Israël Potter, légende démocratique américaine

La bibliothèque libre.
Israël Potter, légende démocratique américaine
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 11 (p. 5-56).

ISRAËL POTTER


LEGENDE DEMOCRATIQUE AMERICAINE.




Le peuple a besoin de grands hommes et de héros : il ne saurait s’en passer non plus que de merveilleux et même de superstitions. Il faut que les amis des lumières en prennent leur parti. Les phénomènes du moyen âge se reproduisent parmi nous ; seulement ils prennent une nouvelle forme, qui nous abuse et nous fait croire à des nouveautés là où il n’y a souvent que des faits vieux comme le monde. On avait cru l’amour du surnaturel perdu pour toujours, et voilà que la démocratique Amérique invente les esprits frappeurs et les tables tournantes ! voilà qu’elle rédige des journaux de magie noire, et donne à ses paysans yankees assemblés dans leurs granges le spectacle des mystères du mesmérisme et des extases somnambuliques ! De même que les peuples ont soif d’un merveilleux toujours présent, agissant dans le monde actuel, et d’un merveilleux révélateur des temps à venir, ils ont besoin d’un merveilleux historique et légendaire. L’imagination populaire aime à transformer la réalité historique, à grandir ce qui était déjà grand par soi-même, à faire des héros d’hommes qui souvent n’ont rien eu d’extraordinaire, et à transfigurer les héros en demi-dieux. On avait cru jusqu’à présent qu’une certaine perspective historique était nécessaire pour que ce fait pût s’accomplir, on avait cru que le passé ne devait pas être trop près du présent. Les États-Unis, qui ont déjà donné tant de démentis aux opinions reçues, se sont encore chargés de prouver le contraire. Chez eux, dirait M. Michelet, la légende a commencé de bonne heure. Nous ne plaisantons point. De plus en plus les Américains du Nord entourent d’une atmosphère merveilleuse des faits et des personnages qui sont très près de nous, et leur donnent un caractère différent de leur caractère historique. Les guerres et les acteurs de la révolution prennent sous leur plume ou dans leur bouche une grandeur gigantesque. Il n’est personne assurément, parmi ceux qui sont habitués à la lecture des livres américains, qui n’ait été mille fois étonné de voir Franklin ou Washington transformés en géans. Vous irriteriez fort un Américain, si vous lui disiez que ces deux hommes sont de taille ordinaire, que Franklin fut un homme très fin, honnêtement rusé, professant une morale excellente sans doute, mais à tout prendre trop souvent casuistique, n’aimant pas à se donner de peines inutiles et habile à se les épargner ; que Washington fut tout simplement un honnête cœur et une conscience probe. Les personnages les moins poétiques de la terre tournent à la légende à une distance de moins de soixante ans. Les Américains d’aujourd’hui parlent de l’époque et des héros de leur révolution comme de la Grèce primitive et de ces générations de demi-dieux qui fondèrent les premiers états et élevèrent les premières villes.

Cette tendance n’est pas d’ailleurs particulière seulement à la foule démocratique, comme on pourrait le croire. On la retrouve chez les hommes les plus distingués de l’Amérique, et c’est au même sentiment que vient d’obéir M. Herman Melville, l’ingénieux auteur de Typee et Omoo, de Mardi et de la Baleine, en écrivant son dernier livre[1]. Le fond de son récit est historique ; son héros est un obscur soldat de la révolution, qui assista à la bataille de Bunker-Hill, fut fait prisonnier, et resta quarante-huit ans en Angleterre dans l’indigence et l’abandon. Ce ne fut qu’en 1824 que le consul américain à Londres, ayant entendu parler du pauvre exilé, lui procura un passage à bord d’un vaisseau qui partait pour l’Amérique. Arrivé dans son pays, le soldat de Bunker-Hill raconta ses aventures et les fit publier à Providence en un petit volume populaire du prix de trente et un cents[2], que les colporteurs répandirent dans les campagnes, et qui fit passer sans doute plus d’une heureuse soirée aux fermiers américains. Ce petit volume, imprimé dans le goût de notre Bibliothèque Bleue et de nos livres populaires, ne se rencontre plus guère en Amérique, et c’est d’un vieil exemplaire en lambeaux que M. Herman Melville prétend avoir tiré son récit des aventures d’Israël Potier, devenu sous sa plume une sorte de légende à la fois démocratique et patriotique.

Depuis la préface, dédiée à son altesse le monument de Bunker-Hill, jusqu’aux dernières pages, qui sont réellement touchantes, ce livre semble en effet une tentative pour déployer dans le cadre d’un récit populaire deux qualités essentielles de l’esprit américain, l’amour-propre démocratique et l’orgueil national. Pour ne parler que du cadre d’abord, M. Melville a procédé comme tous les légendaires ; chez lui comme chez eux, on retrouve l’amour du héros poussé en quelque sorte jusqu’à la susceptibilité, la narration lente et détaillée, le calque fidèle et minutieux de la réalité, l’apothéose et la sublimisation, si nous pouvons ainsi parler des faits les plus humbles. Comme les pieux conteurs qui faisaient souvent un saint d’un honnête anachorète, M. Melville transfigure un pauvre soldat de la guerre de l’indépendance, auquel il prête toutes les vertus de la génération révolutionnaire ; il le présente comme le type de ces vertus sur la terre ennemie, comme le symbole de la démocratie dans un pays aristocratique. « Nous avons voulu, dit-il, payer un tribut de reconnaissance à la mémoire de ce simple soldat, qui, pour prix de ses services et de ses longues souffrances, n’obtint pas même une pension du gouvernement. » Telle a été l’intention du spirituel biographe d’Israël Potter ; mais ce qui doit nous frapper dans son récit, c’est moins encore l’heureuse application des procédés de la légende à une histoire populaire que le naïf orgueil qui l’anime, et où se reconnaît, nous l’avons dit, la double influence de la démocratie et du patriotisme. L’esprit démocratique peut seul expliquer cette glorification d’un mort inconnu, humble soldat et simple citoyen, tombé dès le début de la lutte, condamné à souffrir dès les premiers pas de la patrie, mais dont les souffrances sont indissolublement unies, quelque obscures qu’elles soient, à la naissance des États-Unis. Quant au patriotisme, qui peut en méconnaître l’empreinte dans ce type où respire un si profond sentiment de ce qui fait la force de la société américaine ? Les mêmes vertus qui soutinrent quarante ans l’exilé dans sa lutte contre la détresse sont aussi celles qui pendant ces mêmes quarante années décuplaient la population de l’Amérique du Nord, défrichaient les terres, creusaient des canaux, bâtissaient des villes, et élevaient ce pays au rang de puissance du premier ordre. Israël Potter, on en jugera par le récit qu’on va lire, représente le caractère américain au moment où il était encore en formation, avant que cinquante années d’une prospérité inouïe eussent transformé son assurance énergique en un imperturbable aplomb, son indépendance républicaine en un dédain orgueilleux et menaçant. L’indifférence devant la souffrance et le danger, les habitudes démocratiques de langage et d’esprit, l’impolitesse involontaire, l’impuissance de se plier aux coutumes les plus simples des pays étrangers, toutes ces particularités du tempérament d’Israël Potter se retrouvent et se retrouveront longtemps encore dans le tempérament américain.

Le héros de M. Melville nous a rappelé un autre personnage non moins original, le Sam Slick de M. Halliburton. Entre ces deux types tracés, l’un par un patriote des États-Unis, l’autre par un tory de la Nouvelle-Ecosse, il n’y a que la naïveté en moins et l’arrogance en plus ; mais cette différence est considérable et suffit pour montrer le chemin que les Américains ont parcouru depuis la révolution. À notre avis, ils ont toujours les mêmes qualités, seulement sous une forme moins naïve et moins simple. Il y est entré de l’alliage. Cette indépendance est devenue de l’orgueil, cet aplomb dans le danger est devenu souvent de la jactance, et pour tout dire, quoique les Américains n’aient rien perdu des vertus essentielles de leurs pères, ils ne les ont pas améliorées ; ils les ont accusées de plus en plus, ils les ont exagérées, voilà tout. Loin de les perfectionner moralement et d’en faire une force intellectuelle, ils en ont fait pour ainsi dire une force mécanique, qui agit fatalement comme la vapeur et l’électricité, si bien que dans ces vertus tout est pour ainsi dire matériel et de tempérament plutôt que moral et réellement humain. Pour notre part, nous préférons le caractère d’Israël et de ses compagnons d’armes à celui des énergiques know nothing et de ces aventuriers toujours prêts à partir pour la conquête de Cuba ou des états du roi Kamehameha.


I

Les touristes qui n’ont pu encore se plier à nos habitudes de voyage à la vapeur et qui aiment à jouir paisiblement de chaque pouce de terre qu’ils foulent, de chaque site pittoresque qui s’offre à leurs yeux, peuvent visiter la partie est du comté de Berkshire dans le Massachusetts. La physionomie singulière de cette contrée inconnue leur fournira d’amples sujets de rêveries poétiques. La route passe sur des hauteurs, et, pendant presque tout le voyage, il semble que l’on se promène sur quelque terrasse de la lune : vous perdez tout à fait le sentiment des vallées qui s’étendent à vos pieds et même pour ainsi dire le sentiment de la terre. Parfois, lorsque votre cheval galope sur un terrain uni et plat comme une table, et que votre œil parcourt les cimes des paysages au-dessus desquels vous passez, il vous semble que vous êtes quelque constellation accomplissant sa course dans le ciel. Des bois et des pâturages coupés, à de rares intervalles, par quelques champs de pommes de terre composent tout ce pays, dont les chevaux, les bœufs et les moutons sont les principaux habitans ; mais durant toute l’année de tièdes colonnes de fumée, s’élevant paresseusement des profondeurs de la forêt, témoignent de la présence de ce demi-sauvage le charbonnier, et au commencement du printemps des ondulations de légère vapeur indiquent que le fabricant de sucre d’érable s’est mis à l’ouvrage. Quant à la profession de laboureur, elle est presque inconnue dans cette contrée maigre et pierreuse, dont toutes les parties arables ont été depuis longtemps épuisées.

Cependant cette contrée n’a pas été toujours aussi abandonnée et aussi stérile. C’est là que s’établirent les premiers colons, qui préférèrent d’abord ces hauteurs salubres et pauvres aux vallées plus riches, mais remplies des miasmes et de l’humidité d’une nature primitive non transformée par la main de l’homme. Peu à peu cependant ils désertèrent ces hauteurs et descendirent dans la vallée ; aussi ces villages de la montagne présentent-ils un aspect singulier de désolation : on dirait qu’ils ont été visités par la peste ou la guerre. De loin en loin on rencontre une maison entièrement abandonnée. La solide charpente de ces anciennes habitations leur permet de résister aux ravages du temps. Tachées de gris et de vert par la pluie, ces habitations portent pour ainsi dire les couleurs du paysage environnant et ne font qu’un avec lui. Un de leurs caractères est l’immense cheminée en pierres grises qui s’élance du milieu du toit comme une cloche ou une tour. Les vestiges de l’ancienne activité sont encore visibles partout. La pierre abondant dans ces montagnes, les premiers colons remplacèrent les haies par des murailles épaisses et hautes. En vérité, quand on considère la hauteur et l’étendue de ces murs, les énormes blocs qui les composent, on croit voir une œuvre de titans. Que les premiers colons aient pris d’aussi rudes peines pour enclore un sol aussi ingrat, cela indique assez de quelle trempe solide était le caractère des hommes de la révolution. Aujourd’hui encore les meilleurs maçons viennent de ces contrées montagneuses.

C’est au milieu de ce paysage que naquit Israël Potter, qui certes, à l’époque où il menait paître les bestiaux de son père sur les collines de la Nouvelle-Angleterre, ne songeait pas qu’il viendrait un jour où il serait traqué comme rebelle fugitif à travers une moitié de la vieille Angleterre, qu’il échangerait les fraîches vapeurs de ses montagnes pour le fog épais de Londres, et que lui, l’enfant né sur les bords de l’étincelant et pur Housaton, irait passer la meilleure partie de sa vie, pauvre et mendiant, sur les bords de la Tamise.

La vie errante d’Israël Potter commença de bonne heure. À dix-huit ans, il s’émancipa du joug paternel. Il s’était pris d’amour pour la fille d’un fermier voisin que le père Potter considérait comme un parti peu sortable pour son fils. Poussé au désespoir par la résolution de son père, le pauvre garçon prit la détermination de s’évader secrètement et d’aller chercher une autre demeure et d’autres amis. Un dimanche matin, pendant que toute la famille était à l’église, il fit un petit paquet de ses hardes, le cacha dans un bois qui s’étendait par derrière la maison, et le soir, par une chaude nuit de juillet, il mit son projet à exécution. Il se coucha au pied d’un pin afin de se reposer jusqu’à l’aurore. Lorsqu’il se réveilla et qu’il entendit le murmure si triste du pin au-dessus de sa tête, toutes les fibres de son cœur tremblèrent, et des larmes coulèrent de ses yeux ; mais il pensa à la tyrannie de son père, à ses amours déçues, et alors il plaça résolument son paquet sur son épaule, puis se mit en marche.

L’intention d’Israël était de se rendre dans la contrée nord-ouest située entre les colonies hollandaises des bords de l’Hudson et les colonies yankees de l’Housaton, afin d’éviter toute recherche. Il y arriva sans aventures, se mit aux gages d’un fermier pour trois mois, le temps de la moisson, et puis passa sur les bords du Connecticut. Là il loua son travail pour trois mois encore, moyennant un salaire de deux cents acres de terre situées dans le New-Hampshire. Le bon marché de cette terre provenait non-seulement de son état inculte, mais des périls qui l’environnaient. Les rares habitans de cette contrée craignaient à chaque instant d’être assaillis, tués ou faits prisonniers par les sauvages du Canada, qui, depuis la guerre avec la France, ne manquaient pas une occasion de faire irruption dans ce pays sans défense.

Trompé par son maître et n’ayant en main aucun moyen légal de se faire rendre des comptes, Israël s’engagea en qualité d’aide parmi les arpenteurs royaux qui, à cette époque, dressaient le cadastre des terres qui s’étendent tout le long du Connecticut. Après avoir réuni une petite somme, Israël se fit chasseur. Daims et castors abondaient, et au bout de quelques mois notre héros avait une assez jolie provision de fourrures à vendre. Avec le produit de ses fourrures, il acheta cent acres de terre et se bâtit une cabane ; en deux ans, il défricha et mit en plein rapport trente acres de sa petite propriété. Les travaux agricoles ne l’occupaient que pendant l’été ; l’hiver il chassait. À la fin des deux ans, il revendit sa terre à un assez bon prix, se mit à faire le commerce avec les sauvages, et traversa le Canada en qualité de colporteur. Ce voyage fut lucratif. Content et la poche pleine, Israël eut l’envie de visiter sa fiancée et ses païens, dont, depuis trois ans, il n’avait pas de nouvelles. Ses parens furent joyeux et étonnés de le revoir, car ils l’avaient cru mort ; mais le père Potter n’avait pas changé de résolution et se montra aussi inflexible qu’autrefois. Israël céda douloureusement à la fatalité et se décida à quitter de nouveau ses belles collines, mais cette fois pour les flots bleus de l’Océan, car si un ermitage dans une forêt est la retraite favorite d’un misanthrope à l’esprit étroit, un hamac sur l’Océan est l’asile des cœurs braves et malheureux. L’Océan déborde pour ainsi dire de tragédies et de plaintes, et dans cette immensité de terreur les chagrins particuliers d’un homme se perdent comme une goutte d’eau.

Israël se rendit a pied jusqu’à Providence (Rhode-Island) et s’embarqua à bord d’un sloop chargé de chaux qui parlait pour les Antilles. Dix jours après, le bâtiment prit feu, et il fut impossible d’éteindre les flammes. Les hommes de l’équipage, au nombre de huit, n’eurent que le temps de se jeter dans le bateau, et pendant deux jours errèrent abandonnes au hasard des vagues. Ils furent enfin recueillis par un vaisseau hollandais qui faisait route pour l’Europe et où ils furent humainement traités. Après une semaine, tandis que le naïf Israël s’adressait mentalement mille questions sur la Hollande et se demandait s’il y avait moyen d’y faire la chasse au daim et au castor, un brick américain apparut tout à coup. De nouveau recueilli sur ce bâtiment national, Israël parcourut quelque temps les mers, visita la côte d’Afrique et se fit même un moment baleinier. Dans cette dernière carrière, il put expérimenter par lui-même tous les périls et toutes les privations du baleinier jeté sur des mers éloignées et barbares, périls et privations qui, grâce aux efforts de la science, n’existent plus en grande partie. Puis, fatigué bientôt de l’Océan et soupirant après la terre, Israël reprit le chemin de ses montagnes.

L’espoir de revoir sa fiancée hâta son retour ; mais, hélas ! cet espoir devait être déçu : l’infidèle jeune fille appartenait à un autre. Israël essaya de tromper ses peines par le travail. Le travail des champs guérit l’homme de ses chagrins. Ces tranquilles occupations exigent un esprit tranquille. Là, dans cette bonne mère, la terre, vous pouvez semer et moissonner en toute sécurité, sans craindre de voir votre semence déracinée comme dans les cœurs humains, où, nous jetons follement tant de germes précieux. Mais si le désert, l’Océan et la forêt, si la chasse au daim et la pêche à la baleine n’avaient pas été assez forts pour guérir le pauvre Israël de son amour sans espoir, d’autres événemens se préparaient, assez puissans pour accomplir cette cure délicate.

On était en 1774. Les difficultés longtemps pendantes entre les colonies et l’Angleterre étaient arrivées à une crise décisive. Les hostilités étaient certaines. Des compagnies se formèrent dans toutes les villes de la nouvelle-Angleterre et se tinrent prêtes à marcher. Israël s’enrôla dans le régiment du colonel John Patterson. La bataille de Lexington fut livrée le 18 avril 1775, et la nouvelle en arriva dans le comté de Berkshire le 20, à midi. Cette nouvelle surprit Israël à sa charrue ; un demi-acre de terre restait encore à labourer. Le brave colon termina ce travail, prit son havresac, mit son fusil sur l’épaule, et se dirigea sur Boston avec le régiment de Patterson. Le régiment resta campé plusieurs jours aux environs de Charleston (Massachusetts). Le 17 juin, un millier d’hommes furent employés à fortifier Bunker-Hill. Commencée à la tombée de la nuit, la redoute était achevée au lever de l’aurore. On connaît les détails de cette célèbre bataille. Pleins d’aristocratique dédain pour leurs ennemis, les grenadiers anglais montent à l’assaut avec une lenteur impassible, et le feu des colons, chasseurs habiles et habitués à ne pas perdre inutilement leur poudre, éclaircit rapidement leurs rangs ; mais bientôt les munitions viennent à manquer, on va se rencontrer corps à corps. Il n’y avait pas, du côté des Américains, un fusil sur vingt qui fût pourvu d’une baïonnette. La tête nue et les manches retroussées, les terribles fermiers, en frappant à droite et à gauche, s’ouvrent un chemin à travers les grenadiers. Au milieu de la mêlée, Israël vit tout à coup une épée dirigée vers ses pieds. Pensant que c’était quelque ennemi à terre qui cherchait à frapper encore un dernier coup, il écarte le fer avec la crosse de son fusil ; mais la main qui tenait l’épée était glacée par la mort et la serrait encore vigoureusement, comme si elle eût refusé de la rendre. En ce même moment, une autre épée se dirigeait vers sa tête, et l’assaillant tombait sous les coups d’un camarade d’Israël. Cependant Potter n’échappa pas intact à cette bataille meurtrière ; il y reçut quatre blessures : une blessure au coude, une à la poitrine, plus deux balles logées, l’une dans la hanche, l’autre près de la cheville. Le soldat fut transporté à l’hôpital de Cambridge, guérit de ses blessures et rejoignit bientôt son régiment.

Le 3 juillet, Washington vint du sud prendre le commandement de l’armée rebelle. Les Anglais qui composaient la garnison de Boston souffraient beaucoup du manque d’approvisionnemens. Washington prit toutes les précautions nécessaires pour les empêcher de se ravitailler. Il équipa trois vaisseaux armés pour intercepter tous les corsaires. L’un de ces vaisseaux était le brigantin le Washington, de dix canons, commandé par le capitaine Martindale. Il était fort difficile de se procurer des marins, et on demanda des volontaires parmi les soldats. Israël fut un de ceux qui se présentèrent. Trois jours après son départ de Boston, le brigantin fut pris parmi vaisseau anglais de vingt canons. Fait prisonnier avec le reste de l’équipage, Israël fut déposé à bord de la frégate le Tartare, qui reçut l’ordre de partir immédiatement pour l’Angleterre. Les prisonniers étaient au nombre de soixante-douze ; Israël les excita à la révolte et forma avec eux le projet de s’emparer du vaisseau, mais ils furent trahis par un déserteur anglais, deux fois renégat, qui avait abandonné son drapeau pour passer du côté des Américains. Israël fut mis aux fers, et y resta jusqu’à l’arrivée de la frégate à Porstmouth. Pendant la traversée, la petite-vérole avait enlevé environ un tiers des captifs. Les survivans furent dirigés sur Spithead et jetés à bord d’un ponton. Là, enfoui dans l’intérieur du bâtiment, Israël vécut tout un mois comme Jonas dans le ventre de la baleine ; mais un beau matin un des canotiers du bateau du commandant tomba malade, et Israël fut désigné pour le remplacer. Les officiers étant allés à terre, quelques-uns des hommes de l’équipage, en joyeux Anglais, proposèrent d’aller à un cabaret du voisinage pour y boire ensemble quelques pots d’ale. Ils partent, et Israël avec eux. En entrant dans le cabaret, Israël trouve un prétexte spécieux de laisser là ses camarades ; prenant ses jambes à son cou, il fuit comme un daim, et franchit sans s’arrêter un espace de quatre milles. Il se dirigeait sur Londres, pensant sagement qu’au milieu de cette fourmilière il serait impossible de le découvrir. À une distance de dix milles, au moment où, se croyant en sûreté, il passait près d’un petit cabaret de village, il s’entend interpeller.

— Eh ! arrêtez !

— Si vous voulez vous mêler de vos affaires, j’arrangerai les miennes tout seul et de mon mieux, répond froidement Israël, et il se remet à courir avec une vitesse de trente milles à l’heure ; mais les cris deviennent de plus en plus nombreux : — Arrêtez le voleur ! arrêtez ! — Au bout de quelques minutes, l’agile cerf, essoufflé et haletant, est saisi. Voyant qu’il ne servirait à rien de mentir, Israël se déclara franchement prisonnier de guerre. L’officier qui l’avait arrêté le fit conduire à l’auberge. Deux soldats furent chargés de garder Israël, qui se trouva subitement le lion de la localité. Pendant toute la soirée, l’auberge fut remplie d’étrangers accourus pour voir le rebelle Yankee, qu’ils se représentaient comme une sorte d’animal curieux et jusqu’alors inconnu. Israël se montrait très affable avec eux. Ni leurs plaisanteries, ni leurs insultes n’avaient le don de l’émouvoir ; il était absorbé dans une seule pensée, l’évasion.

L’officier, qui était un homme de bonne composition, donna l’ordre de servir pour cette soirée à Israël toutes les liqueurs qu’il pourrait désirer. Israël profita de la permission pour inviter les deux soldats à boire avec lui. Un farceur de la bande proposa qu’Israël divertit la société en exécutant une danse ; il avait entendu dire que les Yankees étaient des danseurs fort habiles. On apporte un violon, et Israël, blessé de voir ses ennemis se conduire aussi peu délicatement envers un malheureux prisonnier, mais toujours absorbé par son unique pensée, consent à danser, en se promettant de leur exécuter certains pas yankees de son invention. Les habitués de l’auberge ne lui permirent de s’arrêter que lorsque le souffle lui manqua et que la sueur ruissela de ses membres. Enfin ils se retirèrent. On mit les menottes au prisonnier, et on étendit une couverture auprès du lit de ses gardiens afin qu’il pût reposer. Quelques heures se passèrent dans un parfait silence. Le moment d’exécuter ses plans était venu, ou jamais. Les deux soldats étaient sous l’influence des liqueurs qu’ils avaient bues. Malheureusement Israël était garrotté. Comment faire ? Il se décida à employer la ruse et à réserver la force comme dernière ressource. Un murmure se fit entendre ; Israël prêta l’oreille : c’était un des soldats qui parlait dans son sommeil. — Empoignez-les ! disait-il, saisissez-les ! ah ! ah ! de grands sabres ! Attrape ça, déserteur !

— Qu’avez-vous donc, Phil ? répondit d’une voix coupée par le hoquet son camarade, qui n’était pas encore endormi. Tenez-vous tranquille, s’il vous plaît.

— Je vous dis que c’est un prisonnier évadé ! Attrapez-le, attrapez-le !

— Allez au diable avec vos rêves d’ivrogne, dit encore son camarade. Voilà ce que c’est que de trop boire.

Quelques minutes après, le rêveur dormait profondément, et ronflait d’une manière retentissante. Quant à celui qui était éveillé, le bruit particulier de sa respiration avertit Israël que son insomnie était due aux mêmes causes que les rêves de son camarade. Il délibéra un instant pour savoir ce qu’il avait à faire. Enfin, appelant les deux soldats, il leur dit qu’une nécessité pressante l’obligeait de sortir.

— Allons, debout, Phil, cria le soldat qui était éveillé ; notre homme a besoin de sortir. Dieu damne ces Yankees ! quelle mauvaise éducation ! Diable d’Yankee, ne pourriez-vous pas être plus convenable ?

Ils se levèront tout en grommelant, et, saisissant Israël chacun par un bras, l’accompagnèrent au bas de l’escalier. La porte ne fut pas plus tôt ouverte, que le prisonnier, prompt comme l’éclair, se débarrassa de ses deux gardiens et s’élança au milieu des ténèbres. Le jardin n’avait pas d’issue, mais un arbre s’élevait le long du mur : Israël grimpe en dépit de ses menottes, se laisse couler en dehors du clos et fuit à toutes jambes, pendant que les deux soldats errant dans les allées poussaient le cri d’alarme.

Après avoir couru l’espace de deux ou trois milles, Israël s’arrêta pour se débarrasser de ses menottes, ce qu’il ne fit pas sans de grandes difficultés. L’aurore se leva, et il se trouva dans une belle campagne bien peignée, coupée de haies, et toute colorée des fraîches teintes du printemps de 1776. — Dieu me protège ! pensa-t-il, je vais certainement être pris ; je suis dans le parc de quelque gentilhomme. — Il marcha en avant, et, arrivant près d’une route, il s’aperçut alors que ce qu’il avait pris pour un parc n’était que la campagne anglaise, grand et magnifique parc en effet, enclos par les vagues de la mer. En passant près d’un champ, il aperçut deux êtres humains qui travaillaient. Ces deux personnages aux joues rosées, aux jambes musculeuses, montrant un bas bleu tiré jusqu’au genou, étaient velus de longues tuniques blanches d’étoffe grossière, et portaient des chapeaux de paille à larges bords. Israël ne les voyait que de profil.

— Pardon, mesdames, dit-il en ôtant son chapeau, cette route mène-t-elle à Londres ?

À cette interpellation, les deux personnages se retournèrent et regardèrent avec une sorte d’étonnement stupide Israël, qui de son côté fut aussi surpris qu’ils avaient pu l’être, en s’apercevant que c’étaient des hommes et non des femmes.

— Cette route conduit-elle à Londres, messieurs ?

— Messieurs ! Jolis messieurs, ma foi ! dit l’un des deux.

— Jolis messieurs en effet ! répéta le second.

Les deux paysans posèrent leurs outils, regardèrent curieusement Israël et secouèrent la tête.

— Cette route conduit-elle à Londres, messieurs ? Soyez assez bons pour répondre à un malheureux, je vous prie.

— Oh ! vous allez à Londres ? Oui, c’est la route, tout droit, tout droit devant vous.

Et sans ajouter un seul mot, les deux taureaux humains, après avoir satisfait leur curiosité, se retournèrent avec un flegme extraordinaire, reprirent leurs outils, et se remirent au travail.

Israël, l’instant d’après, entra dans un village tout enveloppé par le silence du matin. Il jeta un coup d’œil à travers les fenêtres d’un cabaret calme en ce moment, et y aperçut les traces des scènes bruyantes de la veille, des bouteilles vides et des pipes éteintes, dont quelques-unes étaient cassées. Il passa, et remarqua les yeux d’un homme fixés curieusement sur lui. Aussitôt il se rappela qu’il portait le costume de matelot anglais, et que c’était là probablement ce qui avait attiré l’attention de cet homme. Il s’éloigna donc en toute hâte, bien résolu à saisir la première occasion de changer de vêtemens. À un mille du village, dans un endroit écarté, il rencontra un vieux terrassier qui succombait presque sous le poids de la pioche et de la pelle qu’il portait sur son épaule. C’était une image vivante de la pauvreté, du travail et de la détresse. Israël s’approcha du vieillard, et lui offrit de changer d’habits avec lui. Le marché fut conclu. Le terrassier revêtit l’uniforme de marin, et passa ses membres grêles dans les larges pantalons et la large jaquette. Le pauvre Israël endossa de son côté la livrée de la misère, emblème véritable des privations qu’il allait avoir à endurer. L’habit était composé de pièces et de morceaux de couleurs différentes ; les pantalons bâillaient au genou, pareils à la gueule entrouverte d’un chien ; les talons des longs bas de laine s’ouvraient comme une tirelire. Ainsi accoutré, Israël paraissait avoir quatre-vingts ans, car l’adversité pesait sur lui, et l’adversité, qu’elle vienne à dix-huit ou à quatre-vingts ans, est la véritable vieillesse de l’homme. Son nouvel habit était en parlait accord avec sa nouvelle destinée.

Le vieillard lui indiqua la route qu’il devait suivre pour aller à Londres, dont il était éloigné de soixante à soixante-dix milles ; il lui apprit aussi que toute la campagne était couverte de soldats à la recherche des déserteurs de l’armée et de la marine. Après avoir solennellement enjoint au terrassier de ne pas prononcer un mot sur sa personne, Israël se remit en marche, et fit environ trente milles dans cette journée. Lorsque la nuit fut venue, il se glissa dans une grange, espérant y trouver du foin et de la paille pour se reposer ; mais on était au printemps, et depuis longtemps paille et foin étaient épuisés. Israël dut donc se contenter d’une peau de mouton qu’il rencontra dans la grange, et sur laquelle il dormit jusqu’à l’aurore d’un sommeil agité et interrompu.

Au point du jour, il reprit sa marche et se trouva bientôt dans les rues d’un village considérable. Pour mieux se déguiser, il se confectionna une grossière béquille et feignit de boiter. Un roquet taquin l’accompagna pendant tout le trajet d’un jappement continuel, irritant, propre à faire naître le soupçon, si bien que le pauvre Israël eut bonne envie de lui imposer silence avec sa béquille ; mais il se retint en réfléchissant que peut-être n’entrait-il pas dans le rôle d’un pauvre mendiant boiteux d’être aussi susceptible.

À quelques milles de là, il arriva dans un second village, et pendant qu’il le traversait, il fut soudainement accosté par un véritable boiteux, tout en haillons, qui lui demanda d’un air sympathique la cause de son infirmité.

— Une sueur froide, dit Israël.

— Juste mon cas, répondit l’autre ; mais vous êtes plus boiteux que moi, ajouta-t-il avec un air de satisfaction, en examinant la démarche d’Israël, qui s’éloignait au plus vite. Qu’est-ce qui vous presse donc, et où allez-vous ?

— A Londres, répondit Israël en se retournant et en envoyant du fond de l’âme son interlocuteur à tous les diables.

— Vous allez mendier à Londres ?… Eh bien ! bonne chance.

— Je vous en souhaite autant, répondit poliment Israël.

À l’autre extrémité du village, il rencontra un chariot vide qui se rendait précisément à Londres. Israël supplia le charretier de permettre à un pauvre boiteux de profiter de sa voiture ; il monta, mais au bout de quelques minutes, trouvant que la voiture allait avec une déplorable lenteur, il demanda à descendre, jeta sa béquille, et s’éloigna rapidement à la grande stupéfaction de son naïf ami le charretier.

À la tombée de la nuit, après son troisième jour de marche, Israël chercha de nouveau un asile dans une grange, dormit passablement et se leva de bon matin dans l’espoir d’arriver avant midi au lieu de sa destination. En se voyant si près du terme de son voyage, Israël oublia un peu la prudence dont jusqu’alors il avait fait preuve. Mal lui en prit. Vers dix heures du matin, en passant par la petite ville de Staines, il se trouva subitement en face de trois soldats. Malheureusement, lorsqu’il avait changé d’habits avec le vieux terrassier, il n’avait pu se décider à comprendre dans le troc sa chemise, laquelle portait la marque de la marine anglaise ; il avait bien caché le collet, pas si bien pourtant qu’il ne fût encore trop apparent. Ces soldats, possédés de l’idée fixe de trouver des déserteurs et de gagner la récompense promise, avaient l’esprit d’observation très aiguisé, et avec un coup d’œil de lynx ils aperçurent le fatal collet.

— Ah ! mon garçon, dit l’un d’eux, vous êtes un des marins de sa majesté. Venez avec nous.

Incapable de donner aucune bonne raison, Israël fut déposé dans la prison réservée aux déserteurs et aux détenus coupables de simples délits. Il y passa toute la journée sans prendre aucune nourriture, et pourtant, depuis trois jours, il n’avait mangé qu’un pain de deux sous. Les tortures de la faim devinrent de plus en plus vives, et le courage allait l’abandonner, quand il fit sur lui-même un dernier effort, et songea sérieusement aux moyens de se tirer de cette mauvaise situation. Après avoir frotté pendant deux heures ses menottes contre les barreaux de la fenêtre, il parvint à s’en débarrasser. La porte n’était pas soigneusement fermée, il l’ouvrit sans grande peine, et vers trois heures du matin il était de nouveau en liberté.

Peu de temps après le lever du soleil, il passa près de Brontford, situé à six ou sept milles de la capitale. Mourant de faim, il cueillit de l’herbe et la mangea. Lorsqu’il s’était échappé du ponton, il possédait pour toute fortune six pennies[3]. Il en avait employé deux à acheter un pain le jour qui suivit son évasion de l’auberge : les quatre autres lui restaient encore, l’occasion de les employer ne s’étant pas présentée. Il déchira le collet de sa chemise, le jeta dans une haie, et se hasarda à accoster un charpentier qui travaillait à une palissade pour lui demander de l’ouvrage. Le charpentier n’avait pas besoin d’aide ; mais il lui dit que, s’il entendait les travaux des champs ou du jardinage, sir John Millet, dont l’habitation n’était pas très éloignée ; pourrait lui procurer peut-être du travail. Il avait d’autant plus de chances d’en trouver là qu’à cette époque de l’année le baronnet employait beaucoup de monde.

Encouragé par la perspective de ne pas mourir de faim, Israël se mit à la recherche de l’habitation du gentilhomme. Il se trompa de chemin, et, en longeant une belle allée bien sablée, fut saisi de terreur à la vue d’un assez grand nombre de soldats réunis dans un jardin voisin. Il battit en retraite avant d’avoir été vu. Une bête fauve des solitudes américaines n’aurait pas ressenti plus d’émotion au bruit d’une arme à feu qu’Israël à l’aspect d’un habit rouge. Il apprit plus tard que ce jardin appartenait à la princesse Amélie.

Le fugitif prit un autre chemin et rencontra bientôt des ouvriers qui charriaient du sable : c’étaient les gens de sir John Millet. Ils lui indiquèrent la maison, où on lui montra le squire se promenant tête nue dans son parc avec quelques hôtes. Israël avait entendu parler de la fierté des nobles anglais ; aussi son émotion fut-elle grande au moment de s’approcher de cet imposant étranger. Néanmoins il rassembla tout son courage et s’avança, tandis que les gentlemen, voyant venir à eux un homme couvert de guenilles, attendaient avec un certain étonnement.

— Monsieur Millet ? dit Israël en s’inclinant devant le gentilhomme.

— Eh bien ! qui êtes-vous, je vous prie ?

— Un pauvre homme qui a besoin d’ouvrage, monsieur.

— Et d’une garde-robe aussi certainement, dit un des hôtes, jeune homme d’un aspect élégant, satisfait de lui-même et content de la vie.

— Où est votre houe ? dit sir John.

— Je n’en ai pas, monsieur.

— Ni d’argent pour en acheter ?

— Quatre pennies anglais seulement, monsieur.

Pennies anglais ! Et de quel pays voulez-vous qu’ils soient ?

— Des pennies chinois peut-être, dit en riant le jeune gentilhomme qui avait déjà parlé. Voyez sa longue queue de cheveux roux ; il a l’air d’un Chinois vraiment. Quelque mandarin ruiné, je parie.

— Voulez-vous m’employer, monsieur Millet ? dit Israël.

— Oh ! c’est par trop étrange, dit le baronnet. Encore monsieur !

— Eh ! l’ami, dit vivement un domestique en Rapprochant, le gentilhomme s’appelle sir John Millet.

Le bon baronnet néanmoins sembla prendre pitié du pauvre jeune homme, et répondit à Israël que, s’il voulait revenir le lendemain, il lui fournirait une houe et lui donnerait de l’ouvrage. Encouragé par cette promesse, Israël se rendit à la boutique d’un boulanger, bien résolu à dépenser sans compter le peu d’argent qui lui restait pour satisfaire sa faim. Il déposa donc hardiment ses quatre pennies sur le comptoir, et demanda du pain. Il avait eu d’abord l’intention de ne manger qu’un de ses deux pains, et de réserver l’autre pour le lendemain ; mais lorsqu’il eut dévoré le premier, son appétit se trouva tellement aiguisé, qu’il perdit toute prudence, et engloutit aussi le second ; puis, ce repas terminé, il alla passer la nuit sur le sol nu d’une remise. Aussitôt que le jour parut, Israël se leva. Accoutumé à devancer le réveil de l’alouette, il fut très surpris, en approchant de la maison de sir John Millet, de voir que personne n’était encore debout. Il était quatre heures ; il se promena longtemps devant la maison. Enfin un domestique parut, et lui apprit que les ouvriers ne se mettaient à l’ouvrage qu’à sept heures. Il se coucha sur un tas de paille, et dormit jusqu’au moment où le remue-ménage de l’activité humaine, toujours si alerte au réveil, vint l’avertir qu’il était temps de mêler son bourdonnement à celui des autres abeilles de cette ruche. — l’intendant lui donna une houe et une fourche ; mais Israël était si faible, qu’il pouvait à peine tenir ses outils. Il fit tous ses efforts pour cacher sa faiblesse, et finit par être obligé de confesser sa situation. Ses compagnons se montrèrent compatissans et l’exemptèrent du travail le plus rude. Vers midi, le baronnet visita ses ouvriers ; remarquant qu’Israël faisait peu d’ouvrage, il lui dit que, quoiqu’il eût de larges épaules et de longs bras, il n’aimait guère le travail. Un des ouvriers vint au secours d’Israël, et raconta tout au gentilhomme, qui immédiatement ordonna qu’on allât à l’auberge la plus voisine, et qu’on achetât un gain et un pot de bière. Ainsi restauré, Israël travailla jusqu’au soir avec ses compagnons.

Au retour des ouvriers, sir John recommanda qu’un souper fût apprêté pour Israël, et qu’un lit fût préparé pour lui dans la grange. Le lendemain il lui permit de dormir la grasse matinée, afin de refaire ses forces et d’être mieux en état de reprendre son travail.

Ce même jour, vers midi, Israël trouva sir John qui se promenait seul dans le jardin. Craignant d’être indiscret, il allait se retirer ; mais le baronnet lui fit signe d’avancer et fixa sur lui un regard si pénétrant, que le pauvre Israël trembla de tous ses membres. Ses craintes augmentèrent encore, lorsqu’il entendit le baronnet appeler un domestique. Il était sur le point de s’enfuir à toutes jambes. Heureusement ses craintes furent apaisées par ces mots du baronnet au domestique qui s’avançait : — Apportez du vin.

— Mon pauvre garçon, dit sir John en remplissant un verre de vin et en le présentant à Israël, je m’aperçois que vous êtes un Américain et, si je ne me trompe, un prisonnier de guerre fugitif ; mais n’ayez point peur, buvez.

— Monsieur Millet, dit Israël en pleurant, monsieur Millet, je…

— Voilà encore monsieur Millet. Pourquoi ne dites-vous pas sir John, comme tout le monde ?

— Je vous demande pardon, monsieur, je ne puis pas ; j’ai essayé, et cela m’est impossible. Vous ne me trahirez pas pour cela ?

— Vous trahir !… pauvre garçon. Écoutez, votre histoire est sans doute un secret que vous ne désirez pas divulguer à un étranger ; mais, quoi qu’il vous arrive, je m’engage à ne jamais vous trahir.

— Dieu vous bénisse pour cela, monsieur Millet !

— Appelez-moi donc de mon vrai nom ; je ne m’appelle pas M. Millet. Vous m’avez déjà dit sir ; vous avez dit John bien souvent à d’autres. Ne pouvez-vous donc pas accoupler les deux mots ? Voyons, essayez : sir d’abord et John ensuite ; sir John, voilà tout.

— John, — je ne puis pas, — pardon, monsieur, pardon ! — je ne puis pas m’habituer à cela.

— Mon bon ami, dit le baronnet en regardant fixement Israël, est-ce que tous vos concitoyens vous ressemblent ? Dans ce cas, il est inutile de les combattre. J’écrirai moi-même à sa majesté à ce sujet. Bien, je vous dispense de me donner mon titre ; mais, dites-moi la vérité, n’êtes-vous pas prisonnier de guerre ?

Israël raconta franchement toute son histoire. Le baronnet l’écouta avec intérêt et lui recommanda de prendre garde aux soldats, les habits rouges affluant dans les environs, à cause du voisinage de diverses résidences appartenant à des membres de la famille royale. — Maintenant, lui dit-il en terminant, venez avec moi à la maison ; puisque vous me dites que vous avez fait déjà un échange d’habits, vous en ferez bien un second avec moi. Qu’en dites-vous ? Je vous propose un habit et des culottes en échange de vos haillons.

Bien nourri, bien choyé, rassuré par la bienveillance du baronnet, Israël prit un tel embonpoint qu’au bout de deux ou trois semaines il remplissait entièrement les vieilles culottes de sir John, qui d’abord étaient trop larges pour lui. On lui donna des occupations qui le dispensèrent de la dangereuse fréquentation des autres travailleurs. Six mois se passèrent ainsi, et au bout de ce temps sir John fit donner à Israël une bonne place dans le jardin de la princesse Amélie. Chez le baronnet, personne ne l’avait soupçonné de n’être pas Anglais ; mais chez la princesse Amélie il était obligé de travailler avec les autres ouvriers. La guerre était souvent le sujet de la conversation, et les enragés Yankees, le sujet de remarques déplaisantes pour une oreille américaine. Israël faisait tous ses efforts pour ne pas éclater, et plus d’une fois dans son indignation il dépassa les limites de la prudence. En outre le surveillant du jardin était un homme rude et impoli. Les ouvriers supportaient humblement ses injures ; mais Israël, habitué dès son enfance à respirer un air libre, ne pouvait s’empêcher de répondre aux insolences de son supérieur. Aussi, moins de deux mois après, il se vit obligé de quitter le service de la princesse et d’aller se mettre aux gages d’un fermier de Brentford. Il n’y était pas depuis trois semaines, que la rumeur qu’il était un prisonnier de guerre yankee se répandit. Les soldats se mirent sur-le-champ à sa recherche ; Israël fut averti à temps, mais il fut pourchassé avec une ténacité impitoyable, et fut bien souvent sur le point d’être pris. Il échappa grâce à la bienveillance de différentes personnes qui secrètement avaient de la sympathie pour la cause américaine sans oser l’avouer ouvertement. Traqué jour et nuit, harassé, fatigué de ne pouvoir prendre un repas paisible ni une heure de sommeil tranquille, Israël suivit alors le conseil qu’on lui donna, de se recommander de sir John Millet pour obtenir une place dans le jardin royal de Kew. Il lui parut plaisant de chercher un asile contre les agens du roi précisément dans les propriétés du roi lui-même. Lu conséquence, présenté au jardinier en chef et armé d’une lettre de sir John, il unira comme jardinier au service du roi George III.

George III venait souvent à Kew-Gardens, une de ses résidences favorites, et plus d’une fois, en sablant les allées, Israël aperçut le monarque qui se promenait sous les ombrages du parc, seul et taciturne. Plus d’une fois aussi, quand l’Américain pensait aux souffrances de son pays et à ses propres souffrances, d’horribles pensées vinrent l’assaillir ; mais il les vainquit, et elles ne se présentèrent jamais plus à lui après l’unique conversation qu’il eut par hasard avec le monarque, et que nous allons rapporter.

Un jour, comme il était occupé à sabler une petite allée, le roi sortit soudain de derrière un buisson et passa devant Israël, qui mit la main à son chapeau (sans l’ôter de sa tête toutefois) et s’inclina. Cette particularité peut-être arrêta l’attention du roi ; il s’approcha d’Israël et lui dit : — Vous n’êtes pas Anglais ! — pas Anglais ! — non, non !

Pâle comme la mort, Israël essaya de répondre ; mais, ne sachant que dire, il resta muet et comme pétrifié.

— Vous êtes un Yankee, un Yankee, dit le roi avec ce bredouillement rapide qui lui était particulier.

Israël essaya encore de répondre, mais il ne put. Que pouvait-il dire ? Pouvait-il mentir au roi ?

— Oui, oui, vous appartenez à cette race obstinée, très obstinée, très obstinée. Qui vous a conduit ici ?

— La fortune de la guerre, monsieur.

— Que votre majesté me pardonne ! dit une voix ; cet homme se trouve là contre les ordres donnés ; il y a sans doute quelque méprise. Allez-vous-en, imbécile !

C’était un des jardiniers qui parlait ainsi. Il paraît qu’Israël avait mal compris ce matin-là les ordres qui lui avaient été donnés.

— Allez-vous-en donc ! cria de nouveau le jardinier. C’est une méprise certainement, je l’assure à votre majesté.

— Allez-vous-en, allez-vous-en vous-même, reprit le roi, et laissez-moi avec cet homme.

Le roi attendit un instant que le jardinier fût parti, et se tournant de nouveau vers Israël : — Vous étiez à Bunker-Hill ? ce sanglant Bunker-Hill ! — Eh ! eh !

— Oui, monsieur.

— Et vous vous êtes battu comme un diable, comme un véritable diable, je suppose ?

— Oui, monsieur.

— Et vous avez aidé à tuer mes soldats, eh ?

— Oui, monsieur, mais avec bien de la douleur.

— Eh ! — eh ! — Comment cela ?

— Je considérais cela comme mon triste devoir, monsieur.

— Vous vous êtes trompé, grandement trompé. Pourquoi m’appelez-vous monsieur ? Je suis votre roi, votre roi !

Monsieur, dit fièrement Israël, mais avec un profond respect, je n’ai pas de roi.

Le roi lui lança un regard furieux, mais Israël resta immobile et dans une attitude de silencieux respect. Le roi s’éloigna, puis revenant brusquement sur ses pas : — On dit que vous êtes un espion, — un espion ou quelque chose d’approchant ; est-ce vrai ? Non, je sais que vous ne l’êtes pas. Vous êtes un prisonnier de guerre évadé, et vous avez cherché ce lieu-ci comme l’asile le plus sur contre les poursuites, eh ! eh ! N’est-ce pas vrai ? eh ! eh ! eh !

— Cela est vrai, monsieur.

— Bien, vous êtes un honnête rebelle, — rebelle, oui, rebelle : écoutez un peu, écoutez, ne parlez à personne de notre conversation. Écoutez encore. Aussi longtemps que vous resterez à Kew, j’aurai soin que vous y soyez en sûreté, en sûreté.

— Dieu bénisse votre majesté !

— Eh ?

— Dieu bénisse votre noble majesté !

— Bien, bien, dit le roi avec un sourire de satisfaction. Je vous vaincrai, je vous vaincrai.

— Ce n’est pas le roi, mais la bonté du roi qui m’a vaincu, s’il plaît à votre majesté.

— Entrez dans mon armée, dans mon armée.

Israël baissa tristement les yeux et secoua silencieusement la tête.

— Vous ne voulez pas ? eh bien ! sablez l’allée, sablez, sablez. Une race très obstinée, — très obstinée en vérité. — Et le roi s’éloigna.

On peut voir par cette anecdote quelle magie merveilleuse et étrange possède une couronne, et avec quelle subtilité cette magnanimité facile aux rois peut agir sur des âmes bonnes et infortunées. Si le patriotisme de l’Américain n’avait pas été aussi désintéressé, s’il y fût entré un grain d’ambition ou d’égoïsme, Israël aurait porté l’habit rouge, et peut-être, grâce au patronage du roi, aurait avancé rapidement dans l’armée anglaise. Dans ce cas, nous n’aurions pas eu à le suivre, comme nous le faisons, à travers de longues années d’obscurité, de misère et de vagabondage.


II

La saison vint où les travaux du jardinage exigèrent un moins grand nombre d’employés ; Israël fut congédié et s’engagea chez un fermier du voisinage. Il y était à peine depuis une semaine, que le bruit qu’il était un rebelle, un déserteur ou un espion, circula sourdement de nouveau. Les soldats se remirent à sa recherche, les maisons où il se cachait furent souvent visitées ; mais grâce à l’honnêteté de ses hôtes et à sa propre vigilance, le renard traqué parvint à échapper. Cependant ces poursuites incessantes l’avaient tellement lassé, qu’il était prêt à se rendre, lorsque la Providence sembla vouloir s’interposer entre lui et ses ennemis. — Une nuit, pendant qu’il était couché dans le grenier d’une ferme, Israël vit un homme s’approcher de lui, une lanterne à la main. Il allait fuir lorsqu’une voix bien connue, celle du fermier lui-même, le rassura. Le fermier était venu transmettre à Israël le message d’un gentilhomme qui le priait de se rendre à sa demeure dans la soirée du lendemain. D’abord Israël pensa que le fermier le trahissait, ou qu’on avait surpris sa bonne foi ; mais le nom du gentilhomme qui le mandait le tira bientôt d’inquiétude : c’était un certain squire Woodcock, de Brentford, dont la fidélité au roi avait déjà été soupçonnée. Le lendemain, à la tombée de la nuit, Israël se rendit à la demeure du squire, qui ouvrit la porte lui-même et le conduisit sur le derrière de la maison, dans un appartement retiré où se trouvaient déjà, deux autres gentilshommes vêtus selon la mode du temps, en longs habits brodés et en souliers à boucles.

— Je suis John Woodcock, dit le squire, et ces deux messieurs se nomment Horne Tooke[4] et James Bridges. Nous sommes tous trois des amis de l’Amérique ; nous avons entendu parler de vous et nous avons l’intention de vous charger d’une mission qui ne pourra vous déplaire, car assurément, quoique exilé, vous désirez encore servir votre pays, et vous le pouvez, sinon comme marin ou comme soldat, au moins comme voyageur.

— Dites-moi ce que je dois faire, demanda Israël, qui ne se sentait pas parfaitement rassuré.

— Vous le saurez plus tard, répondit le squire ; pour le moment, je ne vous poserai qu’une question. Vous fiez-vous à ma parole ?

Israël regarda le squire, puis ses compagnons, et rencontrant l’expressive, enthousiaste et candide physionomie d’Horne Tooke, qui était alors dans tout le feu de ses débuts politiques, il n’hésita plus. — Monsieur, reprit-il en se tournant vers le squire, je crois à ce que vous me dites. Maintenant que dois-je faire ?

— Oh ! il n’y a rien à faire de ce soir, ni peut-être de plusieurs jours. Nous voulions seulement vous avertir.

Le squire fit entrevoir vaguement son intention, et pria Israël de leur raconter ses aventures. L’exilé s’y prêta volontiers, sachant que tous les hommes aiment à entendre le récit de souffrances subies pour une cause juste. Avant qu’il eût commencé son histoire, le squire lui versa un verre de poiré et renouvela trois fois la dose pendant tout le cours de la narration ; mais après le second verre Israël refusa de boire davantage, car il avait remarqué que ses hôtes le pressaient de questions, et il se tint sur la défensive. Le squire et ses amis furent enchantés de cette réserve ; ils avaient trouvé un homme à qui ils pouvaient se fier. En conséquence ils lui exposèrent leur plan. Israël voulait-il se charger de porter à Paris un message au docteur Franklin, qui se trouvait dans cette capitale ? — Toutes vos dépenses seront payées, sans compter l’immunité à laquelle vous aurez droit, dit le squire. Voulez-vous partir ? — J’y penserai, répondit Israël, qui n’était pas encore parfaitement rassuré ; mais il rencontra de nouveau le regard d’Horne Tooke, et toutes ses irrésolutions s’évanouirent. — Le squire lui enjoignit alors de changer de demeure jusqu’à son départ, afin d’éviter tout soupçon, et lui mit une guinée dans la main avec une lettre pour un gentilhomme de White-Whaltam, chez lequel il devait loger en attendant des ordres ultérieurs. Ces instructions une fois données, le squire le pria de lui tendre son pied droit.

— Pourquoi faire ? dit Israël.

— Une paire de bottes neuves pour le voyage vous déplairait-elle donc ? lui dit en souriant Horne Tooke.

— Non certes.

— Eh bien ! alors, laissez le cordonnier vous prendre mesure. Israël se rendit à White-Chaltam et y logea dans la maison du gentilhomme auquel le squire l’avait recommandé. Un nouveau message lui ayant enjoint de revenir à Brentford, il s’y rendit de nuit et trouva les trois gentilshommes assis dans la même chambre.

— Le temps est maintenant venu, dit le squire ; vous partirez ce matin pour Paris. Otez vos souliers.

— Mais est-ce que je dois aller pieds mis à Paris ? dit facétieusement Israël, à qui la bonne chère de White-Whaltam avait rendu toute sa joyeuse humeur.

— Oh ! non, répondit Horne Tooke. Nous avons pour vous des bottes de sept lieues. Ne vous rappelez-vous pas que nous vous avons pris mesure ?

Le squire tira d’un cabinet voisin une paire de bottes neuves, pourvues de talens hauts et creux, les dévissa, et montra à Israël les papiers qui y étaient cachés.

— Marchez un peu, dit-il lorsqu’Israël les eut mises à ses pieds.

— Assurément il sera découvert, dit Horne Tooke. Entendez-vous comme elles craquent ?

— Allons, allons, ne plaisantons pas, c’est une affaire trop sérieuse, répondit le squire. Maintenant, mon bon ami, soyez prudent, sobre, vigilant et prompt par-dessus tout.

Israël, bien muni d’instructions et d’argent, prit le chemin de la France, où il arriva en sûreté, et où, grâce à sa qualité d’Américain et aux relations amicales qui existaient alors entre les deux peuples, il fut reçu partout avec la plus grande bienveillance. Une fois à Paris, Potter se fit indiquer le domicile du docteur Franklin, et il n’eut rien de plus pressé que de s’y rendre. Comme il traversait le Pont-Neuf, il fut arrêté par un homme qui se tenait juste au-dessous de la statue de Henri IV. Une sale petite boîte contenant un pot de cirage et des brosses à souliers était étalée par terre devant lui ; il tenait à la main une autre boite qu’il brandissait gracieusement, comme pour unir la pantomime aux paroles.

— Que voulez-vous, mon ami ? dit Israël quelque peu étonné.

— Ah ! monsieur, s’écria-t-il, et il lâcha un torrent de phrases françaises au nez du pauvre Israël, qui n’y aurait vu que du grec, si le geste ne l’eût aidé à pénétrer le sens de ces mystérieuses paroles. Montrant la boue qui couvrait le pont, les pieds du voyageur et puis sa brosse, le décrotteur paraissait regretter qu’un gentleman d’une aussi imposante apparence qu’Israël fut rencontré dans la rue avec des bottes malpropres. — Ah ! monsieur, monsieur, cria-t-il en poussant Israël du côté de sa boite, et en prenant de force le pied droit de notre héros ; mais celui-ci, illuminé par un soupçon subit, donna à la pauvre boite un grand coup de pied, et s’enfuit à toutes jambes sans s’inquiéter des cris que poussait derrière lui le décrotteur.

Arrivé à la maison qu’on lui avait désignée, Israël frappa et fut fort étonné de voir la porte s’ouvrir devant lui comme par enchantement. Il entra sous un petit passage qui conduisait à une cour intérieure, et il y erra un moment, fort surpris de ne voir apparaître personne, lorsqu’un bruit de voix le conduisit près d’une petite fenêtre, devant laquelle étaient assis un vieillard occupé à raccommoder des souliers et une vieille femme. Celle-ci, au nom du docteur Franklin, prononcé par Israël, se leva, sortit, et accompagna le visiteur jusqu’au troisième étage. — Entrez, dit alors une voix, et immédiatement Israël se trouva en présence du docteur Franklin. Le vénérable vieillard, revêtu d’une riche robe de chambre, curieusement brodée de figures algébriques comme une robe de magicien, présent d’une riche marquise, était assis devant une large table couverte de papiers imprimés ou manuscrits, de livres et de journaux. Les murs de l’appartement avaient pour le pauvre Israël une apparence féerique ; ils étaient couverts de baromètres de tous genres, de cartes des pays du Nouveau-Monde, presque blanches et marquées ça et là des six lettres du mot désert, et de cartes des pays européens, toutes au contraire peuplées de noms, de signes, et bariolées de couleurs.

— Comment allez-vous, docteur Franklin ? dit Israël au vieillard, qui ne s’était pas retourné a son entrée.

— Oh ! je sens l’odeur des champs américains, répondit le docteur en se retournant rapidement. Un compatriote ! Asseyez-vous, mon cher monsieur. Eh bien ? quelles nouvelles ? un message particulier ?

— Attendez une minute, docteur, dit Israël en traversant la chambre pour aller chercher une chaise. Comme il n’y avait pas de tapis sur le parquet, composé de pièces de bois rangées en forme de losanges et soigneusement frottées et cirées selon la mode française, Israël glissa sur le parquet comme sur de la glace et faillit tomber.

— Oh ! oh ! il me semble que vos bottes ont des talons bien hauts, dit le grave utilitaire. Ne savez-vous donc pas que cette mode a deux inconvéniens, d’abord celui d’employer inutilement du cuir, ensuite celui de vous exposer à vous casser une jambe ? Mais je vous prie, que faites-vous donc ? est-ce que vos bottes vous gênent ? Quelle folie que de porter des bottes trop étroites ! Si ici avait été le dessein de la nature, elle eût composé le pied d’os seulement ou même de fer, au lieu de le composer d’os, de chair et de muscles. Ah ! mais je vois, donnez.

Le vieillard se leva, alla fermer la porte et laissa le rideau tomber devant la fenêtre. — Je me suis trompé cette fois, dit-il à Israël ; vos grands talons, au lieu d’être des objets de vanité, me semblent au contraire pleins d’intelligence.

— Très pleins, docteur, dit Israël en lui tendant les papiers. Ils viennent de l’échapper belle. — Et il raconta au docteur comment un homme suspect, sous prétexte de cirer ses bottes, avait voulu dévisser les talens et lui voler les précieux papiers.

— Mon bon ami, dit le sage, je crains que vous n’ayez souffert beaucoup, et que la souffrance ne vous ait inspiré envers vos semblables d’injustes soupçons. L’homme que vous avez rencontré était tout simplement un décrotteur qui désirait gagner deux sous, et ne savait rien de particulier à l’endroit de vos talens de bottes. Être trop soupçonneux est souvent un aussi grand défaut qu’être trop confiant.

— Oh ! combien alors je suis fâché de lui avoir renversé sa boite et de m’être enfui ensuite ! Mais il n’a pas pu m’attraper.

— Comment ! vous qu’on a choisi pour transporter d’importans messages, vous avez commis la faute d’aller sans raison renverser la boite d’un pauvre homme qui ne vous avait rien fait, et qui cherchait tout simplement à exercer son métier ?

— Oui, j’ai eu tort, docteur, cela est vrai ; mais je croyais que cet homme avait de mauvaises intentions.

— Et c’est parce que vous le soupçonnez d’avoir de mauvaises intentions que vous commencez par mal agir. C’est un pauvre raisonnement. Pensez à ce que je vous ai dit pendant que je vais lire ces papiers.

Au bout d’une demi-heure, le docteur eut achevé sa lecture, et alors, se retournant, il fit à Israël une semonce paternelle sur l’action dont il s’était rendu coupable, semonce qu’il termina en tirant trois petites pièces de monnaie de sa bourse, et en recommandant à Israël de rechercher son homme et de réparer son action. Puis il pria Israël de lui raconter son histoire, et lorsqu’il l’eut entendue :

— Je suppose, dit-il, que vous serez bien aise de retourner en Amérique. Peut-être me sera-t-il possible de vous en procurer les moyens.

Les yeux d’Israël étincelèrent de plaisir. Le sage, remarquant cette joie, ajouta : — Mais les événemens sont incertains ; ne vous livrez jamais trop à l’espérance, et sachez, sans vous décourager, reconnaître les présages de malheurs futurs : c’est là ce que la vie m’a enseigné, mon honnête ami.

Israël fit une légère grimace, comme celle que ferait un gourmand à qui on mettrait sous le nez un plumpudding qu’on retirerait immédiatement.

— Je pense que dans deux ou trois jours je pourrai vous renvoyer en Angleterre avec de nouveaux papiers. Dans ce cas, vous aurez encore à faire un nouveau voyage, et alors nous verrons s’il y a moyen de vous renvoyer en Amérique.

Israël se répandit en expressions de reconnaissance que le docteur interrompit.

— On ne peut avoir trop de reconnaissance envers Dieu, mon ami ; mais notre reconnaissance envers les hommes doit être limitée. Un homme ne peut servir son semblable avec tant d’efficacité qu’on lui doive une reconnaissance sans bornes. Si je puis vous procurer le moyen de retourner en Amérique, je n’aurai fait qu’une partie de mon devoir, comme agent de notre commune patrie. Pour le quart d’heure, vous ne me devez rien que ces trois petites pièces d’argent que je viens de vous donner. Au lieu de me les rendre, lorsque vous serez de retour au pays, vous les donnerez à la première veuve de soldat que vous rencontrerez. Ne l’oubliez pas : c’est une dette. Ces trois petites pièces valent environ un quart de dollar en monnaie américaine, un quart de dollar, souvenez-vous-en bien. Dans les affaires d’argent, mon ami, soyez toujours exact : peu importe à qui vous deviez, parent ou étranger, paysan ou roi.

— Bien, docteur ; puisque l’exactitude en ces matières est si nécessaire, laissez-moi vous rendre l’argent. Grâce à mes amis de Brentford, j’en ai assez en ma possession pour pouvoir réparer le petit dommage que j’ai causé. Je n’avais pris cet argent que parce que je pensais qu’il ne serait pas bien de le refuser lorsque vous me l’offriez d’une manière si amicale.

— Mon honnête ami, dit le docteur, j’aime votre franchise. Je reprendrai l’argent.

— Sans intérêt, docteur, j’espère, dit Israël.

— Mon bon ami, ne vous permettez jamais de plaisanter en matière d’argent. Ne plaisantez jamais aux enterremens et pendant que vous faites des affaires. La question entre nous est une bagatelle, mais des principes importans peuvent être contenus dans des bagatelles. Allez sans retard régler vos comptes avec le décrotteur, et puis revenez immédiatement ici, où vous trouverez une chambre que vous habiterez pendant votre séjour à Paris.

— Mais j’aurais bien voulu jeter un coup d’œil sur la ville avant de retourner en Angleterre.

— Les affaires avant les plaisirs, mon ami. Il faut que vous restiez dans votre chambre comme si vous étiez mon prisonnier jusqu’à votre départ. Maintenant allez trouver le décrotteur. Attendez. Avez-vous la somme exacte que vous devez lui donner en petite monnaie ? Ne tirez pas tout votre argent de votre poche en pleine rue ; comptez votre monnaie ; c’est en argent français et non anglais que vous devez le payer. Bien ; ces trois petites pièces suffiront.

— Puis-je m’arrêter pour prendre quelque chose en chemin, docteur ?

— Non ; c’est toujours une mauvaise affaire de dîner dehors lorsqu’on peut dîner chez soi. Revenez immédiatement, et vous dînerez avec moi.

Israël revint quelque temps après et s’assit à la table du docteur. Le repas fut frugal. Il se composait d’agneau bouilli accompagné de petits pois. Une bouteille remplie d’un breuvage incolore était placée à côté du vénérable ambassadeur.

— Laissez-moi remplir votre verre, dit le docteur.

— Dieu me pardonne ! c’est de l’eau claire, dit Israël en goûtant.

— L’eau pure est un bon breuvage pour des hommes simples.

— Oui ; mais le squire Woodcock m’a donné à boire du poiré, et le gentilhomme de White-Whaltam m’a offert du vin et de l’eau-de-vie.

— Très bien, mon honnête ami ; mais si vous aimez le poiré, le vin et l’eau-de-vie, vous attendrez pour en boire que vous soyez retourné en Angleterre. Avec moi, vous ne boirez que de l’eau claire.

C’est ainsi qu’Israël passa le temps de son séjour à Paris. Grâce à la compagnie du docteur Franklin, Israël se trouva au milieu de cette ville plus surveillé que ne le fut jamais le bon Sancho Pança dans son île de Barataria. En vain l’hôtesse chargea-t-elle la table de toilette d’Israël de savons parfumés, d’essences et d’eaux de Cologne, délices inconnues à notre héros : le docteur Franklin apposait son véto sur ces objets convoités et les faisait disparaître comme par enchantement. Il prémunissait même le rustique Américain contre les artifices de la fille de chambre. Chacun de ses pas était surveillé, et chacune de ses actions accompagnée d’une sentence morale. Le pauvre Israël dut mener, quelquefois en rechignant, la vie du bonhomme Richard.

Un soir, comme il conversait avec le docteur Franklin, la fille de chambre entra et annonça qu’un gentilhomme très impertinent désirait parler au docteur Franklin.

— Très impertinent ! dit le sage en regardant fixement la fille de chambre ; cela veut dire sans doute un très beau gentilhomme qui vous a gratifié de quelque compliment énergique. Laissez-le entrer.

Quelques instans après entra dans la chambre un petit homme agile, nerveux et bruni par le soleil, tout semblable à un chef indien dépouillé de son royaume et revêtu d’habits européens. Une invincible audace brillait dans son œil sauvage. Son costume était d’une extravagante élégance, et il le portait à demi comme un barbare, à demi comme un dandy parisien. Sa joue hâlée avait la couleur d’un fruit du tropique ; une intrépidité froide régnait sur ses lèvres ; son regard était celui d’un homme qui n’a jamais été, qui ne sera jamais un subordonné. Une certaine atmosphère d’orgueilleux isolement l’entourait. Bref, il y avait en lui quelque chose du poète et en même temps du bandit.

Israël resta longtemps dans la contemplation de l’étranger. Il n’avait rien vu de comparable à cet homme, qui, quoique habillé à la mode, n’avait pas la tournure d’un être civilisé. Lorsqu’enfin il sortit de sa contemplation, il entendit l’inconnu dire avec chaleur au docteur :

— Bien ; faites comme il vous plaira ; je ne solliciterai pas plus longtemps. Le congrès m’a donné à entendre qu’aussitôt après mon arrivée je prendrais le commandement de l’Indien, et maintenant, sans que je puisse savoir pourquoi, vos commissaires ont offert cette frégate au roi de France. Qu’a besoin le roi de France de cette frégate ? et que ne puis-je accomplir avec elle ! Donnez-moi l’Indien, et dans un mois vous apprendrez des nouvelles de Paul Jones[5].

— Voyons, voyons, capitaine, dit avec douceur le docteur Franklin, dites-moi, que feriez-vous de cette frégate, si vous en aviez le commandement ?

— J’apprendrais aux Anglais que Paul Jones, quoique né dans la Grande-Bretagne, n’est pas un sujet du roi d’Angleterre, mais un libre citoyen de l’univers. Je leur ferais voir que, s’ils peuvent ravager les côtes de l’Amérique, les leurs sont aussi vulnérables que celles de la Nouvelle-Hollande. Donnez-moi le commandement de l’Indien, et je ferai pleuvoir sur la misérable Angleterre un feu comparable à celui qui engloutit Sodome.

Le regard du capitaine brillait comme le reflet d’une torche incendiaire. Le docteur approcha sa chaise de celle de son visiteur, appuya familièrement une main sur ses genoux, et se disposa à faire son métier de dompteur de bêtes et d’homme politique.

— Ne pensez plus pour le moment à l’affaire de l’Indien, capitaine ; mais les corsaires anglais nous font un grand mal en interceptant nos approvisionnemens. On m’a dit qu’avec un petit vaisseau, celui que vous commandez par exemple, l’Amphitrite, vous pourriez suivre ces corsaires là où les grands vaisseaux ne peuvent s’aventurer. Au besoin, on pourrait vous adjoindre quelques frégates françaises qui se tiendraient toujours prêtes à capturer les navires auxquels vous donneriez la chasse.

— Faire la chasse au profit des frégates françaises, bel emploi vraiment ! Docteur, quoi qu’il fasse pour la cause de l’Amérique, Paul Jones doit avoir un pouvoir suprême et distinct. Il ne veut d’autre chef et d’autre conseiller que lui-même. Je ne vis que pour l’honneur et pour la gloire. Donnez-moi le moyen de faire quelque chose de glorieux, donnez-moi l’Indien ! — Le docteur secoua gravement la tête. — C’est ainsi, reprit le capitaine, que par trop de timidité, faussement appelée prudence, on perd les plus belles chances de succès. Ah ! pourquoi ne suis-je pas né tsar ?

— Américain plutôt, répondit le docteur, qui, désireux de changer la conversation, s’apprêtait à lui expliquer le mécanisme de divers modèles de vaisseaux confectionnés par lui, lorsque la fille de chambre entra de nouveau, annonçant le duc de Chartres et le comte d’Estaing.

— Capitaine, cette visite vous concerne indirectement. Le comte a parlé au roi de l’expédition secrète dont vous aviez eu la pensée. Venez demain, et je vous informerai du résultat de la conversation.

— Il est bien tard. Ne pourrais-je passer la nuit ici ? y a-t-il une chambre convenable ?

— Vite, dépêchez-vous, il ne serait pas bon qu’on vous vit en cet instant chez moi ; notre ami partagera sa chambre avec vous. Vite, Israël, accompagnez le capitaine.

— Allons, dit le capitaine en entrant dans la chambre d’Israël, couchez-vous, je ne veux pas vous priver de votre lit. Je vais dormir là, sur cette chaise.

— Pourquoi ne point vous coucher ? dit Israël. Voyez, le lit est assez large ; mais peut-être votre compagnon de lit vous déplairait-il, capitaine ?

— Non certes, je ne suis pas très scrupuleux à cet endroit : dans ma jeunesse, j’ai eu pour compagnon de hamac un nègre du plus pur sang du Congo pendant toute une traversée ; mais j’aime mieux dormir ainsi. Laissez brûler la lampe, j’en prendrai soin.

Israël obéit et se mît au lit. Ne pouvant dormir, il ferma les yeux à demi et s’amusa à épier la capitaine Paul Jones. Celui-ci tira ses bottes, se leva, et se mit à marcher pieds nus et avec une singulière vivacité autour de la chambre. Tout son visage respirait l’ardeur martiale et le commandement ; son bras droit était collé à son côté comme celui d’un homme qui tient un sabre. Il marchait d’un pas militaire. Passant devant la glace qui décorait la cheminée, Paul s’arrêta et se regarda complaisamment, avec un air de sauvage satisfaction mêlée d’une forte dose de fatuité, puis il retroussa sa manche et regarda son bras dans le miroir. Israël tressaillit en voyant les tatouages mystérieux qui le recouvraient presque entièrement : c’étaient des ancres, des câbles, des cœurs à l’infini. Israël se souvint d’avoir vu dans un de ses voyages des dessins semblables sur le bras d’un guerrier de la Nouvelle-Zélande. Lorsque le capitaine eut assez longtemps contemplé ces bizarres figures, objets de son orgueil, il regarda ironiquement sa main toute chargée de bijoux et d’anneaux, emblèmes d’amour et de galanterie. Ainsi, à l’heure de minuit, au sein de la métropole de la civilisation moderne, errait ce barbare en habit civilisé, comme une sorte de fantôme prophétique des scènes tragiques de la révolution française, où l’exquis raffinement de la vie parisienne devait disparaître pour faire place à la sanguinaire férocité des naturels de Bornéo, et comme pour montrer que les bijoux et les bagues, tout aussi bien que le tatouage et les anneaux portés au nez, sont des signes de cette sauvagerie primitive qui sommeille toujours dans l’esprit humain.


III

Trois jours après l’arrivée d’Israël à Paris, le docteur Franklin entra dans sa chambre un petit paquet de papiers à la main. Son regard parlait de départ immédiat avec une telle éloquence, qu’Israël se leva, mit ses bottes, et se tint dans l’attitude d’un homme qui va partir.

— Très bien, mon cher ami, dit le docteur ; vous avez sans doute les papiers dans vos bottes ?

Israël se déchaussa rapidement et aida le docteur à cacher les papiers.

— Il est maintenant dix heures et demie, dit le docteur. À onze heures, la diligence pour Calais part de la place du Carrousel. Partez immédiatement. Voici quelques provisions pour le voyage. Songez bien que si vous êtes pris sur le territoire anglais avec ces papiers, vous vous perdrez et vous perdrez vos amis de Brentford. Vous ne pouvez donc être trop prudent ; cependant ne soyez pas trop soupçonneux. Que Dieu vous bénisse, mon honnête ami ! Partez.

Israël, arrivé à Calais, prit le paquebot. Pendant la traversée, ayant cédé au sommeil à côté de deux hommes occupés à fumer dans le gaillard d’avant, il eut un réveil assez désagréable. Un de ces hommes essayait de retirer doucement une de ses précieuses bottes ; l’autre était déjà à terre à côté de lui. Israël se rappela l’aventure du Pont-Neuf et les conseils du docteur Franklin ; il se contint et dit poliment : — Monsieur, je vous remercie de m’avoir déjà débarrassé d’une botte. Quant à l’autre, laissez-la où elle est, je vous prie.

— Excusez-moi, dit le drôle, praticien accompli dans l’art de voler, j’ai jugé que vos boites vous gênaient peut-être, et je désirais vous mettre à l’aise.

— Je vous suis bien obligé de votre bonté, monsieur, elles ne me gênent pas du tout. Je suppose toutefois que vous pensiez qu’elles ne vous généraient pas, vous avez le pied très petit vraiment. Est-ce que vous alliez vous disposer à les essayer ?

— Non, répondit le voleur avec un sérieux imperturbable ; mais avec votre permission, je les essaierais volontiers lorsque nous serons arrivés à Douvres.

— Tout bien examiné, dit Israël, il vaut mieux que vous ne les essayiez pas. Je suis un esprit fort excentrique, à ce qu’on dit du moins, et je n’aime pas à perdre mes bottes de vue.

Israël atteignit Douvres sans autre aventure, et le lendemain de son arrivée il frappait à la porte du sguire Woodcock. Le squire le félicita du succès de sa mission, et lui dit que, par suite de certains symptômes alarmans qui s’étaient manifestés dans le voisinage, il lui faudrait rester caché dans la maison un jour ou deux, jusqu’à ce qu’on pût expédier une réponse à Paris.

— Ma femme a ici un grand nombre d’invités qui errent de salle en salle : je suis donc obligé de vous cacher très soigneusement pour éviter tout accident. — En parlant ainsi, le squire toucha un ressort près du foyer. Une des plaques de la cheminée céda à cette pression, pareille à une tombe de marbre qui s’entr’ouvre. — Vite, entrez, dit le squire à Israël.

— Est-ce que je dois ramoner la cheminée ? dit Israël. Je n’y entends rien.

— C’est votre cachette. Allons, venez.

— Mais où cela conduit-il ? Je n’aime guère l’aspect de cette entrée.

— Suivez-moi, je vais vous précéder.

Le squire descendit un étroit escalier de pierre, à peine large de deux pieds, qui conduisait à une petite cellule ; pratiquée dans les murs épais du château, aérée et éclairée par deux petites fentes ingénieusement cachées à l’extérieur sous la forme de deux bouches de griffon taillées dans une grande pierre. Un matelas était étendu dans un coin de la cellule. À terre étaient posés une cruche d’eau, une large bouteille de vin, et un plat en bois contenant du pain et du bœuf froid.

— Est-ce que je vais être enseveli tout vivant ? demanda Israël en regardant autour de lui avec inquiétude.

— La résurrection suivra de près votre mort. Dans trois jours au plus tard, dit le squire.

— Quoique je fusse pour ainsi dire prisonnier à Paris, j’étais cependant mieux logé que cela.

— Mais vous étiez en France, c’est-à-dire dans un pays ami, tandis que vous êtes en Angleterre. Si vous étiez découvert ici, il m’en arriverait malheur.

— Par amour pour vous, je resterai là où vous me mettrez. Seulement je voudrais bien des bouquets et un miroir, comme à Paris ; cela me réjouirait et me tiendrait compagnie, surtout la contemplation de mon individu.

— Eh bien ! restez ici, je reviens dans dix minutes.

Bien avant l’expiration de ce court délai, le squire revint tout essoufflé avec un grand bouquet de fleurs et un petit miroir. — Voici les objets demandés, dit-il ; maintenant restez parfaitement tranquille, évitez de faire aucun bruit, et ne montez l’escalier sous aucun prétexte jusqu’à ce que je vienne.

— Mais quand reviendrez-vous ?

— Je tâcherai de revenir deux fois par jour pendant tout le temps que vous passerez ici ; mais on ne peut savoir ce qui arrivera. Si je ne viens vous voir que lorsque je vous délivrerai, soit dans deux, soit dans trois jours, n’en soyez pas surpris, mon ami. Vous avez assez de provisions pour tout ce temps-là. Adieu.

Israël resta un moment pensif. Il monta sur son matelas, et regarda à travers les fentes ; mais il n’aperçut rien qu’un coin de ciel bleu et le feuillage d’un arbre, aussi ancien que la maison, qui s’élevait en face de la porte. « La pauvreté et la liberté, ou l’opulence et la prison, c’est ainsi, paraît-il, que je dois passer ma vie, » se dit-il. « Regardons notre physionomie. Quelle bêtise de n’avoir pas demandé du savon et un rasoir ! Je me serais fait la barbe ; cela m’aurait aidé à tuer le temps. Si j’avais un rasoir et un peigne, je ferais une toilette continuelle. Lorsque je sortirais, je serais éveillé comme un oiseau et frais comme une rose. Que fait maintenant le docteur Franklin ? Et le capitaine Paul Jones ? Ah ! voilà un oiseau qui chante dans les feuilles ; c’est la cloche qui m’annonce l’heure du dîner. » Et, pour passer le temps, il se mit à attaquer ses provisions. Ainsi s’écoula la première journée. La nuit vint, et les ténèbres s’étendirent autour de lui. Pas de squire.

Il passa une nuit très inquiète. Au point du jour, il se leva et appliqua ses lèvres contre une des bouches des griffons. Il poussa un petit sifflement qui fut suivi d’un petit murmure dans les feuilles. Un oiseau gazouilla, et trois minutes après tout l’orchestre du matin était éveillé. « J’ai réveillé le premier oiseau, se dit Israël, et il a éveillé tous les autres ; déjeunons. » Les heures passèrent ; midi arriva, pas de squire.

« Il est allé à la chasse avant déjeuner, et il est rentré fatigué, » pensa Israël.

Les ombres du soir s’allongèrent dans la cellule, la nuit vint, pas de squire.

Nouvelle nuit sans sommeil. Le second jour se passa comme le premier. Le troisième jour, les fleurs qui ornaient la cellule étaient déjà fanées. D’énormes gouttes d’eau tombèrent à travers les bouches des griffons. Un orage épouvantable éclata. Israël put occuper son temps à écouter les clapotemens de la pluie et les grondemens du tonnerre. « Nous voilà au troisième jour, pensa-t-il ; il a dit qu’il viendrait me chercher dans trois jours au plus tard. Patientons encore. » La journée passa, toujours pas de squire.

Israël entra alors dans un état de frayeur extraordinaire. Le sentiment de son emprisonnement s’empara de plus en plus de son esprit, et pesa sur lui comme un mur de pierre, ou comme une des visions du cauchemar. Il erra convulsivement à travers sa cellule. De vieilles histoires d’hommes enterrés vivans se présentèrent à sa mémoire. Cette cellule avait jadis appartenu à un couvent de templiers, sur l’emplacement duquel la maison du squire avait été bâtie. Là autrefois des cœurs humains aussi forts que le sien avaient succombé sous le désespoir. La nuit se passa ainsi en imprécations muettes et en terreurs ; enfin le matin arriva. Cette fois le squire ne pouvait manquer de venir le délivrer. Cependant Israël se mit à réfléchir. Peut-être était-il arrivé quelque malheur. Le squire avait peut-être été arrêté, arrêté sans avoir eu le temps d’informer un de ses amis qu’un homme était caché dans sa maison. Si cela était, Israël devait chercher par tous les moyens à sortir de sa prison. Il s’avança donc à tâtons, et chercha le ressort qui devait ouvrir la porte mystérieuse. Il avait déjà cherché longtemps et allait se laisser aller au désespoir, lorsqu’il entendit un léger craquement et vit un rayon de lumière. Son pied avait touché par hasard le ressort cherché ; il poussa la porte et se trouva dans le cabinet du squire.

L’appartement avait un aspect funèbre. Les rideaux étaient couverts de crêpe ; partout des nœuds de crêpe et des tentures noires. Israël soupçonna aussitôt la vérité. Évidemment le squire était mort, mort subitement selon toute probabilité, et sans avoir eu le temps d’annoncer qu’un étranger était muré dans sa maison. Tout le monde ignorait sa présence sous le toit du squire. S’il était surpris, quelle raison donner ? Dirait-il la vérité ? Il s’avouait coupable alors d’actes qui le faisaient tomber sous le coup des lois anglaises, et il compromettait la mémoire du bon squire Woodcock. Pendant qu’il était plongé dans ces réflexions, il entendit un pas qui s’approchait. Il poussa immédiatement la porte secrète et chercha un refuge dans sa cellule. Grâce à sa précipitation, la porte se referma avec un bruit sourd et singulier ; lui-même tomba et fit rendre à la muraille un retentissement mystérieux qui effraya si fort la personne qui était entrée inopinément dans la chambre, qu’elle poussa un cri. D’autres voix vinrent bientôt se mêler à la première et apprirent à Israël que le bruit causé par sa chute provoquait mille conjectures. Une pensée se présenta alors à son esprit. La servante qui était entrée avait sans doute cru entendre l’âme du squire Woodcock. — Profitons de cette crédulité pour nous échapper, se dit Israël.

Lorsque le soir fut venu, Israël agit en conséquence ; il ouvrit la garde-robe du squire et revêtit le costume que portait son jovial ami la dernière fois qu’il l’avait vu. Il attendit que minuit eût sonné, et alors, la canne à pomme d’argent du squire en main, il ouvrit la porte et traversa le corridor. Attirées par ce bruit inattendu, plusieurs personnes parurent sur le seuil de leurs appartemens, une lumière à la main, elle regardèrent s’avancer d’un pas lent et solennel avec une terreur profonde. « Le squire ! le squire ! » murmuraient-elles à voix basse et comme frappées d’immobilité. Une vieille dame en deuil, près de laquelle il passa, tomba sans connaissance devant lui ; mais Israël ne se laissa point troubler et marcha d’un pas ferme et délibéré. Il ouvrit la porte de la rue et traversa lentement les terrains qui environnaient la maison. Lorsqu’il fut à quelque distance, il se retourna, vit trois fenêtres ouvertes, et à ces trois fenêtres trois figures effrayées qui le regardaient s’en aller ; bientôt il disparut à tous les yeux. Alors il s’arrêta. Il s’était évadé ; mais le jour allait poindre, et le déguisement qui l’avait servi pouvait le trahir. Il se repentit alors de n’avoir pas songé à garder ses habits par-dessous son costume d’emprunt. Pendant qu’il réfléchissait à cette difficulté, il vit à quelques pas devant lui, dans un champ d’orge ou d’avoine, un homme en habit noir, immobile, un bras étendu et montrant la maison du squire. Israël marcha droit à l’apparition : c’était un mannequin habillé, destiné à protéger la moisson contre les déprédations des oiseaux. Le fugitif eut l’idée de changer d’habits avec le mannequin. Le costume qu’il allait revêtir n’était pas brillant, mais il n’était guère en plus mauvais état que celui qu’il avait acquis jadis du vieux terrassier. D’ailleurs, pour un homme qui veut ne pas attirer l’attention des passans, les haillons les plus déchirés sont les meilleurs. Qui n’évite pas la rencontre de la pauvreté en chapeau défoncé et en habit déguenillé ?

Cet échange fait, Israël s’étendit à terre et dormit d’un profond sommeil. Lorsque le jour parut, il vit un paysan armé d’une fourche qui se dirigeait de son côté. La pensée lui vint que cet homme connaissait peut-être familièrement le mannequin. Pour éviter toute observation malencontreuse, Israël se mit à la place du mannequin et se tint comme lui immobile, le bras étendu vers la demeure du squire. L’homme passa et jeta sur le faux mannequin un coup d’œil curieux. Lorsqu’il se fut éloigné, Israël abandonna sa position et se mit en marche ; mais il n’était pas sorti du champ, qu’il eut l’idée de se retourner. Sa consternation fut grande en voyant le paysan revenir à grands pas vers lui. Israël s’arrêta et reprit sa position de statue. L’homme ne se laissa pas tromper et s’avança résolument la fourche en main. Israël, essayant de combiner à la fois deux stratagèmes, résolut d’agir sur l’imagination du paysan trop curieux. Lorsque ce dernier fut à vingt pas seulement, Israël présenta les deux poings à l’importun en grinçant des dents et en roulant les yeux d’une façon terrible. L’homme s’arrêta un moment fort étonné, mais se remit bientôt en marche vers Israël, qui reprit sa première attitude. Ralentissant alors de plus en plus son pas, le paysan s’avança jusqu’à une distance d’environ trois pieds du faux mannequin, et après l’avoir regardé un moment avec stupeur, il dirigea la pointe de sa fourche vers l’œil gauche d’Israël, qui, convaincu alors de l’inutilité de ses ruses, prit la fuite à toutes jambes. Le curieux obstiné le poursuivit dans sa course. Israël traversa un champ où une douzaine de laboureurs, reconnaissant leur vieil ami le mannequin pourchassé par l’homme à la fourche, levèrent les bras d’étonnement ; mais le fugitif leur échappa et trouva un abri dans un taillis épais où il resta jusqu’à la nuit.

Tourmenté par la faim et impatient de se procurer un habillement convenable, Israël se rendit chez un fermier voisin, qui l’avait, jadis employé, et lui demanda à dîner. Son repas fini, il lui proposa de lui acheter ses meilleurs habits et montra cinq pièces d’or qu’il avait trouvées dans la poche du squire.

— Où avez-vous pris autant d’argent ? dit le fermier fort étonné. Vos vêtemens ne semblent pas indiquer que vous ayez beaucoup prospéré depuis l’époque où vous m’avez quitté.

— Peut-être bien, répondit Israël avec réserve ; mais voyons, qu’en dites-vous ? Voulez-vous me vendre vos habits ? Voici l’argent.

— Je ne sais que vous dire, répondit le fermier avec hésitation. Voyons l’argent. Ah ! une bourse de soie dans la poche d’un mendiant ! Sortez de ma maison, coquin, vous vous êtes fait voleur !

Israël ne savait que répondre. Il ne pouvait évidemment raconter comment cette bourse était tombée en sa possession, ni par quelles aventures singulières il avait passé depuis qu’il avait quitté le service du fermier. Il sortit donc tristement de la maison sans répondre un mot aux injures dont le poursuivit son ancien maître. Il se dirigea vers la maison d’un autre ami, qui jadis l’avait secouru dans les plus pénibles extrémités. Cet ami dormait profondément. Israël frappa à sa porte, mais il ne réussit qu’à éveiller sa femme, personne douée d’une humeur acariâtre, qui, en voyant un misérable à cette heure avancée de la nuit et dans un aussi pitoyable costume, accabla d’épithètes injurieuses le pauvre vagabond. Il supplia en vain la mégère d’éveiller son mari. — Allez-vous-en immédiatement, dit-elle, ou je vais vous arroser. Israël recula prudemment de quelques pas, et supplia la femme de lui vendre une paire de vieilles culottes de son mari. — Vous voyez combien j’en ai besoin ; pour l’amour de Dieu, secourez-moi. — Allez-vous-en ! répéta la femme. — Les culottes, les culottes… voici l’argent, répéta Israël à demi fou de fureur. La fenêtre se ferma aussitôt, et le chien de garde, indigné sans doute de voir troubler la paix d’une famille paisible, se précipita sur les basques de l’habit d’Israël, qu’il réduisit à l’état de veste, et sur son chapeau, qu’il défonça complètement.

— Ah ! voilà donc la récompense d’un patriote ! dit tristement Israël en s’éloignant. Il fit une dernière tentative et se rendit chez une autre connaissance, qui heureusement fut plus charitable que les précédentes. Israël raconta à cet homme tout ce qu’il pouvait dévoiler sans indiscrétion, et lui proposa de lui acheter un habit et des culottes, marché que la vue de l’or du squire fit conclure sans difficulté.

— Maintenant, demanda Israël, pourriez-vous me dire où demeurent Horne Tooke et James Bridges ?

— Horne Tooke ? que diable avez-vous à faire avec lui ? dit le fermier. N’était-ce pas un ami du squire Woodcock ? Pauvre squire ! qui aurait cru qu’il dût mourir aussi subitement ? Mais l’apoplexie arrive comme un boulet de canon.

— Je ne m’étais pas trompé, pensa Israël. Ne pourriez-vous donc me dire, reprit-il, où demeure Horne Tooke ?

— Il demeurait autrefois à Brentford, où il portait la soutane ; mais, à ce qu’on m’a dit, il a vendu son bénéfice et est allé étudier le droit à Londres, où vous le trouverez probablement.

— Quelle rue et quel numéro ?

— Je ne sais pas. Il s’agit pour vous de trouver une aiguille dans une meule de foin.

— Et savez-vous où demeure M. Bridges ?

— Je n’ai jamais entendu parler d’aucun Bridges, sauf d’une certaine Molly Bridges, qui demeure dans Bridewell.

Que devait faire Israël ? Il compta son argent et conclut qu’il en avait assez pour aller trouver à Paris le docteur Franklin. Il se rendit à Londres et de là prit la diligence pour Douvres, où il arriva juste à temps pour apprendre que cette même diligence qui l’amenait apportait aux autorités la nouvelle de la suspension indéfinie des relations entre les deux pays. Tout espoir était donc perdu, et la perspective qui se déroulait devant Israël était une perspective de misère et de douleurs. Mourir de faim ou entrer en prison, il n’avait plus d’autre alternative. Pendant qu’assis sur le rivage, les yeux fixés sur la côte lointaine de la France, il était absorbé dans ses pénibles réflexions, un étranger en habit de marin et d’apparence joviale l’accosta familièrement, et, après une courte conversation, l’invita à venir se rafraîchir à une auberge voisine. Le malheur rend sociable, et Israël fut charmé de rencontrer un ami dans sa détresse ; il jeta cependant un coup d’œil de défiance sur l’étranger, mais ce dernier l’entraîna avec une douce violence dans l’auberge, où quelques minutes après ils étaient attablés, échangeant, le verre en main, des souhaits de santé et de prospérité.

— Un second verre, dit l’étranger d’un ton jovial.

Israël, pour oublier ses ennuis, céda ; le vin commençait à produire son effet.

— Êtes-vous jamais allé sur mer ? reprit le nouveau compagnon d’Israël d’un ton dégagé.

— Oh ! oui, à la pêche de la baleine.

— Ah ! dit l’autre, je suis charmé de le savoir, je vous assure. Jim ! Bill ! — Deux robustes gaillards s’avancèrent, et en un instant Israël se trouva enlevé pour le service naval de sa majesté le magnanime gentleman de Kew-Gardens, George III.

— Au secours ! cria Israël lorsque les deux hommes mirent la main sur lui.

— bonne plaisanterie, et faite dans les règles, n’est-ce pas ? dit l’affable étranger. Le gaillard m’aura valu trois guinées. Bon voyage, mon ami ! — Puis, laissant Israël prisonnier, le drôle boutonna son habit et sortit de l’auberge.

— Je ne suis pas Anglais, rugit Israël, l’écume à la bouche.

— Ah ! c’est là la vieille histoire, répondirent ses gardiens, venez. Il n’y a pas d’Anglais sur la flotte anglaise, tous étrangers.

Moins d’une semaine après, Israël était à Portsmouth, et faisait partie de l’équipage du navire Unprincipled, qui, avec deux autres vaisseaux, devait aller dans les Indes renforcer la flotte anglaise.


IV

Tout près des îles Sorlingues, le navire aperçut à distance un cutter de la douane qui faisait des signes de détresse. Aucun autre vaisseau n’était en vue pour le moment ; l’officier du pont, furieux d’être obligé de s’arrêter par un aussi bon vent, héla le cutter pour savoir de quoi il s’agissait. On lui répondit que, par suite d’un coup de vent violent, le cutter avait perdu ses quatre meilleurs matelots, et qu’il avait besoin d’aides pour rentrer au port.

— Je vous donnerai un homme, dit l’officier d’un ton rechigné.

— Qu’il soit bon alors, dit l’interlocuteur du cutter, au nom de Dieu ! J’en aurais eu besoin de deux.

On donna l’ordre d’amener un bateau. Israël se tint prêt à descendre le premier, quoique les matelots, tous très disposés à profiter de l’occasion pour échapper au service maritime, se pressassent dans la même intention que lui. Le bateau fut amené, Israël sauta dedans, et neuf autres matelots avec lui.

— Prenez celui qui vous plaira, dit le lieutenant à l’officier du cutter. Vite, choisissez. Asseyez-vous, dit-il en s’adressant aux matelots. Vous êtes bien pressés de vous débarrasser du service du roi. Voyons, avez-vous choisi votre homme ?

— Je prends l’homme à la chevelure rousse, dit l’officier en montrant Israël.

Les neuf camarades d’Israël devinrent pâles de désappointement, et avant qu’il eût eu le temps de se lever tout à fait, il sentit un violent coup de pied que lui envoyait un des matelots refusés.

Le cutter s’éloigna, emportant Israël, et un instant après on avait perdu de vue le vaisseau de guerre. Les officiers du cutter étaient des personnes d’une médiocre amabilité ; l’un envoyait au pauvre Israël de solides coups de pied, et l’autre lui distribuait d’abondans soufflets ; le troisième usait généreusement de ses poings à son égard. Irrité déjà par ses malheurs récens, Israël perdit patience. Voyant qu’il n’avait affaire qu’à trois hommes (deux officiers et le capitaine), il renversa le capitaine, et s’apprêtait à terrasser un des officiers, lorsque le capitaine, se relevant, saisit Israël par sa longue chevelure rousse, en jurant qu’il allait le tuer. Le cutter, pendant ce temps, filait à toutes voiles sur la mer, comme s’il eût été transporté de joie du tapage qui se faisait sur le pont. Au moment où le tumulte était à son comble, un autre navire apparut subitement dans le lointain, et une voix retentissante s’écria : — Mettez en panne et envoyez un bateau à bord.

— C’est un vaisseau de guerre, dit le commandant du cutter très alarmé, mais ce n’est pas un compatriote.

— Amenez un bateau à bord, ou je vous coule, à fond, cria de nouveau l’étranger, et un boulet qui fendit les vagues à peu de distance du cutter accompagna ces paroles.

— Au nom de Dieu, ne tirez pas. Je n’ai pas assez d’hommes dans mon équipage pour envoyer un bateau, répliqua le capitaine anglais. Qui êtes-vous ?

— Attendez que j’envoie un bateau qui vous portera ma réponse, dit l’étranger.

— C’est un ennemi à coup sûr, dit le capitaine ; nous ne sommes pas en guerre ouverte avec la France, c’est donc un pirate. Si nous essayions de lui échapper en faisant force de voiles ? dit le capitaine aux officiers, qui applaudirent à ces paroles. Mais Israël resta immobile, en proie à une violente fièvre d’émotion. Il lui semblait reconnaître la voix qui partait du vaisseau de guerre. Le vaisseau se rapprochait, et ses canons envoyaient leurs boulets de plus en plus près du cutter. Cependant ce dernier pouvait encore échapper. À ce moment critique, Israël, qui n’avait pas bougé malgré les ordres répétés des officiers, s’élança vers le capitaine, et, se dressant devant lui, s’écria :

— Regardez-moi bien, je suis un Yankee, un rebelle, un ennemi !

— Au secours ! au secours ! cria le capitaine. Un traître parmi nous, un traître !

Ces mots étaient à peine prononcés, que la mort avait fermé la bouche du malheureux capitaine. Réunissant toute sa force physique, Israël l’avait précipité d’un seul coup dans la mer. Un des officiers se jeta sur Israël, tandis que le second courait au gouvernail pour empêcher le navire de chavirer ; l’officier glissa et tomba près des barres de fer des écoutilles. Israël lui brisa la tête contre le fer, puis courut à l’officier qui se tenait au gouvernail, et qui ignorait l’issue de la dernière lutte. Il le saisit dans une étreinte sauvage, et après l’avoir serré jusqu’à l’étouffer, le lança contre les rebords du vaisseau. En ce moment, la voix du vaisseau de guerre se fit entendre de nouveau. « J’ai fort envie de vous couler bas, pour vous faire payer votre fourberie. Enlevez-moi ce chiffon de drapeau, entendez-vous ? »

Un bateau arriva au bout de quelques minutes. Lorsque son commandant s’arrêta sur le pont du cutter, il se heurta contre le cadavre du premier officier, et en même temps les râlemens d’agonie du second frappèrent son oreille. — Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda-t-il à Israël.

— Cela veut dire que je suis un Yankee pris de force pour le service du roi, et que, pour les récompenser de leurs peines, à mon tour j’ai pris le cutter.

Saisi de surprise, le commandant regarda le corps agonisant du second officier et dit : — Cet homme ne vaut guère mieux que s’il était mort ; mais nous l’emmènerons cependant au capitaine Paul, comme témoin à notre décharge.

— Le capitaine Paul Jones ! s’écria Israël.

— Lui-même.

— Il me semblait bien avoir reconnu sa voix. C’est cette voix qui m’a encouragé et m’a donné la force de faire ce que j’ai fait.

— Oui, le capitaine Paul s’entend assez bien à changer les hommes en tigres. Ils prirent avec eux l’officier agonisant, mais avant qu’ils eussent abordé au vaisseau de guerre, l’officier avait déjà rendu l’âme. Debout sur le pont du vaisseau, se tenait un petit homme à physionomie de pirate, coiffé d’un bonnet écossais orné d’un galon d’or.

— -Eh bien ! drôle, pourquoi votre mauvais bateau m’a-t-il donné tant de mal ? Où est le reste de l’équipage ?

— Capitaine Paul, dit Israël, vous souvenez-vous de moi ? Je crois vous avoir offert mon lit à Paris il y a quelques mois. Comment va le vous bonhomme Richard ?

— Tiens, vous êtes le courrier yankee ? Comment vous trouvez-vous maintenant dans un cutter anglais ?

— Saisi par la presse, capitaine ; voilà l’histoire.

À partir de ce jour, Israël fut un des auxiliaires dévoués du capitaine Paul. Ensemble ils naviguèrent sur toutes les eaux anglaises, ensemble ils touchèrent à tous les ports de l’Ecosse et de l’Irlande, ravageant, incendiant, surprenant et capturant les vaisseaux de l’ennemi. Ce fut Israël qui, au milieu de la nuit, descendit à terre chercher l’étincelle avec laquelle furent incendiés les vaisseaux réunis dans le port de Whitehaven. De toutes leurs expéditions cependant, la plus singulière fut celle qu’ils firent sur les domaines du comte de Selkirk, conseiller privé et ami particulier de George III. Le plan de Paul Jones était d’enlever le comte et de le remettre comme otage entre les mains des Américains. Paul Jones était très navré d’être obligé de se contenter d’un grand seigneur ; il aurait préféré, ainsi qu’il l’avoua à Israël, enlever le roi lui-même. George III servant d’otage à la liberté américaine, cela eût été plus piquant et en même temps plus décisif.

Le Ranger, vaisseau de Paul Jones, aborda donc sur la côte d’Ecosse à l’île de Sainte-Marie, un des domaines du comte de Selkirk. Paul débarqua avec Israël et deux de ses officiers, et s’avança vers la maison du comte. Le silence et la solitude qui régnaient dans les environs lui semblèrent d’un mauvais augure. Il laissa ses hommes à quelque distance, et, accompagné d’Israël, frappa à la porte du château. Un vieux domestique à chevelure grisonnante se présenta.

— Le comte est-il chez lui ?

— Non, monsieur, il est à Edimbourg.

— Ah ! et la comtesse ?

— Elle est ici, monsieur. Qui annoncerai-je ?

— Un gentilhomme qui désire lui présenter ses respects. Voici ma carte.

Israël attendit dans la salle, tandis que le domestique conduisait Paul dans un appartement voisin. La comtesse parut bientôt devant le capitaine. — Charmante dame, dit le galant Paul Jones, je vous souhaite le bonjour.

— A qui ai-je l’honneur de parler, monsieur ? dit la dame d’un ton sévère et en reculant effarouchée par la brusque galanterie de l’étranger.

— Madame, je vous ai envoyé ma carte…

— Qui me laisse dans une complète ignorance, dit froidement la comtesse.

— Un courrier envoyé à Whitehaven pourrait vous donner des nouvelles très circonstanciées concernant l’homme qui a l’honneur d’être votre visiteur.

Ne comprenant pas le sens de ces paroles, la dame, quelque peu embarrassée d’ailleurs par la singulière effronterie de Paul, répondit que si le gentilhomme était venu pour visiter l’île, il avait toute liberté de le faire. Elle se retirait et allait lui envoyer un guide. — Comtesse de Selkirk, dit Paul en avançant d’un pas, j’ai besoin de voir le comte pour des affaires d’une importance urgente.

— Le comte est à Edimbourg, répondit la comtesse avec embarras et en faisant de nouveau quelques pas pour se retirer.

— Vous me donnez votre parole de femme de gentilhomme que vous dites la vérité ? — La comtesse jeta sur lui un regard plein de colère et d’étonnement. — Pardonnez-moi, madame, je ne voudrais pas douter un instant de votre parole ; mais je supposais que vous pouviez soupçonner l’objet de ma visite, et dans ce cas ce serait pour vous la chose la plus excusable du monde que de chercher à me cacher la présence du comte dans l’île.

— Je ne comprends pas du tout ce que vous voulez dire, répondit la comtesse très décidément alarmée cette fois et se retirant vers la porte, tout en conservant courageusement sa dignité au milieu de son effroi.

— Madame, — dit Paul en faisant un geste suppliant et en jouant avec son bonnet à galon d’or, tandis qu’une poétique expression de tristesse et de sentimentalité se répandait sur sa figure brunie, — il est dur à un homme engagé dans la profession des armes d’être parfois obligé à des actions que son cœur réprouve : cette dure condition est la mienne. Vous me dites que le comte est absent ; je crois à votre parole ; loin de moi la pensée de regarder comme un mensonge les paroles qui sont tombées d’une bouche aussi parfaite !

La comtesse le regarda ; des émotions très diverses l’agitaient ; cependant son effroi s’apaisa en partie quand elle vit que, malgré la galanterie extravagante de Paul et ses gestes hyperboliques, il ne s’écartait en aucune façon des convenances et du respect auquel elle avait droit. Paul continua : — Le comte étant absent et sa personne étant l’unique objet de ma visite, vous n’aurez rien à craindre pour vous, madame, lorsque vous saurez que j’ai l’honneur d’être officier de la flotte américaine, et que j’ai débarqué dans cette île avec l’intention d’enlever le comte de Selkirk comme otage de guerre. Je ne regrette pas mon désappointement, puisqu’il a servi à prolonger mon entrevue avec la noble dame ici présente, et qu’il aura pour résultat de ne point troubler sa tranquillité domestique.

— Dites-vous réellement la vérité ? demanda la comtesse bouleversée d’étonnement.

— Madame, si vous voulez jeter un regard par la fenêtre, vous pourrez apercevoir le vaisseau américain le Ranger, que j’ai l’honneur de commander. Présentez mes respects au comte, ainsi que mes sincères regrets de ne pas l’avoir rencontré chez lui. Permettez-moi de vous saluer et de me retirer.

Le capitaine s’inclina, sortit, et trouva Israël en contemplation devant une claymore de highlander. — Partons, mon lion, partons, dit-il ; tout est perdu. Le vieux coq est parti laissant derrière lui dans le nid une belle poule, ma foi ; mais il faut nous en retourner les mains vides.

Monsieur Selkirk n’est donc pas chez lui ? demanda Israël.

Monsieur Selkirk ? C’est peut-être du matelot Alexandre Selkirk que vous voulez parler. Non ; il n’est pas dans l’île de Sainte-Marie ; il est bien plus loin, dans l’île de Juan Fernandez, où il vit tout seul, comme un ermite. Partons.

À la porte, Paul et Israël rencontrèrent les deux officiers qu’ils avaient laissés. Paul les informa de son désappointement et ajouta qu’il ne restait plus qu’à partir immédiatement.

— Et rien pour nos peines ? murmurèrent les deux officiers.

— Que voulez-vous avoir, je vous prie ?

— Eh ! mais un peu de pillage, quelque argenterie.

— C’est honteux. Je croyais que vous étiez des gentilshommes.

— Les officiers anglais, en Amérique sont aussi des gentilshommes, et cela ne les empêche pas de s’emparer de l’argenterie de l’ennemi quand ils peuvent mettre la main dessus.

— Allons, allons, pas de scandale. Les officiers dont vous parlez ne sont pas deux sur vingt, et ces deux, ce sont de purs filous, de petits gentilshommes aux doigts crochus, qui se servent de l’uniforme du roi pour exercer un métier infâme avec plus de sécurité ; les autres sont des hommes d’honneur.

— Capitaine Paul, répondirent les deux officiers, nous vous avons suivi dans votre expédition sans attendre une solde régulière ; nous comptions en revanche sur un peu de pillage honorable.

— Pillage honorable ! voilà quelque chose de nouveau !

Mais les officiers n’étaient pas faciles à persuader. Ils étaient les plus habiles du vaisseau, et Paul, de crainte de les irriter, fut par politique obligé de céder. Quant à lui, il ne voulut se mêler en rien de cette affaire. Il ordonna aux officiers d’interdire à leurs hommes l’entrée de la maison, et de ne rien prendre eux-mêmes que ce que la comtesse voudrait bien leur donner. La comtesse ne fut pas peu déconcertée en recevant les officiers. Ceux-ci exposèrent leur demande avec une froide détermination. Il n’y avait pas moyen d’échapper. La comtesse se retira, et quelques instans après l’argenterie et d’autres objets de grande valeur furent déposés silencieusement devant les officiers, qui partirent chargés du butin. Arrivés à la porte, ils rencontrèrent une fille à l’air mutin et aux joues rosées qui leur présenta les complimens de sa maîtresse, et les pria d’ajouter à leur bagage deux petits hochets d’enfant en corail et en argent. Des deux officiers, l’un était Français et l’autre Espagnol. L’Espagnol jeta avec colère son hochet contre terre et le foula aux pieds ; mais le Français le prit gaiement, et le baisa en disant à la jeune fille qu’il conserverait longtemps ce fragment de corail comme souvenir de ses joues rosées.

Lorsqu’ils arrivèrent sur la plage, ils trouvèrent le capitaine occupé à écrire un billet au crayon. Lorsque Paul Jones eut terminé, il jeta un regard de reproche aux officiers, et tendit le billet à Israël en lui recommandant de le porter en toute hâte au château et de le remettre entre les mains de la comtesse de Selkirk. Ce billet contenait les excuses du capitaine pour le pillage qu’il n’avait pu empêcher. « Du fond de mon cœur, disait Paul Jones, je déplore cette cruelle nécessité. J’ai été obligé de céder. Laissez-moi vous donner l’assurance que, lorsque l’argenterie sera vendue, je ferai en sorte d’en être l’acheteur, et je me ferai un vrai plaisir de vous la renvoyer et de vous faire rentrer ainsi dans votre propriété. Je pars, madame, pour aller attaquer demain matin le vaisseau Drake, de vingt canons, qui se trouve près de Carrickfergus. Je me sentirais invincible comme Mars, si j’osais seulement rêver que dans quelqu’une des vertes retraites de son charmant domaine, la comtesse de Selkirk adresse à Dieu une charitable prière pour un homme qui, étant venu pour faire un captif, a été lui-même captivé. » Et le capitaine signait cette galante missive d’ennemi adorateur de votre seigneurie ! »

Paul Jones fut invincible en effet ; il prit le vaisseau Drake malgré la supériorité de son artillerie et de son équipage, puis se rendit en France avec Israël. Il jeta l’ancre devant Brest. Trois mois après, il fit partie d’une expédition envoyée par la France sur les côtes de la Grande-Bretagne. Paul Jones commandait le vaisseau le Duras, vieux navire de forme antique qui avait fait souvent le voyage des Indes et qui en avait rapporté une forte odeur d’épices. — Le Duras, je n’aime pas ce nom, dit un soir Israël à Paul Jones ; si nous le changions : si nous l’appelions le Bonhomme-Richard ? Ce nom fut adopté, et il est resté célèbre, car l’événement le plus remarquable de cette expédition fut le combat du Bonhomme-Richard contre le vaisseau anglais le Serapis. Ce combat, qui fut la première collision remarquable sur mer entre les Anglais et les Américains, pouvait être regardé comme une prophétie des destinées de cette Amérique, intrépide, sans souci des principes, téméraire, pillarde, aux ambitions infinies, civilisée à l’extérieur seulement, sauvage au fond de l’âme, qui est et qui peut-être sera longtemps encore le Paul Jones des nations. Peu de combats sur mer ont été plus énergiques, plus obstinés, plus furieux, et il serait curieux d’en retracer l’histoire, si elle se rapportait plus directement à l’histoire d’Israël Potter.

Après cette victoire, Paul et Israël, tous deux désireux de revoir l’Amérique, partirent sur le vaisseau de guerre l’Ariel, Paul comme commandant et Israël comme quartier-maître. Deux semaines s’étaient passées, quand ils rencontrèrent de nuit une frégate qu’ils pouvaient supposer ennemie. Les deux navires s’approchèrent l’un de l’autre. Tous deux portaient les couleurs anglaises : Paul Jones les avait adoptées pour mieux tromper l’ennemi. Pendant une heure, les capitaines des deux navires conversèrent à travers leur porte-voix. Ce fut une conversation réservée, adroite, évasive, diplomatique. Enfin Paul, exprimant quelque incrédulité relativement aux assertions de l’étranger, manifesta le désir que le commandant envoyât un bateau à bord et exhibât ses pouvoirs. L’étranger soutint que son bateau faisait eau de toutes parts. Paul, toujours poli, le supplia de considérer le danger auquel il s’exposait par un refus, et son interlocuteur lui objecta qu’il pouvait répondre par la bouche de vingt canons, et que lui et les gens de son équipage étaient de solides Anglais. Paul lui accorda cinq minutes pour se décider, et, ce délai passé, il fit hisser les couleurs américaines et courut sus au navire étranger. Il était huit heures du soir lorsque cette étrange querelle s’engagea au milieu de l’Océan.

Au bout de dix minutes de canonnade, le vaisseau étranger cria d’arrêter, qu’il se rendait, et que la moitié de ses hommes était tuée. L’Ariel poussa un hourra ! et son équipage s’apprêta à prendre possession du vaisseau, qui en ce moment, changeant de position, se trouva tout près de l’Ariel. Israël, qui était là, sauta sur l’espars, pensant qu’il serait immédiatement suivi par ses compagnons ; mais tout à coup les voiles du navire s’enflèrent, et Israël fut séparé de l’Ariel par un espace impossible à franchir. Le compagnon de Paul Jones monta alors sur le pont afin de ne donner aucun soupçon, et se vit au milieu de deux cents marins composant l’équipage d’un vaisseau corsaire. Le vaisseau fuyait à toutes voiles ; les ordres retentissaient de toutes parts, et Israël, craignant d’être découvert, se montrait aussi empressé à les exécuter que les autres. Il réfléchit ensuite à ce qu’il devait faire. Pendant cette nuit, grâce à la ressemblance de ses vêtemens, il pouvait échapper ; mais le lendemain il serait inévitablement découvert. Il remarqua cependant que les matelots n’avaient point d’uniforme, n’appartenant pas à la marine régulière, et que sa jaquette était le seul de ses vêtemens qui pût le dénoncer : il la dépouilla et la jeta à la mer. Cela fait, il s’en alla tranquillement vers la grande hune, et, s’asseyant à côté d’un groupe de huit ou dix matelots, demanda à l’un d’eux une pincée de tabac.

— Une chique, l’ami, s’il vous plaît !

— Eh ! qui êtes-vous ? répondit le marin. Les matelots de la hune de misaine et de l’artimon ne veulent pas que nous allions nous mêler à eux. Allons, filez.

— Vous êtes aveugle ou fou, mon vieux, répondit Israël ; je suis votre camarade, n’est-ce pas, les amis ? ajouta-t-il en s’adressant aux autres.

— Nous ne sommes que dix dans notre service, si vous en êtes un, nous serons onze, dit un second matelot. Allons, filons vite.

— C’est bien mal, camarades, de traiter ainsi un vieux compagnon. Allons, allons, vous êtes fous. Donnez une chique. — Et il s’adressa de nouveau avec beaucoup de politesse an matelot le plus rapproché de lui.

— Écoutez bien, répondit celui-ci ; si vous ne partez au plus vite, vous, espion de l’artimon, nous allons vous jeter par dessus le pont immédiatement.

Israël affecta de prendre la chose en plaisanterie et s’en alla. Pour n’être pas découvert, il avait besoin, d’une manière ou d’une autre, de se faufiler dans les rangs de quelqu’un des groupes de l’équipage ; là était son seul espoir. Descendant sur le gaillard d’avant, Israël se mêla aux matelots employés au service de l’ancre de sûreté. Ceux-ci étaient à discuter sur la dernière rencontre, et exprimaient l’opinion qu’avant l’aurore le vaisseau serait hors de la vue de l’ennemi.

— Eh ! L’avons-nous bien poivrée, cette vieille carcasse, amis ? dit Israël. Donnez-moi une chique, quelqu’un d’entre vous. Combien avons-nous de blessés, savez-vous ? Personne de tué, à ce qu’on m’a dit ? N’est-ce pas un bon tour que nous leur avons joué ?

— Jack Jewboy, répondit un des marins, vient de me dire qu’il n’y a eu que sept hommes blessés, et que personne n’a été tué.

— Eh ! les amis, les bons amis ! cria Israël en s’avançant vers un des affûts de canon où trois ou quatre hommes étaient assis, pressez-vous, pressez-vous un peu et faites place à un camarade.

— Toutes les places sont prises, mon garçon ; regardez à l’autre canon.

— Les enfans ! une place ici ! s’écria Israël en s’avançant comme quelqu’un de la famille.

— Qui diable êtes-vous donc, vous qui faites ici tant de tapage ? demanda le quartier-maître du gaillard d’avant. Êtes-vous un des hommes du gaillard d’avant ? Voyons un peu. — Et avant qu’Israël eût pu échapper à l’examen, le vieux vétéran saisit une lanterne et l’approcha de son visage. — Attrapez cela, dit l’officier en donnant à Israël une poussée terrible et en le chassant ignominieusement du gaillard d’avant, comme un indiscret étranger venu des régions les plus éloignées du vaisseau.

Israël essaya de se glisser parmi d’autres groupes, toujours avec la même persévérance d’effronterie, mais toujours aussi avec le même insuccès. Partout repoussé, il chercha un refuge parmi les matelots de la cale. Plusieurs d’entre eux, plongés dans les noires entrailles du vaisseau, étaient assis autour d’une lanterne, pareils à un groupe de charbonniers dans une forêt de pins, à minuit. — Eh bien ! les amis ! quel est le mot pour rire ? dit Israël en s’avançant, mais toutefois en se tenant autant que possible dans l’ombre.

— Le mot pour rire, c’est que vous feriez mieux d’aller là où vous devriez être, au lieu de vous faufiler là où vous n’avez rien à faire. C’est sans doute ainsi que vous vous êtes esquivé pendant le combat. Sortez d’ici. Sur le pont, vite ! ou j’appelle le capitaine d’armes.

Israël décampa. Chassé de partout, il retourna, découragé, sur le pont. Il se coucha dans un hamac vide, et le lendemain essaya de renouveler ses offres de service aux divers groupes de marins, qui le repoussèrent comme la veille. Enfin un matelot irascible, dont notre aventurier avait en vain essayé de gagner les bonnes grâces, remarquant en lui quelque chose d’étrange, le pressa de s’expliquer formellement et de dire ce qu’il était. Les réponses d’Israël accrurent ses soupçons. Un groupe se forma. Les matelots éloignés, attirés par le bruit de la dispute, s’approchèrent, et tous déclarèrent qu’ils avaient déjà été ennuyés par un vagabond réclamant une place parmi eux. Le capitaine d’armes parut, prit Israël par le collet et le conduisit à l’officier du pont, qui, après avoir examiné l’Américain avec beaucoup d’étonnement, procéda à un interrogatoire en règle. Israël fut sommé de dire son nom et déclara s’appeler Peter Perkins.

— Vraiment, je n’ai jamais entendu ce nom, reprit l’officier. Voyez, je vous prie, si Peter Perkins est inscrit sur le registre, dit-il à un midshipman.

On parcourut le registre, ce nom ne s’y trouvait pas. — Vous n’êtes pas inscrit, monsieur. Il n’y a pas ici de Peter Perkins. Dites-moi tout de suite qui vous êtes.

— Peut-être, monsieur, dit gravement Israël, que m’étant enrôlé dans un moment où j’étais gris, j’aurai donné le nom d’une autre personne au lieu du mien, sans y songer.

— Soit. Sous quel nom êtes-vous connu parmi vos camarades depuis que vous êtes ici ?

— Peter Perkins, monsieur.

L’officier se tourna vers les matelots et leur demanda s’ils connaissaient un camarade de ce nom. Ils répondirent tous négativement.

— Mauvaise défaite, monsieur, mauvaise défaite ! vous voyez. Qui êtes-vous ?

— Un pauvre homme persécuté, à votre service, monsieur.

— Qui vous persécute ?

— Tout le monde, monsieur. Tout le monde semble être contre moi, personne ne veut me reconnaître.

— Dites-moi, demanda l’officier, vous souvenez-vous d’hier matin ? Il faut que vous deviez l’existence à quelque combustion spontanée. Peut-être même l’ennemi vous a-t-il lancé ici dans une cartouche ? Vous souvenez-vous d’hier ? Voyons, puisque vous prétendez que ces hommes sont vos camarades, quels sont leurs noms ?

— Oh ! monsieur, je suis si intime avec eux que je ne les appelle jamais par leur vrai nom, mais seulement par leurs sobriquets ; aussi, n’employant jamais leurs noms, je les ai oubliés. Quant aux sobriquets sous lesquels je les connais, ce sont Towser, Bowser, Rowser, Snowser.

— Assez. Il est fou, complètement fou ; emmenez-le. Arrêtez, dit encore l’officier, qu’une étrange fascination semblait attacher à cette investigation sans résultat. Quel est mon nom ?

— Eh ! monsieur, un de mes camarades vient de vous nommer le lieutenant Williamson, et je ne vous ai jamais entendu appeler autrement.

— Et quel est le nom du capitaine ?

— Lorsque nous parlâmes à l’ennemi la nuit dernière, je l’entendis lui-même dire par son porte-voix qu’il était le capitaine Parker, et probablement il sait son nom.

— Je vous y prends. Ce n’est pas le vrai nom du capitaine.

— Il est le meilleur juge, je pense, dans cette question, monsieur.

— Si une telle supposition n’était pas absurde, dit l’officier, je conclurais que cet homme est, par un moyen quelconque, venu du bâtiment ennemi.

— Mais en supposant que cela fût, dit un second officier, et cela est impossible, quel motif aurait pu le pousser à venir volontairement parmi des ennemis ?

— Je n’en sais rien ; qu’il réponde lui-même. Pourquoi avez-vous sauté du vaisseau ennemi dans celui-ci la nuit dernière ?

— Moi, sauter du vaisseau ennemi, monsieur ! ma place au quartier-général est au canon n° 3 du premier pont.

— Il est fou, ou c’est moi qui le suis, ou tout le monde l’est devenu. Emmenez-le.

— Mais où vais-je remmener, monsieur, dit le capitaine d’armes. Il ne semble appartenir à aucun service.

— Emmenez-le, dit l’officier, que ses propres perplexités rendaient furieux. Emmenez-le, vous dis-je.

— Allons, venez, mon fantôme, dit le capitaine d’armes, et, lui mettant la main au collet, il le promena dans tout le vaisseau, ici et là, ne sachant pas exactement que faire de son prisonnier. Un quart d’heure après environ, le capitaine du vaisseau sortit de sa cabine, il remarqua les promenades indéfinies qu’on faisait subir à Israël, et en demanda la cause, ajoutant qu’il avait défendu expressément d’infliger à ses hommes des punitions dégradantes. L’officier du pont raconta toute l’histoire, au grand étonnement du capitaine, qui apostropha rudement Israël. — Drôle, n’essayez pas de me tromper. Qui êtes-vous, et d’où êtes-vous venu ?

— Monsieur, mon nom est Peter Perkins, et je viens du gaillard d’avant, où le capitaine d’armes m’a conduit avant de m’amener ici.

— Auriez-vous le front de me dire que vous êtes matelot à bord de ce vaisseau depuis qu’il a quitté Falmouth, il y a dix mois ?

— Monsieur, désireux de servir sous un aussi bon capitaine, j’ai été des premiers à m’enrôler.

— A quels ports avons-nous touché, monsieur ? dit le capitaine, adouci par le compliment.

Israël se gratta la tête. — D’abord, monsieur, à Boston.

— Vrai, murmura un midshipman.

— Et ensuite ?

— Eh bien ! monsieur, j’ai dit que Boston était le premier port, n’est-ce pas ? et…

— Le second port, c’est ce que je vous demande.

— Eh bien ! New-York.

— Vrai encore, murmura le midshipman.

— Quand avons-nous tiré le canon pour la première fois ?

— Eh mais ! quand nous avons quitté Falmouth, il y a dix mois.

— Dans quel combat avons-nous tiré le premier coup de canon, voilà ce que je vous demande, et quel est le nom du corsaire que nous avons pris alors ?

— Il me semble, monsieur, que j’étais malade alors. Oui, monsieur, ce doit avoir été à cette époque. J’avais la fièvre cérébrale, et j’en ai perdu la mémoire quelque temps.

Jugeant inutile de pousser plus loin l’interrogatoire, le capitaine laissa sa liberté à Israël, qui se montra si bon marin et si empressé à la manœuvre, qu’il finit par gagner le cœur de tout le monde ; l’officier de la grande hune le réclama pour son service, et c’est ainsi que l’exilé fugitif acheva son voyage.

Un jour l’officier du pont, jetant les yeux sur la grande hune, aperçut Israël appuyé tranquillement sur la lisse et regardant en bas : — Eh bien ! Peter Perkins, vous semblez, en effet appartenir à la grande hune.

— Je vous l’ai toujours dit, répliqua Israël en souriant, et cependant vous vous le rappelez, monsieur, d’abord vous n’avez pas voulu me croire.

Enfin le vaisseau atteignit Falmouth. Au moment où il entrait dans le port, Israël vit une grande foule se presser sur le rivage, tandis que les fenêtres des maisons voisines étaient encombrées de spectateurs. Un vaisseau de guerre débarquait son équipage, parmi lequel se trouvaient plusieurs officiers de l’armée, outre les officiers de marine. La foule se rangea sur deux haies, et alors, entre deux soldats armés jusqu’aux dents, apparut un captif de taille patagonienne, et qui s’élevait autant au-dessus de ses gardiens que le dôme de Saint-Paul au-dessus des clochers qui l’entourent. La foule poussa une acclamation ; les cris : au château ! au château ! se firent entendre de toutes parts, et le cortège prit la route du château de Pendennis.

Le lendemain était un dimanche, et Israël obtint, avec quelques-uns de ses camarades, la permission d’aller à terre. Il se dirigea vers le château, où, selon toute probabilité, était renfermé le géant qui excitait la veille les acclamations de la foule. Du dehors on entendait la voix retentissante du prisonnier. « Ne t’enorgueillis plus, Angleterre, et considère que tu n’es qu’une petite île, disait cette voix. Fais revenir tes bataillons décimés, et couvre-toi la tête de cendres. Assez longtemps tes tories à l’âme vénale ont oublié leur Dieu et se sont courbés jusqu’à terre devant Howe et l’Allemand Kniphausen. Je vous montrerai, coquins, comment un vrai gentleman et un vrai chrétien sait se conduire dans l’adversité. Arrière, chiens ! respectez un gentleman et un chrétien, quoiqu’il soit en haillons et sente l’eau de la cale. »

Frappé d’étonnement, Israël entra dans l’intérieur du château, et là, dans une cour, assis sur le gazon, il vit le géant les fers aux mains, revêtu d’un costume mi-partie de chef indien et de chasseur canadien, entouré de spectateurs curieux. Sa voix ne cessait de gronder comme un tonnerre et de lancer à ses ennemis des imprécations en langage biblique entremêlé de jargon de caserne. « Oh ! oui, coquins, vous pouvez bien trembler devant Ethan Allen, le vainqueur de Ticonderoga, le soldat invincible. Vous, Turcs, jusqu’à ce jour vous n’avez jamais connu un chrétien. C’est moi, moi qui lorsque votre lord Howe essaya de me corrompre par l’offre d’une place de major-général et cinq mille acres de terre choisie dans le vieux Vermont (ah ! trois hourras pour le glorieux Vermont et les enfans de nos vertes montagnes !), c’est moi qui répondis à votre lord Howe : Vous, vous m’offrez notre terre ! vous êtes comme le diable de l’Écriture, qui offrait tous les royaumes de l’univers, tandis que le drôle n’avait pas à lui un seul pouce de terrain. »

Ce prisonnier bruyant, hautain et tapageur était en effet Ethan Allen[6], un des vainqueurs de Ticonderoga, héros bizarre taillé en Hercule, bon vivant, joyeux compagnon, et qui, quoique né dans la Nouvelle-Angleterre, n’avait rien de son esprit puritain. Pendant son séjour en Angleterre, il trouvait un sauvage plaisir à insulter ses ennemis, par exemple, à leur jeter à la face le nom de Ticonderoga, qui rappelait une défaite singulièrement humiliante pour l’orgueil anglais. Les fureurs d’Allen pouvaient s’expliquer par le ressentiment qu’avaient dû causer à une nature violente les mauvais traitemens de ses ennemis. Fait prisonnier, il avait dû supporter le coup de canne qu’un certain colonel Mac-Cloud lui avait administré sur la tête en lui promettant une bonne pendaison à Tyburn. Durant la traversée, il avait été mis aux fers à fond de cale par un tory implacable, le colonel Guy Johnson. Peut-être aussi, redoutant les violences et craignant d’encourager la férocité de ses geôliers s’il se montrait tranquille et stoïque, Allen avait-il voulu prendre les devans et effaroucher ses ennemis. Cette tactique lui réussit d’ailleurs parfaitement. Ses bruyantes imprécations eurent du retentissement, et on les fit cesser en l’échangeant contre des prisonniers anglais.

Il y avait au château de Pendennis d’autres captifs moins illustres et moins bruyans que le colonel Ethan Allen ; c’étaient de pauvres fermiers, des paysans yankees, de simples marchands patriotes. Israël voulut jeter un coup d’œil sur ces compagnons d’infortune. Il regarda à travers une fenêtre grillée, et fut fort étonné d’entendre ces mots tout à coup prononcés : « Est-ce vous, Potter ? Au nom de Dieu, comment êtes-vous venu ici ? » Une sentinelle entendit ces mots et arrêta immédiatement Israël. On l’amena en présence des quarante prisonniers américains, et parmi eux il reconnut un certain Singles, maintenant le sergent Singles, l’homme qu’il avait, à son retour de la pêche à la baleine, trouvé marié à la jeune fille qu’il aimait. Ils s’étaient toujours haïs comme peuvent se haïr deux rivaux ; mais alors, courbés sous le même malheur, ils ne se souvenaient plus du passé, et leurs âmes étaient, confondues dans un même sentiment.

Israël, transformant son étonnement réel en surprise affectée, déclara qu’une ressemblance singulière avait sans doute égaré le prisonnier, qu’il n’était pas un rebelle yankee, mais, grâce à Dieu, un honnête Anglais, fidèle à son roi, né dans le Kent, et servant à bord d’un vaisseau porteur de lettres de marque actuellement dans le port. Le prisonnier parut surpris ; mais les signes d’intelligence que lui fit Israël le décidèrent à s’excuser et à se contredire. Après plusieurs examens devant les comités militaires, notre aventurier fut laissé en complète liberté. Le lendemain cependant le bruit se répandit que le vaisseau de guerre, pour se recruter, allait prendre un tiers de l’équipage de la lettre de marque. La résolution d’Israël fut arrêtée immédiatement. Il ne voulait point servir les ennemis de sa patrie, mieux valait recommencer sa vie de vagabondage et de misère. Il s’échappa donc du navire pendant la nuit, gagna la terre à la nage, et après avoir fait quelques milles à pied, il s’arrêta pour échanger ses vêtemens de marin contre des guenilles abandonnées qu’il rencontra sur son chemin ; puis, ayant revêtu de nouveau la robe du mendiant, il se dirigea vers Londres avec cet instinct qui pousse vers la solitude le renard traqué, car les grandes foules sont précisément le véritable désert où l’homme persécuté est le plus en sûreté.

À une distance de dix ou quinze milles de Londres, le pauvre proscrit, mourant de faim et épuisé de fatigue, arriva devant une manufacture de briques, et s’engagea à raison de six shillings par semaine. Pendant quinze mortelles semaines, Israël mena la dure existence d’un ouvrier en briques, et à la fin, grâce à ses sueurs, se trouvant muni d’un costume un peu plus convenable et possesseur de quelques gros sous, il reprit sa route pour la capitale, où il entra, comme les rois qui viennent de Windsor, par le côté du Surrey. C’était un lundi matin, 5 novembre, le jour de l’anniversaire de Guy Fawkes. Londres était plein de bruit, de brouillard et d’odeur de poudre. Il devait y rester encore quarante-cinq ans sans que le malheur cessât de peser sur lui.

Ces quarante-cinq années eurent la monotonie du malheur et portent la grise livrée de la misère. On peut dire pour les misérables ce que l’on a dit des peuples heureux : ils n’ont pas d’histoire. D’abord Israël fut assez prospère, et même rassembla assez d’argent pour payer son passage en Amérique ; mais le malheur voulut qu’étant traité avec beaucoup de bonté dans une boulangerie où il était employé, il tomba amoureux de la fille de boutique. Il crut ne pouvoir témoigner sa reconnaissance que par un mariage. Lorsque la paix fut conclue, ses épargnes s’étaient évanouies, et lorsque plus tard un consul américain établi à Londres eut été en mesure de lui procurer un passage gratuit, il ne put naturellement se résoudre à abandonner sa femme et son enfant.

Jusqu’alors Israël avait gagné péniblement sa vie. La conclusion de la paix fut suivie par malheur d’un encombrement des métiers et d’une baisse des salaires, provoqués par l’affluence des soldats licenciés. En même temps, selon une règle fort énigmatique, mais bien connue et tout à fait malthusienne, la famille d’Israël augmentait à mesure que ses ressources diminuaient. Onze enfans lui vinrent au monde dans un grenier de Moorfiels. Dieu lui fit la grâce d’en rappeler dix à lui. Israël essaya de gagner sa vie en se faisant rempailleur de chaises, et bientôt ce métier ne lui offrant plus de ressources, il fit et vendit des allumettes ; mais la pente de la misère est fatale, et sa triste industrie ne lui réussissant pas encore, Israël fut réduit au métier de chiffonnier.

La guerre se ralluma, la grande guerre de 93, et de nouveau les années se mirent en marche. La concurrence étant moindre. Israël put reprendre le métier de rempailleur de chaises. Sa femme était morte et l’avait laissé seul avec un enfant qui aidait son père dans ses travaux, fin 1817, la paix étant conclue, les soldats congédiés, comme autant de harpies, vinrent de nouveau retrancher chaque jour aux ouvriers des villes une bouchée de pain, et néanmoins, trait caractéristique de la nature américaine, malgré toutes ses souffrances, Israël ne tomba jamais à la condition de mendiant. Heureusement pour lui, il avait un enfant qui le soutenait dans sa misère, et qui le berçait des rêves d’un retour à la terre natale. Par ses efforts persévérans, l’enfant parvint à faire connaître au consul américain l’histoire de son père, et le consul les fit embarquer tous deux pour Boston. C’était en l’année 1826 ; juste un demi-siècle s’était écoulé depuis le jour où Israël avait été conduit en Angleterre.

Le navire arriva à Boston le 4 juillet. La ville était en grande fête ; le vieillard eut en débarquant la joie de voir écrits sur une bannière flottante, portée sur un char de triomphe, ces mots : Bunher-Hill, 1775. Gloire aux héros qui ont combattu dans cette journée. — Il contempla silencieusement ce spectacle, et reprit, les larmes aux yeux, le chemin de ses montagnes ; mais son retour n’était pas un retour : c’était une résurrection d’entre les morts. Personne ne le connaissait et n’avait entendu parler de lui. Le dernier survivant de sa famille, suivant l’exemple de ses voisins, avait vendu ses propriétés, et s’était retiré dans l’ouest… où ? — On ne le savait pas précisément. Israël chercha la demeure de son père, elle avait été incendiée il y avait longtemps. Il chercha l’emplacement sur lequel elle s’élevait, les routes avaient été changées. Sur l’ancienne route paissaient maintenant de paisibles troupeaux. Enfin, en avançant, le vieillard arriva avec son fils auprès d’un petit tas de pierres noircies par le feu et tachetées cependant, de mousses vertes. Un étranger labourait près de là, et s’arrêta tout à coup ; sa charrue avait rencontré une pierre enfoncée dans la terre.

— Voilà vingt ans déjà que ma charrue frappe cette vieille plaque de foyer ! Oh ! une journée étouffante, vieil ami ! dit-il à Israël.

— A qui était cette maison, l’ami ? dit le fugitif, touchant de son bâton la pierre à demi enfouie.

— Je ne sais, j’ai oublié le nom. Ils sont allés dans l’ouest, je crois. Vous les connaissiez ?

Mais le fugitif ne répondit pas ; son œil était fixé sur la pierre.

— Que regardez-vous, père ? dit son fils.

— Père ! Oui, ici, dit-il en montrant la place avec son bâton, ici s’asseyait mon père, et ici ma mère, et moi, petit enfant, je courais entre leurs jambes à cette même place où je me traîne maintenant, mais à l’air libre et sans un toit sur ma tête. Continuez à labourer, l’ami…

Le dernier renseignement qu’on ait recueilli sur Israël Potter est relatif à une pension militaire que le vieux soldat sollicita du gouvernement américain, et que certains caprices de la législature lui refusèrent. Ainsi il fut jusqu’à la fin le représentant de ces foules inconnues et oubliées qui poursuivent leurs efforts sans en attendre le prix, et qui présentent par cela même le modèle du désintéressement. Honneur à ces foules, car elles nous donnent une grande leçon, très consolante et pleine d’optimisme : elles nous enseignent combien la vertu est naturelle à l’homme. Elles n’ont pas de renommée, pas de récompense à espérer ; elles doivent être forcément désintéressées, et elles le sont. Le renoncement, le sacrifice de soi-même a été de tout temps regardé comme le dernier terme de la perfection chrétienne, comme le suprême triomphe de l’homme sur ses instincts, et cependant ce miracle s’accomplit tous les jours, et ceux qui l’accomplissent ne sont pas des grands hommes : ce sont des êtres humbles et sans facultés bien éminentes. C’est de la poussière de ces millions d’êtres humains qu’est fait le sol de la patrie, ce sont leurs cendres que nous foulons aux pieds, et quand nous contemplons avec orgueil les quelques monumens épars sur ce sol, et qui rappellent un fait impérissable ou un grand homme immortel, n’oublions pas que ce sont ces hommes ignorés qui en ont fourni les pierres et le ciment. Or, de tous les pays du monde, aucun ne doit plus de reconnaissance à ces foules anonymes que les États-Unis. Là le petit nombre d’individualités qui se sont élevées au-dessus des masses n’ont pas été leurs généraux ou leurs souverains, elles n’ont été que leurs caporaux et leurs sergens. Là ces individualités n’ont pas déterminé la destinée des multitudes, ce sont celles-ci, au contraire, qui leur ont enseigné leur devoir. Aussi la révolution américaine a-t-elle été regardée à juste titre comme le véritable avènement de la démocratie sur la scène du monde.

Oui, le vrai, le seul héros de la révolution américaine, c’est la foule ; c’est à d’obscurs fermiers, à d’humbles paysans que les États-Unis doivent leur indépendance. Quoi d’étonnant si l’Amérique a pour eux une grande reconnaissance, et si elle restitue avec empressement à un simple soldat de Bunker-Hill ou de Saratoga la part de gloire qui lui appartient dans la fondation de la république ? Dans d’autres pays, la gloire des grands événemens revient presque tout entière aux grands hommes ; mais dans la révolution américaine il n’en est pas ainsi, et les milliers d’Israël Potter qui combattirent alors ont contribué chacun pour sa part à la victoire. C’est cette pensée qui se fait jour dans le récit de M. Melville. Israël Potter est, nous le répétons, la personnification des vertus qui assurèrent le triomphe de l’Amérique. Captif sur la terre de l’ennemi, il bat encore l’ennemi ; prisonnier, il trouve encore le moyen d’être libre ; vaincu, il déconcerte l’ennemi et a toujours le dernier mot. Si misérable qu’il soit, Israël a confiance en lui et pour ainsi dire bonne opinion de lui-même. Quoique prisonnier et mis aux fers, il refusera de se croire esclave ; il résistera à l’évidence de sa situation, et soutiendra encore à la face de l’Angleterre qu’il est entièrement libre, qu’il est un Yankee. Sa majesté George III ne serait pas capable de lui imposer obéissance, et même, poussé à l’absurde comme dans l’histoire du vaisseau corsaire, l’évidence, devant laquelle tous les hommes s’arrêtent, n’est pas capable de le désarçonner. La misère, le besoin, qui sont le fléau des foules, ne peuvent avoir aucun empire sur lui ; ce n’est à ses yeux qu’un des mille détails de la vie, et Israël ne se courbe pas plus sous la tyrannie de la fatalité que sous la tyrannie de l’Angleterre.

C’est là ce qui constitue en effet la démocratie véritable, c’est de nier hautement l’existence de la tyrannie en face de la tyrannie même et de se conduire comme si elle n’était pas. Jadis cette manière de penser et d’agir n’était connue que des grandes individualités. Tous les hommes éclairés, instruits, moralises, tous ceux en un mot qui se sont élevés à l’individualité savent par expérience que les plus grands malheurs et les plus grands maux n’ont pas la réalité que leur attribuent les masses superstitieuses et ignorantes, que malheur, fatalité, tyrannie, ne sont guère que des fantômes qui viennent à certains momens hanter notre esprit et obscurcir la lumière du jour, mais qui passent vite, et contre lesquels il existe des formules de conjuration. Eh bien ! Israël Potter, le paysan yankee, eut en partie cette connaissance ; il représente, ce soldat de Bunker-Hill, le moment de l’histoire où la foule a perdu son antique caractère, et où les êtres qui la composent ont senti naître en eux une individualité, où ils ont compris qu’ils existaient réellement, plus réellement que tous les fléaux qui ont fait peur et qui font encore peur au monde. Ce qui distingue essentiellement l’homme libre, c’est l’absence de crainte et la certitude qu’en lui seul sont tous les dangers. Ne rien craindre et être toujours prêt à tout, c’est là l’essence de l’individualité, et l’humble prisonnier de guerre sait cela. Dès lors qu’a-t-il besoin de récompense et de célébrité ? Il peut rester obscur et ignoré, car il existe et il a le sentiment de son existence. La grande récompense de nos actions, ce n’est pas le nom que nous portons, ni la célébrité que nous acquérons ; c’est la certitude d’être quelqu’un, c’est l’estime que nous avons de nous-mêmes.


EMILE MONTEGUT.

  1. Israël Potter : his fifty years of exile ; 1 vol. New-York, Putnam 1855.
  2. Un cent, la centième partie d’un dollar, à peu près cinq centimes de France.
  3. Idiotisme américain sans doute, le mot anglais penny (deux sous de France) faisant pence au pluriel.
  4. Horne Tooke, célébre politique et philologue anglais, qui, à l’époque de la révolution, se montra chaud partisan de la cause américaine.
  5. Paul Jones, le plus étrange des nombreux citoyens du monde au XVIIIe siècle, après Anacharsis Clootz cependant. Écossais de naissance, Paul Jones prit le parti des Américains et ravagea à leur profit les côtes des trois royaumes.
  6. Le colonel Ethan Allen avait été fait prisonnier devant Montréal.