Isis (Villiers de L’Isle-Adam)/éd. 1862/Chapitre 07

La bibliothèque libre.
Dentu, libraire-éditeur (p. 77-103).


CHAPITRE VII

LA BIBLIOTHÈQUE INCONNUE.


« À chaque pas du temps, l’intelligence humaine
« Ouvre, en l’illuminant, la nuit du phénomène,
« Saisit plus de rapports,
« Et prenant sur le fait les forces de la vie,
« Ravit à la matière, à son joug asservie,
« Des lois et des trésors.

« L’homme explique le sphinx et la pierre thébaine ;
« Il dévoile à demi l’Afrique au sein d’ébène
« Sous l’œil de ses lions ;
« L’aveugle Destin voit par son expérience :
« Il groupe, dans les cieux, autour de sa science,
« Les constellations !… »

Pontavice de Heusset (Sillons et Débris.)


Cette étrange bibliothèque était un trésor de livres rares et curieux, de manuscrits extraordinaires et de documents inconnus. Bon nombre d’entre eux portaient des anneaux d’armoiries religieuses : ils provenaient de cloîtres d’Italie, de Sardaigne et d’Allemagne. Réchappés de l’incendie ou du pillage des couvents, ils avaient été collectionnés, un à un, avec étude et patience, par deux savants chapelains morts depuis un siècle. Ces deux savants avaient été attachés à l’un des ancêtres du duc Fabriano : celui-là s’était occupé toute sa vie de sciences occultes, de philologie, de cabale et de toxicologie. Il y avait dépensé des sommes fabuleuses et y avait fait, de concert avec les deux chapelains, de profondes et magnifiques découvertes. Les écrits ignorés de ces trois hommes, disposés et empilés avec une scrupuleuse méthode, remplissaient une grande case d’ébène à serrure d’or et à ressorts secrets. Quelques-uns des livres étaient annotés, en marge, par d’obscurs moines du moyen âge, et c’était, pour la plupart, de réflexions remarquables par leur précision érudite. Quinze à vingt mille volumes aux reliures antiques et riches se pressaient sur les rayons. Presque tous révélaient, de la part des trois penseurs, des connaissances étendues en médecine et en chimie. Toutes sortes de curiosités, de fossiles et d’objets équivoques, rapportés de voyages à travers de lointaines contrées et rangés ça et là, témoignaient du soin qu’ils déployaient dans leurs recherches scientifiques. Là se rencontraient des éditions presque introuvables.

Comme antiquités, il y avait d’abord, par exemple, des textes authentiques transcrits de l’hébreu samaritain et dont le sens, resté sans interprètes depuis les mages qui seuls en possédèrent la véritable clef, avait été proposé de plusieurs façons dans les remarques écrites par les religieux.

Il y avait aussi des commentaires sur les sciences disparues de l’Égypte et sur le culte des idoles, importé d’abord par les races noires, filles de Cham, et remanié depuis par les ariens venus de la Bactriane. Il y avait encore des mémoires touchant les peuplades convulsionnaires du nord de l’Afrique d’autrefois, et des traités de différents indianistes sur les révélations des êtres apparus dans les cérémonies souterraines de l’Inde antique, avec des citations où se trouvaient relatés, par la main des anciens brahmanes, des passages en zend et en pelhvi, tirés d’œuvres totalement disparues.

De poudreux in-folios, cerclés de fer, contenaient, d’après leurs titres inquiétants, les plus profondes et les plus anciennes hypothèses au sujet de la récente apparition de l’humanité sur le globe. Ces archives étaient inappréciables et contenaient des secrets tout particuliers. Il est de notoriété que nous ignorons encore, aujourd’hui, les détails qui ont trait à cette question. Les peuples dont nous eussions pu tirer des renseignements étaient déjà dans l’oubli lorsqu’on s’est préoccupé, pour la première fois, de l’éclaircir. La chute des nations primitives, ou, si l’on préfère, leur disparition, suivit de tellement près leur avénement, qu’elles n’ont pas eu le temps de nous laisser quelque chose de positif à cet égard, comme on peut s’en convaincre en relisant les histoires de l’esprit humain dans l’antiquité. — D’autre part, les légendes syriaques, importées par les druides venues d’Asie, les poèmes des littératures Scandinaves, océaniennes et orientales, ne soulèvent évidemment pas, d’une manière suffisante, l’espèce de grand suaire qui couvre les choses dans leur état primordial. On sait par quels accidents presque toutes les bibliothèques des vieux mondes furent perdues.

Il y avait aussi des recueils de sentences eutychéennes, écrites en ancien cophte, et d’inscriptions collationnées sur des ruines ; des reliquats, en noirs caractères éthiopiens, aussi anciens que le déluge ; enfin, les stances prophétiques des sibylles d’Érythrée, de Cumes et de l’Hellespont, inspirées dans le grec de Pindare, aussi harmonieux que celui d’Homère, précédaient les grands volumes de magie.

Les livres plus récents étaient séparés des autres par des instruments de chimie, d’astrologie et de médecine. On y eût remarqué de nombreux traités de presque toutes les sciences, les meilleurs volumes d’histoire et de métaphysique, ainsi que le résumé de leurs progrès jusqu’aux âges modernes, les livres sacrés des dix-huit grandes sectes du globe avec des commentaires précieux ; les traditions des peuples slaves sur l’origine des grandes nationalités européennes, et à côté des mémoires de l’Académie des sciences physiques de Florence, fondée, comme on sait, par le cardinal de Médicis (il paraîtrait que les cardinaux aiment à fonder les Académies), les œuvres des Pères de l’Église latine et grecque ; puis, serrés par des parchemins séculaires, de ligneux manuscrits en langue chaldéenne, les annales des astres, l’histoire de la disparition de telles étoiles d’autrefois, des diverses catastrophes célestes ainsi que de leurs signes et de leur influence sur la pensée humaine et les destins universels.

Un moderne, à l’aspect de pareils vestiges, se dirait simplement, presque malgré lui : — « Nous avons dépassé cela. » — Le sourire et la plaisanterie semi-respectueuse dont il pourrait accompagner sa réflexion, la nuance de hauteur polie et froide qui percerait dans son allure et son débit, trahiraient la conviction de sa supériorité. Cela s’explique. Les esprits anciens étaient, pour la plupart, des esprits à systèmes fixes : ils avaient la ferveur de leur idée. Or, l’irrésolution est l’essence même de l’air que respire notre époque. Les hommes de croyance immuable font l’effet, vis-à-vis de la majorité, de Risibles et d’Insociables. On les évite avec soin. Le sentiment du terme exact est inné aujourd’hui à ce point que le nom de Dieu, par exemple, semble tacitement rayé des conversations et de la philosophie. On le relègue dans les lexiques, les prônes et les livres de piété. Il est même devenu de mauvais goût de le risquer à tout propos comme le faisaient les mousquetaires et les gentilshommes très-chrétiens du grand siècle en France. On le laisse tranquille et on ne s’en sert presque plus, — si ce n’est dans le moment d’un danger, où l’on juge à propos de s’en souvenir ; — hors de là, le nom de Dieu ne s’emploie guère que pour clore avec dignité une dissertation quelconque, — ce qui est à dire pour dissimuler une gambade d’indifférence.

Ah ! c’est le règne d’un doute sucé avec le lait d’une mamelle artificielle.

L’étonnement de vivre saute aux yeux si continuellement, que la plupart des hommes ne s’en inquiètent plus et que les trois quarts des penseurs européens ne savent plus à quoi s’en tenir. Il s’incarne de jour en jour plus avant, et comme avec un rire silencieux, dans le drame humain. Une espèce particulière d’indifférence, dont les annales de l’histoire ne font pas mention, glace, dans le cœur des individus, le sentiment du devoir ; cet inexpugnable dégoût qui plane au-dessus des fronts, retient les élans du philosophe, du savant et de l’artiste d’une telle sorte que, — à part quelques intelligences d’élite, quelques derniers promoteurs de l’esprit humain, — on n’a plus guère de cœur à l’ouvrage.

Le manque d’humilité et d’espérance a donné pour résultat l’ennui égoïste et dévorant.

Le progrès est devenu d’une évidence et d’une nécessité douteuses : d’ailleurs, l’économie politique, mise en demeure de formuler une possibilité d’avenir, sinon satisfaisant, du moins en rapport avec les instincts de notre conscience, n’aboutit, après les plus sublimes efforts, qu’à de ridicules ténèbres. On n’est plus religieux, on est timoré. Plus de jeunesse et plus d’idéal. L’inquiétude s’installe dans la famille, dans la justice et dans l’avenir. Comme les dieux et comme les rois, l’Art, l’Inspiration et l’Amour s’en vont !… Les pays se déversent les uns dans les autres et les sociétés se croisent sans se comprendre et sans tenir à se comprendre. Riches et pauvres, travailleurs et désœuvrés, nous sommes emportés dans la tristesse par un vent de sépulcre, d’effarement et de malaise. — La question de ce que la Mort nous réserve dans la profondeur est passée, pour la plupart des gens, à l’état d’oiseuse et d’insignifiante ; la dérisoire stérilité d’analyse que présente ou paraît présenter toute hypothèse à ce sujet, semble si intuitivement démontrée aujourd’hui, que les mystiques eux-mêmes, en grand nombre, se laissent gagner par la tiédeur générale.

En philosophie, cependant, — bien que l’on maugrée en soi de l’impuissance où l’on s’estime, assez gratuitement peut-être, d’acquérir, de façon ou d’autre (après tant d’échecs !), une certitude quelconque de quoi que ce soit, — on ne cesse de réfléchir à la Mort, chacun suivant sa sphère d’idées, et de s’intéresser à ce phénomène. On dirait que la Mort a jeté son ombre sur ce siècle. Les heures d’enthousiasme pour les diverses branches de l’arbre de la vie, pour les distractions, les questions secondaires, les arts, les découvertes scientifiques, etc., sont sonnées. On ne s’émeut plus. — La prévoyance de la nature est grande : elle prépare ses effets de longue date ; on dirait que l’humanité va tout à coup ressentir une totale, une définitive surprise de quelque chose, et que, d’instinct, elle réserve ses forces pour la ressentir.

« Cependant, » — penserait le moderne, — « de quoi ne serait-il pas improbable, d’avance, que nous puissions être sérieusement émus ? Tout ce que la poésie et la mythologie des anciens ont pu rêver de colossal et d’étrange est dépassé par notre réalité. Les dieux ne sont plus de notre puissance ; leur tonnerre est devenu notre jouet, notre coureur et notre esclave. Les ailes de l’aigle ? l’empire des nuages ? N’avons-nous pas le gaz hydrogène pour nous promener dans les cieux ? Quel Pégase pourrait suivre un train-express et jouter d’haleine avec lui ? Quel Mercure obéirait avec la promptitude d’un télégraphe électrique ? Que devient la Renommée aux cent trompettes devant les millions de voix infatigables de la presse ? Quelle figure Neptune jugerait-il convenable de prendre en face de nos Léviathans, de nos môles et de nos chaînes sous-marines ?… Que dirait le rigide Rhadamante à l’aspect de nos grandes villes si bien policées ? — Phébus-Apollon ? mais nous l’avons réduit à prendre nos ressemblances ! nous l’avons érigé notre peintre favori. — Hercule et ses douze travaux nous feraient sourire : par exemple, il tua le lion de Némée, à lui seul ; n’avons-nous pas des personnes qui tuent, par goût, des cinquantaines de lions, à elles seules ? — Quel étonnement marquerait la physionomie d’Esculape s’il daignait jeter les yeux sur nos traités d’anatomie, de physiologie, de médecine pratique et de chirurgie ?… Les muses ? — Mais n’avons-nous pas des femmes de lettres, des cantatrices, des danseuses et des tragédiennes vis-à-vis desquelles la comparaison ne serait peut-être pas à leur avantage ? — Parlerons-nous d’Éros, de l’anacréontique Éros ? Le pathologiste moderne se trouve en mesure d’accorder mensuellement aux vieillards dissolus la permission de déposer leur « modique offrande sur l’autel de Vénus. » Et, quant à Vénus, nous la croyons sinon vieillie, du moins surfaite : la terre a plus de Vénus réelles que l’Olympe n’en peut fournir. Celui auquel il a été donné de voir, de plus ou de moins près, certaines femmes d’Angleterre, de Circassie, d’Italie et de Pologne, — voire même de France, — n’admet guère la supériorité de Vénus. Quant à l’Empyrée, une feuille de chanvre arabe dans un cigare, trois pastilles de haschich égyptien sur la langue ou quelques gouttes d’opium brun dans la carafe d’un narguilhé, et nous le voyons aussi bien que les dieux, — mieux peut-être. D’ailleurs, qu’avons-nous besoin de nous créer des mirages de mondes illusoires ? En avons-nous envie ?… Nous allons les chercher et nous les découvrons en réalité, — témoin les deux Amériques, l’Australie et les centaines de mondes de l’Océanie. — Le Pinde et le Parnasse inaccessibles supporteront demain les rails de fer, et l’Hippocrène, fontaine sacrée, fournira d’excellente vapeur. La sagesse de Minerve battrait passablement la campagne devant la dialectique allemande. Pour ce qui est du dieu Mars, nous ne voulons pas humilier sa glorieuse massue, mais nous croyons pouvoir affirmer une chose ; choisissons l’Iliade pour sujet, par exemple : les Grecs, munis de dix ou de douze rois, de cinquante ou de soixante mille hommes et du secours des dieux, mirent dix ans à prendre Troie, encore fût-ce à nous ne savons quelle ruse aléatoire, baroque et inavouable qu’ils durent leur succès ; eh bien ! quand même Achille, Agamemnon, Ulysse, Ajax, fils de Télamon ou d’un autre, peu importe, se seraient joints, pour la défendre, à Pâris, Hector, Priam, etc., et quand même ils y eussent été commandés par tous les dieux, le dieu Mars en tête, — un détachement d’artillerie débarqué par les paquebots à vapeur de la Méditerranée, muni d’une douzaine de fusées à la congrève qui portent à près de deux lieues et battent en brèche à cette distance, d’autant de mortiers à bombes et de canons rayés, l’aurait prise en dix minutes. — Positivement, les dieux ne sont plus de force avec nous sur aucune espèce de terrain. Les Titans commencent à prendre le dessus ; les chaînes du vieux Prométhée, pétrifié sur son rocher de Scythie, se sont rouillées et le bec de l’aigle s’est recourbé de vieillesse. Ne serait-il pas permis, d’après tout ceci, d’inférer que, si peu que soient les hommes, les dieux valent moins encore ?… — Que Jupiter, par exemple, s’avise de revenir jouer Amphitryon ou de faire des miracles, on le traduira simplement à l’une des polices correctionnelles de l’Europe, et, s’il prétendait nous échapper, il y aurait extradition instantanée sur tout le globe que nous manions comme une pomme désormais. Nous sommes un peu maîtres chez nous, aujourd’hui ; et nous avons des haches et des tonnerres que doivent craindre les divinités, sans que cela paraisse. »

Voilà, certes, le raisonnement qui eût sommeillé dans le sourire et dans la plaisanterie du moderne dont nous avons parlé et les raisons de supériorité qu’il eût été en son pouvoir d’alléguer pour légitimer son dédain ou son indifférence vis-à-vis des ouvrages des anciens.

Le fait est que ces raisons, malgré le ton affecté, paraissent présenter, au premier abord, un front si imposant et si sombre, qu’elles s’emparent de l’esprit avec l’autorité de l’évidence. — Elles peuvent mener loin !… D’où vient, cependant, l’impossibilité que nous éprouvons de ne pas hésiter devant notre gloire, nos travaux et notre divinité de fraîche date ? Nous la trouvons lourde, cette divinité ! Suivant l’expression consacrée par le vulgaire, nous devons avoir l’air de parvenus, pour les dieux, tant nous nous tenons gauchement. Bref, c’est peut-être le manque d’habitude, mais il nous serait dur d’être des dieux.

On ne sait quel instinct vient nous railler au plus fort de notre confiance dans l’avenir. Les prodiges qui nous environnent, les découvertes[1] de notre labeur perpétuel, tout en nous donnant un sentiment terrible et incontestable (par qui nous serait-il contesté ?…) de notre valeur, éveillent en nous on ne sait quelle conviction désespérée… une tristesse irrémédiable, infime ! Le vide nous enveloppe obstinément : nous ne pouvons, en métaphysique, en n’acceptant que la Raison, mettre la main sur le troisième terme de la dualité (si tant est qu’il y ait logiquement dualité), pas plus que sur l’Activité vivante, en médecine. Cela nous échappe et la question paraît devoir se reculer toujours, sans être jamais résolue, comme ces mirages dans les déserts. La nouvelle métaphysique matérielle, — nous parlons des plus récentes données venues d’Allemagne, — s’annonce de manière à continuer l’état de doute où nous sommes plongés ; — un sentiment profond, et qui paraît indestructible, de la vanité de notre condition lutte sans cesse, en nous, contre l’estime de notre tâche ; ce n’est plus : « Que sommes-nous ? » qu’il faut dire ; c’est : « Qui sommes-nous ? » Toutefois, à propos de cette question de l’être et du néant, disparus et formulés tous deux à la fois dans on ne sait quel éternel devenir, la théorie de l’idéalisme hégélien semble sans appel ; l’Antinomie qui affirme l’identité de l’opposition la plus abstraite et la démontre, dans son en-soi, en reconstruisant logiquement la Nature, l’Humanité, la Pensée, — en forçant, pour ainsi dire, l’Apparaître à expliquer le motif de son explosion, — en mettant la Raison humaine de pair avec l’Esprit du monde, enfin, cette antinomie n’a pas été suffisamment ébranlée.

Hélas ! est-ce que nous serions le Devenir de Dieu ? Quelle fatigue !

Oh ! pourquoi l’idée de notre insuffisance intérieure domine-t-elle le pressentiment de notre immense destinée !… Pourquoi ne saurions-nous, quand nous osons nous regarder en face, nous résigner à n’être que plus que des dieux !… Si le progrès, le processus indéfini, donne le bien-être, et, trouvant sa justification dans la nécessité, est l’unique raison de l’existence, d’où vient cette lassitude (nous ne disons pas cette négation), ce malaise presque universel, ce peu d’enthousiasme pour lui ?… L’on n’avancera pas que ce mouvement correspond à son abstraction et contient le premier terme d’une détermination ultérieure : — cette nécessité ne nous paraît pas nécessaire. D’où vient cette réaction instinctive de notre conscience, qui fait que, tout en reconnaissant à demi l’évidence du progrès[2], tout en nous laissant aller quelquefois à l’admiration devant l’idée de ses profondeurs futures, nous le déplorons souvent et nous regardons les faits spontanés de la conscience passée, les croyances, réputées aujourd’hui absurdes, avec tristesse et sympathie ?… — D’où vient, disons-nous, cet état mixte, extraordinaire, que nous sentons peser autour de nous depuis longtemps et dont la formule, en abstraction, serait capable de faire douter de la Raison humaine, de sanctionner logiquement le quia absurdum des mystiques ?

Il est difficile de répondre à cela d’une manière satisfaisante ; d’ailleurs, ne serait-il pas permis d’ajouter qu’un soulèvement, une oscillation aux pôles, une saccade volcanique, un de ces tremblements qui sont les accidents périodiques du globe, la condition sine quâ non et le régime de la planète (révolutions que la géologie découvre par milliers), qu’un accident de cette nature, enfin, sans parler de l’hypothèse désormais très-présentable d’un choc, suffirait, pour que tout notre progrès courût grand risque d’aller rejoindre, à son rang, les civilisations assyriennes, les empires des vieux mondes et la science des mages hiéroglyphytes, dans la suprême nuit de l’éternité ?



  1. Par exemple, il serait permis de rappeler, entre tant d’autres, la découverte de la force vitale centralisée dans tel nœud de notre moelle, de tel mode d’activité de la pensée localisé dans telle couche de pulpe cérébrale [de manière que l’on ôte ou que l’on remet, à volonté, la faculté de discerner, de vouloir, de souffrir, etc., dans le cerveau d’un animal en enlevant ou en replaçant telle tranche de sa cervelle, comme cela se pratique aujourd’hui dans nos Académies de médecine] ; la découverte plus ancienne de l’indépendance de l’irritabilité ; — la découverte de l’identité des métaux soléliens et des nôtres [découverte obtenue, comme on le sait, par l’analyse chimique des rayons saisis dans la chambre obscure] ; — la découverte de la sensibilité de l’aimant [par laquelle le geste de l’être vivant se trouve en contact immédiat, cette fois, avec la physique] ; la découverte de la reproduction des espèces par les forces créatrices de la nature [c’est-à-dire par les principes métalliques et animés contenus dans un globule de sang, lequel, jeté dans un vase rempli d’eau préparée, y fait germer des centaines d’animaux qui s’y développent, deviennent propres à notre alimentation et sont pourvus d’organes aussi parfaitement emboîtés que ceux obtenus par la génération ovarienne] ; la découverte de Neptune dans le ciel [découverte qui est venue confirmer à jamais l’astronomie, comme la découverte de l’Amérique vint confirmer la science physique] ; la découverte de la fusion des os d’un organisme dans un autre [grâce à laquelle, en chirurgie, on peut substituer, maintenant, l’os d’un animal à l’os humain d’une si parfaite manière, que, au bout de quelque temps, le premier remplace absolument le second] ; — etc., etc.
  2. Si l’on voulait analyser attentivement chaque branche scientifique du progrès, l’idée de son importance et son aspect général se modifieraient peut-être beaucoup dans les esprits, et même dans les esprits de ses plus déterminés partisans. Sans établir une théorie de compensations (laquelle, d’ailleurs, ne saurait jamais être rigoureusement exacte, car pour connaître une époque, il faudrait n’être que de cette époque), il serait facile, en s’en tenant à son siècle, de trouver des contradictions dans la plupart des découvertes qu’il présente. Soit une science : prenons celle qui lutte contre la souffrance physique et contre la mort, et qui souvent sursoit l’une et l’autre, — la médecine.

    Il est certain que dans les temps modernes les découvertes physiologiques prennent, à l’insu du vulgaire, des proportions inattendues et capables, au plus haut point, de surprendre l’intérêt des penseurs. Jamais la précision dans l’art de guérir ne fut mieux obtenue et ne fut plus généralisée, et personne n’ignore que nos pharmacies sont richement dotées de tout ce qui peut alléger le fardeau de nos maladies.

    En résultat, l’on affirme que la durée de la vie moyenne augmente dans plusieurs pays et l’on va jusqu’à fournir des chiffres de cinq, six et sept années…

    Cependant, ce principe étant posé que les statisticiens ne peuvent offrir de chiffres exacts que depuis un siècle, sur quelle base solide ou même acceptable peut se fonder une certitude quelconque de cette hausse apparente d’existence, — surtout lorsqu’on mentionne des intervalles d’oscillations durant ce siècle ?… — Comment concilier ces chiffres avec les totaux obtenus par les statistiques de la misère en Europe, totaux dont la progression annuelle s’élève d’une manière sensible ? — Comment, enfin, accorder cette amélioration de la durée moyenne de l’existence, dans nos pays, avec les immenses quantités d’alcools, de boissons et d’aliments falsifiés, avec les habitations exiguës et mal aérées, avec la grande négligence de l’hygiène, etc., etc. !…

    Mais nous devons écarter ces objections qui ne portent pas sur la réalité du problème posé dans toutes les consciences.

    La philosophie, n’ayant point de raisons d’État, n’est que sincère dans ce qu’elle affirme et n’admet guère ces façons d’apprécier ou plutôt de jauger la vie humaine.

    La durée, ce n’est pas la vie ; c’en est une qualité. Sous ce mot, la vie humaine, nous avons l’idée d’action et de pensée. Ce qui fait vivre l’homme, ce sont les liens et les rapports qui l’unissent à ce qui l’entoure, plus ces liens se fortifient, plus la vie se réalise dans l’homme. Or, quels sont les affections, les rapports spontanés et naturels qui lui appartiennent ? Rêves ou réalités, nous ne voyons pas plus de quatre éléments de la vie, éléments d’où les plaisirs, les passions, les devoirs, dérivaient depuis six mille ans ; ce furent la famille, l’amour, la conscience et l’idéal. Puisque ce sont les éléments naturels de la vie, reste à savoir s’ils se renforcent dans les pays civilisés : dans le cas d’affirmative, nous pourrons avancer que la vie moyenne est en progrès.

    Mais nous voyons d’ici le sourire du lecteur, tant le résultat de l’analyse lui est connu par avance. Il est inutile de l’écrire. Les types de la famille sont suffisamment bafoués, chaque soir, dans un millier de théâtres, devant une centaine de millions d’âmes, en Europe, pour qu’on soit édifié sur la valeur attribuée à cette parole par la majorité. — L’amour est devenu quelque peu la poésie de l’hygiène ; l’idéal se définirait, pour le plus grand nombre, la foi dans le présent. Pour ce qui concerne la conscience et la morale publiques, il suffit d’ouvrir l’un des codes. Prenons celui de France, par exemple. Il compte environ quatre-vingt mille lois. Nous demanderons simplement ce que pourraient bien être la conscience et la morale publiques dans un pays de trente-huit à quarante millions d’âmes, lorsqu’il faut quatre-vingt mille lois, un millier de tribunaux toujours exubérants d’affaires, cinq ou six cent mille baïonnettes et quarante ou cinquante mille hommes de police pour les y maintenir ?…

    La durée de la vie moyenne augmente ?… En le supposant, il faut avouer que cette augmentation coûte cher. L’homme a voulu s’affranchir de vieux préjugés ; il désirait « épurer son idéal, » devenir libre, enfin, — suivant son indéfinissable expression. — Le voilà servi à souhait : il n’y a plus que l’artificiel. Les crimes aussi diminuent ; — mais les vices augmentent et l’homme arrive toujours à perdre en profondeur ce qu’il gagne en surface.

    Revenons à la médecine. En face d’une question décisive, — soit celle du sang humain, par exemple, — la science paraît se troubler. Or, en définissant les divers modes de manifestation, les nombreuses variétés de symptômes sous lesquels apparaît son affaiblissement, par le terme vague et général, la chlorose, on trouve, — suivant l’estimation de praticiens éclairés et d’après le recensement des maladies modernes, — on trouve que c’est par millions que les chloroses se comptent en Europe ; ce qui induirait à penser, quoi qu’en puissent dire les zélateurs d’une statistique erronée et embryonnaire, que les forces de constitution décroissent dans les générations humaines en raison du développement intellectuel des sociétés.

    L’on objectera que le « remède suit le mal ! » On mentionnera, par exemple, la découverte du traitement des chloroses par le fer. Les docteurs désintéressés répondront au sujet de l’efficacité du fer. Sur deux sujets choisis et traités dans des conditions identiques par le fer (présenté sous toute formule, lactate, iodure, citrate, etc., peu importe), le résultat sera la mort de l’un et la guérison de l’autre, sans qu’il soit humainement possible de déterminer la raison de cette différence. Ce qui échappe dans l’expérimentation médicale est de même nature que ce qui échappe en métaphysique, et ce qu’on appelle éléments, forces, principes, ne répond pas à ce titre ; mots inexacts, et rien de plus ! Des éléments ?… D’où vient, alors, qu’ayant tous les éléments du sang humain, on n’en puisse distiller une goutte ?… D’où vient qu’il soit permis de mélanger indéfiniment de l’acide nitrique, du graphite, de l’eau, etc., sans obtenir de la chair avec cette composition ?… D’où vient qu’on puisse manier les phosphates de magnésie, de chaux et de soude en les combinant avec le reste des éléments laissés par la décomposition de toutes les parties du squelette sans arriver à fabriquer de l’os avec ces moyens ?… Qu’est-ce que des principes impuissants qui ont besoin d’autre chose que d’eux-mêmes, à ce qu’il paraît, pour produire leurs conséquences ? Tout cela nous rappelle une parole bien connue de l’un des plus illustres et des plus profonds docteurs de ces derniers temps ; sur le lit de mort, il formulait ainsi sa conclusion triviale et suprême : « Tenez-vous la tête fraîche, les pieds chauds, le ventre libre, et moquez-vous des médecins. » Plaisanterie de moribond, d’accord ; mais y a-t-il beaucoup de médecins qui n’en diraient pas autant ? Il est à remarquer d’ailleurs que ceux qui doutent d’une science sont presque toujours ceux qui paraissent avoir fait de cette science le but de leur carrière.

    Au total, ce que la médecine aurait découvert de plus nouveau et de plus clair, c’est qu’un régime sobre et réglé, des aliments sains, de l’exercice, un air pur, le calme des mœurs et un bon tempérament peuvent conduire à la centaine. Malheureusement cette excellente maxime, — que nos premiers parents ont cru devoir nous léguer, — tout en demeurant l’axiome fondamental et la conclusion définitive de la science, est devenue très-difficile à mettre en pratique pour les cinq sixièmes des individus. Les populations croissantes, les difficultés économiques, l’organisation étrange des métiers, des moyens d’existence et le genre de vie moderne excluent et mettent hors de portée pour des millions d’âmes jusqu’à la possibilité de pratiquer une hygiène sortable. Condamnés à subir plus fréquemment que les anciens les plus tristes maladies, nous arrivons peu à peu à un système universel de guérisons et de drogues qui rendra les générations débiles, appauvrira la vitalité humaine et enfin hâtera l’apparition d’un second terme dans la progression de la durée. Qui peut dire, en effet, que la statistique de la vie ne se balance pas sur deux termes ? sur une progression ascendante et descendante, comme toute chose, et que nous ne marchons pas vers ce premier terme d’une période de diminution ?

    Il est évidemment certain (pour ceux qui, réduisant d’un coup d’œil toutes les petites aberrations arbitraires à leur dénominateur commun, savent que d’un mot dévoyé de son acception réelle peut partir une irradiation indéfinie de sottises), il est, disons-nous, certain que, étant tenu compte de la hausse naturelle des populations, la mortalité suit avec sa fidélité ordinaire et ponctuelle la progression des dénombrements, tout comme autrefois. Le nombre et la variété des maladies augmentent en germes cachés, l’homme se créant des habitudes, conséquences des autres branches du progrès, et l’explosion d’une débâcle imminente ne doit certes pas être considérée comme absolument impossible.

    Non-seulement les anciens nous surpassèrent, de l’aveu des modernes, dans leurs théories hygiéniques et dans leurs applications de ces théories, mais, dans l’art de guérir leurs maladies, l’expérience paraît démontrer qu’ils réussissaient dans la même proportion que nous. Il ne faut pas omettre, d’ailleurs, que, même de nos jours, les anachorètes perdus dans les Thébaïdes, les empiriques et les jongleurs de l’Orient, les derviches de la Haute-Égypte, etc., ont aussi leurs manières extra-scientifiques de guérir les plus horribles maux qui aient jamais affligé notre espèce, et cela d’une façon bien autrement rapide et radicale que ne guérissent les médecins d’Europe.

    Il va sans dire que nous ne pouvons entrer ici dans les moindres développements, et qu’il ne nous est même pas permis d’indiquer d’une façon sommaire l’état d’une seule question actuelle. Nous avons le regret d’être obligé de passer vite, et nous n’avons d’autre prétention, dans ces notes, que celle de formuler à grands traits un point de vue possible.

    La médecine est liée à la chimie d’une telle sorte qu’on pourrait avancer que l’une est une face de l’autre. Prenons un détail de cette nouvelle science : nous sommes arrivés en chimie à résumer le mystère, — ou du moins l’une de ses parties les plus abstraites, sur l’hydrogène : on est à peu près certain, aujourd’hui, que le poids atomique de tous les corps n’est qu’un multiple exact du sien. Or, qu’est-ce que l’hydrogène ?… Une qualité ! — Toujours des qualités ; jamais de principe ! « C’est la devise et la justification du progrès indéfini !… » s’écrient les cent ou deux cent millions d’hommes qui peuplent chaque jour, du matin au soir, les trois cent mille cafés de l’Europe et qui ont la bonté, après avoir ruminé synthétiquement une masse indigeste de gazettes, de donner humblement le ton à l’Esprit humain. — Il suffit d’affirmer ce qu’ils disent pour en voir l’incertitude. Dans tout cela, certes, il y a une chose fort belle et fort mystérieuse : c’est le sérieux de l’humanité créant une logique en toute chose, sans savoir pourquoi, ni comment ; mais, comme le disaient dernièrement des astronomes en proie au saisissement de nous ne savons plus quelle alerte céleste : « Est-ce bien avoir raison que de n’avoir pas le temps d’avoir raison ?… » Ah ! nous nous amusons dans les ténèbres à reculer d’insignifiantes décimales ; nous croyons comprendre un phénomène parce que nous le nommons suivant telle condition de notre langage, comme si c’était là son vrai nom ! Les choses restent aussi cachées qu’autrefois et l’on n’y voit réellement clair nulle part dans ce siècle de lumières ; témoin ces deux savants qui, stupéfaits d’une question de physique, se disaient l’un à l’autre (et quelques-uns peuvent avoir entendu citer le fait en 1861, par un éminent rationaliste, aux cours de chimie du Collège de France, — au front de la planète et de l’humanité scientifique) : — « L’absurde lui-même n’est peut-être pas impossible. »

    Voilà donc le cri suprême que la raison est contrainte, à chaque instant, de pousser aujourd’hui, après six mille ans de labeurs et de rêves, ce qui ne laisse pas que d’engendrer certaines réflexions au sujet de l’authenticité du progrès.

    Ajoutons, en passant, que nous avons bien peu de spectacles capables de lutter en splendeur avec Babylone, Memphis, Tyr, Jérusalem, Ninive, Sardes, Thèbes, Ecbatane, etc., etc., et que, sous le rapport de l’esthétique, les modernes le cèdent aux anciens. D’autre part, la massue du vieux Caïn se déguise, mais la flèche, l’épée ou le canon s’entre-valent ; les engins de meurtre s’universalisant, la supériorité disparaît : le progrès devient compensation. « Nous marchons à l’abolition des guerres ! » disent les « agrandisseurs de l’horizon intellectuel. » — Il faut avouer qu’on ne s’en aperçoit pas beaucoup jusqu’à présent.

    L’homme ne se nourrit pas seulement de pain : qu’est devenu l’idéal ? Nous ne le trouvons plus nulle part, même dans les cieux. Pareils au Jupiter olympien, les penseurs ne daignent rien voir. — Eh ! loin de nous l’idée absurde de nier lourdement le progrès :

    L’homme qui mit un pied devant l’autre créa le progrès. Mais que le progrès puisse sortir d’un cercle excessivement restreint, ou démontrer autre chose que notre dépendance indéfinie et notre ignorance finale, c’est ce qu’il est permis de révoquer en doute. On fait trop bon marché de la science des anciens ; on s’imagine volontiers une grande différence entre leur niveau philosophique et le nôtre. Reste à savoir si le calme au sujet de l’idée de Dieu est un progrès, ce que personne ne pourrait démontrer d’une manière très-nette. L’immensité leur était aussi bien inconnue qu’elle est inconnue pour nous autres ! et, en se rappelant le moindre détail d’astronomie, on s’aperçoit qu’ils s’occupaient, avec méthode et ferveur, de la grande question. — Par exemple, il y a deux mille ans, — pour citer un fait entre mille, — l’observateur d’Alexandrie, ayant inventé la sphère armillaire moderne et fixé, par à peu près, l’obliquité de l’écliptique, obtenait pour l’arc du méridien compris entre les tropiques une expression où la science actuelle précise à peine une inexactitude à peu près insignifiante. En vérité, les pas que nous avons faits dans presque toutes les sciences pourraient se représenter par les deux petites virgules de différence entre un calcul de vingt siècles et le nôtre. Il y a quatre mille deux cents ans, les Chaldéens trouvaient leur triple zaros lunaire après des calculs nécessairement assez compliqués.

    Les Juifs étaient fort au courant de la période de nos années, qu’on prétend avoir été découverte par nous ne savons plus quel moine scythe ou lapon en l’an 500 de notre ère : il suffit de jeter les yeux sur leurs livres pour le voir. — Il y a trois mille ans, les Chinois remarquaient la mobilité de l’écliptique en observant l’aiguille d’un cadran solaire, et l’invention de ce cadran se perd dans la nuit de l’histoire. Il y a deux mille deux cents ans, les Babyloniens en découvraient encore d’ingénieuses variétés. La découverte des précessions équinoxiales date de deux mille trois cents ans ; sans le prétendu hasard qui nous a fait « découvrir » l’optique, il y a cinq siècles (laquelle remonte à trois mille ans d’après les traités d’optique de Ptolémée), et, par suite, la science des réfractions de la lumière, nous ne saurions pas grand’chose de plus que les anciens en astronomie.

    Et que savons-nous, malgré cela ? Nous connaissons quelques millions d’étoiles ainsi qu’une partie des phénomènes de leurs évolutions variées : les enfants d’aujourd’hui, plus analystes que les petits pâtres chaldéens, peuvent, en divisant une seconde au degré sur le parcours d’un rayon, savoir la distance qui nous sépare de chacune d’elles, et peser la substance dont elles sont composées en calculant la force d’attraction les unes des autres. — Cette affirmation que tout le système solaire, — que l’Univers, comme on dit, — ne pèse pas seulement un sextillion de livres (s’il est vrai que deux et deux fassent quatre), pourrait même, selon nous, éveiller un sourire dont le scepticisme convenu ne serait pas tout à fait exempt d’horreur.

    Oui ! nous avons analysé le faisceau d’angles lumineux qu’un rayon parcourant près de cent mille lieues par seconde vient projeter sur notre œil après avoir franchi, durant au moins dix ans, les vastes abîmes de l’éther et les dix mille kilos d’atmosphère dont l’œil humain supporte la pression, et nous avons perfectionné nos lentilles, inventé les polariscopes, rapproché un peu le ciel : ce qui revient à dire, au fond, que nous jouissons, grâce à nos puissants instruments obtenus par tant de travaux, de sang et de veilles, d’une vue un peu meilleure que celle de ces Allemands qui, au dire de la science, distinguaient à l’œil nu des satellites de Jupiter, les anneaux de Saturne, et qui marquaient, un crayon à la main, des distances de nébuleuses. Le télescope est peut-être comme la béquille de nos yeux affaiblis et malades ! Qui sait jusqu’où les premiers hommes voyaient naturellement ? Que le monde soit âgé de six mille ans, ou d’autant de milliards de siècles, tout cela se vaut sous la réflexion : il faut toujours en venir au commencement, c’est-à-dire au non-sens, au mystère, à l’immémorial, à l’absurde. Les données que nous avons aujourd’hui dans le détail du ciel, ou dans ses lois générales, seront renversées demain, peut-être, par d’autres données et d’autres lois, — et voilà tout notre substratum.

    Déjà des critiques s’élèvent et d’une manière très-suffisamment spécieuse pour être digne d’attention.

    Cependant, bien que la plupart des astronomes regardent le firmament comme l’anatomiste regarde un cadavre, il n’en est pas moins resté superbement inconnu. Mais on dirait que le public n’a plus le temps de penser à lui ! À peine ressentons-nous quelquefois son vertige divin ! Les Chaldéens concevaient la grandeur des rapports qui peuvent nous unir à son silence. « Imaginations de pasteurs grossiers ! » dit-on. Mais toute réalité suppose une imagination antérieure qui l’a pensée. — Où commence, où finit l’imagination ? Ce qu’elle voit est ou n’est pas : si ce n’est pas, comment se fait-il qu’elle puisse le voir ?… Si c’est, au contraire, qu’est-ce que la réalité d’un corps peut ajouter de plus à la sienne, pour nous, puisque tout finit par disparaître pour nous ?

    Ah ! les enfants de la Chaldée, errant sur les montagnes au milieu du vent nocturne, la ressentaient bien, cette Poésie qui est la conscience de la nature, et ils avaient bien raison d’attacher, d’un regard de foi dépassant les progrès futurs, leurs obscures destinées au cours lumineux d’une étoile, et de créer ainsi, dans tout l’infini de leur pensée, un rapport irrévocable de leur humilité à sa sublimité.