Isis (Villiers de L’Isle-Adam)/éd. 1862/Chapitre 15

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Dentu, libraire-éditeur (p. 213-226).


CHAPITRE XV

CRAS INGENS ITERABIMUS ÆQUOR


— Monsieur le comte de Strally-d’Anthas ! vint annoncer Xoryl à demi-voix.

La veilleuse éteinte, elle posa une lampe sur la table.

Wilhelm se présenta sur le seuil : elle sortit ; la draperie retomba.

L’élégance est une force. Il portait, suivant les modes admirables de ce temps, un costume de velours noir brodé à la ceinture de fines passementeries d’or et une épée choisie. La plume blanche de sa toque était fixée par une pierre précieuse ; ses gants et ses bottines laissaient deviner des mains et des pieds de race. Ses cheveux noirs se disposaient bien sur son front. Il avait des yeux expressifs, d’un bleu foncé, tout brillants de vie ; une âme s’y peignait déjà élevée et un esprit pénétrant. Son nez droit lui donnait l’angle facial des types romains ; ses dents et la blancheur de sa peau ressortaient par le duvet noir qui luisait sur sa lèvre supérieure. Il avait les sourcils noirs et bien arqués. Il était bien fait ; sa haute taille, la souplesse de ses mouvements annonçaient une vigueur développée et des muscles d’athlète. Comme pour adoucir la sévère beauté de son visage, son sourire était d’une modestie et d’une timidité d’enfant. Ceci était une chose auguste : les hommes d’une grande valeur se voilent quelquefois de ce sourire charitable ; alors c’est d’une force accablante, et cette humilité constate mieux, pour les esprits clairvoyants, ce que nous appellerions volontiers la puissance d’horizon, que les arrogances possibles. Enfin le comte Wilhelm semblait n’avoir aucune pensée qui ne fût bonne et ingénue.

Autrefois un pareil enfant représentait la plus haute affirmation de la dignité humaine. Il fallait des siècles pour arriver à produire son individualité. C’était une résultante des hauts faits et de l’intègre probité d’une série d’aïeux dont la glorieuse histoire et les vertus domestiques s’évoquaient à son nom. C’était un encouragement vivant à la persévérance, une émulation donnée aux familles. Aujourd’hui les organisations financières sous lesquelles apparaît toujours le phénomène providentiel du premier occupant, phénomène incontrôlable, malgré son illégalité, puisqu’il se pose de force comme principe de tout droit jusqu’à présent ; aujourd’hui, disons-nous, le déclassement des personnes et le culte de l’excellence progressive ont détruit, dans la plupart des endroits, et finiront par détruire complétement cette grandeur sociale.

Mais nous avons mieux. Il nous est permis de saluer, dans ce siècle, uno jeunesse reconnue presque universellement pour la droiture de ses mœurs, la franchise de sa tenue, la noblesse de ses œuvres.

Quel triomphe pour les familles qu’une génération de si haute espérance !

Dieu en soit loué, la santé qui règne dans les amours d’aujourd’hui promet des virilités admirables ; ce sera sans doute comme les pousses de ces végétations luxuriantes des tropiques.

Le jeune homme, un peu déconcerté du demi-jour répandu par la lampe et de l’ameublement du salon, fit quelques pas vers Tullia Fabriana.

— Madame la marquise, dit-il, je me suis constamment rappelé, depuis hier, la permission que vous avez daigné m’accorder…

Et il s’inclina.

Elle lui tendit très-gracieusement, du bout des doigts, la fleur à baiser.

— Asseyez-vous, comte ; vous voyez, je suis seule.

Il s’avança l’un des coussins doubles, de forme et d’ornements arabes, puis il la regarda.

— Le prince a dû partir cette nuit, continua la marquise, mais il vous reste une belle amie, la duchesse d’Esperia. C’est une bien aimable personne, n’est-ce pas, monsieur ?

Son attitude abandonnée et son accent tranquille avaient ému le jeune homme, mais il voulut paraître froid, de peur de déplaire.

— Ne lui dois-je pas de vous voir, madame ? répondit-il.

Elle abaissa lentement son regard sur lui ; ce fut une décision.

La nuit dernière a compté pour des années, pensa-t-elle ; ce n’est pas seulement la fièvre qui anime ces yeux plus calmes : voici la trace déjà laissée par les premiers rêves de la passion qui ne peut s’éteindre que sous un religieux mépris ; — c’est bien.

Son âme planait au milieu de ses pensées comme un aigle dans les ténèbres ; mais, sûre d’amener d’une façon bienséante l’instant qu’elle désirait, elle jugea très-inutile de le différer.

— On donnait ce soir un opéra de Cimarosa ; vous m’avez sacrifié cette merveilleuse musique ?

— Je vous entends parler, madame, dit-il d’une voix un peu tremblante.

Les affinités de la voix et de la pensée dont elle savait distinguer les transitions par un magnétisme intuitif lui révélaient la fiévreuse et naïve comédie où s’efforçait le comte, et, ne s’en affligeant pas, elle lui pardonna par sympathie cette innocence de compliments et leur transparente politesse. Le jeune homme paraissait, en style du monde, lui « faire la cour ; » mais sa voix, à son insu, exprimait la profonde émotion qu’il éprouvait.

— Êtes-vous musicien, monsieur le comte ?… dit-elle.

— Souvent, répondit Wilhelm avec un sentiment de mélancolie, souvent, après une journée de chasse et de fatigue, lorsque je m’en revenais tard et que j’étais seul dans les montagnes, je chantais pour abréger le chemin.

Le jeune homme ne s’aperçut pas de la bizarrerie de sa réponse.

— Eh bien, dit Tullia Fabriana, lorsque vous êtes entré, je regardais cette harpe… (Il se retourna et aperçut tout près de lui une grande harpe noire qu’il s’étonna de ne pas avoir remarquée en s’asseyant.) — C’est un instrument admirable ; mais je suis un peu fatiguée ; chantez une petite chose allemande, voulez-vous ?

Ces quelques mots détaillés par des inflexions d’une froideur enchanteresse produisirent sur Wilhelm un effet qui se traduisit par un éblouissement et une pâleur.

La marquise se leva ; elle s’approcha de la fenêtre dans ses vêtements blancs et soutenant d’un bras les flocons de batiste sur sa poitrine. Les belles boucles de cheveux dorés se soulevaient à peine au vent tiède ; on entendait le murmure des feuilles épaisses et parfumées ; pas un chant de rossignol. Un coup de cloche, annonçant la prière et le sommeil, tinta, dans le lointain, au monastère de San-Marco.

— Quelle tranquillité dans le ciel !… dit-elle doucement ; et, après un instant de silence : Une nuit de printemps !… Savez-vous quelque chose sur la nuit, monsieur le comte ?

— En voici une, madame.

Et il chanta :

La nuit au brillant mystère
Entr’ouvre ses écrins bleus :
Autant de fleurs sur la terre
Que d’étoiles dans les cieux.


On voit ses ombres dormantes
S’éclairer à tous moments
Autant par les fleurs charmantes
Que par les astres charmants.

Moi, ma nuit au sombre voile
N’a pour charme et pour clarté,
Qu’une fleur et qu’une étoile :
Mon amour et ta beauté !

C’était une mélodie lente et douce ; mais quelque chose de tout à fait inattendu en altéra la simplicité.

Aux premiers accents, un profond murmure courut autour des cordes de la harpe ; elle s’émouvait en vibrations insensibles, et, tout à coup, le sens de la romance lui sembla se déformer en une signification inconnue ; son chant creusait un tourbillon autour de lui.

Les singulières paroles qu’ils venaient d’échanger, la sombre richesse qui les entourait, les formes noires que Wilhelm distinguait vaguement au plafond sans pouvoir s’expliquer ce que c’était, la lividité que sa main dégantée avait prise en s’appuyant au bord de la table d’ébène, la tête énorme du sphinx, encadrée de bandelettes de pierre et dont les yeux immobiles s’attachaient sur lui, les attraits de cette femme qui le transportait d’amour, et qui, avec les seules et profondes harmonies de sa voix, lui bouleversait frénétiquement le cœur, tout cela ne formait-il pas l’ensemble de quelque magnifique rêve oriental comme l’une de ces fictions créées par la lecture des sourates du Koran, où le prophète parle de pavillons et de péris mystérieuses ?… Il frémit, et ses yeux se fermèrent à la dernière strophe.

Quelques moments après, en rouvrant les yeux, ses regards tombèrent sur la lampe. Ils se fixèrent sur sa lumière reflétée par les vases d’or avec un pénible sentiment de solitude.

Que s’était-il donc passé ?

Pareil à ce Simbad des légendes de l’Asie, le jeune homme était transporté dans les pays du prestige, des rêves, des merveilles et des pressentiments. L’immense chambre ressemblait à celle où la reine Cléopâtre laissait entrer ceux qu’elle remarquait ; derrière la porte veillait peut-être silencieusement le grand bourreau nubien aux muscles de bronze et à la hache dangereuse. Les parfums des charmeresses antiques, un arôme riche et subtil, une senteur de baumes, de styrax et de roses, l’étourdissaient.

Et une Vision, fulgurante de relief et de profondeur, s’éleva devant ses yeux :

Il lui sembla que le palais était devenu très-ancien ; des lierres couvraient son front foudroyé ; ses façades en ruines étaient cachées par la mousse ; cependant le vieil être de pierre rappelait encore sa forme ; il avait celle d’un homme couché, les membres étendus, sur une montagne. En proie aux désolations lointaines, la Nuit se chargeait maintenant de l’ensevelir dans son linceul ; le Ciel, drap mortuaire, parsemé des grands pleurs de feu qui roulent incessamment sur sa face, était jeté sur sa solitude ; pour lui aussi, le Néant bâtissait, dans l’impérative éternité, son vague mausolée d’oubli. Et le vieux palais ressemblait à l’un de ces géants dont la barbe et les cheveux poussaient dans le tombeau.

Mais s’il se dressait sombre et dévasté, les jardins resplendissaient au clair de lune ! Les arbres et les fleurs étaient d’une féerique beauté ; au loin, dans l’étang profond, Tullia Fabriana se baignait au milieu des eaux de cristal.

C’était bien elle ; ses longs cheveux étaient déroulés sur son dos nacré, les rayons filtrés à travers les cyprès miroitaient sur elle toute ; et elle semblait, de temps à autre, syrène fastueuse des heures noires, se ployer, avec des mouvements délicieux, dans une vapeur de diamants. Les cygnes, attirés par sa blancheur, venaient polir leurs ailes contre ses flancs et ses bras ; il se vit, lui-même, pâle et les yeux fermés, nageant auprès de la marquise, et mettant le pied sur les marches de marbre, pour sortir avec elle de l’étang.

Et la Vision continua.

Ils marchaient maintenant ensemble dans les allées. Les immenses lilas balançaient, au-dessus de leurs têtes, leurs grosses touffes humides et assombries ; l’air était embaumé par les vastes ombrages des charmilles. Ils marchaient, entrelacés, sous les regards dorés des étoiles ; les lévriers et les chevreuils réveillés venaient jouer autour d’eux à leurs pieds ; leur nudité se détachait sous les feuilles comme celle d’un couple de marbres antiques. — On eût dit que deux statues du jardin profitaient des ténèbres pour revivre. — Leurs lèvres se touchaient parfois sans bruit, dans l’ombre, et sans parler ils s’entendaient.

Et en effeuillant des roses blanches sur les épaules de la grande enchanteresse, il lui disait :

« — Ton amour est un ciel dont je ne doute pas : un baiser de toi, c’est l’infini !… »

Et elle ne répondait pas ; mais elle lui faisait lentement signe de regarder ce qui se passait.

Et leurs corps s’atténuaient jusqu’au fantôme ; une sourde oscillation agitait les profondeurs métalliques de la nature ; le relief de toutes choses s’effaçait graduellement, comme lorsqu’on meurt ; la Vision devint ombre et fluide, et tout disparut dans l’empire du Nirvanah.

Le comte Wilhelm passa la main sur son front et se retourna vers la croisée.

L’obscurité de la nuit s’était approfondie au dehors ; pas un bruissement de feuilles dans les jardins, pas un souffle d’air ne venait dans l’appartement par la croisée toute grande ouverte.

Il essaya, sans se rendre compte de son mouvement, de regarder le ciel ; il n’y en avait plus. La nuit s’était faite noire, et c’était un silence extraordinaire, un silence d’abstraction, dans lequel les dernières vibrations de la harpe se mouraient faiblement, harmonieusement…

Ce fut alors qu’il oublia un peu d’aimer pour réfléchir à son insu, et qu’il osa regarder en face de lui.

Depuis la voûte élevée de l’appartement jusqu’à ses pieds, l’atmosphère s’était partagée en deux zones absolument disparates.

La lumière de la lampe l’éclairait lui et toute la partie où il se trouvait ; et il apparaissait comme dans une effusion rayonnante. La partie où devait être Tullia Fabriana roulait des reflux d’ombres ; c’étaient des vagues d’obscurité, lourdes et surtout comme lointaines. Il ne voyait ni le sphinx ni la femme. Il fit un pas ; il aperçut les cariatides, et il lui sembla voir remuer leurs yeux terribles ! Malgré son front lisible et son sourire jeune, il lui sembla que ce n’était pas d’hier qu’il éprouvait le sentiment vertigineux de la vie, et qu’il avait magnifiquement souffert autrefois, dans un passé. Alors, avec un geste éperdu et comme écartant une draperie de ténèbres, il entra, chancelant, dans les vastes ombres.

Et il vit s’élever, avec lenteur, devant lui, dans ces mêmes ombres, comme un autre geste enveloppé de voiles ; il eut l’impression de deux bras qui se joignaient, — oh ! douloureusement ! — autour de son cou. Une forme aux blancheurs radieuses attirait son front vers elle…, et ce fut l’essaim des pâles joies infinies, le tremblement des rêves divins, le supplice…

Ce soir-là le comte de Strally-d’Anthas s’anuita chez la marquise Tullia Fabriana.

FIN DES PROLÉGOMÈNES