). C’est un état interne qu’on ne peut voir, un sentiment, un motif, une hésitation intérieure. C’est un fait collectif très étendu ou très durable, par exemple un acte commun à toute une armée, un usage commun à tout un peuple ou à tout un siècle, un chiffre statistique obtenu par l’addition de nombreuses unités. C’est un jugement d’ensemble sur le caractère d’un homme, d’un groupe, d’un usage, d’un événement. — Ce sont là des sommes ou des conséquences d’observations : l’auteur n’a pu les atteindre qu’indirectement, en partant de données d’observations élaborées par des opérations logiques, abstraction, généralisation, raisonnement, calcul. Il faut donc ici deux questions. L’auteur semble-t-il avoir opéré sur des données insuffisantes ? A-t-il opéré incorrectement sur ses données ?

Sur les incorrections probables d’un auteur on peut avoir des renseignements généraux ; on peut en examinant son œuvre voir comment il opérait, s’il savait abstraire, raisonner, généraliser, et quelle espèce d’erreurs il commettait. — Pour établir la valeur des données il faut critiquer chaque affirmation en particulier : on doit se représenter les conditions où se trouvait l’auteur et se demander s’il a pu se procurer les données nécessaires à son affirmation. La précaution est indispensable pour tous les chiffres élevés et toutes les descriptions des usages d’un peuple ; car il y a chance que l’auteur ait obtenu son chiffre par un procédé conjectural d’évaluation (cas ordinaire pour le nombre des combattants ou des morts), ou en réunissant des chiffres partiels qui ne sont pas tous exacts ; il y a chance qu’il ait étendu à tout un peuple, à tout un pays, à toute une période ce qui était vrai seulement d’un petit groupe qu’il connaissait[13].

VI. Ces deux premières séries de questions sur la sincérité et l’exactitude des affirmations du document supposent que l’auteur a observé lui-même le fait. C’est la condition commune des observations dans toutes les sciences constituées. Mais en histoire la pénurie des observations directes, même médiocrement faites, est si grande qu’on en est réduit à tirer parti de documents dont ne voudrait aucune autre science[14]. Qu’on prenne au hasard un récit, même d’un contemporain, on verra que les faits observés par l’auteur ne forment jamais qu’une partie de l’ensemble. Dans presque tout document le plus grand nombre des affirmations ne viennent pas directement de l’auteur, elles reproduisent les affirmations d’un autre. Le général, même en racontant la bataille qu’il vient de diriger, communique, non pas ses propres observations, mais celles de ses officiers ; son récit est déjà en grande partie un « document de seconde main »[15].

Pour faire la critique d’une affirmation de seconde main, il ne suffit plus d’examiner les conditions où opérait l’auteur du document : cet auteur n’est plus qu’un instrument de transmission ; le véritable auteur de l’affirmation, c’est celui qui lui a fourni le renseignement. Il faut donc changer le terrain de la critique, se demander si l’auteur du renseignement a opéré correctement ; et si celui-là tenait son renseignement d’un autre, — ce qui est le cas le plus fréquent, — il faut remonter d’intermédiaire en intermédiaire à la poursuite du premier qui a lancé dans le monde l’affirmation et se demander s’il a été un observateur correct.

Logiquement cette recherche de l’observateur-source n’est pas inconcevable ; les anciens recueils de traditions arabes donnent ainsi la chaîne des garants successifs d’une tradition. Mais dans la pratique les données manquent presque toujours pour arriver jusqu’à l’observateur ; l’observation reste anonyme. Alors se pose une question générale. Comment faire la critique d’une affirmation anonyme ? Il ne s’agit pas seulement des « documents anonymes » dont la rédaction d’ensemble a eu pour auteur un inconnu ; la question se pose même sur un auteur connu pour chacune des affirmations dont la source reste inconnue.

La critique opère en se représentant les conditions de travail de l’auteur ; sur une affirmation anonyme elle n’a presque plus de prise. Il ne lui reste d’autre procédé que d’examiner les conditions générales, du document. — On peut examiner s’il y a un caractère commun à toutes les affirmations du document indiquant qu’elles proviennent toutes de gens ayant mêmes préjugés ou mêmes passions : en ce cas la tradition suivie par l’auteur est « colorée » ; la tradition d’Hérodote a une couleur athénienne et une couleur delphique. Il faut pour chacun des faits de cette tradition se demander s’il n’a pas été déformé par l’intérêt, la vanité, les préjugés du groupe. — On peut se demander, sans même considérer l’auteur, s’il y a eu quelque motif de déformation ou au contraire quelque motif d’observer correctement, commun à tous les hommes du temps ou du pays où a dû se faire l’observation : par exemple, quels étaient les procédés d’information et les préjugés des Grecs sur les Scythes au temps d’Hérodote.

De toutes ces enquêtes générales la plus utile porte sur la transmission des affirmations anonymes appelée tradition. Toute affirmation de seconde main n’a de valeur que dans la mesure où elle reproduit sa source ; tout ce qu’elle y ajoute est une altération et doit être éliminé ; de même toutes les sources intermédiaires ne valent que comme copies de l’affirmation originale issue directement d’une observation. La critique a besoin de savoir si ces transmissions successives ont conservé ou déformé l’affirmation primitive ; surtout si la tradition recueillie par le document a été écrite ou orale. L’écriture fixe l’affirmation et en rend la transmission fidèle ; au contraire l’affirmation orale reste une impression sujette à se déformer dans la mémoire de l’observateur lui-même, en se mélangeant à d’autres impressions ; en passant oralement par des intermédiaires elle se déforme à chaque transmission[16], et comme elle se déforme pour des motifs variables, il n’est possible ni d’évaluer ni de redresser la déformation.

La tradition orale est par sa nature une altération continue ; aussi dans les sciences constituées n’accepte-t-on jamais que la transmission écrite. Les historiens n’ont pas de motif avouable de procéder autrement, tout au moins lorsqu’il s’agit d’établir un fait particulier. Il faut donc rechercher dans les documents écrits les affirmations venues par tradition orale pour les tenir en suspicion. Il est rare qu’on soit renseigné directement d’une façon sûre, les auteurs qui puisent dans la tradition orale ne le disent pas volontiers[17]. Il ne reste donc qu’un procédé indirect ; c’est de constater qu’il ne peut pas y avoir eu de transmission écrite, il serait certain alors que le fait n’a pu parvenir à l’auteur que par tradition orale. On doit donc se demander : à cette époque et dans ce groupe d’hommes avait-on l’habitude de mettre par écrit des faits de ce genre ? Si la réponse est négative, c’est que le fait vient de tradition orale.

La forme la plus frappante de tradition orale est la légende. Elle se produit dans les groupes d’hommes qui n’ont pas d’autre moyen de transmission que la parole, dans les sociétés barbares, ou les classes peu cultivées, paysans, soldats. C’est alors l’ensemble des faits qui est transmis oralement et prend la forme légendaire. Il y a à l’origine de chaque peuple une période légendaire : en Grèce, à Rome, chez tous les peuples germaniques et slaves, les souvenirs les plus anciens du peuple forment une couche de légendes. Dans les époques civilisées le peuple continue à avoir sa légende populaire sur les événements qui le frappent[18]. La légende, c’est la tradition exclusivement orale.

Après même qu’un peuple est sorti de la période légendaire en fixant les faits par l’écriture, la tradition orale ne cesse pas ; mais son domaine se restreint : elle se réduit aux faits non enregistrés, soit qu’ils soient secrets de leur nature, soit qu’on ne prenne pas la peine de les noter, les actes intimes, les paroles, les détails des événements. C’est l’anecdote ; on l’a surnommée « la légende des civilisés ». Elle se forme comme la légende, par des souvenirs confus, des allusions, des interprétations erronées, des imaginations de toute origine qui se fixent sur quelques personnages ou quelques événements.

Légendes et anecdotes ne sont au fond que des croyances populaires, rapportées arbitrairement à des personnages historiques ; elles font partie du folklore, non de l’histoire[19]. Il faut donc se tenir en garde contre la tentation de traiter la légende comme un alliage de faits exacts et d’erreurs, d’où l’on pourrait par analyse dégager des « parcelles » de vérité historique. La légende forme un bloc où il y a peut-être quelque parcelle de vérité, et qu’on peut même analyser en ses éléments ; mais on n’a aucun moyen de discerner s’ils viennent de la réalité ou de l’imagination. C’est, suivant l’expression de Niebuhr, « un mirage produit par un objet invisible, suivant une loi de réfraction inconnue ».

Le procédé d’analyse le plus naïf consiste à rejeter dans le récit légendaire les détails qui paraissent impossibles, miraculeux, contradictoires ou absurdes, et à conserver comme historique le résidu raisonnable. C’est ainsi que les protestants rationalistes ont traité les récits bibliques au xviiie siècle. Autant vaudrait amputer le merveilleux d’un conte de fées, supprimer le Chat botté pour faire du marquis de Carabas un personnage historique. — Une méthode plus raffinée, mais non moins dangereuse, consiste à comparer les diverses légendes pour en tirer le fond historique commun. — Grote[20], à propos de la tradition grecque, a démontré l’impossibilité de tirer de la légende, par quelque procédé que ce soit, aucun renseignement sûr[21]. Il faut se résigner à traiter la légende comme le produit de l’imagination d’un peuple ; on peut y chercher les conceptions du peuple, non les faits extérieurs auxquels il a assisté. Ainsi la règle doit être de rejeter toute affirmation d’origine légendaire ; et il ne s’agit pas seulement des récits de forme légendaire : un récit d’apparence historique fabriqué avec les données de la légende, comme les premiers chapitres de Thucydide, doit être écarté aussi.

En cas de transmission écrite il reste à chercher si l’auteur a reproduit sa source sans l’altérer. Cette recherche rentre dans la critique des sources[22], dans la mesure où on peut comparer les textes. Mais quand la source a disparu, la critique interne reste seule possible. — Il faut se demander d’abord si l’auteur a pu avoir des informations exactes, sinon son affirmation est sans valeur. — Puis il faut chercher, en général, s’il avait l’habitude d’altérer ses sources et dans quel sens ; en particulier, pour chacune de ses affirmations de seconde main, si elle paraît une reproduction exacte ou un arrangement. On le reconnaît à la forme : un morceau d’un style étranger qui détonne dans l’ensemble est un fragment d’un document antérieur ; plus la reproduction est servile, plus le morceau est précieux, car il ne peut contenir de renseignements exacts que ceux qui étaient déjà dans sa source.

VII. Malgré toutes ces recherches la critique ne parvient jamais à reconstituer l’état civil de tous les renseignements de façon à dire par qui chaque fait a été observé, ni même par qui il a été noté. La conclusion, dans la plupart des cas, c’est que l’affirmation reste anonyme.

Nous voilà donc en présence d’un fait observé on ne sait par qui ni comment, et noté on ne sait quand ni comment. Aucune autre science n’accepte de faits dans ces conditions, sans contrôle possible, avec des chances d’erreur incalculables. Mais l’histoire peut en tirer parti parce qu’elle n’a pas besoin, comme les autres sciences, d’atteindre des faits difficiles à constater.

La notion de fait, quand on la précise, se ramène à un jugement d’affirmation sur la réalité extérieure. Les opérations par lesquelles on aboutit à cette affirmation sont plus ou moins difficiles et les chances d’erreurs plus ou moins grandes suivant la nature des réalités à constater et le degré de précision qu’on veut mettre dans la formule. La chimie et la biologie ont besoin de saisir des faits délicats, des mouvements rapides, des états passagers, et de les mesurer en chiffres précis. L’histoire peut opérer sur des faits beaucoup plus grossiers, très durables ou très étendus (l’existence d’un usage, d’un homme, d’un groupe, même d’un peuple), exprimés grossièrement par des mots vagues sans mesure précise. Pour ces faits beaucoup plus faciles à observer elle peut être beaucoup moins exigeante sur les conditions d’observation. Elle compense l’imperfection de ses procédés d’information par son aptitude à se contenter d’informations faciles à prendre.

Les documents ne fournissent guère que des faits mal constatés, sujets à des chances multiples de mensonge ou d’erreur. Mais il y a des faits pour lesquels il est très difficile de mentir ou de se tromper. — La dernière série des questions que doit se poser la critique a pour but de discerner, d’après la nature des faits, ceux qui, étant très peu exposés aux chances d’altération, sont très probablement exacts. On connaît en général les espèces de faits qui sont dans ces conditions favorables, on peut donc dresser un questionnaire général ; on l’appliquera à chaque fait particulier du document en se demandant s’il rentre dans un des cas prévus.

1er cas. Le fait est de nature à rendre le mensonge improbable. On ment pour produire une impression, on n’a plus de raisons de mentir sur un point où on croit toute impression mensongère inutile ou tout mensonge inefficace. Pour reconnaître si l’auteur s’est trouvé dans ce cas on a plusieurs questions à poser.

1o Le fait affirmé va-t-il évidemment à l’encontre de l’effet que l’auteur voulait produire ? est-il contraire à l’intérêt, à la vanité, aux sentiments, aux goûts littéraires de l’auteur ou de son groupe ? ou à l’opinion qu’il cherchait à ménager ? La sincérité devient alors probable. Mais ce critérium est d’un maniement dangereux ; on en a abusé souvent, de deux façons. On prend pour un aveu ce qui a été une vantardise (Charles IX déclarant qu’il a préparé la Saint-Barthélemy). Ou bien on croit sans examen un Athénien qui parle mal des Athéniens, un protestant qui accuse d’autres protestants. Or l’auteur peut avoir eu de son intérêt ou de son honneur une toute autre idée que nous[23] ; ou bien il peut avoir voulu calomnier des compatriotes d’un autre parti ou des coreligionnaires d’une autre secte que lui. Il faudrait donc restreindre ce critérium aux cas où l’on sait exactement l’effet que l’auteur a cru utile de produire et le groupe auquel il s’est intéressé.

2o Le fait affirmé était-il si évidemment connu du public que l’auteur, même tenté de mentir, aurait été arrêté par la certitude d’être découvert ? C’est le cas des faits faciles à vérifier, des faits matériels proches dans le temps et l’espace, étendus et durables ; surtout si le public avait un intérêt à les contrôler. Mais la crainte du contrôle n’est qu’un frein intermittent, contrarié par l’intérêt sur tous les points où l’auteur a un motif de tromper ; elle agit inégalement sur les esprits, fortement sur les hommes cultivés et calmes qui se représentent clairement leur public, faiblement dans les âges barbares et sur les gens passionnés[24]. Il faut donc restreindre ce critérium aux cas où l’on sait comment l’auteur s’est représenté son public et s’il a eu le sang-froid d’en tenir compte.

3o Le fait affirmé était-il indifférent à l’auteur, au point qu’il n’ait eu aucune tentation de le déformer ? C’est le cas des faits généraux, usages, institutions, objets, personnages, que l’auteur mentionne incidemment. Un récit, même mensonger, ne peut pas se composer exclusivement de mensonges ; l’auteur, pour localiser ses faits, a besoin de les entourer de circonstances exactes. Ces faits ne l’intéressaient pas, tout le monde de son temps les connaissait. Mais pour nous ils sont instructifs et ils sont sûrs, car l’auteur n’a pas cherché à nous tromper.

2e cas. Le fait est de nature à rendre l’erreur improbable. Si nombreuses que soient les chances d’erreur il y a des faits si « gros » qu’il est difficile de les voir de travers. Il faut donc se demander si le fait était facile à constater : 1o A-t-il duré très longtemps, de façon qu’on l’ait vu souvent (par exemple un monument, un homme, un usage, un événement de longue durée) ? — 2o A-t-il été très étendu, de façon que beaucoup de gens l’aient vu (une bataille, une guerre, l’usage de tout un peuple) ? — 3o Est-il exprimé en termes si généraux qu’une observation superficielle ait suffi pour le saisir (l’existence en général d’un homme, d’une ville, d’un peuple, d’un usage) ? Ce sont ces faits grossiers qui forment la partie solide de la connaissance historique.

3e cas. Le fait est de nature à n’avoir pu être affirmé que s’il était exact. Un homme n’affirme avoir vu ou entendu un fait inattendu et contraire à ses habitudes que s’il a été contraint de l’admettre sous la pression de l’observation. Un fait qui paraît très invraisemblable à celui qui le rapporte a plus de chances d’être exact. On doit donc se demander si le fait affirmé était en contradiction avec les autres notions qui garnissaient l’esprit de l’auteur, si c’est un phénomène d’une espèce inconnue à l’auteur, un acte ou un usage qui lui paraît inintelligible, si c’est une parole dont la portée dépasse son intelligence (comme les paroles du Christ dans les Évangiles ou les réponses de Jeanne d’Arc dans les interrogatoires de son procès). — Mais il faut se tenir en garde contre la tendance à juger les notions de l’auteur d’après les nôtres : quand des hommes habitués à croire au merveilleux parlent de monstres, de miracles, de sorciers, ce ne sont pas pour eux des faits inattendus, et le critérium ne s’applique pas.

VIII. Nous voici enfin au bout de cette description des opérations critiques ; elle a été longue parce qu’il a fallu décrire l’une après l’autre des opérations qui dans la pratique se font toutes ensemble. Voici maintenant comment on procède, en fait.

Si le texte est d’une interprétation contestable l’examen se partage en deux actes : le premier acte consiste à lire le texte pour en fixer le sens avant de chercher à en tirer aucun renseignement ; l’étude critique des faits contenus dans le document forme le second acte. Pour les documents dont le sens est évident, — réserve faite des passages de sens discutable qu’on doit étudier à part, — on peut dès la première lecture procéder à l’examen critique.

On commence par réunir les renseignements généraux sur le document et sur l’auteur, avec la préoccupation de chercher les conditions qui ont pu agir sur la production du document : l’époque, le lieu, le but, les péripéties de la composition, — la condition sociale, la patrie, le parti, la secte ou la famille, les intérêts, les passions, les préjugés, les habitudes de langue, les procédés de travail, les moyens d’information, la culture, les facultés ou les défauts d’esprit de l’auteur, — la nature et la forme de la transmission des faits. Tous ces renseignements, on les trouve préparés par la critique de provenance ; on les rassemble en suivant mentalement son questionnaire critique général ; mais on doit se les assimiler d’avance, car on aura besoin de les avoir présents à l’esprit pendant toute la durée des opérations.

Ainsi préparé, on aborde le document. À mesure qu’on le lit, on analyse mentalement, détruisant toutes les combinaisons de l’auteur, écartant toutes ses formes littéraires, pour arriver au fait que l’on doit se formuler en langue simple et précise. On s’affranchit par là du respect artistique et de la soumission aux idées de l’auteur, qui rendraient la critique impossible.

Le document ainsi analysé se résout en une longue suite de conceptions de l’auteur et d’affirmations sur les faits.

Sur chacune des affirmations on se demande s’il y a eu des chances de mensonge ou d’erreur ou des chances exceptionnelles de sincérité ou d’exactitude, en suivant le questionnaire critique dressé pour les cas particuliers. Ce questionnaire, on doit l’avoir toujours présent à l’esprit. Il paraîtra d’abord encombrant, peut-être même pédantesque ; mais comme on l’appliquera plus de cent fois sur une seule page de document, il finira par devenir inconscient ; en lisant un texte, tous les motifs de défiance ou de confiance apparaîtront d’un seul coup, réunis en une impression totale.

Alors, l’analyse et les questions critiques étant devenues instinctives, on aura acquis pour toujours cette allure d’esprit méthodiquement analytique, défiante et irrespectueuse qu’on appelle souvent d’un terme mystique « le sens critique », et qui est seulement l’habitude inconsciente de la critique.



  1. Par exemple le P. de Smedt, Tardif, Droysen et même Bernheim.
  2. Descartes, venu en un temps où l’histoire ne consistait encore qu’à reproduire des récits antérieurs, n’a pas trouvé le moyen de lui appliquer le doute méthodique ; aussi a-t-il refusé de lui reconnaître le caractère de science.
  3. Fustel de Coulanges lui-même n’était pas affranchi de cette timidité. À propos d’un discours prêté à Clovis par Grégoire de Tours, il dit : « Sans doute on ne peut affirmer que de telles paroles aient été réellement prononcées. Mais on ne doit pas non plus affirmer hardiment contre Grégoire de Tours qu’elles ne l’ont pas été… Le plus sage est d’accepter le texte de Grégoire. » Monarchie franque, p. 66. — Le plus sage, ou plutôt le seul parti scientifique est d’avouer qu’on ne sait rien des paroles de Clovis, car Grégoire lui-même ne les connaissait pas.
  4. Un des historiens de l’antiquité les plus experts en critique, Ed. Meyer, Die Entstehung des Judenthums, Halle, 1896, in-8, a récemment encore allégué cet étrange argument juridique en faveur des récits de Néhémie. — M. Bouché-Leclercq, dans une remarquable étude sur « Le règne de Séleucus II Callinicus et la critique historique » (Revue des Universités du Midi, avr.-juin 1897), semble, par réaction contre l’hypercritique de Niebuhr et de Droysen, incliner vers une théorie analogue. « Sous peine de tomber dans l’agnosticisme — qui est pour elle le suicide — ou dans la fantaisie individuelle, la critique historique doit accorder une certaine foi aux témoignages qu’elle ne peut pas contrôler, lorsqu’ils ne sont pas nettement contredits par d’autres de valeur égale. » M. Bouché-Leclercq a raison contre l’historien qui, « après avoir disqualifié tous ses témoins, prétend se substituer à eux et voit par leurs yeux tout autre chose que ce qu’ils ont vu eux-mêmes ». Mais quand les « témoignages » ne sont pas suffisants pour faire connaître scientifiquement un fait, la seule attitude correcte est « l’agnosticisme », c’est-à-dire l’aveu de notre ignorance ; nous n’avons pas le droit d’éluder cet aveu parce que le hasard aura laissé périr les documents en contradiction avec ces témoignages.
  5. Les Mémoires de Retz en fournissent un exemple concluant ; c’est l’anecdote des fantômes rencontrés par Retz et Turenne. L’éditeur de Retz, dans la Collection des Grands Écrivains de la France, A. Feillet, a montré, t. I, p. 192, que cette histoire, si vivement racontée, est un mensonge d’un bout à l’autre.
  6. Un bon exemple de la fascination exercée par un récit circonstancié est la légende des origines de la Ligue des trois cantons suisses primitifs (Gessler et les conjurés du Grütli), fabriquée au xvie siècle par Tschudi, devenue classique depuis le « Guillaume Tell » de Schiller et qu’on a eu tant de peine à extirper. (Voir Rilliet, Origines de la Confédération suisse, Genève, 1869, in-8.)
  7. Des exemples frappants du mensonge par vanité remplissent les Économies royales de Sully et les Mémoires de Retz.
  8. Fustel de Coulanges lui-même s’est laissé aller à chercher dans les formules des inscriptions en l’honneur des empereurs la preuve que les populations aimaient le régime impérial. « Qu’on lise les inscriptions, le sentiment qu’elles manifestent est toujours celui de l’intérêt satisfait et reconnaissant… Voyez le recueil d’Orelli. Les expressions qu’on y rencontre le plus fréquemment sont… » — Et l’énumération des titres de respect donnés aux empereurs se termine par cet aphorisme déconcertant : « Ce serait mal connaître la nature humaine que de croire qu’il n’y eût en tout cela que de l’adulation ». — Ce n’est même pas de l’adulation, ce ne sont que des formules.
  9. Suger, dans la Vie de Louis VI, est un modèle du genre.
  10. Tschudi, Chronicon Helveticum, en est un exemple frappant.
  11. Aristophane et Démosthène sont deux exemples frappants du pouvoir qu’ont les grands écrivains de paralyser la critique et de troubler la connaissance des faits. C’est seulement à la fin du xixe siècle qu’on a osé s’avouer nettement leur manque de sincérité
  12. Par exemple le récit de l’élection d’Otton Ier dans les Gesta Ottonis de Witukind.
  13. Par exemple les chiffres sur la population, le commerce, la richesse des pays européens donnés par les ambassadeurs vénitiens du xvie siècle, et les descriptions des usages des Germains dans la Germanie de Tacite.
  14. Il serait intéressant d’examiner ce qui resterait de l’histoire romaine ou de l’histoire mérovingienne si l’on s’en tenait aux documents qui représentent une observation directe.
  15. On voit pourquoi nous n’avons pas défini et étudié à part le « document de première main ». C’est que la question a été mal posée par la pratique des historiens. La distinction devrait porter sur les affirmations, non sur les documents. Ce n’est pas le document qui est de première, de seconde, ou de troisième main, c’est l’affirmation. Ce qu’on appelle un « document de première main » est presque toujours composé en partie d’affirmations de seconde main sur des faits que l’auteur n’a pas connus lui-même. On nomme « document de seconde main » celui qui ne contient rien de première main, par exemple Tite-Live ; mais c’est là une distinction trop grossière pour suffire à guider la critique des affirmations.
  16. La déformation est beaucoup moindre pour les impressions mises dans une forme régulière ou frappante, vers, maximes, proverbes.
  17. On est quelquefois averti par la forme de la phrase, lorsque au milieu de récits détaillés d’origine évidemment légendaire on rencontre une mention brève et sèche en style annalistique, visiblement copiée sur un document écrit. C’est ce qui arrive dans Tite-Live (voir Nitzsch, Die römische Annalistik…, Leipzig, 1873, in-8), et dans Grégoire de Tours (voir Lœbell, Gregor von Tours, Leipzig, 1868, in-8).
  18. Les événements qui frappent le peuple et se transmettent par la légende ne sont pas d’ordinaire ceux qui nous paraissent les plus importants. — Les héros des chansons de gestes sont à peine connus historiquement. — Les chants épiques bretons se rapportent, non aux grands événements historiques, comme l’avait fait croire le recueil de la Villemarqué, mais à d’obscurs épisodes locaux. Il en est de même des sagas scandinaves ; elles se rapportent pour la plupart à des querelles entre des villageois d’Islande ou des Orcades.
  19. La théorie de la légende est une des parties les plus avancées de la critique. E. Bernheim (o. c., p. 380-90) la résume bien et en donne la bibliographie.
  20. Histoire de la Grèce, trad. fr., t. II. On peut comparer Renan, Histoire du peuple d’Israël, t. I, Paris, 1887, in-8. Introduction.
  21. Cela n’a pas empêché Niebuhr de faire avec la légende romaine sur la lutte entre patriciens et plébéiens une construction qu’il a fallu démolir, ni Curtius, vingt ans après Grote, de chercher des faits historiques dans la légende grecque.
  22. Voir ci-dessus, p. 72 et suiv.
  23. Voir ci-dessus, p. 140.
  24. On dit souvent : « L’auteur n’aurait pas osé écrire cela si ce n’était pas vrai ». Ce raisonnement n’est pas applicable aux sociétés peu civilisées. Louis VII a osé écrire que Jean sans Terre avait été condamné par le jugement de ses pairs.