Isidora (illustré, Heztzel, 1853)/Chapitre 01

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Isidora (illustré, Heztzel, 1853)
IsidoraJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 5 (p. 1-13).

PREMIÈRE PARTIE.

JOURNAL D’UN SOLITAIRE À PARIS.

Il y a quelques années, un de nos amis partant pour la Suisse nous chargea de ranger des papiers qu’il avait laissés à la campagne, chez sa mère, bonne femme peu lettrée, qui nous donna le tout, pêle-mêle, à débrouiller. Beaucoup des manuscrits de Jacques Laurent avaient déjà servi à faire des sacs pour le raisin, et c’était peut-être la première fois qu’ils étaient bons à quelque chose. Cependant nous eûmes le bonheur de sauver deux cahiers qui nous parurent offrir quelque intérêt. Quoiqu’ils n’eussent rien de commun ensemble, en apparence, la même ficelle les attachait, et nous prîmes plaisir à mettre en regard les interruptions d’un de ces manuscrits avec les dates de l’autre ; ce qui nous conduisit à en faire un tout que nous livrons à votre discrétion bien connue, amis lecteurs. Nous avons désigné ces deux cahiers par les numéros 1 et 2, et par les titres de Travail et Journal. Le premier était un recueil de notes pour un ouvrage philosophique que Jacques Laurent n’a pas encore terminé et qu’il ne terminera peut-être jamais. Le second était un examen de son cœur et un récit de ses émotions qu’il se faisait sans doute à lui-même.

CAHIER No 1. — TRAVAIL.

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troisième question

La femme est-elle ou n’est-elle pas l’égale de l’homme dans les desseins, dans la pensée de Dieu ?

La question est mal posée ainsi ; il faudrait dire : L’espèce humaine est-elle composée de deux êtres différents, l’homme et la femme ? Mais dans cette rédaction j’omets la pensée divine, et ce n’est pas mon intention. En créant l’espèce humaine, Dieu a-t-il formé deux êtres distincts et séparés, l’homme et la femme ?

Revoir cette rédaction dont je ne suis pas encore content.

CAHIER No 2. — JOURNAL.

25 décembre 193*.

J’ai passé toute ma soirée d’hier à poser la première question, et je me suis couché sans l’avoir rédigée de manière à me contenter. Je me sentais lourd et mal dispos au travail. J’ai feuilleté mes livres pour me réveiller, j’ai trop réussi. Je me suis laissé aller au plaisir de comparer, d’analyser ; j’ai oublié la formule de mon sujet pour les détails. C’est parfois un grand ennemi de la méditation que la lecture.


26 décembre.

Je n’ai pu travailler hier soir, le vent a tourné au nord. Je me suis senti aussi paralysé de corps et d’âme. Les nuits sont si froides et le bois coûte si cher ici ! Quand je devrais mourir à la peine, je ne sortirai pas de cette pauvre mansarde, je ne quitterai pas ce sombre et dur Paris sans avoir résolu la question qui m’occupe. Elle n’est pas de médiocre importance dans mon livre : régler les rapports de l’homme et de la femme dans la société, dans la famille, dans la politique ! Je n’irai plus avant dans mon traité de philosophie, que je n’aie trouvé une solution aux divers problèmes que cette formule soulève en moi. J’admire comme ils l’ont cavalièrement et lestement tranchée tous ces auteurs, tous ces utopistes, tous ces métaphysiciens, tous ces poëtes ! Ils ont toujours placé la femme trop haut ou trop bas. Il semble qu’ils aient tous été trop jeunes ou trop vieux. Mais moi-même, ne suis-je pas trop jeune ? Vingt-cinq ans, et vingt-cinq ans de chasteté presque absolue, c’est-à-dire d’inexpérience presque complète ! Il y a en a qui pensaient que cela m’a rendu trop vieux. Il est des moments où, dans l’horreur de mon isolement, je suis épouvanté moi-même de mon peu de lumière sur la question. Je crains d’être au-dessous de ma tâche ; et si je m’en croyais, je sauterais ce chapitre, sauf à le faire, et à l’intercaler en son lieu, quand mon ouvrage sera terminé à ma satisfaction sur tous les autres points.


26 décembre au soir.

L’idée de ce matin n’était, je crois, pas mauvaise. J’essaierai de passer outre, afin de m’éclairer sur ce point par la lumière que je porterai dans toutes les parties de mon œuvre et que j’en ferai jaillir. Je me sens un peu ranimé par cette espérance… J’ignore si c’est le froid, le ciel noir et le vent, qui siffle sur ces toits, qui tiennent mon âme captive ; mais il y a des moments où je n’ai plus confiance en moi-même, et où je me demande sérieusement si je ne ferais pas mieux de planter des choux que de m’égarer ainsi dans les âpres sentiers de la nmétaphysique.

CAHIER No 1. — TRAVAIL.

quatrième question.

Quelle sera l’éducation des enfants dans ma république idéale ?

C’est-à-dire d’abord à qui sera confiée l’éducation des enfants ?

réponse.

À l’État. — La société est la mère abstraite et réelle de tout citoyen, depuis l’heure de sa naissance jusqu’à celle de sa mort. Elle lui doit… (Voir pour plus ample exposé, mon cahier numéro 3, où ce principe est suffisamment développé.)

institution.

La première enfance de l’homme sera exclusivement confiée à la direction de la femme.

question.

Jusqu’à quel âge ?

réponse.

Jusqu’à l’âge de cinq ans.

C’est trop peu. Un enfant de cinq ans serait trop cruellement privé des soins maternels.

Jusqu’à l’âge de dix ans.

C’est trop. — L’éducation intellectuelle peut et doit commencer beaucoup plus tôt.

réponse.

À partir de l’âge de cinq ans, jusqu’à celui de dix ans, l’éducation des mâles sera alternativement confiée à des femmes et à des hommes.

question.

Quelle sera la part d’éducation attribuée à la femme ?

Je l’ai trop exclusivement supposée purement hygiénique. J’ai semblé admettre, dans le titre précédent, que l’homme seul pouvait donner l’enseignement scientifique. La femme ne doit-elle pas préparer, même avant l’âge de cinq ans, cette jeune intelligence à recevoir les hauts enseignements de la science, de la morale et de l’art ?

Cela me fait aussi songer que j’établis à priori une distinction arbitraire entre l’éducation des mâles et celle des femelles, presque dès le berceau. Il faudrait commencer par définir la différence intellectuelle et morale de l’homme et de la femme…

CAHIER No 2. — JOURNAL.

27 décembre.

Cette difficulté m’a arrêté court ; je vois que j’étais fou de vouloir passer à la quatrième question avant d’avoir résolu la troisième. Jamais je ne fus si pauvre logicien. Je gage que le froid me rend malade, et que je ne ferai rien qui vaille tant que soufflera ce vent du nord !

Lugubre Paris ! mortel ennemi du pauvre et du solitaire ! tout ici est privation et souffrance pour quiconque n’a pas beaucoup d’argent. Je n’avais pas prévu cela, je n’avais pas voulu y croire, ou plutôt je ne pouvais pas y songer, alors que l’ardeur du travail, la soif des lumières et le besoin impérieux de nager dans les livres me poussaient vers toi, Paris ingrat, du fond de ma vallée champêtre ! À Paris, me disais-je, je serai à la source de toutes les connaissances ; au lieu d’aller emprunter péniblement un pauvre ouvrage à un ami érudit par hasard, ou à quelque bibliothèque de province, ouvrage qu’il faut rendre pour en avoir un autre, et qu’il faut copier aux trois quarts si l’on veut ensuite se reporter au texte, j’aurai le puits de la science toujours ouvert ; que dis-je, le fleuve de la connaissance toujours coulant à pleins bords et à flots pressés autour de moi ! Ici je suis comme l’alouette qui, au temps de la sécheresse, cherche une goutte de rosée sur la feuille du buisson, et ne l’y trouve point. Là-bas, je serai comme l’alcyon voguant en pleine mer. Et puis, chez nous, on ne pense pas, on ne cherche pas, on ne vit point par l’esprit. On est trop heureux quand on a seulement le nécessaire à la campagne ! On s’endort dans un tranquille bien-être, on jouit de la nature par tous les pores ; on ne songe pas au malheur d’autrui. Le paysan lui-même, le pauvre qui travaille aux champs, au grand air, ne s’inquiète pas de la misère et du désespoir qui ronge la population laborieuse des villes. Il n’y croit pas ; il calcule le salaire, il voit qu’en fait c’est lui qui gagne le moins, et il ne tient pas compte du dénûment de celui qui est forcé de dépenser davantage pour sa consommation. Ah ! s’il voyait, comme je les vois à présent, ces horribles rues noires de boue, où se reflète la lanterne rougeâtre de l’échoppe ! S’il entendait siffler ce vent qui, chez nous, plane harmonieusement sur les bois et sur les bruyères, mais qui jure, crie, insulte et menace ici, en se resserrant dans les angles d’un labyrinthe maudit, et en se glissant par toutes les fissures de ces toits glacés ! S’il sentait tomber sur ses épaules, sur son âme, ce manteau de plomb que le froid, la solitude et le découragement nous collent sur les os !

Le bonheur, dit-on, rend égoïste… Hélas ! ce bonheur réservé aux uns au détriment des autres doit rendre tel, en effet. Ô mon Dieu ! le bonheur partagé, celui qu’on trouverait en travaillant au bonheur de ses semblables, rendrait l’homme aussi grand que sa destinée sur la terre, aussi bon que vous-même !

Je fuyais les heureux, craignant de ne trouver en eux que des égoïstes, et je venais chercher ici des malheureux intelligents. Il y en a sans doute ; mais mon indigence ou ma timidité m’ont empêché de les rencontrer. J’ai trouvé mes pareils abrutis ou dépravés par le malheur. L’effroi m’a saisi et je me suis retiré seul pour ne pas voir le mal et pour rêver le bien ; mais chercher seul, c’est affreux, c’est peut-être insensé.

Je croyais acquérir ici tout au moins l’expérience. Je connaîtrai les hommes, me disais-je, et les femmes aussi. Chez nous (en province), il n’y a guère qu’un seul type à observer dans les deux sexes : le type de la prudence, autrement dit de la poltronnerie. Dans la métropole du monde je verrai, je pourrai étudier tous les types. J’oubliais que moi aussi, provincial, je suis un poltron, et je n’ai osé aborder personne.

Je puis cependant me faire une idée de l’homme, en m’examinant, en interrogeant mes instincts, mes facultés, mes aspirations. Si je suis classé dans un de ces types qui végètent sans se fondre avec les autres, du moins j’ai en moi des moyens de contact avec ceux de mon espèce. Mais la femme ! où en prendrai-je la notion psychologique ? Qui me révélera cet être mystérieux qui se présente à l’homme comme maître ou comme esclave, toujours en lutte contre lui ? Et je suis assez insensé pour demander si c’est un être différent de l’homme !…

CAHIER No 1. — TRAVAIL.

troisième question.

Quelles sont les facultés et les appétits qui différencient l’homme et la femme dans l’ordre de la création ?

On est convenu de dire que, dans les hautes études, dans la métaphysique comme dans les sciences exactes, la femme a moins de capacités que l’homme. Ce n’est point l’avis de Bayle, et c’est un point très-controversable. Qu’en savons-nous ? Leur éducation les détourne des études sérieuses, nos préjugés les leur interdisent… Ajoutez que nous avons des exemples du contraire.

Quelle logique divine aurait donc présidé à la création d’un être si nécessaire à l’homme, si capable de le gouverner, et pourtant inférieur à lui ?

Il y aurait donc des âmes femelles et des âmes mâles ? Mais cette différence constituerait-elle l’inégalité ? On est convenu de les regarder comme supérieures dans l’ordre des sentiments, et je croirais volontiers qu’elles le sont, ne fût-ce que par le sentiment maternel… Ô ma mère !…

S’il est vrai qu’elles aient moins d’intelligence et plus de cœur, où est l’infériorité de leur nature ? J’ai démontré cela en traitant de la nature de l’homme, deuxième question.

CAHIER No 2. — JOURNAL.

27, minuit.

Quel temps à porter la mort dans l’âme !… Encore ce soir, j’ai trop lu et trop peu travaillé. Héloïse, sainte Thérèse, divines figures, créations sublimes du grand artiste de l’univers !

Des sons lamentables assiègent mon oreille. Ce n’est pas une voix humaine, ce grognement sourd. Est-ce le bruit d’un métier ?

J’ai ouvert ma fenêtre, malgré le froid, pour essayer de comprendre ce bruit désagréable qui m’eût empêché de dormir si je n’en avais découvert la cause.

J’ai entendu plus distinctement : c’est le son d’un instrument qu’on appelle, je crois, une contre-basse.

La voix plus claire des violons m’a expliqué que cela faisait partie d’un orchestre jouant des contredanses. Il y a des gens qui dansent par un temps pareil ! quand la mort semble planer sur cette ville funeste !

Comme elle est triste, entendue ainsi à distance, et par rafales interrompues, leur musique de fête !

Cette basse, dont la vibration pénètre seule, par le courant d’air de ma cheminée, et qui répète à satiété sa lugubre ritournelle, ressemble au gémissement d’une sorcière volant sur mon toit pour rejoindre le sabbat.

Je m’imagine que ce sont des spectres qui dansent ainsi au milieu d’une nuit si noire et si effrayante !


30 décembre.

Mon travail n’avance pas ; l’isolement me tue. Si j’étais sain de corps et d’esprit, la foi reviendrait. La confiance en Dieu, l’amour de Dieu qui a fait tant de grands saints et de grands esprits, et que ce siècle malheureux ne connaît plus, viendrait jeter la lumière de la synthèse sur les diverses parties de mon œuvre. Oui, je dirais à Dieu : Tu es souverainement juste, souverainement bon ; tu n’as pas pu asservir, dans tes sublimes desseins, l’esclave au maître, le pauvre au riche, le faible au fort, la femme à l’homme par conséquent ; et je saurais alors établir ces différences qui marquent les sexes de signes divins, et qui les revêtent de fonctions diverses sans élever l’un au-dessus de l’autre dans l’ordre des êtres humains. Mais je ne sais point expliquer ces différences, et je ne suis assez lié avec aucune femme pour qu’elle puisse m’ouvrir son âme et m’éclairer sur ses véritables aptitudes. Étudierai-je la femme seulement dans l’histoire ? Mais l’histoire n’a enregistré que de puissantes exceptions. Le rôle de la femme du peuple, de la masse féminine, n’a pas d’initiative intellectuelle dans l’histoire.

Depuis huit jours que la houe et le froid noir me retiennent prisonnier, je n’ai pas vu d’autre visage féminin que celui de ma vieille portière : serait-ce là une femme ? Ce monstre me fait horreur. C’est l’emblème de la cupidité, et pourtant elle est d’une probité à toute épreuve ; mais c’est la probité parcimonieuse des âmes de glace, c’est le respect du tien et du mien poussé jusqu’à la frénésie, jusqu’à l’extravagance.

Être réduit par la pauvreté à regarder comme un bienfaiteur un être semblable, parce qu’il ne vous prend rien de ce qui n’est pas son salaire !

Mais quelle âpreté au salaire résulte de ce respect fanatique pour la propriété ! Elle ne me volerait pas un centime, mais elle ne ferait point trois pas pour moi sans me les taxer parcimonieusement. Avec quelle cruauté elle retient les nippes des malheureux qui habitent les mansardes voisines lorsqu’ils ne peuvent payer leur terme ! Je sais que cette cruauté lui est commandée ; mais quels sont donc alors les bourreaux qui font payer le loyer de ces demeures maudites ? et n’est-il pas honteux qu’on arme ainsi le frère contre le frère, le pauvre contre le pauvre ! Eh quoi ! les riches qui ont tout, qui paient si cher aux étages inférieurs, dans ces riches quartiers, ne suffisent pas pour le revenu de la maison, et on ne peut faire grâce au prolétaire qui n’a rien, de cinquante francs par an ! on ne peut pas même le chasser sans le dépouiller !

Ce matin on a saisi les haillons d’une pauvre ouvrière qui s’enfuyait : un châle qui ne vaut pas cinq francs, une robe qui n’en vaut pas trois ! Le froid qui règne n’a pas attendri les exécuteurs. J’ai racheté les haillons de l’infortunée. Mais de quoi sert que quelques êtres sensés aient l’intention de réparer tant de crimes ? Ceux-là sont pauvres. Demain, si on fait déloger le vieillard qui demeure à côté de ma cellule, je ne pourrai pas l’assister. Après-demain, si je n’ai pas trouvé de quoi payer mon propre loyer, on me chassera moi-même, et on retiendra mon manteau.

Ce matin, la portière qui range ma chambre m’a dit en m’appelant à la fenêtre :

« Voici madame qui se promène dans son jardin. »

Ce jardin, vaste et magnifique, est séparé par un mur du petit jardin situé au-dessous de moi. Les deux maisons, les deux jardins sont la même propriété, et, de la hauteur où je suis logé, je plonge dans l’une comme dans l’autre. J’ai regardé machinalement. J’ai vu une femme qui m’a paru fort belle, quoique très-pâle et un peu grasse. Elle traversait lentement une allée sablée pour se rendre à une serre dont j’aperçois les fleurs brillantes, quand un rayon de soleil vient à donner sur le vitrage.

Encore irrité de ce qui venait de se passer, j’ai demandé à la sorcière si sa maîtresse était aussi méchante qu’elle.

« Ma maîtresse ? a-t-elle répondu d’un air hautain, elle ne l’est pas : je ne connais que monsieur, je ne sers que monsieur.

— Alors, c’est monsieur qui est impitoyable ?

— Monsieur ne se mêle de rien ; c’est son premier locataire qui commande ici, heureusement pour lui ; car monsieur n’entend rien à ses affaires et achèverait de se faire dévorer. »

Voilà un homme en grand danger, en effet, si mon voisin lui fait banqueroute de vingt francs !

CAHIER No 1. — TRAVAIL.

— Je ne puis nier ces différences, bien que je ne les aperçoive pas et qu’il me soit impossible de les constater par ma propre expérience.

L’être moral de la femme diffère du nôtre, à coup sûr, autant que son être physique. Dans le seul fait d’avoir accepté si longtemps et si aveuglément son état de contrainte et d’infériorité sociale, il y a quelque chose de capital qui suppose plus de douceur ou plus de timidité qu’il n’y en a chez l’homme.

Cependant le pauvre aussi, le travailleur sans capital, qui certes n’est pas généralement faible et pusillanime, accepte depuis le commencement des sociétés la domination du riche et du puissant. C’est qu’il n’a pas reçu, plus que la femme, par l’éducation, l’initiation à l’égalité…

Il y a de mystérieuses et profondes affinités entre ces deux êtres, le pauvre et la femme.

La femme est pauvre sous le régime d’une communauté dont son mari est chef ; le pauvre est femme, puisque l’enseignement, le développement, est refusé à son intelligence, et que le cœur seul vit en lui.

Examinons ces rapports profonds et délicats qui me frappent, et qui peuvent me conduire à une solution.

Les voies incidentes sont parfois les plus directes. Recherchons d’abord.

CAHIER No 2. — JOURNAL.

29.

— J’ai été interrompu ce matin par une scène douloureuse et que j’avais trop prévue. Le vieillard, dont une cloison me sépare, a été sommé, pour la dernière fois, de payer son terme arriéré de deux mois, et la voix discordante de la portière m’a tiré de mes rêveries pour me rejeter dans la vie d’émotion. Ce vieux malheureux demandait grâce.

Il a des neveux assez riches, dit-il, et qui ne le négligeront pas toujours. Il leur a écrit. Ils sont en province, bien loin ; mais ils répondront, et il paiera si on lui en donne le temps.

Sans avoir de neveux, je suis dans une position analogue. Le notaire qui touche mon mince revenu de campagne m’oublie et me néglige. Il ne le ferait pas si j’étais un meilleur client, si j’avais trente mille livres de rente. Heureusement pour moi, mon loyer n’est pas arriéré ; mais je me trouve dans l’impossibilité maintenant de payer celui de mon vieux voisin. J’ai offert d’être sa caution ; mais la malheureuse portière, cette triste et laide madame Germain, que la nécessité condamne à faire de sa servitude une tyrannie, a jeté un regard de pitié sur mes pauvres meubles, dont maintes fois elle a dressé l’inventaire dans sa pensée : et d’une voix âpre, avec un regard où la défiance semblait chercher à étouffer un reste de pitié, elle m’a répondu que je n’avais pas un mobilier à répondre pour deux, et qu’il lui était interdit d’accepter la caution des locataires du cinquième les uns pour les autres. Alors, touché de la situation de mon voisin, j’ai écrit au propriétaire un billet dont j’attache ici le brouillon avec une épingle.

« Madame,

« Il y a dans votre maison de la rue de ***, no 4, un pauvre homme qui paie quatre-vingts francs de loyer, et qu’on va mettre dehors parce que son paiement est arriéré de deux mois. Vous êtes riche, soyez pitoyable ; ne permettez pas qu’on jette sur le pavé un homme de soixante-quinze ans, presque aveugle, qui ne peut plus travailler, et qui ne peut même pas être admis à un hospice de vieillards, faute d’argent et de recommandation. Ou prenez-le sous votre protection (les riches ont toujours de l’influence), et faites-le admettre à l’hôpital, ou accordez-lui son logement. Si vous ne voulez pas, acceptez ma caution pour lui. Je ne suis pas riche non plus, mais je suis assuré de pouvoir acquitter sa dette dans quelque temps. Je suis un honnête homme ; ayez un peu de confiance, si ce n’est un peu de générosité.

« Jacques Laurent.»

CAHIER No 1. — TRAVAIL.

Un être qui ne vivrait que par le sentiment, et chez qui l’intelligence serait totalement inculte, totalement inactive, serait, à coup sûr, un être incomplet. Beaucoup de femmes sont probablement dans ce cas. Mais n’est-il pas beaucoup d’hommes en qui le travail du cerveau a totalement atrophié les facultés aimantes ? La plupart des savants, ou seulement des hommes adonnés à des professions purement lucratives, à la chicane, à la politique ambitieuse, beaucoup d’artistes, de gens de lettres, ne sont-ils pas dans le même cas ? Ce sont des êtres incomplets, et, j’ose le dire, le plus fâcheusement, le plus dangereusement incomplets de tous ! Or donc, l’induction des pédants, qui concluent de l’inaction sociale apparente de la femme, qu’elle est d’une nature inférieure, est d’un raisonnement…

CAHIER No 2. — JOURNAL.

30 décembre.
Absurde ! Évidemment je l’ai été. Ces valets m’auront pris pour un galant de mauvaise compagnie, qui venait risquer quelque insolente déclaration d’amour à la dame du logis. Vraiment, cela me va bien ! Mais je n’en ai pas moins été d’une simplicité extrême avec mes bonnes intentions. La dame m’a paru belle quand je l’ai aperçue dans son jardin. Son mari est jaloux, je vois ce que c’est… Ou peut-être ce propriétaire n’est-il pas un mari, mais un frère. Le concierge souriait dédaigneusement quand je lui demandais à parler à madame la comtesse ; et cette soubrette qui m’a repoussé de l’antichambre avec de grands airs de prude… Il y avait un air de mystère dans ce pavillon entre cour et jardin, dont j’ai à peine eu le temps de contempler le péristyle, quelque chose de noble et de triste comme serait l’asile d’une âme souffrante et fière… Je ne sais pourquoi je m’imagine que la femme qui demeure là n’est pas complice des crimes de la richesse. Illusion peut-être ! N’importe, un vague instinct me pousse à mettre sous sa protection le malheureux vieillard que je ne puis sauver moi-même.
31 janvier.

Je ne sais pas si j’ai fait une nouvelle maladresse, mais j’ai risqué hier un grand moyen. Au moment où j’allais fermer ma fenêtre, par laquelle entrait un doux rayon de soleil, le seul qui ait paru depuis quatre mortels jours, j’ai jeté les yeux sur le jardin voisin et j’y ai vu mon innominata. Avec son manteau de velours noir doublé d’hermine, elle m’a paru encore plus belle que la première fois. Elle marchait lentement dans l’allée, abritée du vent d’est par le mur qui sépare les deux jardins. Elle était seule avec un charmant lévrier gris de perle. Alors j’ai fait un coup de tête ! J’ai pris mon billet, je l’ai attaché à une bûchette de mon poêle et je l’ai adroitement lancé, ou plutôt laissé tomber aux pieds de la dame, car ma fenêtre est la dernière de la maison, de ce côté. Elle a relevé la tête sans marquer trop d’effroi ni d’étonnement. Heureusement j’avais eu la présence d’esprit de me retirer avant que mon projectile fût arrivé à terre, et j’observais, caché derrière mon rideau. La dame a tourné le dos sans daigner ramasser le billet. Certainement elle a déjà reçu des missives d’amour envoyées furtivement par tous les moyens possibles, et elle a cru savoir ce que pouvait contenir la mienne. Elle y a donc donné cette marque de mépris de la laisser par terre. Mais heureusement son chien a été moins collet-monté ; il a ramassé mon placet et il l’a porté à sa maîtresse en remuant la queue d’un air de triomphe. On eût dit qu’il avait le sentiment de faire une bonne action, le pauvre animal ! La dame ne s’est pas laissé attendrir. « Laissez cela, Fly, lui a-t-elle dit d’une voix douce, mais dont je n’ai rien perdu. Laissez-moi tranquille ! » Puis elle a disparu au bout de l’allée, sous des arbres verts. Mais le chien l’y a suivie, tenant toujours mon envoi par un bout du bâton, avec beaucoup d’adresse et de propreté. La curiosité aura peut-être décidé la dame à examiner mon style, quand elle aura pu se satisfaire sans déroger à la prudence. Quand ce ne serait que pour rire d’un sot amoureux, plaisir dont les femmes, dit-on, sont friandes ! Espérons ! Pourtant je ne vois rien venir depuis hier. Mon pauvre voisin ! je ne te laisserai pas chasser, quand même je devrais mettre mon Origène ou mon Bayle en gage.

Mais aussi quelle idée saugrenue m’a donc passé par la tête, d’écrire à la femme plutôt qu’au mari ? Je l’ai fait sans réflexion, sans me rappeler que le mari est le chef de la communauté, c’est-à-dire le maître, et que la femme n’a ni le droit, ni le pouvoir de faire l’aumône. Eh ! c’est précisément cela qui m’aura poussé, sans que j’en aie eu conscience, à faire appel au bon cœur de la femme !

CAHIER No 1. — TRAVAIL.

L’éducation pourrait amener de tels résultats, que les aptitudes de l’un et de l’autre sexe fussent complètement modifiées.

CAHIER No 2. — JOURNAL.

J’ai été interrompu par l’arrivée d’un joli enfant de douze ou quatorze ans, équipé en jockey.

« Monsieur, m’a-t-il dit, je viens de la part de madame pour vous dire bien des choses.

— Bien des choses ? Assieds-toi là, mon enfant, et parle.

— Oh ! je ne me permettrai pas de m’asseoir ! Ça ne se doit pas.

— Tu te trompes ; tu es ici chez ton égal, car je suis domestique aussi.

— Ah ! ah ! vous êtes domestique ? De qui donc ?

— De moi-même. »

L’enfant s’est mis à rire, et, s’asseyant près du feu :

« Tenez, Monsieur, m’a-t-il dit en exhibant une lettre cachetée à mon adresse, voilà ce que c’est. »

J’ai ouvert et j’ai trouvé un billet de banque de mille francs.

« Qu’est-ce que cela, mon ami ! et que veut-on que j’en fasse ?

— Monsieur, c’est de l’argent pour ces malheureux locataires du cinquième, que madame vous charge de secourir quand ils ne pourront pas payer.

— Ainsi, madame me prend pour son aumônier ? C’est très-beau de sa part ; mais j’aime beaucoup mieux qu’elle donne des ordres pour qu’on laisse ces malheureux tranquilles.

— Oh ! ça ne se fait pas comme vous croyez ! Madame ne donne pas d’ordres dans la maison. Ça ne la regarde pas du tout. Monsieur le comte lui-même n’a rien à voir dans les affaires du régisseur. D’ailleurs, madame craint tant d’avoir l’air de se mêler de quelque chose, qu’elle vous prie de ne pas parler du tout de ce qu’elle fait pour vos voisins.

— Elle veut que sa main gauche ignore ce que fait sa main droite ? Tu lui diras de ma part qu’elle est grande et bonne.

— Oh ! pour ça, c’est vrai. C’est une bonne maîtresse, celle-là. Elle ne se fâche jamais, et elle donne beaucoup. Mais savez-vous, Monsieur, que c’est moi qui suis cause que Fly n’a pas mangé votre billet ?

— En vérité ?

— Vrai, d’honneur ! Madame était rentrée pour recevoir une visite. Elle n’avait pas fait attention que le chien tenait quelque chose dans sa gueule. Moi, en jouant avec lui, j’ai vu qu’il était en colère de ce qu’on ne lui faisait pas de compliment ; car lorsqu’il rapporte quelque chose, il n’aime pas qu’on refuse de le prendre. Il commençait donc à ronger le bois et à déchirer le papier. Alors je le lui ai ôté ; j’ai vu ce que c’était, et je l’ai porté à madame aussitôt qu’elle a été seule. Elle ne voulait pas le prendre.

— Mets cela au feu, qu’elle disait, c’est quelque sottise.

— Non, non, Madame, c’est des malheureux.

— Tu l’as donc lu ?

— Dame, Madame, que j’ai fait, Fly l’avait décacheté, et ça traînait.

— Tu as bien fait, petit, qu’elle m’a dit après qu’elle a eu regardé votre lettre, et pour te récompenser, c’est toi que je charge d’aller aux informations. Si l’histoire est vraie, c’est toi qui porteras ma réponse et qui expliqueras mes intentions ; et puis, attends, qu’elle m’a dit encore : Tu diras à ce M. Jacques Laurent que je le remercie de sa lettre, mais qu’il aurait bien pu l’envoyer plus raisonnablement que par sa fenêtre.

Là-dessus, j’ai expliqué au jockey l’inutilité de ma démarche d’hier et l’urgence de la position. Il m’a promis d’en rendre compte.

J’ai bien vite porté un raisonnable secours au vieillard. En apprenant la générosité de sa bienfaitrice, il a été touché jusqu’aux larmes.

« Est-ce possible, s’est-il écrié, qu’une âme si tendre et si délicate soit calomniée par de vils serviteurs !

— Comment cela ?

— Il n’y a pas d’infamies que cette ignoble portière n’ait voulu me débiter sur son compte ; mais je ne veux pas même les répéter. Je ne pourrais d’ailleurs plus m’en souvenir. »

CAHIER No 4. — TRAVAIL.

La bonté des femmes est immense. D’où vient donc que la bonté n’a pas de droits à l’action sociale en législation et en politique ?

CAHIER No 2. — JOURNAL.

1er janvier.

— Il est étrange que je ne puisse plus travailler. Je suis tout ému depuis quelques jours, et je rêve au lieu de méditer. Je croyais qu’un temps plus doux, un ciel plus clair me rendraient plus laborieux et plus lucide. Je ne suis plus abattu comme je l’étais : au contraire, je me sens un peu agité ; mais la plume me tombe des mains quand je veux généraliser les émotions de mon cœur. Ô puissance de la douceur et de la bonté, que tu et pénétrante ! Oui, c’est toi, et non l’intelligence, qui devrais gouverner le monde !

Je ne m’étais jamais aperçu combien ce jardin, qui est sous ma fenêtre, est joli. Un jardin clos de grands murs et flétri par l’hiver ne me paraissait susceptible d’aucun charme, lorsqu’au milieu de l’automne j’ai quitté les vastes horizons bleus de la végétation empourprée de ma vallée ! Cependant il y a de la poésie dans ces retraites bocagères que le riche sait créer au sein du tumulte des villes, je le reconnais aujourd’hui. Les plantes ici ont un aspect et des caractères propres au terrain chaud et à l’air rare où elles végètent, comme les enfanta des riches élevés dans cette atmosphère lourde avec une nourriture substantielle, ont aussi une physionomie qui leur est particulière. J’ai été déjà frappé de ce rapport. Les arbres des jardins de Paris acquièrent vite un développement extrême. Ils poussent en hauteur, ils ont beaucoup de feuillage, mais la tige est parfois d’une ténuité effrayante. Leur santé est plus apparente que réelle. Un coup de vent d’est les dessèche au milieu de leur splendeur, et, en tous cas, ils arrivent vite à la décrépitude. Il en est de même des hommes nourris et enfermés dans cette vaste cité. Je ne parle pas de ceux dont la misère étouffe le développement. Hélas ! c’est le grand nombre ; mais ceux-là n’ont de commun avec les plantes que la souffrance de la captivité. Les soins leur manquent, et ils arrivent rarement à cette trompeuse beauté qui est chez l’enfant du riche, comme dans la plante de son jardin, le résultat d’une culture exagérée et d’une éclosion forcée. Ces enfants-là sont généralement beaux, leur pâleur est intelligente, leur langueur gracieuse. Ils sont, à dix ans, plus grands et plus hardis que nos paysans ne le sont à quinze ; mais ils sont plus grêles, plus sujets aux maladies inflammatoires, et la vieillesse se fait vite pour eux comme la nuit sur les dômes élevés et sur les cimes altières des beaux arbres de cette Babylone.

Il y a donc ici partout, et dans les jardins particulièrement, une apparence de vie qui étonne et dont l’excès effraie l’imagination. Nulle part au monde il n’y a, je crois, de plus belles fleurs. Les terrains sont si bien engraissés et abrités par tant de murailles, l’air est chargé de tant de vapeurs, que la gelée les atteint peu. Les jardiniers excellent dans l’art de disposer les massifs. Ce n’est plus la symétrie de nos pères, ce n’est pas le désordre et le hasard des accidents naturels : c’est quelque chose entre les deux, une propreté extrême jointe à un laisser-aller charmant. On sait tirer parti du moindre coin, et ménager une promenade facile dans les allées sinueuses sur un espace de cinquante pieds carrés.

Celui de la maison que j’habite est fort négligé et comme abandonné depuis l’été. On fait de grandes réparations au rez-de-chaussée ; on change, je crois, la disposition de l’appartement qui commande à ce jardin. Les travaux sont interrompus en ce moment-ci, j’ignore pourquoi. Mais je n’entends plus le bruit des ouvriers, et le jardin est continuellement désert. Je le regarde souvent, et j’y découvre mille secrètes beautés que je ne soupçonnais pas, quelque chose de mystérieux, une solennité vraiment triste et douce, quand la vapeur blanche du soir nage autour de ces troncs noirs et lisses que la mousse n’insulte jamais. Les herbes sauvages, l’euphorbe, l’héliotrope d’hiver, et jusqu’au chardon rustique, ont déjà envahi les plates-bandes. Le feuillage écarlate du sumac lutte contre les frimas ; l’arbuste chargé de perles blanches et dépouillé de feuilles, ressemble à un bijou de joaillerie, et la rose du Bengale s’entr’ouvre gaiement et sans crainte au milieu des morsures du verglas.

Ce matin j’ai remarqué qu’on avait enlevé les portes du rez-de-chaussée, et qu’on pouvait traverser ce local en décombres pour arriver au jardin. Je l’ai fait machinalement, et j’ai pénétré dans cet Éden solitaire où les bruits des rues voisines arrivent à peine. Je pensais à ces vers de Boileau sur les aises du riche citadin :

Il peut, dans son jardin tout peuplé d’arbres verts
Retrouver les étés au milieu des hivers,
Et foulant le parfum de ses plantes chéries,
Aller entretenir ses douces rêveries.

Et j’ajoutais en souriant sans jalousie :

Mais moi, grâce au destin, qui n’ai ni feu ni lieu
Je me loge où je puis et comme il plaît à Dieu.

Je venais de faire le tour de cet enclos, non sans effaroucher les merles qui pullulent dans les jardins de Paris et qui se levaient en foule à mon approche, lorsque j’ai trouvé, le long du mur mitoyen, une petite porte ouverte, donnant sur le grand jardin de ma riche voisine. Il y avait là une brouette en travers et tout à côté un jardinier qui achevait de charger pour venir jeter dans l’enclos abandonné les cailloux et les branches mortes de l’autre jardin. Je suis entré en conversation avec cet homme sur la taille des gazons, puis sur celle des arbres, puis sur l’art de greffer. Leurs procédés ici sont d’une hardiesse rare. Ils taillent, plantent et sèment presque en toute saison. Ce jardinier aimait à se faire écouter : mon attention lui plaisait ; il a fait un peu le pédant, et l’entretien s’est prolongé, je ne sais comment, jusqu’à ce que mon petit ami le jockey soit venu s’en mêler. Le beau lévrier Fly s’est mis aussi de la partie ; il est entré curieusement dans le jardin de mon côté, et après m’avoir flairé avec méfiance, il a consenti à rapporter des branches que je lui jetais. Je sentais vaguement que Madame n’était pas loin, et j’avais grande envie de la voir. Mais je n’osais dépasser le seuil de mon enclos, bien que l’enfant m’invitât à jeter un coup d’œil sur le beau jardin et à m’avancer jusque dans l’allée. Le drôle me faisait les honneurs de ce paradis pour me remercier apparemment de lui avoir fait ceux d’une chaise dans ma mansarde. Il m’a pris en amitié pour cela, et, après tout, c’est un enfant intelligent et bon, que la servitude n’a pas encore dépravé ; il a été plus sensible, je le vois, à un témoignage de fraternité, qu’il ne l’eût été peut-être à une gratification que je ne pouvais lui donner.

« Entrez donc, monsieur Jacques, me disait-il, madame ne grondera pas ; vous verrez comme c’est beau ici, et comme Fly court vite dans la grande allée… »

Tout à coup Madame sort d’un sentier ombragé et se présente à dix pas devant moi. L’enfant court à elle avec la confiance qu’un fils aurait témoignée à sa mère. Cela m’a touché.

« Tenez, Madame, criait-il, c’est M. Jacques Laurent qui n’ose pas entrer pour voir le jardin. N’est-ce pas que voulez bien ? »

Madame approche avec une gracieuse lenteur.

« Il paraît que monsieur est un amateur, ajoute le jardinier. Il entend fameusement l’horticulture. »

Le brave homme se contentait de peu. Il avait pris ma patience à l’écouter pour une grande preuve de savoir.

« Monsieur Laurent, dit la dame, je suis fort aise de vous rencontrer. Entrez, je vous en prie, et promenez-vous tant que vous voudrez.

— Madame, vous êtes mille fois trop bonne ; mais je n’ai pas eu l’indiscrétion d’en exprimer le désir. C’est cet enfant qui, par bon cœur, me l’a proposé.

— Mon Dieu, reprend-elle, un grand jardin à Paris est une chose agréable et précieuse. J’ai appris que vous sortiez rarement de votre appartement, et que vous passiez une partie des nuits à travailler. Je dispose de cet endroit-ci, je serai charmée que vous y trouviez un peu d’air et d’espace. Profitez de l’occasion, vous ajouterez à la gratitude que je vous dois déjà. »

Et, me saluant avec un charme indicible, elle s’est éloignée.

Je me suis alors promené par tout le jardin. Elle n’y était plus. Le jockey et le jardinier m’ont conduit dans la serre. C’est un lieu de délices, quoique dans un fort petit local. Une fontaine de marbre blanc est au milieu, tout ombragée des grandes feuilles du bananier, toute tapissée des festons charmants des plantes grimpantes. Une douce chaleur y règne, des oiseaux exotiques babillent dans une cage dorée, et de mignons rouges-gorges se sont volontairement installés dans ce boudoir parfumé, dont ils ne cherchent pas à sortir quand on ouvre les vitraux. Quel goût et quelle coquetterie dans l’arrangement de ces purs camélias et de ces cactus étincelants ! Quels mimosas splendides, quels gardénias embaumés ! Le jardinier avait raison d’être fier. Ces gradins de plantes dont on n’aperçoit que les fleurs, et qui forment des allées, cette voûte de guirlandes sous un dôme de cristal, ces jolies corbeilles suspendues, d’où pendent des plantes étranges d’une végétation aérienne, tout cela est ravissant. Il y avait un coussin de velours bleu céleste sur le banc de marbre blanc, à côté de la cuve que traverse un filet d’eau murmurante. Un livre était posé sur le bord de cette cuve. Je n’ai pas osé y toucher ; mais je me suis penché de côté pour regarder le titre : c’était le Contrat social.

« C’est le livre de madame, a dit l’enfant ; elle l’a oublié. C’est là sa place, c’est là qu’elle vient lire toute seule, bien longtemps, tous les jours.

— C’est peut-être ma présence qui l’en chasse ; je vais me retirer. »

Et j’allais le faire, lorsque, pour la seconde fois, elle m’est apparue. Le jardinier s’est éloigné par respect, le jockey pour courir après Fly, et la conversation s’est engagée entre elle et moi, si naturellement, si facilement, qu’on eût dit que nous étions d’anciennes connaissances. Les manières et le langage de cette femme sont d’une élégance et en même temps d’une simplicité incomparables. Elle doit être d’une naissance illustre, l’antique majesté patricienne réside sur son front, et la noblesse de ses manières atteste les habitudes du plus grand monde. Du moins de ce grand monde d’autrefois, où l’on dit que l’extrême bon ton était l’aisance, la bienveillance et le don de mettre les autres à l’aise. Pourtant je n’y étais pas complètement d’abord ; je craignais d’avoir bientôt, malgré toute cette grâce, ma dignité à sauver de quelque essai de protection. Mais ce reste de rancune contre sa race me rendait injuste. Cette femme est au-dessus de toute grandeur fortuite, comme de toute faveur d’hérédité. Ce qu’elle inspire d’abord, c’est le respect, et bientôt après, c’est la confiance et l’affection, sans que le respect diminue.

« Ce lieu-ci vous plaît, m’a-t-elle dit ; hélas ! je voudrais être libre de le donner à quelqu’un qui sût en profiter. Quant à moi, j’y viens en vain chercher le ravissement qu’il vous inspire. On me conseille, pour ma santé, d’en respirer l’air, et je n’y respire que la tristesse.

— Est-il possible ?… Et pourtant c’est vrai ! ai-je ajouté en regardant son visage pâle et ses beaux yeux fatigués. Vous n’êtes pas bien portante, et vous n’avez pas de bonheur.

— Du bonheur, Monsieur ! Qui peut être riche ou pauvre et se dire heureux ! Pauvre on a des privations ; riche on a des remords. Voyez ce luxe, songez à ce que cela coûte, et sur combien de misères ces délices sont prélevées !

— Vrai, Madame, vous songez à cela ?

— Je ne pense pas à autre chose, Monsieur, J’ai connu la misère, et je n’ai pas oublié qu’elle existe. Ne me faites pas l’injure de croire que je jouisse de l’existence que je mène ; elle m’est imposée, mais mon cœur ne vit pas de ces choses-là…

— Votre cœur est admirable !…

— Ne croyez pas cela non plus, vous me feriez trop d’honneur. J’ai été enivrée quand j’étais plus jeune. Ma mollesse et mon goût pour les belles choses combattaient mes remords et les étouffaient quelquefois. Mais ces jouissances impies portent leur châtiment avec elles. L’ennui, la satiété, un dégoût mortel sont venus peu à peu les flétrir ; maintenant je les déteste et je les subis comme un supplice, comme une expiation. »

Elle m’a dit encore beaucoup d’autres choses admirables que je ne saurais transcrire comme elle les a dites. Je craindrais de les gâter, et puis je me suis senti si ému, que les larmes m’ont gagné. Il me semblait que je contemplais un fait miraculeux. Une femme opulente et belle, reniant les faux biens et parlant comme une sainte ! J’étais bouleversé. Elle a vu mon émotion ; elle m’en a su gré.

« Je vous connais à peine, m’a-t-elle dit, et pourtant je vous parle comme je ne pourrais et je ne voudrais parler à aucune autre personne, parce que je sens que vous seul comprenez ce que je pense. »

Pour faire diversion à mon attendrissement, qui devenait excessif, elle m’a parlé du livre qu’elle tenait à la main.

« Il n’a pas compris les femmes, ce sublime Rousseau, disait-elle. Il n’a pas su, malgré sa bonne volonté et ses bonnes intentions, en faire autre chose que des êtres secondaires dans la société. Il leur a laissé l’ancienne religion, dont il affranchissait les hommes ; il n’a pas prévu qu’elles auraient besoin de la même foi et de la même morale que leurs pères, leurs époux et leurs fils, et qu’elles se sentiraient avilies d’avoir un autre temple et une autre doctrine. Il a fait des nourrices croyant faire des mères. Il a pris le sein maternel pour l’âme génératrice. Le plus spiritualiste des philosophes du siècle dernier a été matérialiste sur la question des femmes. »

Frappé du rapport de ses idées avec les miennes, je l’ai fait parler beaucoup sur ce sujet. Je lui ai confié le plan de mon livre, et elle m’a prié de le lui faire lire quand il serait terminé ; mais j’ai ajouté que je ne le finirais jamais, si ce n’est sous son inspiration : car je crois qu’elle en sait beaucoup plus que moi. Nous avons causé plus d’une heure, et la nuit nous a séparés. Elle m’a fait promettre de revenir souvent. J’aurais voulu y retourner aujourd’hui, je n’ai pas osé ; mais j’irai demain si la porte de ce malheureux rez-de-chaussée n’est pas replacée, et si madame Germain ne me suscite pas quelque persécution pour m’interdire l’accès du jardin. Quel malheur pour moi et pour mon livre, si, au moment où la Providence me fait rencontrer un interprète divin si compétent sur la question qui m’occupe, un type de femme si parfait à étudier pour moi qui ne connais pas du tout les femmes !… Ohl oui ! quel malheur, si le caprice d’une servante m’en faisait perdre l’occasion ! car cette dame m’oubliera si je ne me montre pas ; elle ne m’appellera pas ostensiblement chez elle si son mari est jaloux et despote, comme je le crois ! Et d’ailleurs que suis-je pour qu’elle songe à moi ?

CAHIER No 1. — TRAVAIL.

L’homme est un insensé, un scélérat, un lâche, quand il calomnie l’être divin associé à sa destinée. La femme…

CAHIER No 2. — JOURNAL.

8 janvier.

Je suis retourné déjà deux fois, et j’ai réussi à n’être pas aperçu de madame Germain. C’est plus facile que je ne pensais. Il y a une petite porte de dégagement au rez-de-chaussée, donnant sur un palier qui n’est point exposé aux regards de la loge. Toute l’affaire est de me glisser là sans éveiller l’attention de personne ; l’appartement est toujours en décombres, le jardin désert. La porte du mur mitoyen ne se trouve jamais fermée en dehors à l’heure où je m’y présente ; je n’ai qu’à la pousser et je me trouve seul dans le jardin de ma voisine. Toujours muni d’un livre de botanique, je m’introduis dans la serre. Le jardinier et le jockey me prennent pour un lourd savant, et m’accueillent avec toutes sortes d’égards. Quand madame n’est pas là elle y arrive bientôt, et alors nous causons deux heures au moins, deux heures qui passent pour moi comme le vol d’une flèche. Cette femme est un ange ! On en deviendrait passionnément épris si l’on pouvait éprouver en sa présence un autre sentiment que la vénération. Jamais âme plus pure et plus généreuse ne sortit des mains du créateur ; jamais intelligence plus droite, plus claire, plus ingénieuse et plus logique n’habita un cerveau humain. Elle a la véritable instruction : sans aucun pédantisme, elle est compétente sur tous les points. Si elle n’a pas tout lu, elle a du moins tout compris. Oh ! la lumière émane d’elle, et je deviens plus sage, plus juste, je deviens véritablement meilleur en l’écoutant. J’ai le cœur si rempli, l’âme si occupée de ses enseignements, que je ne puis plus travailler ; je sens que je n’ai plus rien en moi qui ne me vienne d’elle, et qu’avant de transcrire les idées qu’elle me suggère il faut que je m’en pénètre en l’écoutant encore, en rêvant à ce que j’ai déjà entendu.



Serait-ce là une femme ?… (Page 3.)

Je n’ai songé à m’informer ni de sa position à l’égard du monde, ni des circonstances de sa vie privée, ni même du nom qu’elle porte ; je sais seulement qu’elle s’appelle Julie, comme l’amante de Saint-Preux, Que m’importe tout le reste, tout ce qui n’est pas vraiment elle-même ? J’en sais plus long sur son compte que tous ceux qui la fréquentent ; je connais son âme, et je vois bien à ses discours et à ses nobles plaintes que nul autre que moi ne l’apprécie. Une telle femme n’a pas sa place dans la société présente, et il n’y en a pas d’assez élevée pour elle. Oh ! du moins elle aura dans mon cœur et dans mes pensées celle qui lui convient ! Depuis huit jours je me suis tellement réconcilié avec ma solitude, que je m’y suis retranché comme dans une citadelle ; je ne regarde même plus la femme ignoble qui me sert, de peur de reposer ma vue sur la laideur morale et physique, et de perdre le rayon divin dont s’illumine autour de moi le monde idéal. Je voudrais ne plus entendre le son de la voix humaine, ne plus aspirer l’air vital hors des heures que je ne puis passer auprès d’elle. Oh ! Julie ! je me croyais philosophe, je me croyais juste, je me croyais homme, et je ne vous avais pas rencontrée !

CAHIER No 1. — TRAVAIL.

de l’amour.

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CAHIER No 2. — JOURNAL.

15 janvier.

Je ne croyais pas qu’un homme aussi simple et aussi retiré que moi dût jamais connaître les aventures, et pourtant en voici deux fort étranges qui m’arrivent en peu de jours, si toutefois je puis appeler du nom léger d’aventure ma rencontre romanesque et providentielle avec l’admirable Julie.

Hier soir, j’avais été appelé pour une affaire à la Chaussée-d’Antin, et je revenais assez tard. J’étais entré, chemin faisant, dans un cabinet de lecture pour feuilleter un ouvrage nouveau, dont le titre exposé à la devanture m’avait frappé. Je m’étais oublié là à parcourir plusieurs autres ouvrages assez frivoles, dans lesquels j’étudiais avec une triste curiosité les tendances littéraires du moment ; si bien que minuit sonnait quand je me suis trouvé devant l’Opéra. C’était l’ouverture du bal, et, ralentissant ma marche, j’observais avec étonnement cette foule de masques noirs, de personnages noirs, hommes et femmes, qui se pressaient pour entrer. Il y avait quelque chose de lugubre dans cette procession de spectres qui couraient à une fête en vêtements de deuil[1]. Heurté et emporté par une rafale tumultueuse de ces êtres bizarres, je me sens saisir le bras, et la voix déguisée d’une femme me dit à l’oreille : « On me suit. Je crains d’avoir été reconnue. Prêtez-moi le bras pour entrer ; cela donnera le change à un homme qui me persécute. — Je veux bien vous rendre ce service, ai-je répondu, bien que je n’entende rien à ces sortes de jeux. — Ce n’est pas un jeu, reprit le domino noir à nœuds roses, qui s’attachait à mon bras et qui m’entraînait rapidement vers l’escalier ; je cours de grands dangers. Sauvez-moi. »



Je viens de la part de madame. (Page 5.)

J’étais fort embarrassé ; je n’osais refuser, et pourtant je savais qu’il fallait payer pour entrer. Je craignais de n’avoir pas de quoi ; mais nous passâmes si vite devant le bureau, que je n’eus pas même le temps de voir comment j’étais admis. Je crois que le domino paya lestement pour deux sans me consulter. Il me poussa avec impétuosité au moment où j’hésitais, et nous nous trouvâmes à l’entrée de la salle avant que j’eusse eu le temps de me reconnaître.

L’aspect de cette salle immense, magnifiquement éclairée, les sons bruyants de l’orchestre, cette fourmilière noire qui se répandait comme de sombres flots, dans toutes les parties de l’édifice, en bas, en haut, autour de moi ; les propos incisifs qui se croisaient à mes oreilles, tous ces bouquets, tous ces masques semblables, toutes ces voix flûtées qui s’imitent tellement les unes les autres, qu’on dirait le même être mille fois répété dans des manifestations identiques ; enfin, cette cohue triste et agitée, tout cela me causa un instant de vertige et d’effroi. Je regardai ma compagne. Son œil noir et brillant à travers les trous de son masque, sa taille informe sous cet affreux domino qui fait d’une femme un moine, me firent véritablement peur, et je fus saisi d’un frisson involontaire. Je croyais être la proie d’un rêve, et j’attendais avec terreur quelque transformation plus hideuse encore, quelque bacchanale diabolique.

Nous avions apparemment échappé au danger réel ou imaginaire qui me procurait l’honneur de l’accompagner, car elle paraissait plus tranquille, et elle me dit d’un ton railleur : « Tu fais une drôle de mine, mon pauvre chevalier. Vraiment, tu es le chevalier de la triste figure !

— Vous devez avoir furieusement raison, beau masque, lui répondis-je, car, grâce à vous, c’est la première fois que je me trouve à pareille fête. Maintenant vous n’avez plus besoin de moi, permettez-moi de vous souhaiter beaucoup de plaisir et d’aller à mes affaires.

— Non pas, dit-elle, tu ne me quitteras pas encore, tu m’amuses.

— Grand merci, mais…

— Je dirai plus, tu m’intéresses. Allons, ne fais pas le cruel, et crains d’être ridicule. Si tu me connaissais, tu ne serais pas fâché de l’aventure.

— Je ne suis pas curieux, permettez que je…

— Mon pauvre Jacques, tu es d’une pruderie révoltante. Cela prouve un amour-propre insensé. Tu crois donc que je te fais la cour ? Commence par t’ôter cela de l’esprit, toi qui en as tant ! Je ne suis pas éprise de toi le moins du monde, quoique tu sois trop joli garçon pour un pédant !

— À ce dernier mot, je vois bien que j’ai l’honneur d’être parfaitement connu de vous.

— Voilà de la modestie, à la bonne heure ! Certes, je te connais, et je sais ton goût pour la botanique. Ne t’ai-je pas vu entrer dans une certaine serre où, depuis quinze jours, tu étudies le camélia avec passion ?

— Qu’y trouvez-vous à redire ?

— Rien. La dame du logis encore moins, à ce qu’il paraît ?

— Vous êtes sans doute sa femme de chambre ?

— Non, mais son amie intime.

— Je n’en crois rien. Vous parlez comme une soubrette et non pas comme une amie.

— Tu es grossier, chevalier discourtois ! Tu ne connais pas les lois du bal masqué, qui permettent de médire des gens qu’on aime le mieux.

— Ce sont de fâcheux et stupides usages.

— Ta colère me divertit. Mais sais-tu ce que j’en conclus ?

— Voyons !

— C’est que tu voudrais, en jouant la colère, me faire croire qu’il y a quelque chose de plus sérieux entre cette dame et toi que des leçons de botanique.

— Sérieux ? Oui, sans doute, rien n’est plus sérieux que le respect que je lui porte.

— Ah ! tu la crois donc bien vertueuse ?

— Tellement, que je ne puis souffrir d’entendre parler d’elle en ce lieu, et d’en parler moi-même à une personne que je ne connais pas, et qui…

— Achève ! « Et dont tu n’as pas très-bonne opinion jusqu’à présent ? »

— Que vous importe, puisque vous venez ici pour provoquer et braver la liberté des paroles ?

— Tu es fort aigre. Je vois bien que tu es amoureux de la dame aux camélias. Mais n’en parlons plus. Il n’y a pas de mal à cela, et je ne trouverais pas mauvais qu’elle te payât de retour. Tu n’es pas mal, et tu ne manques pas d’esprit ; tu n’as ni réputation, ni fortune, c’est encore mieux. Je pardonnerais à cette femme toutes les folies de sa jeunesse, si elle pouvait, sur ses vieux jours, aimer un homme raisonnable pour lui-même et s’attacher à lui sérieusement.

Vous, vous êtes ma mie, une fille suivante
Un peu trop forte en gueule, et fort impertinente

Le domino provocateur ne fit que rire de la citation ; mais changeant bientôt de ton et de tactique :

« Ton courroux me plaît, dit-elle, et me donne une excellente opinion de toi. Sache donc que tout ceci était une épreuve ; que j’aime trop Julie pour l’attaquer sérieusement, et qu’elle saura demain combien tu es digne de l’honnête amitié qu’elle a pour ton personnage flegmatique, philosophique et botanique. Je veux que nous fassions connaissance chez elle à visage découvert, et que la paix soit signée entre nous sous ses auspices. Allons, viens t’asseoir avec moi sur un banc. Je suis déjà fatiguée de marcher, et mon envie de rire se passe. Julie prétend que tu es un grand philosophe, je serais bien aise d’en profiter. »

Soit faiblesse, soit curiosité, soit un vague prestige qui, de Julie, se reflétait à mes yeux sur cette femme légère, comme la brillante lueur de l’astre sur quelque obscur satellite, je la suivis, et bientôt nous nous trouvâmes dans une loge du quatrième rang, assis tellement au-dessus de la foule, que sa clameur ne nous arrivait plus que comme une seule voix, et que nous étions comme isolés à l’abri de toute surveillance et de toute distraction. Elle commença alors des discours étranges où le plus énergique enivrement se mêlait à la plus adroite réserve ; elle paraissait continuer l’entretien piquant que nous avions commencé en bas, ou du moins passer naturellement de ce fait particulier à une théorie générale sur l’amour. Et comme il me semblait que c’était ou une provocation directe, ou le désir de m’arracher par surprise quelque secret de cœur relatif à Julie, je me tenais sur mes gardes. Mais elle se railla de ma prudence, et après avoir finement fustigé la présomption qu’elle m’attribuait dans les deux cas, elle me força à ne voir dans ses discours qu’une provocation à des théories sérieuses de ma part sur la question brûlante qu’elle agitait. J’étais scandalisé d’abord de cette facilité sans retenue et sans fierté à soulever devant moi le voile sacré à travers lequel j’ai à peine osé jusqu’ici interroger le cœur des femmes ; mais son esprit souple et fécond, une sorte d’éloquence fiévreuse qu’elle possède, réussirent peu à peu à me captiver. Après tout, me disais-je, voici une excellente occasion d’étudier un nouveau type de femme, qui, dans sa fougue audacieuse, m’est tout aussi inconnu que me l’était il y a peu de jours le calme divin de Julie. Voyons à quelle distance de l’homme peut s’élever ou s’abaisser la puissance de ce sexe !

« Allons, me disait-elle, réponds, mon pauvre philosophe ! n’as-tu donc rien à m’enseigner ? Je t’ai attiré ici pour m’instruire. Moralise-moi si tu peux. De quoi veux-tu parler au bal masqué avec une femme, si ce n’est d’amour ? Eh bien, prononce-toi, admets ou réfute mes objections. Que feras-tu de la passion dans ta république idéale ? Dans quelle série de mérites rangeras-tu la pécheresse qui a beaucoup aimé ? Sera-ce au-dessous, ou au-dessus, ou simplement à côté de la vierge qui n’a point aimé encore, ou de la matrone à qui les soins vertueux du ménage n’ont pas permis d’être amiable et, par conséquent, d’être émue et enivrée de l’amour d’un homme ? Voueras-tu un culte exclusif à ces fleurs sans parfum et sans éclat qui végètent à l’ombre, et qui, ne connaissant pas le soleil, croient que le soleil est l’ennemi de la vie ? Je sais que tu adores le camélia ; apparemment tu méprises la rose ?

— La rose est enivrante, répondis-je, mais elle ne vit qu’un instant. Je voudrais lui donner la persistance et la durée du camélia blanc, symbole de pureté.

— C’est cela, tu voudrais lui enlever sa couleur et son parfum, et tu oserais dire aux jardiniers de ton espèce : « Voyez, chers cuistres, mes frères, quel beau monstre vient d’éclore sous mon châssis ! » Tiens, froid rêveur, regarde toutes ces femmes qui sont ici ! Je voudrais te faire soulever leurs masques et lire dans leurs âmes. La plupart sont belles, belles de corps et d’intelligence. Celles que tu croirais les plus dépravées sont souvent celles qui ont le plus tendre cœur, l’esprit le plus spontané, les plus nobles intelligences, les entrailles les plus maternelles, les dévouements les plus romanesques, les instincts les plus héroïques. Songes-y, malheureux, toutes ces femmes de plaisir et d’ivresse, c’est l’élite des femmes, ce sont les types les plus rares et les plus puissants qui soient sortis des mains de la nature ; et c’est pourquoi, grâce aux législateurs pudiques de la société, elles sont ici, cherchant l’illusion d’un instant d’amour, au milieu d’une foule d’hommes qui feignent de les aimer, et qui affectent entre eux de les mépriser. Les plus beaux et les meilleurs êtres de la création sont là, forcés de tout braver, ou de se masquer et de mentir, pour n’être pas outragés à chaque pas. Et c’est là votre ouvrage, hommes clairvoyants, qui avez fait de votre amour un droit, et du nôtre un devoir ! »

Elle me parla longtemps sur ce ton, et me fit entendre de si justes plaintes, elle sut donner tant d’attraits et de puissance à ce dieu d’Amour dont elle semblait vouloir élever le culte sur les ruines de tous les principes, que les heures de la nuit s’envolèrent pour moi comme un songe. La parole de cette femme me subjuguait ; la laideur de son déguisement, l’effroi que m’inspirait son masque, et jusqu’à l’éclat lugubre de la fête où elle m’avait entraîné, tout cela disparaissait autour de moi. Toute son âme, tout son être semblaient être passés dans cette parole ardente, et cette voix feinte, qu’elle maintenait avec art pour ne pas se faire reconnaître, cette voix de masque qui m’avait blessé le tympan d’abord, prenait pour moi des inflexions étranges, quelque chose d’incisif, de pénétrant, qui agissait sur mes nerfs, si ce n’est sur mon âme. Je me sentais vaincu, modifié et comme transformé dans mes opinions en l’écoutant. Je lui demandai grâce. « Je suis trop agité pour répondre, lui dis-je, je veux rentrer en moi-même, et savoir si à l’abri de votre éloquence je dois vous admirer ou vous plaindre.

— Eh bien, dit-elle en se levant, consulte l’oracle ! Demande à Julie ce qu’elle doit penser du caquet de sa femme de chambre. Je te donne rendez-vous ici, à cette place et à cette heure, d’aujourd’hui en huit, si tu n’y viens pas, je te regarderai comme vaincu, et je regretterai le temps que j’aurai perdu à provoquer un adversaire si faible. »

Elle disparut. J’étais si accablé, que je ne songeai pas à la suivre. Puis je le regrettai aussitôt, et me mis à sa recherche, mais inutilement. Il y avait dans le bal plus de cent dominos à noeuds roses. Une ouvreuse de loges, avec qui je sus engager une conversation, m’apprit que les femmes comme il faut ne portaient jamais aucun ornement, et que leur costume était uniformément noir comme la nuit.

Cette femme m’a bouleversé le cerveau. Ô Julie ! j’ai besoin de vous revoir et de vous entendre pour effacer ce mauvais rêve, pour me rattacher à l’adoration fervente et inviolable de la clarté sans ombre et de la pudeur sans trouble.


8 janvier.

Un mauvais génie a présidé au destin de la semaine. Une fois je suis allé au jardin, elle n’a point paru ; une autre fois j’ai essayé de pénétrer dans l’enclos par le rez-de-chaussée ; les portes étaient replacées, les serrures posées et fermées. J’ai fait une tentative désespérée auprès de madame Germain ; j’ai humblement demandé la permission de prendre un peu d’air et de mouvement dans ce jardin inoccupé. Elle m’a aigrement refusé.

« De l’air et du mouvement, Monsieur n’en manque pas, puisqu’il passe les nuits à courir ! »

J’ai offert de l’argent ; mais je ne suis pas assez riche pour corrompre.

« Monsieur n’en aura pas de trop pour acquitter les dettes des locataires insolvables. D’ailleurs, c’est ma consigne ; le jardin n’est ouvert à personne. »

J’irai au bal de l’Opéra ce soir ; je ferai cette folie. J’interrogerai ce masque. Je saurai si Julie est malade ou si elle a quelque chagrin. Je ferai semblant d’être galant pour me rendre favorable cette femme étrange qui prétend la connaître… et qui m’a peut-être trompé. Comment Julie pourrait-elle se lier d’amitié avec un caractère si différent du sien ?


10 janvier.

Me voilà brisé, anéanti ! Non, je n’aurai pas le courage de me raconter à moi-même ce que j’ai découvert, ce que je souffre depuis cette nuit maudite !


10 janvier.

Essayons d’écrire. Les souvenirs qu’on se retrace en les rédigeant échappent au vague de la rêverie dévorante.

À minuit j’étais là, où elle m’avait dit de la rejoindre, et je l’attendais. Elle paraît enfin, me serre convulsivement la main, et se jette, essoufflée, sur une chaise au fond de la loge, après s’y être fait renfermer avec moi par l’ouvreuse. Au bout de quelques moments de silence, où elle paraissait véritablement suffoquée par l’émotion :

« J’ai encore été poursuivie aujourd’hui, me dit-elle, par un homme qui me hait et que je méprise. Oh ! candide et honnête Jacques ! vous ne savez pas ce que c’est qu’un homme du monde, à quelle lâche fureur, à quels ignobles ressentiments peuvent se porter ces gens de bonne compagnie, quand le despotisme fanatique de leur amour-propre est blessé ! »

Je la plaignais, mais je ne trouvais pas d’expression pour la consoler.

« Vous le voyez, lui dis-je, cette vie d’enivrement et de plaisir égare celles qui s’y abandonnent. Ces illusions d’un instant dont vous me parliez mettent l’amour d’une femme, peut-être belle et bonne, aux bras d’un homme indigne d’elle, et capable de tout pour se venger du retour de sa raison.

— Qu’est-ce que cela prouve, Jacques ? me dit-elle vivement. C’est qu’apparemment il faut s’abstenir de chercher et de rêver l’amour dans ce monde-ci. Créez-en donc un meilleur, où l’on puisse estimer ce qu’on aime, et, en attendant, croyez-moi, ne prenez pas parti pour le bourreau contre la victime. »

En ce moment, la porte de la loge voisine s’ouvrit. Un fort bel homme, qui avait un air de grand seigneur et des fleurs à sa boutonnière, entra, et, se penchant vers ma compagne par-dessus la cloison basse qui le séparait de nous :

« C’est donc vous enfin, belle Isidora ? lui dit-il d’un ton acerbe. Pourquoi fuir et vous cacher ? Je ne prétends pas troubler vos plaisirs, mais voir seulement la figure de notre heureux successeur à tous, afin de le désigner aux remercîments de mon ami Félix. »

Quoiqu’il eût parlé à voix basse, je n’avais pas perdu un mot de son compliment. Ma compagne m’avait saisi le bras, et je la sentais trembler comme une feuille au vent d’orage. Je pris vite mon parti.

« Monsieur, dis-je en me levant, je ne sais point ce que c’est que mademoiselle Isidora. Je ne sais pas davantage ce que c’est que votre ami Félix, et je ne vois pas trop ce que peut être un homme qui s’en vient insulter une femme au bras d’un autre homme. Mais ce que je sais, mordieu, fort bien, c’est que je reviens de mon village, et que j’en ai rapporté des poings qui, pour parler le langage du lieu où nous sommes, pourraient bien vous faire piquer une tête dans le parterre, si votre goût n’était pas de nous laisser tranquilles. »

Puis, comme je le voyais hésiter, et qu’il me paraissait trop facile de me débarrasser de ce beau fils par la force, il me prit envie de le persifler par un mensonge.

« Sachez, d’ailleurs, lui dis-je, que madame est… ma femme, et tenez-vous pour averti.

— Votre femme ! répondit le dandy avec ironie, quoique cependant il ne fût pas certain de ne pas s’être grossièrement trompé. — Votre femme !… Eh bien ! Monsieur, vous défendez peu courtoisement son honneur ; mais j’ai tort, et je mérite un peu votre mercuriale. Que madame me pardonne, ajouta-t-il en saluant ma prétendue femme, c’est une méprise qui n’a rien de volontaire.

— Je te remercie, bon Jacques, reprit-elle, aussitôt qu’il se fut éloigné, tu m’as rendu un grand service ; mais si tu veux que je te le dise, il y a dans ta manière de me défendre quelque chose qui me blesse profondément. Tu n’aurais donc pas consenti à défendre le nom et la personne d’Isidora, dans la crainte de passer pour l’amant d’une femme qu’on peut outrager ainsi ?

— Rien de semblable ne m’est venu à l’esprit ; je n’ai songé qu’à vous débarrasser d’un fou ou d’un ennemi, qui m’eût, à coup sûr, forcé de traverser par quelque scandale le plaisir que j’éprouve à causer avec vous.

— Mais si j’avais été cette Isidora fameuse dont on dit tant de mal, et dont vous avez sans doute la plus parfaite horreur, et si l’ennemi s’était acharné à me prendre pour elle, nonobstant notre mariage improvisé ?…

— D’abord je ne m’inquiète pas de cette Isidora, et je ne la connais pas. Je ne suis pas un homme du monde, je n’ai point de rapports avec ce genre de femmes célèbres. Ensuite, Isidora ou non, je vous prie de croire que je ne suis pas assez de mon village pour ne pas savoir qu’on doit protection à la femme qu’on accompagne.

— Ah ! mon cher villageois, avoue que c’est une triste nécessité que le devoir d’un honnête homme en pareil cas ! Risquer sa vie pour une fille !

— Je n’ai jamais su ce que c’était qu’une fille, je le sais moins que jamais, et je suis tenté, depuis huit jours, de croire qu’il n’y a point de femmes qui méritent réellement cette épithète infamante. Si Isidora est une de ces femmes, et si vous êtes cette Isidora, j’éprouve pour vous…

— Eh bien, qu’éprouves-tu pour moi ? Dis donc vite !

— Le même sentiment qu’un dévot aurait pour une relique qu’il verrait foulée aux pieds dans la fange. Il la relèverait, il s’efforcerait de la purifier et de la replacer sous la châsse.

— Tu es meilleur que les autres, pauvre Jacques, mais tu n’es pas plus grand ! Tu vois toujours dans l’amour l’idée de pardon et de correction, tu ne vois pas que ton rôle de purificateur, c’est le préjugé du pédagogue qui croit sa main plus pure que celle d’autrui, et que la châsse où tu veux replacer la relique, c’est l’éteignoir, c’est la cage, c’est le tombeau de ta possession jalouse ?

— Femme orgueilleuse ! m’écriai-je, tu ne veux pas même de pardon ?

— Le pardon est un reproche muet, le mépris subsiste après. Je donnerais une vie de pardon pour un instant d’amour.

— Mais le mépris revient aussi après cet instant-là !

— On l’a eu, cet instant ! Avec le pardon on ne l’a pas. Mépris pour mépris, j’aime mieux celui de la haine que celui de la pitié. »

Je ne sais comment il se fit que l’accent dont elle dit ces paroles me causa une sorte de vertige. Je fus comme tenté de me jeter à ses pieds et de lui demander pardon à elle-même. Mais un reste d’effroi et peut-être de dégoût me retint.

« Allons-nous-en, me dit-elle, nous ne nous entendrons pas, mon philosophe ! »

Je la suivis machinalement. Nous fîmes un tour de foyer. J’y étais étourdi et comme étouffé par le feu croisé des agaceries et des épigrammes. Tout à coup ma compagne quitta mon bras comme pour m’échapper. Je ne la perdis pas de vue, et, voyant qu’elle quittait le bal, je décidai de le quitter aussitôt, tout en protégeant sa retraite. Je descendais l’escalier sur ses pas, et elle atteignait la dernière marche, lorsque le beau jeune homme dont je l’avais débarrassée, et qui rentrait, se trouve face à face avec elle. Il s’arrête, sourit avec un mépris inexprimable, et, levant les yeux vers moi :

« C’est donc l’habitude dans votre province, me dit-il, de suivre sa femme comme un jaloux, et de l’observer à distance ? Mon cher monsieur, vous vous êtes moqué de moi, mais je vous le pardonne, si bien que je veux vous donner un petit avis. La dame que vous escortez est la plus belle femme de Paris, vous avez raison d’en être vain ; mais, comme c’est la plus méprisable et la plus méprisée, vous auriez grand tort d’en être fier.

— Et vous, répondis-je, vous devriez être honteux de parler comme vous faites. Si vous dites un mot de plus, je vous en rendrai très-repentant. »

Un flot de monde qui rentrait nous sépara, et il monta l’escalier assez rapidement. Quand il fut en haut du premier palier, il se retourna. Je m’étais emparé du bras d’Isidora, et je m’étais arrêté en bas pour le regarder aussi. Il haussa légèrement les épaules. Je lui fis un signe impératif pour qu’il eût à disparaître ou à redescendre. Il prit le premier parti, couvrant d’un air de dédain ironique sa retraite prudente.

Je me sentais le sang échauffé plus que de raison ; je voulais remonter et le forcer à prendre d’autres airs. Ma compagne se cramponna après moi.

« Vous me perdez si vous faites du scandale, me dit-elle. Suivez-moi, j’ai à vous parler. »

Elle m’entraîna vers un fiacre, donna son adresse tout bas au cocher, et me dit :

« Jacques, vous allez me suivre chez moi. Ce n’est pas une aventure ; je sais qu’elle ne serait pas de votre goût, et il n’est pas certain qu’elle fût du mien. »

Que ce fût la colère dont j’étais à peine remis, ou la pitié pour elle, ou quelque intérêt subit plus tendre que je ne voulais me l’avouer, je ne me sentais plus sous l’empire de la raison. Il faut que j’avoue aussi que la crainte de découvrir la vieillesse et la laideur sous son masque avait agi à mon insu sur mon imagination. Le dandy, qui croyait me dégoûter d’elle en m’apprenant (ce qu’il ne supposait pas que je pusse ignorer), quelle était la plus belle femme de Paris, avait étrangement manqué sa vengeance. Le prestige de la beauté, lors même qu’il n’agit pas encore sur les yeux, est tout puissant sur un cerveau aussi impressionnable que le mien. J’entourai de mes bras ma tremblante conquête, et perdant tout mon orgueil de pédagogue, je la suppliai de ne pas me croire indigne d’un de ces moments d’amour qu’elle m’avait fait rêver si doux et si terribles. Elle tressaillit et s’arracha de mes bras à plusieurs reprises ; enfin elle me dit :

« Prenez garde, Jacques, que ma figure ne soit pour vous la tête de Méduse !… Vous allez me voir, hélas ! ne parlez pas d’amour et de joie. Je touche au terme de mon agonie, et je sens la vie quitter mon sein, peut-être pour la dernière fois. »

Le fiacre s’arrêta à une petite porte, dans une ruelle sombre. J’en franchis le seuil sans savoir dans quel quartier de Paris je pouvais être : j’avais fait cette course comme un somnambule. Nous traversâmes plusieurs pièces mystérieuses, éclairées seulement par des feux mourants de cheminée qui faisaient scintiller dans l’ombre quelques dorures. Enfin nous entrâmes dans un boudoir à la fois chaste et délicieux, au milieu duquel brûlait une lampe de bronze antique. Ma compagne ferma soigneusement les portes, alluma plusieurs bougies, et, tout à coup arrachant son masque avec un mouvement de colère et de désespoir, elle me montra… Ô ciel ! écrirai-je son nom sans défaillir !… les traits purs et divins de Julie !

« Julie ! m’écriai-je…

— Non pas Julie, dit-elle avec amertume, mais Isidora, la femme la plus méprisée, sinon la plus méprisable de Paris. »

Je restai longtemps atterré, et, lorsque j’osai relever les yeux sur elle, je vis qu’elle observait mon visage avec une profonde anxiété.

« Jacques, reprit-elle alors, voyant que je n’avais pas la force de rompre le silence, vous avez aimé Julie ! Julie n’a pas joué de rôle devant vous : vous n’aviez point parlé d’amour ensemble. Vous avez connu l’état présent de son âme, ses profonds ennuis et ses plus sérieuses préoccupations depuis qu’elle a renoncé au rêve d’être aimée. Mais elle vous eût trompé, si elle eût laissé la passion s’allumer en vous dans les circonstances pures et charmantes qui avaient présidé à votre rencontre. Le hasard d’une autre rencontre à la porte de l’Opéra l’a décidée à se faire connaître sous son autre aspect. Celui-là, c’est le passé, mais un passé qui n’est pas assez loin pour être oublié des hommes qui le connaissent…

— Ne vous accusez pas, Julie, vous me faites trop de mal !

— Que voulez-vous dire ?

— Je n’en sais rien, je souffre !

— Je vous comprends mieux que vous-même. C’est le moment de nous dire adieu, Jacques. Ne souffrez pas à cause de moi. Moi aussi, je souffre, et je dois souffrir plus longtemps que vous ; car, moi aussi je vous aimais, alors que je me sentais aimée, et les raisons qui me feront combattre désormais votre souvenir ne sont terribles et humiliantes que pour moi seule.

— Ne dites pas cela, Julie ! Je vous aime, je vous aimerai toute ma vie. Je vous vénérais comme un ange ; à présent, je vous aimerai autrement ; mais ce ne sera pas moins, je vous le jure !

Vous le jurez ! donc vous ne le sentez plus. Je ne veux pas être aimée autrement, moi, et je sais que mon ambition est insensée. Ainsi, adieu, noble et bon Jacques, adieu pour toujours, le dernier amour de ma vie !

— Julie ! Julie ! ne mettez pas de l’orgueil à la place de l’amour. Ne repoussez pas cet amour vrai et profond, que je mets encore à vos pieds. Ô ciel ! craindriez-vous de moi de lâches reproches ?

— Je vous l’ai dit, je crains le pardon ! ce muet reproche, le plus noble, mais le plus implacable de tous !

— Ne parlez pas de pardon, n’en parlons jamais ! À Dieu seul le droit de pardonner ; vous avez raison ! Et que suis-je pour m’arroger celui de vous absoudre ? Ma vie a été pure et paisible, et je n’ai pas lieu d’en tirer gloire. À quelles séductions ai-je été exposé ? quelles luttes ai-je subies ! Non, adorable et infortunée créature, je ne te pardonne pas, je t’aime trop pour cela !

— Tu as raison, Jacques, s’écria-t-elle, c’est ainsi qu’il faut aimer, ou ne pas s’en mêler ! »

Et, se précipitant dans mes bras, elle m’étreignit contre son cœur avec passion.

Mais cette femme avait trop souffert pour être confiante. De sinistres prévisions glacèrent ses premiers transports.

« Écoute, Jacques, dit-elle, tu sais bien tout ! Je suis une femme entretenue ; tu le sais à présent ! Je suis la maîtresse du comte Félix de *** ; sais-tu cela ? Nous sommes ici chez lui, il peut arriver et nous chasser l’un et l’autre ; y songes-tu ? En ce moment tu risques ton honneur, et moi mon opulence et la dernière planche de salut offerte à ma considération, sinon comme femme estimable, du moins comme beauté désirable et puissante.

— Que nous importe, Julie ? Demain tu quitteras cette prison dorée où ton âme languit. Tu viendras partager la misère du pauvre rêveur. Je travaillerai pour te faire vivre, je suspendrai mes rêveries, je donnerai des leçons. Nous fuirons ensemble dans quelque ville de province, loin d’ici, loin de tes ennemis. Tu trouveras cette vie pure et simple à laquelle tu aspires… Tu ne connaîtras plus cet ennui qui te ronge, cette oisiveté que tu te reproches ; demain, tu seras libre, ma belle captive. Et pourquoi pas tout de suite ! Viens, partons, suis l’amant qui t’enlève ! »

Une secrète terreur se peignit dans les traits de Julie.

« Déjà des conditions ! dit-elle ; déjà le travail de ma réhabilitation qui commence ! Jacques, tu vas croire que je t’ai trompé, que je me suis trompée moi-même, quand je t’ai dit que je détestais mon luxe et mes plaisirs. Je t’ai dit la vérité, je le jure… Et pourtant tes projets me font peur ! Et si tu allais ne plus m’aimer si je me trouvais seule, sans amour et sans ivresse, replongée dans cette affreuse misère que je n’ai pu supporter lorsque j’étais plus jeune, plus belle et plus forte ! La misère sans l’amour ! c’est impossible. Eh quoi ! tu me demandes déjà des sacrifices ? tu n’attends pas que je te les offre ! tu acceptes la pécheresse à condition que, dès demain, dès aujourd’hui, elle passera à l’état de sainte ! Oh ! toujours l’orgueil et la domination de l’homme ! Il n’y a donc pas un instant d’ivresse où l’on puisse se réfugier contre les exigences d’un contrat ? »

L’amertume de Julie était profondément injuste. Je fus effrayé des blessures de cette âme meurtrie. J’espérai la guérir avec le temps et la confiance, et je voulus son amour sans condition. Je l’obtins, mais il y eut quelque chose de sinistre dans nos transports. Cela ressemblait à un éternel adieu dont nous avions tous deux le pressentiment. Quand le jour pâle et tardif de l’hiver vint nous avertir de nous séparer, je crus voir la Juliette de Shakspeare lisant dans le livre sombre du destin ; sa pâleur et ses cheveux épars la rendaient plus belle, mais les douleurs de son âme dévastée la rendaient effrayante. Elle me donna une clef de son appartement, et rendez-vous pour le soir même, mais elle ne put faire l’effort de sourire en recevant mon dernier baiser.

Deux heures après je recevais le billet suivant :

« Ce que je prévoyais est arrivé : le lâche qui m’a insultée au bal a instruit le comte de mon escapade. Je viens d’avoir une scène affreuse avec ce dernier. Mais j’ai dominé sa colère par mon audace. Je ne veux pas être chassée par cet homme, je veux le quitter au moment où il sera le plus courbé à mes pieds. Pour écarter ses soupçons, je pars avec lui pour un de ses châteaux. Je serai bientôt de retour, et alors, Jacques, je verrai si tu m’aimes. »

Ô Julie ! votre immense et pauvre orgueil nous perdra !


15 janvier.

Elle pouvait quitter cet homme et fuir le mal à l’instant même. Elle ne l’a pas voulu !… Est-ce la crainte de la misère ? Non, Julie, tu ne sais pas mentir, mais la crainte d’un mépris qui devait t’honorer pour la première fois de ta vie, t’a rejetée dans l’abîme. Tu n’as pas compris que la raillerie des âmes vicieuses allait cette fois te réhabiliter devant Dieu ! Et comment n’aurais-tu pas perdu la notion du vrai et du juste sur ces choses délicates ! Pauvre infortunée, ta vie a été un long mensonge à tes propres yeux !

Je l’attends toujours… Je l’aime toujours… Et pourtant elle a compté pour rien ma souffrance et ma honte. Elle subit l’amour avilissant de ce gentilhomme pour s’épargner le dépit d’être quittée, et pour se réserver la gloire de quitter la première ! Dieu de bonté, ayez pitié d’elle et de moi !


20 janvier.

Elle n’est pas revenue ! Elle ne reviendra peut-être pas !


30 janvier.

Billet de Julie, du château de ***.

« Jacques, je pars pour l’Italie. Ne songez plus à moi. J’ai réfléchi. Vous n’auriez jamais pu m’aimer sans vouloir me dominer et m’humilier. Je domine et j’humilie Félix. J’ai encore besoin de cette vengeance pendant quelque temps. Ne croyez pas que je sois heureuse : vingt fois par jour je suis comme prête à me tuer ! Mais je veux mourir debout, vois-tu, et non pas vivre à genoux. J’ai trop bu dans cette coupe du repentir et de la pénitence, je ne veux pas surtout que la main d’un amant la porte à mes lèvres. »

CAHIER No 1. — TRAVAIL.

1er mai.

Mon ouvrage est fort avancé, et la question des femmes est à peu près résolue pour moi. Êtres admirables et divins, vous ne pouvez grandir que dans la vertu, et vous abjurez votre force en perdant la sainte pudeur. C’est un frein d’amour et de confiance qu’il fallait à votre expansion puissante, et nous vous avons forgé un joug de crainte et de haine ! Nous en recueillons les fruits. Oh ! qu’ils sont amers à nos lèvres et aux vôtres !


  1. Le journal de Jacques Laurent est daté de 183*, époque à laquelle les dominos étaient seuls admis au bal de l’Opéra. On n’y dansait pas.