Invocation - L’Ombre

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Invocation - L’Ombre
Revue des Deux Mondes4e période, tome 138 (p. 894-898).
POÉSIE

INVOCATION


Sœur errante des fleurs immobiles, ô Sœur
Insoucieuse et souriante, qui n’opposes
Au Destin ignoré que les guirlandes roses
Enroulant de tes bras l’enfantine minceur.

Fille heureuse des prés, des bois frais et des plaines,
Lasse et triste parfois d’avoir cueilli le jour ;
Ivre de son parfum, vers le soir, au retour,
Tu viens pencher ton front sur la paix des fontaines.

Mais près de toi, ton Sort te guette, hélas ! Tes mains
Seront funèbres qui sont encor printanières ;
Les puériles fleurs d’avril, les fleurs premières
Se flétriront au vent des sentiers souterrains.

Cueille de sombres fleurs pour ta sombre couronne ;
Car, corolle d’argent mirée au miroir pur
Des sources, le narcisse est ton sceptre futur,
O déjà ténébreuse et pâle Perséphone !


L’OMBRE


Au seuil noir de l’oubli, souterraine exilée,
Seule avec mon miroir familier, j’y revois
Le prestige lointain de ma vie écoulée ;
Nul écho dans le vent ne me redit ma voix.

Le rameur qui m’a pris l’obole du passage
Et qui jamais ne parle aux ombres qu’il conduit,
Me laissa ce miroir aimé de mon visage ;
Je ne suis pas entrée entière dans la nuit.

Mon front encor fleuri par ma mort printanière
Sur l’immobile flot se pencha, triste et doux ;
Mais nulle forme pâle, image coutumière,
Ne troubla l’eau sans plis, sans moire et sans remous.

Les cygnes loin des flots où sombre la mémoire,
Les cygnes léthéens ont fui, vols oubliés,
Las d’avoir si longtemps cherché dans l’onde noire
Le flexible reflet de leurs cols repliés.

O pâles Sœurs ! petites âmes fugitives,
Ne tendez pas les bras vers les flots oublieux,
Détournez-vous du fleuve aux ténébreuses rives ;
Vos yeux toujours en vain y chercheraient vos yeux.

Mes Sœurs, ne brisez pas aux roches de la grève
Les fidèles miroirs amis de vos destins ;
De ce qui vous fut doux gardez encor le rêve
Et de vos sorts divers les reflets incertains.

Restez auprès de moi qui vous suis fraternelle,
De moi qui fus vivante et déjà m’en souviens
Et qui pourtant heureuse et par l’amour plus belle,
Hélas ! craignis d’errer sur les bords stygiens.

J’ai connu le frisson de l’aile irrésistible
Et le grand vol obscur s’est fermé sur mon front,
Je sais la route aveugle et l’empreinte invisible ;
Vous y venez vers moi et d’autres y viendront.

Le sable noir n’est pas foulé par vos pieds d’ombre,
Car nul pas ne se grave au sable du Léthé.
Venez vers la Songeuse ou puisez l’oubli sombre
Aux taciturnes flots qui n’ont rien reflété.


DES FLEURS


A ton jeune tombeau, funéraires offrandes,
Des fleurs du bois, du fleuve et du pré printanier,
Songeant que tes doigts purs les cueillaient l’an dernier,
Seule et triste je viens suspendre les guirlandes.

Tes yeux se sont ouverts aux clartés souterraines
Et l’aube sans aurore a pâli ton front clair ;
Voici des fleurs sentant le parfum de ta chair,
Les fleurs des vergers clos et les fleurs riveraines.

Tes mains s’entrelaçaient si lasses et si lentes
Aux miennes, délaissant les bouquets oubliés,
Que nos doigts à jamais en sont restés liés ;
Ma tristesse a tressé ces tiges indolentes.

Elle en arrondira les couronnes fermées,
Elle entremêlera les vivantes couleurs
Et je te reviendrai les bras lassés de fleurs,
Car celles du retour sont les plus embaumées.

Mais seras-tu fidèle aux tendresses lointaines,
Suivras-tu le fantôme incertain d’un amour
Funèbre ? Oublieras-tu les fraîches fleurs du jour
Pour la floraison d’ombre éclose en tes mains vaines ?

Voici les fleurs du bois, les fleurs de la prairie,
Voici les fleurs de l’air, voici les fleurs de l’eau,
Et le doux soir s’effeuille aussi sur ce tombeau
Pour qu’à la Vie en pleurs la Mort en fleurs sourie.


ATTRAIT DE L’EAU


Que ce frêle feuillage et ce souple lierre,
Et ces fleurs fraîches en guirlande printanière
S’entrelacent parmi nos cheveux lourds et lents ;
Que sur nos jeunes fronts tremblent les iris blancs
Et les jonquilles d’or et les mauves pervenches.
Viens. Je tiendrai ta robe afin que tu te penches,
Rieuse, sur cette eau dont hausse le miroir
La Nymphe aux yeux rieurs et clairs que tu vas voir ;

Et lorsque je me penche à mon tour il me semble
Qu’elle a notre regard et qu’elle nous ressemble.
Quand elle rit, l’écho reste silencieux,
Mais prenons garde. Ne vois-tu pas dans ses yeux
Qu’elle voudrait les fleurs que son désir dénoue
Déjà, et qui du front nous glissent sur la joue ?…
… Hélas ! il est trop tard ! je ne puis ressaisir
Les fleurs qu’entremêlait notre double loisir
Et dont nous nous parions de nos mains fraternelles,
Joyeuses de nous voir si pareillement belles.
Le soir vient. Nos pieds nus glissent dans les roseaux
Et la Nymphe perfide a fui les froides eaux.
Reprenons toutes deux les longs sentiers des landes ;
Il ne faut plus songer à nos pâles guirlandes.
Seul le lierre noir, qui nous paraît plus noir.
Enlace en ses liens nos tailles, et le soir,
Assombrissant mon âme attriste aussi la tienne,
Et ton bras me soutient pour que je le soutienne,
Car cette route est longue et le repos lointain.
Est-ce que notre joie heureuse du matin
Avec les fraîches fleurs que nous pleurons dans l’ombre
Serait restée au fond de la fontaine sombre ?


LE SOMMEIL


Je connais le chemin qui mène à la demeure
Endormie, où l’Amour s’est encor reposé,
Où dans le beau jardin s’épanouit et pleure
Le doux jet d’eau d’argent, comme un long lys brisé.

Je n’allumerai pas la lampe psychéenne
Dont la flamme est funeste à l’amoureux destin,
Car la lune arrondit sa courbe à demi pleine
Et semble l’arc tendu par l’Archer enfantin.

Le croissant au dormeur lance ses lueurs vertes
Et guidera vers lui mes regards curieux,
Quand ayant réuni mes guirlandes ouvertes
Je viendrai les suspendre au seuil silencieux.

Je marcherai sans bruit, sans bruit le portail sombre
Roulera sourdement, sur le pavé du seuil
Qu’ensommeillent déjà de leur arôme d’ombre
Et d’oubli, mes pavots vermeils au cœur de deuil.

Mais le parfum montant des corolles magiques
Et mon sort plus heureux que ton sort, ô Psyché !
D’un songe et d’un sommeil à jamais léthargiques,
Assoupira mon corps auprès du sien couché.


LES PAONS


Les paons blancs qu’on a vus errer dans mes jardins
N’aimaient que l’aube pâle et la lune voilée
Et plus blancs que le marbre pur des blancs gradins
Etalaient largement leur roue immaculée.

Ils aimaient mon visage et mes longs voiles blancs,
Mais leur cri détesté troublait le doux silence
Et mes mains ont rougi les plumes de leurs flancs ;
J’ai tué les oiseaux de joie et d’innocence.

Et j’eus des paons d’orgueil dont les pas étoilés
Suivaient le reflet vert de mes écharpes bleues
En faisant rayonner par des soirs ocellés
Les astres éclatans qui constellaient leurs queues.

Mais le semblable cri, leur cri rauque et discors
Déchirait le ciel clair d’aube et de lune, où rôde
L’ombre des oiseaux blancs fidèle aux blancs décors ;
Et j’ai tué les paons aux plumes d’émeraude.

Et maintenant, hélas ! j’ai des paons inconnus
Qui noirs, silencieux, splendides et funèbres,
Sont muets comme l’ombre, et qui semblent venus
De l’Erèbe, en rouant des gloires de ténèbres.

Et je voudrais t’entendre, ô cri des grands paons noirs,
Qui marchent aux côtés de ma robe aux plis tristes
Et que je sens frôler mes obscurs désespoirs
De leur plumage sombre ocellé d’améthystes.