Isoline et la Fleur Serpent/VI

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Charavay frères (p. 277-304).

LE
FRUIT DÉFENDU

ESQUISSE DE MŒURS CHINOISES

C’était à Canton. Une nouvelle année commençait la neuvième du règne de l’empereur Tao-Kouang.

Une foule compacte et joyeuse cachait presque entièrement le sol de la rue des Marchands-de-Lanternes, qui est cependant la plus large de la ville.

Sous les rayons perpendiculaires du soleil, car on était à la douzième heure, les vives couleurs des calottes neuves, les miroitements des soies fraîches, le scintillement des bijoux grossiers, formaient comme les vagues d’un fleuve jonché de fleurs, entre les façades jaunes des maisons, décorées de banderoles jusqu’à leurs toitures, à l’angle desquelles des dragons verts éclataient de rire.

Le premier jour de l’année, des vendeurs ambulants s’établissent dans la rue des Marchands-de-Lanternes, et y répandent le long des maisons d’éblouissantes merveilles, que le peuple achète ou contemple. Ce sont des jades délicatement sculptés et transparents comme des ongles de princesse, des monstres de bronze grotesques et charmants, dont les gros yeux de porcelaine peinte regardent fixement ; puis des coffrets de laque, de petites figures en or, des peintures historiques ou fabuleuses, encadrées de bambous et de perles, de la toile d’ortie exportée de Nankin, une grande quantité de meubles somptueux et de costumes magnifiques, vendus par les personnes riches qui dédaignent les objets vieux de plus de douze lunes, et mille choses encore.

Cette année-là l’affluence des marchands et la richesse des marchandises étaient telles que les plus vieux habitants de Canton déclaraient qu’ils n’avaient jamais rien vu de pareil ; les enfants criaient d’étonnement en levant les bras au ciel ; les femmes, émues et timides, mordaient le bout de leurs ongles en inclinant coquettement à gauche leurs petites têtes ornées de plumes. Mais la foule était si épaisse et si agitée qu’on ne pouvait admirer longtemps la même chose, et plus d’un acheteur qui marchandait rêveusement un éventail orné de caractères se trouvait tout à coup, cet éventail à la main, devant un étalage de vieilles monnaies et d’armes anciennes, poursuivi par les hurlements du marchand frustré.

Ce vaste amas de promeneurs avait une ondulation molle, un balancement sans cahots, car chaque personne se laissait pousser sans résistance. À la moindre impulsion, venue de près ou de loin, tout le monde obéissait machinalement ; celui qui aurait formé la résolution audacieuse de se diriger vers un but, ou seulement d’aller dans un sens plutôt que dans l’autre, aurait fort risqué de laisser en chemin la meilleure partie de sa toilette et même quelques-uns de ses membres.

Ce double malheur menaçait évidemment le riche et honorable libraire Sang-Yong, héros de cette histoire.

Ce jeune homme de trente ans et sept lunes, d’une tenue irréprochable et d’une figure aimable, semblait la proie d’une idée fixe ; vif et prompt malgré son embonpoint déjà respectable, il se démenait de toutes ses forces, trouant la foule des coudes, des poings, du front, vers les étalages de costumes où se vendait la défroque des grands personnages ; il jetait un regard avide parmi les laines et les soies de toutes couleurs, puis, comme découragé, s’éloignait en soupirant.

Au moment où il allait atteindre la dernière et la plus somptueuse boutique d’habillements, deux hommes à cheval se montrèrent tout à coup au coin de la rue des Tam-Tam, repoussant la foule à coups de bâton, et criant à tue-tête : « Là ! là ! là ! » C’étaient les avant-coureurs d’un cortège magnifique, qui devait traverser, dans sa largeur, la rue des Marchands-de-Lanternes : l’illustre mandarin Tchin-Tchan, gouverneur de Canton, allait faire sa visite de commencement d’année au vice-roi Koua-Pio-Kouen. Dès que la foule fut suffisamment écartée et comme coupée en deux tronçons, de nombreux domestiques, portant des petits cochons rôtis au bout de grandes piques de bois, s’avancèrent rapidement et traversèrent la rue ; ensuite parut une chaise à porteurs, magnifiquement dorée et ouverte de toutes parts, où le gouverneur Tchin-Tchan était assis, vêtu de jaune, immobile, imposant ; derrière lui marchaient les porteurs de lanternes, de bannières, de parasols ; le cortège entra dans la rue des Pharmaciens, et la foule se referma.

Sang-Yong avait regardé l’illustre mandarin avec un enthousiasme étrange ; quelqu’un l’avait entendu se dire tout bas, à lui-même :

— « Non, le Fils du Ciel n’en a pas de plus belle ! »

Quand le cortège eut disparu, le libraire continua de se diriger vers la dernière boutique de costumes ; il parvint à s’en approcher, après avoir tourné deux ou trois fois sur lui-même, et commença d’en inspecter l’étalage d’un air qui s’efforçait de paraître indifférent ; mais cette ruse ne trompa point le marchand.

— « Quelle est la chose que tu cherches parmi mes merveilles, dit-il, et que tu parais ne pas trouver ? Il faut croire que la chance ne conduit pas ton œil sur l’objet que tu désires. »

Sang-Yong regarda rapidement autour de lui comme pour s’assurer que personne ne l’épiait.

— « As-tu une robe jaune ? » dit-il très vite et très bas.

Le marchand leva les bras au ciel :

— « Une robe jaune ! s’écria-t-il d’une voix épouvantée, qu’oses-tu demander ? L’empereur lui seul, et ceux qui le représentent dans les diverses capitales de la Patrie du Milieu, ont le privilège de porter des robes de cette couleur. Sais-tu à combien de coups de bambou s’exposerait ton dos en portant le plus petit morceau d’étoffe jaune et de quelle peine je serais passible moi-même si je consentais à t’en vendre ? »

Sang-Yong, très effrayé, s’efforçait en vain d’imposer silence au marchand.

— « Crois-tu d’ailleurs, ajouta celui-ci en criant plus fort, que si je n’étais pas arrêté par la crainte du châtiment, je ne le serais pas par le respect que je dois au Fils du Ciel et au mandarin Tchin-Tchan ? »

Mais, tout à coup, baissant la voix :

— « Reviens ce soir à cette place même, dit-il, dès que la cloche aura sonné l’ordre d’éteindre. Je te conduirai chez moi, et tu auras une robe jaune, fraîche et resplendissante comme les robes de l’empereur. »

Sang-Yong fit un signe de tête et s’éloigna tout joyeux.

— « Enfin ! murmura-t-il en cachant ses mains dans ses manches, ce que j’ai tant désiré va s’accomplir bientôt ! »

Il passa le reste de la journée à acheter de grands miroirs d’acier poli et à les faire transporter dans sa maison.

Sang-Yong avait été favorisé par le génie de la fortune ; son commerce de librairie avait réussi au-delà de ses espérances ; il était doué d’un caractère joyeux, d’une bonne santé et d’un appétit considérable qu’il satisfaisait journellement par les mets les plus délicats. De plus, il n’était pas marié, préférant à la monotone et maussade épouse de l’appartement intérieur les joyeuses fleurs, souvent renouvelées, des Bateaux du Faubourg. Cependant il n’était pas heureux. Une idée singulière s’était un jour emparée de son esprit et ne l’avait plus quitté. Il s’était avoué qu’avec toute sa fortune et tout son appétit il resterait toujours un marchand vulgaire, que son manque d’éducation l’empêcherait d’arriver à aucun grade élevé, et il aurait donné tout son appétit et toute sa fortune pour être mandarin.

Il garda cette pensée pendant un an, mangeant moins, riant moins, le front voilé d’un souci constant ; puis il raisonna son idée froidement, et se demanda ce qu’avaient de plus que lui les mandarins qu’il enviait. Cette réponse saugrenue se présenta à son esprit : Ils portent une robe jaune ! Toi, si tu portais une robe jaune, tu recevrais, selon la loi, cent coups de bambou sur les épaules. Il ne trouva pas d’autre motif à son ambition, et dès lors un fatal désir se glissa dans son cœur. « Il me faut une robe jaune, répétait-il nuit et jour. Je m’enfermerai dans ma chambre que j’aurai fait garnir de glaces limpides, j’allumerai un grand nombre de lanternes, je revêtirai chaque soir ma robe jaune, et je me regarderai dans les miroirs, et je ne recevrai pas de coups de bâton. » Souvent aussi, il se disait : « Je suis fou ! que m’importe une robe jaune ? » Néanmoins il en cherchait une avec un acharnement sans trêve.

Quand la huitième heure eut sonné, il se trouva, tout ému, à la place que lui avait indiquée le marchand de costumes. Celui-ci, qui attendait le libraire, se mit à marcher silencieusement, et Sang-Yong le suivit. Ils passèrent par des rues étroites, boueuses, et pénétrèrent enfin dans une petite boutique sale et laide. La robe jaune était belle, presque neuve ; le marchand en demanda deux onces d’or, qui lui furent données sans objections, et Sang-Yong rentra chez lui fort satisfait.

Le soir même, à la lueur de quinze lanternes, quatre ou cinq glaces bien fourbies lui montrèrent l’image éclatante de la robe de satin jaune où le Dragon à cinq griffes apparaissait brodé en rouge sur la poitrine ; et la petite personne rondelette du libraire, avec sa face à triple menton, vermillonnée par la bonne chère et l’abus du vin de riz, faisait un divertissant contraste à ce pompeux habillement. San-Yong, extasié, rayonnant, marchait dans sa chambre avec dignité ; il faisait frissonner et grincer son costume, qui, saisissant dans ses plis lisses les mille lueurs des lanternes, les réverbérait en rayons jaunes ; il disait :

— « Je suis très bien, je suis un mandarin. » Il regardait sa propre image dans les quatre ou cinq miroirs, et ajoutait gravement :

— « Voici d’autres mandarins, non moins beaux que moi-même, qui viennent me visiter ; faisons-leur accueil selon les rites consacrés. »

Alors, se dirigeant tour à tour vers chaque miroir, il joignait les mains et les élevait devant sa poitrine, selon la règle du salut appelé le Kong-Tchao ; puis, accomplissant le deuxième salut qu’on nomme le Tso-Se, il s’inclinait profondément, les mains jointes ; puis, il pliait les genoux sans les poser à terre, comme le Tsa-Sien l’ordonne, et enfin s’agenouillait, obéissant à la coutume du Tsien.

Mais, pensait-il, ces modes de révérences ne sont peut-être pas assez respectueux pour d’aussi respectables personnages ; acquittons-nous du Ko-Tao, qui exige que l’on frappe une fois la terre de son front après s’être agenouillé ; du San-Kao, qui demande que l’on mette trois fois de suite ses cheveux dans la poussière du parquet, et n’oublions pas le Sou-Kao, qui n’est autre chose que le San-Kao répété deux fois.

Et l’honnête libraire, agenouillé devant les miroirs, saluait en effet ses hôtes imaginaires. Il ne se coucha point avant d’avoir entendu passer la quatrième ronde des veilleurs de nuit, qui entrechoquent bruyamment des petites planchettes de bois ; et quand, vaincu par le sommeil, il se jeta sur son lit, sans quitter d’ailleurs sa belle robe, il eut un rêve où il se vit reçu par l’empereur, dans la plus magnifique salle du palais de Pékin, et accomplissant, devant le Fils du Ciel, à peine plus brillant que lui-même, la plus solennelle des salutations : le San-Koui-Kiou-To !

Durant trois lunes, Sang-Yong ne se sépara point de son brillant costume ; quand les affaires de son négoce l’obligeaient à paraître dans sa boutique, ou quand les promenades nécessaires pour conserver sa santé et pour entretenir son appétit, enfin revenu, le conduisaient dans les rues de la ville, il jetait sur ses épaules une seconde robe, noire ou grise ; mais, sous ce vêtement méprisé, il portait sa robe jaune dont il entendait en marchant frémir les plis somptueux, et qu’il tâtait souvent avec délices.

Un matin de printemps, il sortit avant la dixième heure, car le ciel, admirablement pur, invitait à de longues promenades. Il traversa la vieille ville tartare, où il demeurait, et, après avoir franchi la porte du Sud, entra dans la ville chinoise, qu’un long mur transversal sépare de la cité ancienne, interdite aux barbares. Il atteignit rapidement l’enceinte de Canton, et se dirigea vers la Rivière des Perles. Malgré l’heure peu avancée, la rive septentrionale du fleuve était encombrée et bruyante ; la foule s’y démenait, achetant et vendant.

Sur l’eau mille embarcations couraient légèrement, s’évitant l’une l’autre avec adresse et rapidité ; de grands bateaux chargés de légumes et de poissons, ou portant des bestiaux qui mugissaient d’inquiétude, attendaient que de longs radeaux qui flottaient lentement, appesantis par des cargaisons de bambous, leur laissassent le passage libre. La coque haute et bombée, comme la poitrine des cigognes, la voile ouverte et tendue, comme l’aile des hannetons, les jonques guerrières, à l’ancre, se tenaient immobiles, et leurs pavillons bariolés ondulaient au vent ; il y avait aussi des bâtiments marchands qui viennent du nord et qui sont peints de blanc, de noir et de rouge ; ils portent à l’avant une tête de poisson sculptée, aux énormes yeux stupéfaits, que surmontent, en guise de sourcils, deux longues cornes menaçantes, et leur voile, en natte, largement déployée, semblait un immense éventail.

Sang-Yong s’arrêta, considérant en silence cette agitation, et songeant au bel effet qu’il produirait sur la foule s’il apparaissait tout à coup dans sa magnifique robe ; mais quelques soldats de police, qui se promenaient lentement, leur pique à la main, lui remirent en mémoire les terribles coups de bâton. Après avoir cherché un instant du regard, il fit signe à un batelier, qui se hâta de rapprocher sa barque du rivage :

— « Traverse le fleuve en le remontant un peu, » dit le libraire, quand il se fut commodément installé sous le pavillon de natte.

Pour éviter la foule des navires marchands, la barque passa par la ville flottante des Bateaux-des-Fleurs, qui forment des rues, des places, des carrefours pleins de reflets toujours frissonnants.

Sang-Yong soupira en regardant les treillis verts des maisons de bambou, les banderoles joyeuses, les lanternes pendantes, les ornements de papier doré et de plumes de paon, et surtout les petites terrasses où il avait fumé si souvent de longues pipes d’opium : « Qu’il serait doux de s’asseoir là, vêtu de jaune, au milieu d’un cercle méprisable de marchands ! » se disait-il.

Après avoir dépassé les Bateaux-des-Fleurs, la barque toucha terre de l’autre côté de la rivière. Sang-Yong s’enfonça dans la campagne ; il longea la longue pagode Haï-Tsioun-Tsée, les palissades de laque rouge des élégantes habitations d’été enfouies sous des touffes de fleurs, et atteignit enfin un petit bois de jeunes cèdres, où il s’arrêta pour goûter la fraîcheur douce de l’air. Il était seul, invisible. Il songea que la lumière du jour ne l’avait jamais admiré vêtu de son costume superbe ; violemment, il rejeta sa robe noire et apparut magnifique. Le soleil dardait ses rayons à travers les branches, pour mieux le voir ; les oiseaux chantaient sa gloire ; les cèdres frémissaient, stupéfaits.

Tout à coup deux petits rires, clairs et joyeux, éclatèrent à quelques pas de Sang-Yong ; toute la personne du libraire, vêtu de jaune, prit une expression d’épouvante si parfaitement comique, que les jeunes rires, s’il en avait été le sujet, eussent doublé de rapidité, comme une cascade dont la pente augmente. Cependant il s’aperçut bientôt qu’on ne s’occupait pas de lui ; les voix riaient, parlaient, puis riaient encore.

Tranquillisé, il s’approcha de l’endroit d’où s’envolait le bruit ; car il aurait affirmé que ce rire sortait de jolies bouches. Il se trouva soudain devant une palissade de bambous peints, que les cèdres lui avaient d’abord cachée, et au-delà de laquelle fleurissait un jardin d’une élégance merveilleuse.

Les allées, irrégulières et entortillées comme des lianes, étaient pavées de pierres lisses, différentes de contours et de couleurs, qui formaient des dessins agréables. Des lions de porcelaine étaient assis, la gueule ouverte, à l’entrée de petits ponts de marbre qui franchissaient des lacs artificiels. Au milieu de rochers factices, aux aspects bizarres et invraisemblables, de minces cascades glissaient sur la mousse et, de tous côtés, s’écoulaient vers le lac. Dans des vases, imitant des dragons, des éléphants et des monstres fantastiques, les fleurs-de-lune et les marguerites jaunes s’épanouissaient, précieusement soignées ; tandis que la large pivoine, justement appelée l’impératrice des fleurs, éclatait dans les parterres, éblouissant les yeux. Les arbres étaient rares et bien taillés ; il y avait des dragonniers sanglants et des cédratiers pâles, et aussi quelques orangers parfumés qui commençaient à fleurir ; le vent faisait tomber dans les lacs des pétales de roses et agitait doucement le panache léger des bambous noirs.

Sang-Yong contemplait ce jardin avec admiration ; il lui semblait qu’il devait avoir été tracé sur le plan diminué des jardins impériaux de la ville défendue.

Les voix qui s’étaient éloignées un instant se rapprochèrent de nouveau ; le libraire vit apparaître une jeune fille qui marchait avec peine, les bras étendus pour ne pas perdre l’équilibre, et se divertissait à jeter en l’air du bout de son petit pied, un grand volant qu’elle ne laissait jamais retomber à terre. Elle portait une double robe de damas vert clair, brodé d’or, et, en jouant, elle laissait voir quelquefois un pantalon de satin rose. Son visage était fardé avec soin ; des perles et des fleurs se mêlaient aux trois nattes qui pendaient, l’une sur son dos, les deux autres sur sa poitrine. Une petite servante la suivait, portant un parasol. Les deux jeunes filles riaient ensemble, avec familiarité, des évolutions du volant ; mais tout à coup leur gaieté se changea en un grand chagrin : le volant était tombé dans l’un des petits lacs artificiels.

— « Oh ! oh ! A-Tei, s’écria la jeune maîtresse en voyant le volant dans l’eau, ma mère s’apercevra que nous sommes sorties de notre jardin réservé. Tu es une méchante de m’avoir entraînée par ici. »

La jeune fille essaya de rattraper le volant avec son éventail.

— « Prends garde, prends garde, dit A-Tei. Si tu tombais à l’eau, je ne pourrais pas te repêcher, et on te verrait beaucoup mieux que le volant. Que répondrais-je à ta vénérable mère, qui ne manquerait pas de me dire : « Où est la noble Princesse-Blanche, vilaine A-Tei ? Qu’as-tu fait de Princesse-Blanche ? Viens ici que je te fouette. » Ne te noie pas, maîtresse, je n’ai pas envie d’être fouettée.

— Tu ris, s’écria Princesse-Blanche, je ne veux pas que l’on rie tant que je verrai le volant sur le lac.

— C’est bien, méchante maîtresse, je vais me jeter à l’eau, le volant enfoncera.

— Tu me donnes une idée, dit Princesse-Blanche, lançons des pierres sur le volant.

— Les pierres tomberont au fond, mais le volant qui a des plumes bleues et vertes remontera sur l’eau pour nous taquiner.

— Tu crois, petite ? »

Derrière la palissade, Sang-Yong brûlait d’envie d’aller au secours des deux jeunes filles ; il hésitait, ne sachant de quelle façon ni sous quel costume se présenter. Il pensa à remettre sa robe noire, mais il ne put supporter ridée de paraître si mal vêtu à de si belles personnes ; il se décida donc à rester habillé de jaune, pensant bien que des femmes n’auraient pas l’œil perspicace des soldats de police, et, pour attirer l’attention, il chanta sur un rythme élégant :

« Deux belles jeunes filles sont bien embarrassées parce que leur volant est tombé au milieu d’un grand lac, mais le mandarin Sang-Yong, qui se promène dans le petit bois de Cèdres, offre de faire cesser leur chagrin. »

Princesse-Blanche cacha vivement son visage derrière son éventail : A-Tei, moins timide, regarda Sang-Yong.

— « Faut-il lui répondre ? demanda-t-elle à sa maîtresse.

— Quel air a-t-il ? dit Princesse-Blanche.

— C’est un noble jeune homme, en costume de cérémonie ; sa figure, un peu comique, ne laisse pas que d’être agréable, et je prendrais volontiers cette figure-là pour mari.

— Folle ! répondit Princesse-Blanche, mais on ne peut se dispenser de répondre avec politesse à un noble mandarin ; dis-lui mon nom, puisqu’il a dit le sien ; et ajoute que je le remercie de son offre, quoique je ne puisse pas l’accepter. »

A-Tei se tourna vers Sang-Yong.

— « Honorable mandarin, dit-elle, ma maîtresse m’ordonne de te dire qu’elle s’appelle Princesse-Blanche, que sa mère s’appelle Tsing, et que son père est l’illustre Tchin-Tchan, gouverneur de Canton. Moi, je m’appelle A-Tei, j’ai dix-sept ans et je ne suis pas mariée. Nous te remercions et nous acceptons ton offre avec empressement. »

Au nom de Tchin-Tchan, le visage de Sang-Yong avait pâli.

— « A-Tei ! A-Tei ! dit Princesse-Blanche, ce n’est point cela que je t’ai ordonné de dire.

— Pardon ! pardon ! maîtresse, je vais lui expliquer que je me suis trompée.

— Et conseille-lui de se retirer, ajouta Princesse-Blanche ; car il n’est pas convenable qu’un homme se promène ainsi près de deux jeunes filles.

— Honorable mandarin, dit A-Tei à Sang-Yong, ma maîtresse m’ordonne de te faire entrer, afin que ta bonté retire le volant de l’eau.

— Petite misérable, c’est moi qui te ferai fouetter !

— Ah ! maîtresse, il est si joli !… »

Princesse-Blanche regarda à travers les branches de son éventail, tandis qu’A-Tei ouvrait une petite porte cachée dans la palissade ; elle faillit éclater de rire en apercevant la figure réjouie et bouffonne du bon libraire.

— « A-Tei, dit-elle, a des goûts singuliers. »

Lorsque Sang-Yong fut entré, il adressa mille salutations à la noble jeune fille, qui commanda à sa servante de les lui rendre ; puis il cassa une tige de bambou et il se disposa à rattraper le volant. D’abord, il ne réussit qu’à l’éloigner ; mais en le chassant ainsi il le rapprochait de l’autre rive ; il passa un des petits ponts de marbre, et, délicatement, entre deux ongles, il saisit le jouet. A-Tei frappait ses mains l’une contre l’autre en disant :

— « Voilà un mandarin très adroit.

— Il faut lui rendre grâce, dit tout bas Princesse-Blanche, et nous retirer bien vite dans l’appartement intérieur, en le priant de ne jamais revenir dans le petit bois de Cèdres.

— Ma maîtresse te prie de revenir demain dans le petit bois de Cèdres, afin que nous puissions jouir encore de l’honneur de ta compagnie.

— Je te ferai couper la langue ! » murmura Princesse-Blanche, en s’éloignant rapidement.

Sang-Yong s’était remis à saluer ; quand il releva la tête, la noble jeune fille avait disparu ; mais il put voir encore à travers les branches l’espiègle visage d’Ar-Tei qui lui souriait de loin.

Le libraire était ivre de joie. Malgré la robe noire qu’il dut remettre, il se croyait un mandarin véritable ; sa conviction fut à peine ébranlée lorsque, de retour dans la ville, il vit briller la grande enseigne de sa maison, où on pouvait lire, en caractères d’or :

« Quand les personnes honorables veulent acheter des livres, elles doivent regarder l’enseigne de cette boutique ; les marchandises y sont vendues à des prix vrais, on ne trompe ni les enfants ni les vieillards, dans la boutique de Sang-Yong, qui vend des livres de toute espèce. »

Sang-Yong ferma les yeux pour ne pas être distrait de son rêve ; il franchit à tâtons le seuil de sa maison, encombré de volumes, et courut s’enfermer dans sa chambre, entre les quatre miroirs complaisants. Là, tout le jour il pensa à la belle Princesse-Blanche, et, quand la nuit vint, il rêva qu’il épousait la fille de l’illustre Tchin-Tchan, après avoir été lui-même nommé gouverneur de Canton.

Le lendemain, avant la dixième heure, portant sous sa robe noire son magnifique habillement jaune, faisant triomphalement sonner ses semelles sur les dalles, il partit pour le petit bois de Cèdres, et sa joie était extrême. Mais le génie de la bonne fortune avait abandonné le libraire Sang-Yong.

Pour éviter les encombrements de la rue des Marchands-de-Lanternes, il avait pris par la rue des Chaudronniers ; un pli de sa robe accrocha un chaudron de fer qui pendait à la porte d’un marchand ; le chaudron roula dans la rue avec un bruit assourdissant, entraînant à sa suite une grande quantité d’ustensiles sonores. Le marchand parut sur sa porte en criant : « Au voleur ! » Derrière le marchand sortit un petit chien jaune clair, au nez pointu, aux oreilles droites, à la queue frisée et retroussée, qui lança un jappement aigu. Sang-Yong, effrayé déjà par le bruit des chaudrons, ne put s’empêcher, au cri du chien, de faire un mouvement en avant. Sans savoir pourquoi, il se mit à courir ; le chien jaune clair courut après lui avec des aboiements multipliés et furieux. Le marchand suivait le chien ; alors tous les marchands et tous les chiens de la rue parurent sur les portes, ceux-ci criant aux oreilles de Sang-Yong, ceux-là hurlant à ses jambes ; et bientôt le malheureux libraire eut à ses trousses un long cortège criard de bêtes et de gens. Hébété, étourdi, il courait toujours ; des soldats de police, brandissant leurs piques, s’étaient mis eux-mêmes à sa poursuite sans connaître le motif de cette course effrénée, et Sang-Yong crut devenir fou.

Tout à coup les clameurs qui retentissaient derrière lui, changèrent de nature ; on ne criait plus, on riait :

— « Voyez, voyez, disait-on ; il a une robe jaune ! »

L’infortuné sentit ses cheveux se hérisser, et sa natte frissonner derrière sa tête. En voulant le mordre aux jambes, les affreux chiens avaient saisi dans leurs petites gueules bleues la première robe du fuyard ; ils l’avaient déchiquetée, arrachée, dépecée, en secouant violemment leurs têtes dans tous les sens, et Sang-Yong était apparu dans sa splendeur, hélas !

C’est alors qu’il comprit la nécessité de fuir : il se lança en avant avec épouvante, les bras étendus, la bouche ouverte, et il ne se serait jamais arrêté. Mais la Rivière des Perles lui barra tout à coup le chemin ; aboyante et hurlante, la foule l’entoura ; les soldats de police arrivèrent à leur tour en criant :

— « Ne laissez pas échapper cet homme vêtu de jaune, qui outrage le Fils du Ciel dans la personne de l’illustre gouverneur Tchin-Tchan ! »

Et Sang-Yong fut saisi, garrotté, entraîné ; ses esprits étaient troublés à ce point, qu’il demanda ce qu’on lui voulait ; mais ces mots, « robe jaune », toujours prononcés autour de lui, lui rendirent bientôt la conscience de son crime et de sa situation ; alors, plus calme en apparence, mais en soi-même désespéré et maudissant l’ambition, les robes de toutes les couleurs, la noble Princesse-Blanche, la rue des Chaudronniers, les marchands et les chiens, il lui sembla déjà sentir tomber sur ses épaules les terribles coups de bambou, et il se laissa conduire sans résistance à la maison redoutée du grand chef de la justice.

Le soir même de ce jour si fatal au libraire Sang-Yong, l’illustre Tchin-Tchan, gouverneur de Canton, se promenait avec sa fille et l’espiègle A-Tei, dans le magnifique jardin qui fleurit à côté du bois de Cèdres, lorsqu’on lui apporta, de la part du grand chef de justice, un rouleau de bambou, lié par un ruban jaune. Tchin-Tchan déploya le rouleau en disant :

— « C’est sans doute une sentence à laquelle il ne manque plus que ma signature. »

Et Princesse-Blanche, curieuse, lut, tout en marchant, par-dessus l’épaule de son père :

« Le libraire Sang-Yong, saisi dans les rues de Canton revêtu d’un costume dont la couleur est réservée au Fils du Ciel et aux grands fonctionnaires de l’empire, est condamné à recevoir cent coups de gros bambou. »

Puis suivait la relation des circonstances dans lesquelles le crime avait été découvert.

— « Voilà une singulière histoire, dit le gouverneur lorsqu’il eut achevé sa lecture ; pourquoi cet honnête commerçant s’est-il rendu coupable de ce méfait, sans profit pour lui ? Ignorait-il la peine qu’il encourait ? »

Près de lui, Princesse-Blanche se tordait de rire. Tchin-Tchan se retourna brusquement vers elle.

— « Eh quoi ! méchante enfant, s’écria-t-il, tu te réjouis d’une façon aussi immodérée à propos d’un pauvre homme qui va recevoir cent coups de gros bambou ?

— Ne me gronde pas, père vénéré, dit Princesse-Blanche ; car je puis t’apprendre, moi, pourquoi cet humble libraire s’était ainsi travesti en mandarin.

— Vraiment ! tu me ferais plaisir en me disant ce que tu sais. »

La curieuse A-Tei s’était rapprochée de sa maîtresse, celle-ci lui jeta un regard d’intelligence.

— « Le mandarin Sang-Yong n’est autre qu’un amoureux d’A-Tei ; dit-elle, il la prenait pour une princesse, et, afin d’atteindre à son cœur, il s’était fait mandarin.

— L’histoire est plaisante, dit le gouverneur qui ne par s’empêcher de rire, mais le malheureux va néanmoins payer cher son imprudence.

— Comment ! comment ! s’écria A-Tei tout attristée, l’aimable Sang-Yong recevrait-il vraiment cent coups de bambou ?

— Il les recevra, dit le gouverneur, la loi est formelle. Ma pauvre A-Tei, s’il survit à sa peine, tu auras un mari bien cassé.

— On meurt donc quelquefois des cent coups de bambou ? demanda Princesse-Blanche.

— Très souvent.

— Ah ! cher père ! dit-elle en le câlinant, tu ne peux cependant pas laisser tuer un homme qui t’a fait rire.

— C’est toi qui as ri.

— Toi aussi, père, et tu ris même encore malgré tes efforts pour te retenir ; et puis voudrais-tu faire mourir A-Tei de chagrin ?

— C’est vrai que je mourrai s’il meurt ! s’écria la servante en éclatant en sanglots.

— La loi s’inquiète bien d’A-Tei, dit le gouverneur.

— Mais, ici, à Canton, la loi c’est toi, dit Princesse-Blanche. Je n’aurais jamais cru ton cœur aussi dur, ajouta-t-elle en faisant la moue, et je vais de ce pas me jeter dans le lac : je ne pourrai pas vivre avec l’idée que j’ai ri d’un homme qu’on a tué à coups de bâton.

— Mais, vilaine enfant, tu sais bien que la grâce d’un criminel ne dépend pas de moi seul, dit le gouverneur.

— Bon ! bon ! nous savons bien que le Vice-Roi fait tout ce que tu veux.

— Eh bien, nous verrons, dit Tchin-Tchan en souriant.

Et il déchira le rouleau en fibres de bambou. Princesse-Blanche, très joyeuse, sauta au cou de son père et lui caressa doucement la barbe.

— « Maîtresse ! maîtresse ! dit tout bas A-Tei, est-ce que vraiment j’épouserai le libraire ?

— Il le faut absolument, dit Princesse-Blanche.

— Quel bonheur ! » murmura A-Tei, dont le visage s’épanouit comme une pivoine au soleil levant.

La jeune servante est maintenant la plus riche marchande de Canton ; elle vend à des prix vrais les livres de toute espèce, et Sang-Yong, assis le soir, auprès d’elle, dans l’appartement intérieur, ne regrette nullement sa liberté de garçon. Il a brûlé la robe jaune qui faillit lui être si fatale, mais il conserve ses cendres dans un vase de jade précieux, car c’est à elle qu’il doit la gracieuse femme qui embellit son intérieur.