Isis (Villiers de L’Isle-Adam)/éd. 1862/Chapitre 14

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Dentu, libraire-éditeur (p. 201-212).


CHAPITRE XIV

L’ÉTERNEL FÉMININ


« L’eau qui danse, la pomme qui chante et le petit oiseau qui dit tout. »
Perrault.


— Maintenant, dit-elle, vers quel but précis et absolu doivent tendre le déploiement de ma volonté, l’expansion de mes forces et les déterminations de mon esprit ?

« Je sais que le triomphe des vastes desseins ne dépend pas de ce qu’ils peuvent présenter de stable et d’élevé ; le rêve doit s’incarner dans l’exécution, dans le mécanisme froid de l’accomplissement, et ce sont les résultats qui lui assignent sa valeur ; l’idéal n’a d’autre juge que lui-même. Chacun regarde un idéal ; chacun doit tout faire, tout braver, tout sacrifier pour l’accomplir ; mais, en soi-même, il ne faut pas tenir à l’accomplir. Tous les rêves s’entrevalent ; la réussite pose la différence extérieure ; mais si le passé n’est rien, qu’est-ce donc que ce qui se passe ? C’est être dans l’incapacité que de se définir sur une seule pensée.

« Je sais le but, et, quant à l’exécution, je ne dois pas, jusqu’à présent, me reprocher de négligences. J’ai marché, suivant les lois de la nécessité, vers sa complète réalisation. Qu’est-ce que j’espère ?… Qui me jugera parmi ceux qui respirent ? Quelle bouche peut, sous le soleil, proférer contre moi un anathème terrible ?

« Ah ! le convive nocturne n’est pas venu souper avec moi dans Emmaüs ; il n’a point laissé tomber sur mon front ses formules de miséricorde ; il ne s’est pas transfiguré devant mes yeux sur les collines de Sion ! Et cependant, Fils de l’Homme, et moi aussi j’ai bu l’eau du torrent ! Les vivants ont jeté leurs ombres sur celle qui parle toute seule dans les ténèbres. Comme vous, j’ai regardé doucement les souffrants et les faibles ; comme vous, Emmanuel, je fus tentée sur la montagne. Vous savez par quels actes et quels recueillements j’ai sanctifié, moi aussi, le jour du Sabbat ; vous savez si, comme vous, j’ai prévu toutes choses, autant qu’il m’a été possible, pour que tout fût accompli. »

Sa voix était comme un souffle guttural d’une limpide et harmonieuse égalité : elle mêlait plusieurs langages sans y faire attention. Elle parlait si bas qu’il eût été impossible de distinguer un mot à quelques pas du sphinx. Elle ne paraissait pas émue, seulement l’éclat de ses yeux s’était perdu en dedans jusqu’à rendre leur expression atone.

« — Ce n’était pas un homme, — un homme ayant cinq à six mille ans de croyances dans les veines et qui, se supposant penser seul, n’accepterait la Force que pour se distraire ?… — Inutile. Cela me fatiguerait de le faire massacrer dans les souterrains à coups de hache par mes Faces de plomb, le soir d’un Couronnement. C’était un enfant que je désirais : des yeux fiers, un sang riche, un front pur, une conscience, oui, c’était cela.

« Esprits, dit-elle, vous le savez. Lorsque cette pensée me vint que je pouvais être utile, j’allais devancer l’Heure et quitter ce monde où jusqu’alors m’avait seulement retenue l’espérance de m’intéresser à quelque chose. J’avais pressé la sphère des rêves extérieurs, et ses deux pôles, glacés ou torrides, me semblaient stériles. Nul aimant ne m’attirait ; la tranquillité de ceux dont le mouvement passe inaperçu d’eux-mêmes et qui, remplissant le métier qui leur donne le pain, demeurent à peu près satisfaits d’être venus, — ah ! cette tranquillité, je ne pouvais la ressentir. Mes regards ne s’arrêtaient que par intervalles, et refroidis, sur les formes d’une nature qui ne me touchait plus. La pensée unique et fixe du suicide s’était roulée et enlacée autour de moi, comme un serpent autour d’un marbre. Rien ne me semblait valoir la peine d’une palpitation ; je ne voyais que l’impassible Devenir. Les insectes que j’écrasais, sans le savoir, en marchant, les sueurs funèbres et les souffrances de mes pareils, que coûtait la condition où je suis liée, les êtres dont la mort, les privations ou les travaux étaient fatalement nécessaires à mon souffle inutile, excitaient en moi trop peu d’enthousiasme pour que je ne dusse pas me « faire justice » en les quittant.

« Cependant, vous le savez, par une concession suprême, je ne désespérais pas d’une sensation en rapport avec mon esprit et pouvant l’intéresser dans la profondeur de son souverain désenchantement. Esprits ! je vous l’avais demandée ; mais comme ce pouvait être une faveur… »

Une draperie fut écartée par un bras blanc : c’était Xoryl. Elle s’approcha de Tullia Fabriana et lui tendit une patère d’émail.

— Voici deux lettres, dit-elle. L’armoirie violette est apportée par le secrétaire du nonce-légat : (Regrets et contrariétés de son Éminence, etc.)

Le billet scellé d’un cachet noir, par un laquais en livrée de deuil.

La marquise prit les deux lettres.

L’enfant se retira.

Tullia Fabriana regarda le cachet noir avec une certaine attention.

Elle parcourut l’autre lettre, qu’elle laissa tomber, et elle continua :

— … dangereuse, pour moi-même, puisque ce devait être une limite d’un instant, je m’étais abstenue d’employer, de ma propre autorité, les signes qui gênent la Nature et dont les effets ne se suspendent plus. Je vous avais soumis ce vague, cet unique et dernier désir en vous assignant un terme à partir duquel je devais cesser d’attendre son accomplissement. Si, dans le délai marqué, cette sensation ne m’était pas accordée, je devais penser qu’il importait peu que ce dernier pan du voile fût arraché pour moi, ici. Vous le savez : en tant que revêtue de l’organisme de la série humaine, je relève de toutes ces lois qui, parties des rapports infinis, viennent s’entrecroiser autour de ma volonté, et j’avais fixé un jour pour en finir avec elles absolument.

Donc, ce soir, seule, renfermée dans le tonnant incendie de ce palais, j’allais boire la poussière de mon anneau. Que le vent dispersât les atomes insaisissables de mon corps, que l’ombre reçût les lignes de ma forme, que mon esprit rentrât dans l’anéantissement divin de son unité, telles étaient, pour moi, les décisions dictées par la véritable sagesse.

Mais, Esprits, vous avez bien voulu satisfaire le désir de celle qui vous parle, et vous avez envoyé celui qu’elle attendait. Je ne le cherchais pas, je ne voulais pas le chercher ! Ne devait-il pas venir de lui-même et à son heure ! Ah ! l’Enfant !… je me suis plue à parsemer son chemin, d’avance, des choses les plus attrayantes pour les enfants, étant sûre qu’il viendrait tôt ou tard, selon les pressentiments anciens ! Je vous remercie, Esprits sublimes, qui présidez aux déterminations de toute virtualité, je vous remercie de m’avoir choisi vous-mêmes et amené cette aimable créature la veille du jour prescrit ! Je vous félicite et je suis bien aise de sa beauté ; mais son âme est neuve et profonde ; elle ne demande que de s’emplir et que de vivre ! Quels trésors d’ingénuités célestes doit posséder cette intelligence toute gracieuse ! Tout ce qu’elle voit se couvre d’un prisme de rayons et d’insouciance ; elle est pareille à l’une de ces forêts vierges de l’Idéal, où le premier voyageur, dès son premier pas et sa première chanson, est accueilli par les concerts enchantés de ses brises, de ses fleurs et de ses oiseaux, sortis des mille échos de ses taillis, de ses fleuves et de ses profondeurs harmonieuses.

Que va-t-il arriver maintenant ? Puissances qui vous intéressez au mouvement de ce système déterminé du ciel, à cause des souffrances qu’il signifie !

Je ne pense pas l’ignorer.

Il arrivera d’abord que cet enfant me verra par ses yeux et selon lui ; je ne serai en réalité que l’occasion du déploiement de sa pensée ; il se créera un être ineffable et indicible à mon sujet, et ce fantôme paré de toutes les notions vives qui lui sont propres, de la beauté absolue, sera le médiateur qu’il prendra pour moi. Ce qu’il aimera ce ne sera point moi, telle que je suis, mais cette personne de sa pensée que je lui paraîtrai. Sans doute il m’accordera mille qualités et mille charmes étrangers dont je serais peu satisfaite si je les avais ; de sorte que, en croyant me posséder, il ne me touchera même pas réellement.

Ainsi est la loi des êtres dont le regard mental ne dépasse pas la sphère des possibilités, des formes et des espérances ; ils ne peuvent sortir d’eux-mêmes dans leurs amours mystérieux.

Effacer ce rapport de manière à ce que nous puissions nous joindre tels que nous sommes, dans l’Esprit, voilà quelle est la solution de la première face du problème.

Pour cela, je dois devenir réellement sa vision ; il aimera mon reflet ; il faudra que j’anime ce reflet en m’y réalisant impersonnellement, en brisant les barreaux de sa prison, en remplissant de nouveau son sablier avec le mien. Je dois être morte pour lui d’abord, et me survivre selon lui.

Si j’essayais de lui dévoiler la vérité, je passerais parallèlement à côté de lui à jamais, parce que cette vérité, modifiée à l’instant par son esprit, ne serait plus ce qu’elle doit être. Il ne la comprendrait que selon tel cercle, et alors il aurait raison de ne pas l’aimer. Elle l’attristerait, parce qu’elle ne lui paraîtrait pas en rapport avec la vision qu’il conçoit, avec l’idéal qu’il nomme de mon nom ! Il faut donc que je veille pour déformer, par des transitions obscures, cette vision jusqu’à la réalité. Il faut que son idéal soit agrandi par un ensemble de réflexions nouvelles pour se trouver au point de vue où je suis. Alors il lui sera donné de voir celle qui l’attire.

Si j’avais eu du temps à perdre, j’eusse presque regretté de ne pouvoir aimer.

N’est-ce rien, d’ailleurs, que de préserver le plus longtemps possible cette belle vie, toute jeune, des ennuis amoindrissants ? N’est-ce rien que de considérer la plus noble chose de ce monde s’émouvoir, admirer, s’étonner, rêver, palpiter pour une image, pour un enchantement, pour une chose qui brille et qui ravit ceux qui ne voient pas encore ? C’est dit. Je m’efforcerai de vivre un instant.

Pardonnez, ô vous qui ne daignez pas vivre, si j’ose faire d’avance en lui la preuve de la mission que je me suis assignée. Qu’ai-je à préférer si ce n’est de rendre cet enfant le plus idéalement satisfait de tous ceux qui sont et seront sur ce grain de boue éteinte ? À lui, donc, sceptres, hochets et couronnes glorieuses ! À lui puissance, amour, jeunesse et tressaillements éperdus ! À lui la plus large part au soleil des vivants ! À moi la contemplation paisible de toutes les beautés qu’il verra, — qu’il se créera, dans ces choses, puisque je consens à regarder la vie par ses yeux pendant quelques moments !

Alors, quand ce premier et inévitable cercle de la Forme sera passé, quand je serai sûre de l’avoir fait monter les degrés du monde surnaturel et que les paroles que je prononcerai, n’ayant pour lui d’autre sens que le sens de leur expression, ne se changeront pas de mille manières dans son esprit, alors, — les temps seront venus de l’Action ! — Son trône, assis sur la lutte souterraine que je soutiendrai, couvrira l’Italie, et, de là… ce ne sera point la première fois que l’Italie s’étendra sur le globe. Un jour peut-être, grâce à cette femme qui passera inconnue… — Est-ce que la nature n’est pas à qui veut la prendre ?… Qu’est-ce que l’impossible ?

Oui, souvent mes regards ont pénétré les siècles, les climats et les âges ; j’ai vu les pages de l’Avenir ; j’ai compris les temps fatidiques, entrevus par les Scaldes inspirés qui chantaient dans les montagnes de la Scandinavie ; leurs chants, inscrits et conservés en runes, dans les sagas du Nord parlent de guerriers assis parmi les Ases, dans le Valhalla divin. Ne sont-ce pas les hommes se baignant dans la gloire et dans la séve du monde, au milieu des torrents qui reflètent les soleils, et rafraîchissant leurs fronts immortels durant les fauves nuits où chante la tempête, aux souffles de l’informe Dieu ?

Elle baissa la tête et rêva profondément.

Neuf heures sonnèrent dans le lointain.

— Je n’hésite pas, dit-elle. Et elle ajouta :

— Vous, rappelez-vous.

Elle attendait, silencieuse et concentrée depuis quelques minutes ; ses paupières étaient closes, mais elle ne dormait pas.

— Il vient…, dit-elle encore.

Et, après un silence, elle murmura des lèvres seulement :

— Le voici.