Ion (trad. Cousin)

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Œuvres de Platon,
traduites par Victor Cousin
Tome quatrième



ION,
OU
DE L’ILIADE.

Séparateur


SOCRATE, ION.


Socrate.

Salut à Ion. D’où nous viens-tu aujourd’hui ? Est-ce de chez toi, d’Éphèse ?

Ion.

Point du tout, Socrate : je viens d’Épidaure[1] et des jeux d’Esculape.

Socrate.

Les Épidauriens ont-ils institué en l’honneur de leur dieu un combat de rapsodes ?

Ion.

Oui vraiment, et de toutes les autres parties de la musique.

Socrate.

Eh bien, as-tu concouru ? et quel a été ton succès ?

[530b] Ion.

Nous avons remporté le premier prix, Socrate.

Socrate.

J’en suis ravi. Courage, tâchons d’être vainqueur aussi aux Panathénées[2].

Ion.

Je l’espère bien, s’il plaît à Dieu.

Socrate.

Je vous ai souvent, mon cher, envié votre profession, à vous autres rapsodes. C’est en effet une chose digne d’envie, que ce soit une bienséance de votre état, d’être toujours richement vêtus, et de vous montrer dans les plus beaux ajustemens, et qu’en même temps votre devoir vous oblige de faire une étude continuelle d’une foule d’excellens poètes, et principalement d’Homère, le plus grand et le plus divin de tous ; [530c] et non-seulement d’en apprendre les vers, mais d’en bien pénétrer le sens : car on ne deviendra jamais rapsode, si l’on n’a une intelligence parfaite de ce qu’a voulu dire le poète, le rapsode devant être l’interprète de la pensée du poète auprès de ceux qui l’écoutent ; fonction qu’il lui est impossible de bien remplir, s’il ne sait pas ce que le poète a voulu dire. Tout cela est vraiment digne d’envie.

Ion.

Tu as raison, Socrate. Aussi est-ce la partie de mon art qui m’a coûté le plus de travail ; et je me flatte d’expliquer Homère mieux que personne ; et ni Métrodore [530d] de Lampsaque[3], ni Stésimbrote de Thase[4], ni Glaucon[5], ni aucun de ceux qui ont existé jusqu’à ce jour, n’est en état de dire autant et de si belles choses que moi sur Homère.

Socrate.

J’en suis charmé, Ion, car tu ne refuseras pas sans doute de me montrer ton savoir.

Ion.

Vraiment, Socrate, il fait beau entendre quels ornemens j’ai su donner à Homère. Je crois mériter que les partisans de ce poète me mettent sur la tète une couronne d’or.

Socrate.

Je me ménagerai un jour le loisir de [531a] t’entendre : pour le présent, je te prie seulement de me dire si tu n’es habile que dans l’intelligence d’Homère, ou si tu l’es aussi dans celle d’Hésiode et d’Archiloque[6].

Ion.

Nullement : je me suis borné à Homère ; et il me paraît que cela suffit.

Socrate.

N’y a-t-il pas certaines choses dont Homère et Hésiode parlent de la même manière ?

Ion.

Il y en a, je pense, et même beaucoup.

Socrate.

Expliquerais-tu mieux ce qu’Homère en dit, que ce qu’en dit Hésiode ?

Ion.

L’un comme l’autre, [531b] Socrate, quand ils sont d’accord.

Socrate.

Et quand ils ne le sont pas ? Par exemple, Homère et Hésiode parlent tous deux de l’art divinatoire.

Ion.

Assurément.

Socrate.

Quoi donc ! serais-tu en état d’expliquer mieux qu’un bon devin ce qu’ont dit ces deux poètes, d’accord ou en opposition, sur l’art divinatoire ?

Ion.

Non.

Socrate.

Mais si tu étais devin, n’est-il pas vrai que, si tu pouvais expliquer les endroits où ils s’accordent, tu saurais pareillement expliquer les endroits où ils sont opposés ?

Ion.

Cela est évident.

[531c] Socrate.

Pour quelle raison es-tu habile sur Homère, et ne l’es-tu pas sur Hésiode, ni sur les autres poètes ? Homère traite-t-il d’autres sujets que tous les autres poètes ? Ne parle-t-il pas la plupart du temps de la guerre, des rapports qu’ont entre eux les hommes, soit bons, soit méchans, soit particuliers, soit personnes publiques ; de la manière dont les dieux conversent ensemble et avec les hommes, de ce qui se passe au ciel et dans les enfers, de la généalogie des dieux [531d] et des héros ? N’est-ce pas là ce qui fait la matière des poésies d’Homère ?

Ion.

Tu as raison, Socrate.

Socrate.

Mais quoi ! les autres poètes ne traitent-ils pas de ces mêmes choses ?

Ion.

Oui, Socrate ; mais non pas comme Homère.

Socrate.

Pourquoi donc ? En parlent-ils plus mal ?

Ion.

Sans comparaison.

Socrate.

Et Homère en parle mieux ?

Ion.

Oui, certes.

Socrate.

Mais, mon très cher Ion, lorsque, dans une conversation sur les nombres, quelqu’un en parle pertinemment, n’y aura-t-il personne qui puisse reconnaître [531e] celui qui en parle bien ?

Ion.

Si fait.

Socrate.

Sera-ce le même qui reconnaîtrait aussi ceux qui en parlent mal, ou sera-ce quelque autre ?

Ion.

Le même assurément.

Socrate.

C’est-à-dire un arithméticien ?

Ion.

Oui.

Socrate.

Et lorsque dans une conversation sur les alimens qui sont bons pour la santé, quelqu’un en parle pertinemment, sera-ce deux personnes différentes qui distingueront, l’une celui qui en parle bien, l’autre celui qui en parle mal ? ou bien sera-ce la même personne ?

Ion.

La même, sans contredit.

Socrate.

Quelle est-elle ? Comment l’appelle-t-on ?

Ion.

Le médecin.

Socrate.

Ainsi, en résumé, quand on parle des mêmes choses, ce sera toujours le même homme qui remarquera [532a] ceux qui en parlent bien, et ceux qui en parlent mal : et il est évident que s’il ne distingue pas celui qui en parle mal, il ne distinguera pas celui qui en parle bien, j’entends à l’égard de la même chose.

Ion.

J’en conviens.

Socrate.

Le même homme par conséquent est habile à-la-fois et sur l’un et sur l’autre ?

Ion.

Oui.

Socrate.

Ne dis-tu pas qu’Homère et les autres poètes, du nombre desquels sont Hésiode et Archiloque, traitent des mêmes choses, mais non pas de la même manière ; qu’Homère en parle bien, et les autres moins bien ?

Ion.

Oui, et je ne dis rien que de vrai.

Socrate.

Si donc tu connais celui qui en parle bien, [532b] tu dois connaître aussi ceux qui en parlent mal.

Ion.

Il y a apparence.

Socrate.

Ainsi, mon cher, nous ne nous tromperons pas en disant qu’Ion est également habile et sur Homère et sur les autres poètes, puisqu’il avoue que le même homme est juge compétent de tous ceux qui parlent des mêmes matières, et que tous les poètes traitent à-peu-près des mêmes choses.

Ion.

D’où vient donc, Socrate, que si on s’entretient avec moi de quelque autre poète, je n’y fais aucune [532c] attention, je ne puis rien dire qui en vaille la peine, et suis véritablement endormi, au lieu que, dès qu’on fait mention d’Homère, je m’éveille aussitôt, mon esprit est attentif, et les idées se présentent en foule ?

Socrate.

Il n’est pas difficile, mon ami, d’en deviner la raison : il est évident que ce n’est ni à l’art ni à la science que tu dois de parler sur Homère ; car si c’était à l’art, tu serais en état de faire la même chose pour tous les autres poètes. En effet, la poésie est un seul et même art, n’est-ce pas ?

Ion.

Oui.

[532d] Socrate.

Prends pour exemple tel autre art qui te plaira, pourvu qu’il soit un ; pour tous les arts, il n’y a qu’une seule critique. Veux-tu, Ion, que je t’explique comment j’entends ceci ?

Ion.

Très volontiers, Socrate ; j’aime beaucoup à vous entendre, vous autres sages.

Socrate.

Je voudrais bien que tu disses vrai, Ion : mais ce titre de sage n’appartient qu’à vous autres rapsodes, aux acteurs, et à ceux dont vous chantez les vers. Pour moi, je ne sais que dire la vérité, [532e] comme un homme sans culture. Juges-en par la question que je viens de te faire : considère combien elle est commune et triviale ; le premier venu ne sait-il pas ce que j’ai dit, que la critique est la même, quelque art que l’on prenne pour exemple, pourvu qu’il soit un. Voyons en effet. La peinture n’est-elle point un art, et un seul et même art ?

Ion.

Oui.

Socrate.

N’y a-t-il pas eu et n’y a-t-il point encore un grand nombre de peintres bons et mauvais ?

Ion.
Assurément.
Socrate.

As-tu déjà vu quelqu’un qui étant capable de discerner ce qui est bien ou mal peint dans les tableaux de Polygnote, fils d’Aglaophon[7], ne peut faire la même chose à l’égard des autres peintres ; [533a] et qui, lorsqu’on lui montre leurs ouvrages, s’endort, est embarrassé, et ne sait quel jugement en porter, au lieu que, s’il s’agit de dire son avis sur les tableaux de Polygnote, ou de tel autre peintre qu’il te plaira, il s’éveille, il est attentif, et s’explique avec facilité ?

Ion.

Non, certes, je n’en ai pas vu.

Socrate.

Mais quoi ! en fait de sculpture, as-tu vu quelqu’un qui fût en état de dire ce qu’il y a de bien travaillé dans les ouvrages de Dédale, fils de Métion[8], [533b] ou d’Épée, fils de Panope[9], ou de Théodore de Samos[10], ou de tel autre statuaire, et qui, sur les ouvrages des autres sculpteurs, soit embarrassé, endormi, et ne sache que dire ?

Ion.

Non, par Jupiter, je n’ai vu personne dans ce cas.

Socrate.

Tu n’as vu non plus, je pense, personne qui, par rapport à l’art de jouer de la flûte ou du luth, ou d’accompagner le luth en chantant, ou par rapport à la profession de rapsode, fût en état de prononcer sur le mérite d’Olympus[11], de Thamyras[12], [533c] d’Orphée, ou de Phémius[13], le rapsode d’Ithaque ; et qui au sujet d’Ion d’Éphèse fût dans l’embarras, et incapable de décider en quoi il est bon ou mauvais rapsode ?

Ion.

Je n’ai rien à opposer à ce que tu dis, Socrate. Néanmoins je puis me rendre témoignage que je suis celui de tous les hommes qui parle le mieux et avec le plus de facilité sur Homère, et c’est aussi l’avis de tous ceux qui m’entendent ; tandis que je ne saurais rien dire sur les autres poètes. Vois, je te prie, d’où cela peut venir.

Socrate.

Je le vois, Ion, et je vais t’exposer ma pensée [533d] là-dessus. Ce talent que tu as de bien parler sur Homère n’est pas en toi un effet de l’art, comme je disais tout à l’heure : c’est je ne sais quelle force divine qui te transporte, semblable à celle de la pierre qu’Euripide a appelée Magnétique, et qu’on appelle ordinairement Héracléenne[14]. Cette pierre non-seulement attire les anneaux de fer, mais leur communique la vertu de produire le même effet, et d’attirer d’autres [533e] anneaux ; en sorte qu’on voit quelquefois une longue chaîne de morceaux de fer et d’anneaux suspendus les uns aux autres, qui tous empruntent leur vertu de cette pierre. De même la muse inspire elle-même le poète ; celui-ci communique à d’autres l’inspiration, et il se forme une chaîne inspirée. Ce n’est point en effet à l’art, mais à l’enthousiasme et à une sorte de délire, que les bons poètes épiques doivent tous leurs beaux poèmes. Il en est de même des bons poètes lyriques. Semblables aux corybantes, [534a] qui ne dansent que lorsqu’ils sont hors d’eux-mêmes, ce n’est pas de sang-froid que les poètes lyriques trouvent leurs beaux vers ; il faut que l’harmonie et la mesure entrent dans leur âme, la transportent et la mettent hors d’elle-même. Les bacchantes ne puisent dans les fleuves le lait et le miel qu’après avoir perdu la raison ; leur puissance cesse avec leur délire[15] ; ainsi l’âme des poètes lyriques fait réellement ce qu’ils se vantent de faire. Ils nous disent que c’est [534b] à des fontaines de miel, dans les jardins et les vergers des Muses, que, semblables aux abeilles, et volant ça et là comme elles, ils cueillent les vers qu’ils nous apportent ; et ils disent vrai. En effet le poète est un être léger, ailé et sacré : il est incapable de chanter avant que le délire de l’enthousiasme arrive : jusque là, on ne fait pas des vers, on ne prononce pas des oracles. Or, comme ce n’est point l’art, mais une inspiration divine qui dicte au poète ses vers, et lui fait dire sur tous les sujets toutes sortes de [534c] belles choses, telles que tu en dis toi-même sur Homère, chacun d’eux ne peut réussir que dans le genre vers lequel la muse le pousse. L’un excelle dans le dithyrambe, l’autre dans l’éloge ; celui-ci dans les chansons à danser, celui-là dans le vers épique ; un autre dans l’ïambe ; tandis qu’ils sont médiocres dans tout autre genre, car ils doivent tout à l’inspiration, et rien à l’art ; autrement, ce qu’ils pourraient dans un genre, ils le pourraient également dans tous les autres. En leur étant la raison, en les prenant pour ministres, [534d] ainsi que les prophètes et les devins inspirés, le dieu veut par là nous apprendre que ce n’est pas d’eux-mêmes qu’ils disent des choses si merveilleuses, puisqu’ils sont hors de leur bon sens, mais qu’ils sont les organes du dieu qui nous parle par leur bouche. En veux-tu une preuve frappante ? Tynnichus de Chalcide[16] n’a fait aucune pièce de vers que l’on retienne, excepté son Péan[17], que tout le monde chante, la plus belle ode peut-être qu’on ait jamais faite, et qui, comme il le dit lui-même, est réellement [534e] une production des muses. Il me semble qu’il a été choisi comme un exemple éclatant, pour qu’il ne nous restât aucun doute si tous ces beaux poèmes sont humains et faits de main d’homme, mais que nous fussions assurés qu’ils sont divins et l’œuvre des dieux, que les poètes ne sont rien que leurs interprètes, et qu’un dieu les possède toujours, quel que soit celui qui les possède. C’est pour nous rendre cette vérité sensible que le dieu a chanté tout exprès la plus belle ode par la bouche du plus mauvais poète. [535a] Ne trouves-tu pas que j’ai raison ?

Ion.

Oui, par Jupiter : tes discours, Socrate, touchent les cordes les plus secrètes de mon âme ; et il me parait aussi que les poètes, par une faveur divine, sont auprès de nous les interprètes des dieux.

Socrate.

Et vous autres rapsodes, n’êtes-vous pas les interprètes des poètes ?

Ion.

Cela est encore vrai.

Socrate.

Vous êtes donc des interprètes d’interprètes ?

Ion.

Sans doute.

[535b] Socrate.

Allons, Ion, dis-moi aussi, et ne me cache rien de ce que je vais te demander : quand tu récites comme il faut des vers héroïques, et que tu ravis l’âme des spectateurs, soit que tu chantes Ulysse s’élançant sur le seuil de son palais, se faisant[18] connaître aux amans de Pénélope et répandant à ses pieds une multitude de flèches ; ou Achille se jetant sur Hector[19], ou quelque endroit pathétique sur Andromaque[20], Hécube ou Priam[21] ; te possèdes-tu ? ou bien es-tu hors [535c] de toi-même, et, transportée d’enthousiasme, ton âme ne s’imagine-t-elle pas assister aux actions que tu récites, à Ithaque ou devant Troie, partout enfin où la scène se passe.

Ion.

Que la preuve que tu me mets sous les yeux est frappante, Socrate ! car, pour te parler sans déguisement, je t’assure que, quand je déclame quelque morceau pathétique, mes yeux se remplissent de larmes ; et que, si c’est un endroit terrible et effrayant, les cheveux me dressent de peur sur la tête, et le cœur me bat.

[535d] Socrate.

Quoi donc, Ion ! Dirons-nous qu’un homme est en son bon sens, lorsque, vêtu d’une robe éclatante et portant une couronne d’or, il pleure au milieu des sacrifices et des fêtes, sans avoir rien perdu de sa parure ; ou qu’entouré de plus de vingt mille amis, il est saisi de frayeur, quoique personne ne le dépouille ni ne lui fasse aucun mal ?

Ion.

Non, Socrate, puisqu’il faut te dire la vérité.

Socrate.

Et sais-tu que vous faites passer les mêmes sentimens dans la plupart des spectateurs ?

[535e] Ion.

Je le sais très bien. Du lieu où je suis placé, je les vois habituellement pleurer, jeter des regards menaçants, et trembler comme moi au récit de ce qu’ils entendent. Il faut bien que je sois fort attentif à tout ce qui se passe en eux, car si je les fais pleurer, je rirai moi et recevrai de l’argent ; au lieu que si je les fais rire, je n’ai point d’argent à attendre et c’est à moi de pleurer.

Socrate.

Vois-tu à présent comment le spectateur est le dernier de ces anneaux qui, comme je le disais, reçoivent les uns des autres la force que leur communique la pierre d’Héraclée ? L’acteur, le [536a] rapsode tel que toi, est l’anneau du milieu, et le premier est le poète lui-même. Le dieu fait passer sa vertu à travers ces anneaux, des uns aux autres, et par eux attire où il lui plaît l’âme des hommes ; c’est à lui, comme à l’aimant, qu’est suspendue une longue chaîne de choristes, de maîtres de chœur et de sous-maîtres, obliquement attachés aux anneaux qui tiennent directement à la Muse. Un poète tient à une muse ; un autre poète à une autre muse ; nous appelons cela être possédé : car le poète ne s’appartient plus à lui-même, [536b] il appartient à la muse. À ces premiers anneaux, c’est-à-dire aux poètes, plusieurs sont suspendus, les uns à ceux-ci, les autres à ceux-là, saisis de divers enthousiasmes. Quelques uns sont possédés d’Orphée et lui appartiennent ; d’autres de Musée ; la plupart d’Homère. Tu es de ces derniers, Ion ; Homère te possède. Lorsqu’on chante en ta présence les vers de quelque autre poète, tu sommeilles, et ne trouve rien à dire : mais entends-tu les accents d’Homère, tu te réveilles aussitôt, ton âme entre en danse, pour ainsi dire, les paroles s’échappent de tes lèvres ; [536c] car ce n’est point en vertu de l’art ni de la science que tu parles d’Homère, comme tu fais, mais par une inspiration et une possession divine ; et de même que les corybantes ne sentent bien aucun autre air que celui du dieu qui les possède, et trouvent abondamment les figures et les paroles convenables à cet air, sans faire aucune attention à tous les autres ; ainsi, lorsqu’on fait mention d’Homère, les paroles te viennent en abondance, tandis que tu restes muet sur les autres poètes. [536d] Tu me demandes la cause de cette facilité à parler quand il s’agit d’Homère, et de cette stérilité quand il s’agit des autres : c’est que le talent que tu as pour louer Homère n’est pas en toi l’effet de l’art, mais d’une inspiration divine.

Ion.

Cela est fort bien dit, Socrate ; cependant je serais surpris si tes raisons étaient assez puissantes pour me persuader que, quand je fais l’éloge d’Homère, je suis possédé et en délire ; je pense que tu ne le croirais pas toi-même si tu m’entendais parler sur Homère.

Socrate.

Hé bien, je veux t’entendre : mais auparavant [536e] réponds à cette question. Parmi tant de choses dont Homère traite, quelles sont celles sur lesquelles tu parles bien ? car sans doute tu ne parles pas bien sur toutes.

Ion.

Sois assuré, Socrate, qu’il n’en est pas une seule sur laquelle je ne sois en état de bien parler.

Socrate.

Ce ne sont pas apparemment celles que tu ignores, et dont Homère parle.

Ion.

Quelles sont donc les choses dont Homère parle, et que j’ignore ?

[537a] Socrate.

Homère ne parle-t-il pas des arts en plusieurs rencontres, et assez au long ? par exemple, de l’art de conduire un char ? Si je me rappelais les vers, je te les dirais.

Ion.

Je les sais, moi : je vais te les dire.

Socrate.

Récite-moi donc les paroles de Nestor à son fils Antiloque, lorsqu’il lui donne des avis sur les précautions qu’il doit prendre pour éviter la borne, dans la course des chars, aux funérailles de Patrocle.

Ion.

[537b] [22] Penche-toi, lui dit-il, sur ton char bien travaillé,
Du côté gauche ; en même temps presse le cheval qui est à droite,
Du fouet et de la voix, et abandonne-lui les rênes.
Que le cheval gauche s’approche de la borne,
En sorte que le moyeu de la roue faite avec art paraisse y toucher ;
Et cependant évite de la rencontrer.

Socrate.

Cela suffit. Qui jugera mieux, Ion, si Homère parle juste ou non dans ces vers, le médecin, ou le cocher ?

Ion.

Le cocher, sans doute.

Socrate.

Est-ce parce qu’il possède l’art qui se rapporte à ces sortes de choses, ou pour quelque autre raison ?

Ion.

Non ; mais parce qu’il possède cet art.

Socrate.

Le dieu a donc attribué à chaque art la faculté de juger d’un certain ouvrage ; car nous ne jugerons point par l’art du médecin des mêmes choses dont nous jugerons par celui du pilote.

Ion.

Non vraiment.

Socrate.

Ni par l’art du charpentier, des choses dont nous jugerons par la médecine.

Ion.

[537d] Nullement.

Socrate.

N’en est-il pas ainsi de tous les autres arts ? ce dont on juge par l’un, on n’en jugera pas par l’autre. Mais avant de répondre à ceci, dis-moi, ne reconnais-tu pas que les arts diffèrent les uns des autres ?

Ion.

Oui.

Socrate.

Autant que je puis conjecturer, je dis qu’un art est différent d’un autre, parce que celui-ci est la science d’un objet, et celui-là d’un autre objet. Penses-tu de même ?

Ion.

Oui.

Socrate.

Car si c’était la science des mêmes objets, quelle raison aurions-nous de mettre de la différence entre un art et un autre, puisque tous les deux aboutiraient à la connaissance des mêmes choses ? Par exemple, je sais que voilà cinq doigts, et tu le sais comme moi. Si je te demandais si c’est par le même art, savoir, par l’arithmétique, que nous connaissons cela toi et moi, ou chacun par un art différent, tu dirais sans doute que c’est par le même art.

Ion.

Oui.

[538a] Socrate.

Réponds présentement à la question que j’étais sur le point de te faire tout-à-l’heure, et dis-moi si tu crois, par rapport à tous les arts sans exception, qu’il est nécessaire que le même art nous fasse connaître les mêmes objets, et un autre art des objets différens.

Ion.

Je le crois, Socrate.

Socrate.

Ainsi quiconque ne possédera point un art ne sera pas en état de bien juger de ce qui sera dit ou fait en vertu de cet art ?

Ion.

[538b] Non.

Socrate.

Par exemple, pour les vers que tu viens de citer, jugeras-tu mieux que le cocher si Homère parle bien ou mal ?

Ion.

Le cocher en jugera mieux.

Socrate.

Car tu es rapsode, toi, et non pas cocher ?

Ion.

Oui.

Socrate.

Et l’art du rapsode est autre que celui du cocher ?

Ion.

Oui, certes.

Socrate.

Puisqu’il est autre, il est aussi la science d’autres objets ?

Ion.

Sans doute.

Socrate.

Mais quoi ! lorsque Homère dit qu’Hécamède, concubine de Nestor, donna à Machaon blessé une potion [538c] à boire, et qu’il s’exprime ainsi[23],

… du vin de Pramne, sur lequel elle racla du fromage de chèvre
Avec un couteau d’airain ; et y mêla de l’oignon pour exciter la soif.

Est-ce à l’art du médecin, ou à celui du rapsode, qu’il appartient de juger si Homère parle bien en cet endroit, ou non ?

Ion.

À la médecine.

Socrate.

Et quand Homère dit,

[24][538d] Elle s’élance dans l’abîme comme le plomb,

Qui attaché à la corne d’un bœuf sauvage

Va porter la mort aux poissons avides,

dirons-nous que c’est à l’art du pêcheur plutôt qu’à celui du rapsode, de juger si cela est bien ou mal dit ?

Ion.

Il est évident, Socrate, que c’est à l’art du pêcheur.

Socrate.

Vois, si tu m’interrogeais à ton tour, et si tu me disais, Socrate, puisque [538e] tu trouves dans Homère des choses dont le jugement appartient à chacun de ces différens arts, trouves-y aussi quelque chose qui regarde les devins et l’art divinatoire, et qu’ils soient en état d’apprécier ; vois avec quelle facilité je te répondrais qu’Homère parle en effet de tout cela et très souvent, dans l’Odyssée par exemple, quand le devin Théoclymène, issu de la race de Mélampe, adresse ces paroles aux amans de Pénélope :

[25][539a] Infortunés, quel sort est le vôtre ! La nuit
Enveloppe vos têtes, vos faces, tous vos membres[26].
Les sanglots éclatent ; les joues sont baignées de larmes.
Le vestibule est rempli de fantômes, la cour aussi en est remplie ;
Ils s’en vont dans l’Érèbe, au milieu des ténèbres. Le soleil
[539b] A disparu du ciel ; au loin s’étend une obscurité sinistre.

Il en parle souvent aussi dans l’Iliade, comme à l’attaque des remparts ; écoutons-le :

[27]Ils allaient franchir le fossé, quand un oiseau se montra,
Un aigle planant au haut du ciel, à la gauche de l’armée,
[539c] Tenant dans ses serres un serpent énorme, ensanglanté,
Encore en vie et palpitant. Mais il n’avait point renoncé à se défendre,
Il blesse à la poitrine près du cou, l’ennemi qui le tient,
En retournant la tête ; celui-ci le lâche aussitôt

Par la violence de la douleur ; le serpent tombe au milieu de l’armée ;
[539d] L’aigle, poussant de grands cris, s’envole au gré des vents.

Tels sont, te dirai-je, les endroits, et d’autres semblables, dont l’examen et le jugement appartiennent au devin.

Ion.

En cela tu diras la vérité, Socrate.

Socrate.

Ta réponse n’est pas moins vraie, Ion. Maintenant, comme je t’ai marqué dans l’Odyssée et dans l’Iliade les endroits qui appartiennent, les uns au devin, les autres au médecin, [539e] les autres au pêcheur ; cite-moi pareillement, toi qui es bien plus au fait d’Homère que moi, les endroits qui regardent le rapsode et son art, et qu’il lui appartient d’examiner et de juger de préférence aux autres hommes.

Ion.

Je réponds, Socrate, que tout Homère appartient au rapsode.

Socrate.
Tu ne disais pas cela tout à l’heure, Ion ; as-tu donc si peu de mémoire ? Il ne convient pourtant pas à un rapsode d’être sujet à l’oubli.
[540a] Ion.

Qu’est-ce donc que j’ai oublié ?

Socrate.

Ne te souviens-tu pas d’avoir dit que l’art du rapsode est autre que celui du cocher ?

Ion.

Je m’en souviens.

Socrate.

N’as-tu point avoué qu’étant autre, il aura aussi d’autres objets ?

Ion.

Oui.

Socrate.

L’art du rapsode, selon ce que tu dis, non plus que le rapsode, ne jugera donc pas de tout ?

Ion.

Il en faut peut-être excepter ce dont tu m’as parlé, Socrate.

[540b] Socrate.

Mais par là, tu exceptes à-peu-près tout ce qui appartient aux autres arts. De quoi jugera donc précisément le tien, puisqu’il ne juge pas de tout ?

Ion.

Il jugera, je pense, des discours qu’il convient de mettre dans la bouche de l’homme et de la femme, des esclaves et des personnes libres, de ceux qui obéissent et de ceux qui commandent.

Socrate.

Veux-tu dire que le rapsode saura mieux que le pilote de quelle manière doit parler celui qui commande dans un vaisseau battu de la tempête ?

Ion.

Non : pour cela, j’en conviens, ce sera le pilote.

[540c] Socrate.

Le rapsode saura-t-il mieux que le médecin quel discours doit tenir celui qui commande à un malade ?

Ion.

Non ; j’en conviens encore.

Socrate.

Veux-tu parler des discours qui conviennent à un esclave ?

Ion.

Oui.

Socrate.

Par exemple, prétends-tu que c’est le rapsode, et non pas le bouvier, qui saura ce que doit dire un bouvier, pour apaiser ses bœufs quand ils sont irrités ?

Ion.

Point du tout.

Socrate.

Et ce que doit dire une ouvrière en laine [540d] touchant son travail ?

Ion.

Non.

Socrate.

Ou les discours dont un général doit se servir pour donner du cœur à ses soldats ?

Ion.

Oui, voilà ce que le rapsode connaîtra.

Socrate.

Quoi donc ! l’art du rapsode est-il l’art de la guerre ?

Ion.

Du moins je sais fort bien comment doit parler un général d’armée.

Socrate.

Peut-être, Ion, sais-tu aussi l’art militaire. En effet, si tu étais à-la-fois bon écuyer et bon joueur de luth, tu distinguerais les chevaux [540e] qui ont une bonne ou une mauvaise allure. Mais si je te demandais, Par quel art, Ion, connais-tu les chevaux qui ont une bonne allure ? est-ce en qualité d’écuyer ou de joueur de luth ? que me répondrais-tu ?

Ion.

Je te répondrais que c’est comme écuyer.

Socrate.

Pareillement, si tu distinguais les bons joueurs de luth, n’avouerais-tu point que tu fais ce discernement comme joueur de luth, et non comme écuyer ?

Ion.

Oui.

Socrate.

Ainsi, puisque tu entends l’art militaire, est-ce en qualité d’homme de guerre, ou de bon rapsode, que tu as cette connaissance ?

Ion.

Il importe peu, ce me semble, en quelle qualité.

[541a] Socrate.

Comment dis-tu que cela importe peu ? L’art du rapsode est-il le même, à ton avis, que l’art de la guerre ? ou sont-ce deux arts ?

Ion.

Selon moi, c’est le même art.

Socrate.

Ainsi quiconque est bon rapsode est aussi bon général d’armée ?

Ion.

Oui, Socrate.

Socrate.

Par la même raison, quiconque est bon général d’armée, est aussi bon rapsode ?

Ion.

Pour cela, je ne le crois pas.

Socrate.

Tu crois du moins qu’un excellent [541b] rapsode est aussi un excellent capitaine ?

Ion.

Assurément.

Socrate.

N’es-tu pas le meilleur rapsode de toute la Grèce ?

Ion.

Sans comparaison, Socrate.

Socrate.

Et es-tu aussi le plus grand général de toute la Grèce ?

Ion.

N’en doute pas, Socrate ; j’en ai appris le métier dans Homère.

Socrate.

Au nom des dieux, Ion, pourquoi donc, étant le meilleur général et le meilleur rapsode de la Grèce, vas-tu de ville en ville récitant des vers, et ne commandes-tu pas les armées ? Penses-tu [541c] que les Grecs aient grand besoin d’un rapsode portant une couronne d’or, et qu’ils n’aient point affaire d’un général ?

Ion.

Notre ville, Socrate, est sous votre domination ; vous commandez à ses troupes, et il ne lui faut point de général. Quant à la vôtre et à Lacédémone, elles ne me choisiront pas non plus pour conduire leurs armées : vous vous croyez en état de les conduire vous-mêmes.

Socrate.

Mon cher Ion, ne connais-tu pas Apollodore de Cyzique ?

Ion.

Quel Apollodore ?

Socrate.

Celui que les Athéniens ont si souvent mis à la tête de leurs troupes, [541d] quoique étranger, ainsi que Phanosthène d’Andros, et Héraclide de Clazomène[28], que notre ville a élevés au grade de général et aux autres charges, tout étrangers qu’ils sont, parce qu’ils ont donné des preuves de leur mérite. Et elle ne choisira pas pour commander ses armées, elle ne comblera pas d’honneurs Ion d’Éphèse, si elle l’en juge digne ! Quoi donc ! n’êtes-vous pas Athéniens d’origine, vous autres Éphésiens ? et Éphèse [541e] n’est-elle pas une ville qui ne le cède à nulle autre ?

Si tu dis la vérité, Ion, si c’est à l’art et à la science que tu dois de parler si bien d’Homère, tu en agis mal avec moi ; car, après t’être vanté de savoir une infinité de belles choses sur Homère, et m’avoir promis de m’en faire part, tu me trompes, et non-seulement tu ne m’en fais point part, mais tu ne veux pas même me dire quelles sont les connaissances où tu excelles, quoique je t’en prie depuis long-temps, et, semblable à Protée, tu te tournes en tous sens, tu prends toutes sortes de figures, tu finis même, pour m’échapper, par te transformer en général, [542a] afin de ne pas me laisser voir combien tu es habile dans l’intelligence d’Homère. Encore une fois, si c’est à l’art que tu dois cette habileté, et que, t’étant engagé à me la montrer, tu manques à ta promesse, ton procédé est injuste. Si au contraire ce n’est point l’art, mais une inspiration divine, qui te fait dire tant de belles choses sur Homère, parce que tu en es possédé, et sans aucune science, comme je le disais d’abord ; en ce cas je n’ai point à me plaindre de toi. Ainsi vois si tu aimes mieux passer dans notre esprit pour un homme injuste ou pour un homme divin.

[542b]
Ion.

La différence est grande, Socrate ! et il est bien plus beau de passer pour un homme divin.

Socrate.

Eh bien, nous te l’accordons, Ion, ce qui te paraît le plus beau, de célébrer Homère par une inspiration divine et non en vertu de l’art.



Notes[modifier]

  1. Ville de l’Argolide, célèbre par le culte d’Esculape. Pausanias décrit son théâtre, ouvrage de Polyclète, destiné aux combats de musique. Pausan. II, 26, 27.
  2. Une loi athénienne ordonnait que, tous les cinq ans, aux Panathénées, les poèmes d’Homère seraient récités, et récités seuls. (Voyez Lycurgue.)
  3. Élève d’Anaxagoras, en apprit l’art d’interpréter Homère, au rapport de Diogène de Laerte, II, 5, 24. — Tatien (contre les Grecs) cite un ouvrage de Métrodore sur Homère.
  4. Socrate, dans le Banquet de Xénophon, oppose cet interprète d’Homère aux rapsodes.
  5. Est-ce celui dont parle Aristote, Poétique, 25, 26.
  6. Athénée, XV, nous apprend que les rapsodes récitaient aussi, outre les poèmes d’Homère, ceux d’Archiloque, d’Hésiode, de Mimnerme et de Phocylide.
  7. Il était de Thase. Voyez le distique de Simonide, dans Pausanias, Phocide. — Aristote, Poétique. — Pline, Hist. natur., XXXV, 9. —Winkelmann, Hist. de l’art, et Bottiger, Ideen zur Archœolog. d. Malerei, p. 268.
  8. Voyez l’Hippias, le Ménon et la République. Pausanias, Corinthie et Achaïe. Winkelmann, Hist. de l’art.
  9. Pausanias, Corinthie. — Thiersch., Uber die Eporh. d. Kunst., Comment., II, p. 29.
  10. Hérodote, I, 51. Pausanias, Laconia. Pline, Hist. natur., XXXIV, p. 8.
  11. Habile joueur de flûte. Voyez le Minos.
  12. Jouait du luth sans s’accompagner de la voix. Pline, Hist. nat., VII, 36.
  13. Homère, Odyssée, liv. I, 325, 342. — XXII, 330.
  14. Magnésie et Héraclée, villes de Lydie où se trouvait l’aimant, qu’on appelait aussi pour cela pierre de Lydie.
  15. Platon avait probablement sous les yeux le morceau du chœur des Bacchantes d’Euripide, Bacch., 142. 706-711.
  16. Voyez Porphyre, de l’Abstinence de la chair des animaux, I, 18.
  17. Ode en l’honneur d’Apollon.
  18. Hom., Odyss., XXII, I, sqq.
  19. Iliad., XXII, 311.
  20. Ibid., 437, 515.
  21. Ibid., 405, 410.
  22. Iliad. XXIII, 335.
  23. Iliad., XI, 639, 640. La dernière moitié du second vers est du même livre, 629.
  24. Iliad., XXIV, 80.
  25. Odyss., XX, 351.
  26. Les éditions ordinaires d’Homère : Vos genoux.
  27. Iliad., XII, 200.
  28. Ce qu’Élien a dit, V. H., XIV, 5, sur Apollodore et Héraclide, est tiré de cet endroit de Platon. — Sur Phanosthène, voyez Xénoph., Hellen., I, 5, 18, 19.