Ivanhoé (Scott - Montémont)/Chapitre 14

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Ivanhoé ou le Croisé Britannique
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 12p. 155-164).


CHAPITRE XIV.


Lorsque, parée de sa rustique magnificence, l’ancienne chevalerie déployait la pompe de ses jeux héroïques, les chefs, la tête ornée d’un blanc panache, et les dames, étalant leurs plus riches atours, se rassemblaient au bruit du clairon dans les appartements d’un superbe palais.
Warton.


Le prince Jean donna sa somptueuse fête dans le château d’Ashby. Cet édifice n’avait rien de commun avec celui dont les ruines imposantes appellent encore les regards du voyageur, et qui fut construit long-temps après par lord Hastings, grand chambellan d’Angleterre, l’une des premières victimes de la tyrannie de Richard III, et plus connu cependant comme un des héros de Shakspeare que par sa renommée historique. La ville et le château d’Ashby appartenaient alors à Roger de Quincy, comte de Winchester, qui, à l’époque où nous plaçons le sujet de cet ouvrage, était dans la Terre-Sainte. Le prince, qui occupait son château et disposait de tous ses domaines sans aucun scrupule, cherchant à fasciner les yeux en recevant ses hôtes avec magnificence, avait ordonné que le banquet fût aussi splendide que possible.

Les pourvoyeurs de sa maison, qui dans ces occurrences exerçaient en quelque sorte la pleine autorité royale, avaient enlevé dans tous les environs les produits les plus recherchés et les plus dignes de figurer sur la table de leur maître. De nombreux convives y étaient invités, et, sentant plus que jamais la nécessité de se populariser, le prince avait étendu ses invitations non seulement aux familles normandes qui demeuraient dans le voisinage, mais encore à plusieurs familles saxonnes et danoises d’une haute distinction ; car, quoique méprisés et avilis dans les circonstances ordinaires, les Anglo-Saxons étaient en trop grand nombre pour ne pas être formidables s’il survenait des commotions intestines, comme on en était menacé alors, et il était d’une saine politique de s’attacher leurs chefs. Aussi avait-il résolu de traiter ces hôtes, qu’il recevait si rarement, avec une courtoisie qui ne lui était pas ordinaire. Mais quoique nul homme ne fît avec moins de scrupule que Jean plier ses habitudes et ses sentiments devant son propre intérêt, par malheur pour lui sa légèreté et sa pétulance finissaient toujours par prendre le dessus et lui faisaient perdre en un instant les fruits d’une longue et insidieuse dissimulation.

Il donna une preuve frappante de cette légèreté de caractère lorsqu’il fut envoyé en Irlande par son père Henri II, afin de concilier à tout prix les habitants de cette nouvelle et importante contrée qui venait d’être réunie à la couronne britannique. Dans cette grave circonstance, les chieftains ou chefs irlandais s’empressèrent de venir au devant du fils du roi et de lui offrir leurs hommages et le baiser de paix ; mais, au lieu de les recevoir avec bienveillance, Jean et ses courtisans, encore plus pétulants que lui, ne surent pas résister à la tentation de tirer ces chefs par leur longue barbe ; outrage qui, comme ils auraient dû s’y attendre, fut vivement ressenti par ces dignitaires et amena des résultats funestes à la domination anglaise en Irlande. Il était nécessaire de rappeler ces inconséquences du caractère de Jean, afin que le lecteur pût mieux apprécier sa conduite durant la soirée qui nous occupe.

Par suite de la résolution qu’il avait prise dans un moment de sagesse, le prince Jean reçut Cedric et Athelstane avec beaucoup de courtoisie, et exprima son regret sans la moindre apparence de ressentiment, quand le premier lui dit que l’indisposition de lady Rowena ne lui permettait pas de se rendre à sa gracieuse invitation. Ces deux nobles personnages portaient l’ancien costume saxon, qui, sans être laid par lui-même, était si différent de celui des autres convives, que le prince se fit un mérite auprès de Waldemar Fitzurse d’avoir pu se contenir assez pour ne pas rire à la vue d’un costume que la mode du jour rendait si ridicule. Cependant, à des yeux moins prévenus, la tunique courte et étroite et le long manteau des Saxons auraient paru des vêtements plus gracieux et plus commodes à la fois que ceux des Normands, qui portaient un long pourpoint tellement large qu’il ressemblait à une chemise ou à une blouse de charretier, par dessus un manteau court qui ne pouvait les préserver ni du froid ni de la pluie, et qui semblait n’avoir été inventé que pour étaler autant de fourrures, de broderies et de joyaux que l’art du tailleur pouvait parvenir à en mettre. L’empereur Charlemagne semble avoir bien reconnu tous les inconvénients de cette mode bizarre. « Au nom du ciel ! à quoi servent, disait-il, ces manteaux courts, ces rudiments d’habits ? Quand nous sommes au lit, ils ne peuvent nous couvrir ; à cheval, ils ne nous garantissent ni du vent ni de la pluie ; et lorsque nous sommes assis, ils ne préservent nos jambes ni du froid ni de l’humidité. »

Cependant, en dépit de cette censure impériale, les manteaux courts furent à la mode jusqu’à l’époque dont nous parlons, surtout parmi les princes de la maison d’Anjou. Les courtisans du prince Jean s’en étaient donc affublés ; et ils ne manquaient pas de se moquer des longs manteaux saxons.

Les convives s’assirent à une table qui paraissait près de crouler sous le poids et le nombre de mets recherchés. Une multitude de cuisiniers qui suivaient le prince dans ses voyages, après avoir déployé tout leur art pour varier les formes sous lesquelles les aliments peuvent être servis, étaient parvenus presque aussi sûrement que de modernes professeurs dans l’art culinaire à ôter aux plus simples mets leurs apparences naturelles. Outre ceux d’origine anglaise, une grande variété de friandises importées de contrées lointaines, des pâtisseries de toute espèce, des gâteaux, des tartelettes de confitures, présentaient aux regards une agréable diversité qui ne se montrait que dans les repas donnés par la plus haute noblesse. Les vins les plus exquis, soit étrangers, soit nationaux, couronnaient la pompe du banquet[1].

Cependant, quoique amis de la bonne chère, en général les nobles normands se distinguaient par leur tempérance. Ils étaient plus délicats que gloutons ; la qualité leur importait bien plus que la quantité, et ils évitaient l’ivrognerie et tous les autres excès : on ne pourrait en dire autant des Saxons. Le prince Jean, il est vrai, et ceux qui voulaient le flatter en imitant ses défauts, se livraient sans réserve aux plaisirs de la table ; et l’on sait qu’il mourut d’une indigestion occasionnée par des pêches et de la bière nouvelle. Il faisait exception aux habitudes et aux mœurs de ses compatriotes.

Ce fut avec une gravité maligne, interrompue seulement par quelques gestes qu’ils se faisaient les uns aux autres, que les chevaliers normands observèrent la manière presque sauvage avec laquelle Athelstane et Cedric se conduisirent au banquet, manquant sans le savoir aux usages de la haute société, usages qui leur étaient peu familiers. Tous deux étaient l’objet de sarcasmes piquants ; car, on le sait, l’on pardonne plus aisément à un homme de manquer aux règles de la bienséance et de blesser les bonnes mœurs ; que de paraître ignorer les points les plus minutieux de l’étiquette et du bon ton. Aussi, lorsque Cedric essuyait ses deux mains avec une serviette, au lieu d’attendre qu’elles séchassent d’elles-mêmes en les agitant en l’air avec grâce, il paraissait plus ridicule que son compagnon Athelstane, qui, à lui seul, s’était adjugé un énorme pâté rempli de toutes les délicatesses exotiques les plus recherchées ; et qu’on appelait alors un karum-pie[2]. Cependant, lorsque après un mûr examen on découvrit que le thane ou franklin de Coningsburg n’avait aucune idée de ce qu’il venait de dévorer, et qu’il avait pris pour des alouettes et des pigeons les becfigues et les rossignols contenus dans le karum-pie, son ignorance excita de nombreuses risées, que sa gloutonnerie eût méritées à bien plus juste titre.

Le repas touchait à sa fin, et la bouteille circulait librement ; lorsque les convives se mirent à parler du dernier tournoi, du vainqueur inconnu dans le jeu de l’arc, du chevalier Noir, dont la modestie s’était dérobée aux honneurs qu’il avait mérités ; enfin du courageux Ivanhoe, qui avait payé si cher son triomphe. On traitait avec une franchise toute militaire les sujets mis en discussion, et les bons mots et les éclats de rire partaient de tous côtés. Le front du prince Jean était le seul qui ne se déridât point ; une préoccupation pénible semblait l’absorber entièrement, et ce n’était que lorsqu’il était rappelé adroitement au décorum par un de ses courtisans, qu’il semblait prendre part à ce qui se passait autour de lui ; alors il se levait brusquement, remplissait de vin sa coupe, comme pour réveiller ses esprits, la vidait tout d’un trait, et se mêlait à la conversation par quelque observation brusque ou sans nul à propos.

« Nous vidons cette coupe, s’écria-t-il, à la santé de Wilfrid d’Ivanhoe, vainqueur du tournoi, et nous regrettons que sa blessure l’ait empêché d’assister à ce banquet. Que tous ici boivent à son triomphe, et surtout Cedric de Rhoterham, digne père d’un fils qui donne de si hautes espérances.

— Non, milord, » répondit Cedric en se levant et en replaçant sa coupe sur la table sans la porter à sa bouche, « je n’accorde pas le nom de fils à un jeune imprudent, qui tout ensemble méprise mes ordres et renonce aux mœurs et aux usages de ses pères.

— Il est impossible, » s’écria le prince avec une feinte surprise, « qu’un aussi brave chevalier soit un fils indocile et rebelle !

— Cela n’est que trop vrai, répondit Cedric. Il a déserté le foyer paternel pour aller se mêler à la licencieuse jeunesse qui composait la cour de votre frère : là il apprit à faire ces prouesses que vous admirez tant. Il a quitté son pays contre ma volonté ; et sous le règne d’Alfred on eût appelé cela une désobéissance, crime que l’on punissait alors avec une grande sévérité.

— Hélas ! » dit le prince en poussant un soupir de sympathie affectée, « puisque votre fils a été un des compagnons de mon malheureux frère, il n’est pas besoin de s’enquérir où et de qui il a reçu cette leçon de désobéissance filiale. »

En parlant ainsi, il oubliait que de tous les fils de Henri II (bien qu’il n’y en eût aucun qui fût exempt de reproche), il s’était fait le plus remarquer par sa rébellion ouverte et sa profonde ingratitude envers son père.

« Je crois, ajouta-t-il après un court silence, que mon frère se proposait de donner à son favori le riche manoir d’Ivanhoe.

— Il l’en a effectivement doté, répondit Cedric, et ce n’est pas mon moindre grief contre un fils qui s’est avili jusqu’à recevoir, comme vassal, ces mêmes domaines qu’il tenait de ses ancêtres par un droit libre et incontestable.

— Vous consentirez donc alors, brave Cedric, dit le prince, à ce que nous donnions ce fief à une personne dont la dignité ne sera pas rabaissée en tenant un domaine de la couronne britannique. Sire Reginald Front-de-Bœuf, » ajouta-t-il en se tournant vers ce baron, « j’ai la confiance que vous saurez garder l’importante baronnie d’Ivanhoe, de manière que Wilfrid n’encoure pas le mécontentement de son père en y rentrant jamais.

— Par saint Antoine ! » répondit le géant dont le noir sourcil se fronça tout à-coup, « je consens à ce que Votre Altesse me regarde comme un Saxon, si jamais Cedric, ou Wilfrid, ou quelque autre de ces indigènes, m’arrache le don qu’elle daigne me faire.

— Quiconque t’appellera Saxon, sire baron, » reprit Cedric blessé d’une expression dont les Normands se servaient fréquemment pour témoigner leur mépris pour les Anglais, « te fera un honneur aussi grand qu’il est peu mérité. »

Front-de-Bœuf allait répondre, mais la pétulance et la légèreté du prince ne lui en donnèrent pas le temps. « Assurément, milord, lui dit-il, le noble Cedric parle vrai : lui et sa race peuvent l’emporter sur nous par la longueur de leur généalogie aussi bien que par celle de leurs manteaux.

— Oui, dit Malvoisin, ils nous précèdent dans les combats, comme le daim précède les chiens.

— Et ils ont un bon motif pour l’emporter sur nous, ajouta le prieur Aymer, c’est la supériorité de leur prestance et la grâce de leurs manières.

— Leur singulière modération, leur exemplaire tempérance, doivent-elles être oubliées ? » dit de Bracy, qui oubliait alors le projet du prince de lui faire épouser une Saxonne.

« Sans parler du courage qu’ils montrèrent à la bataille d’Hastings et ailleurs, » ajouta Brian de Bois-Guilbert.

Tandis que les courtisans, avec un sourire moqueur, suivaient ainsi l’exemple de leur prince, et qu’à l’envi l’un de l’autre ils faisaient pleuvoir le ridicule sur Cedric, la figure du Saxon s’enflammait de colère. Promenant sur eux des regards terribles, comme si la rapide succession de tant d’injures l’eût empêché de répondre, il ressemblait à un taureau fougueux, qui, entouré de chiens, est embarrassé de choisir entre eux celui qu’il immolera le premier à sa vengeance. Enfin, d’une voix entrecoupée par la rage, et s’adressant au prince Jean comme au principal auteur de l’insulte qu’il avait reçue :

« Quels qu’aient été les défauts et les vices de notre race, dit-il, un Saxon eût été regardé comme nidering[3] si dans son propre château, à sa propre table, il eût traité un hôte qui ne l’avait point offensé, comme Votre Altesse me traite en ce moment ; et quels que soient les revers dont nos ancêtres furent accablés dans la plaine d’Hastings, ceux-là du moins, » ajouta-t-il en regardant Front-de-Bœuf et le templier, « devraient se taire, qui, il y a peu d’heures, ont vidé les étriers devant la lance d’un Saxon.

— Par ma foi, dit le prince Jean, voilà une repartie assez mordante ! comment la trouvez-vous, messieurs ? Nos sujets saxons croissent en esprit et en courage ; ils deviennent aussi plaisants que hardis dans ces temps de trouble. Qu’en dites-vous, milords ? Par ma bonne étoile, je crois que ce que nous avons de mieux à faire est de remonter sur nos vaisseaux et de retourner sans délai en Normandie.

— Par crainte des Saxons ? » dit de Bracy en riant : « nous n’aurions besoin d’autres armes que de nos épieux pour mettre ces ours à la raison.

— Cessez vos railleries, sires chevaliers, dit Waldemar Fitzurse ; et il serait bon, » ajouta-t-il en s’adressant au prince, « que Votre Altesse assurât le digne Cedric que l’on n’avait nullement l’intention de l’offenser par ces bons mots, naturellement désagréables à l’oreille d’un étranger.

— Offensé ! » répondit Jean en reprenant ses manières polies ; « j’espère que personne ne s’avisera de penser que je le souffrirais en ma présence. Allons, milords, je bois à la santé de Cedric, puisqu’il refuse de boire à celle de son fils. »

La coupe circula de main en main au milieu des applaudissements moqueurs des courtisans ; mais, malgré son peu de finesse et de perspicacité, Cedric n’était pas assez simple pour que ce compliment, flatteur en apparence, effaçât dans son âme l’injure qu’il avait reçue. Il se tut néanmoins, et le prince proposa un toast en l’honneur d’Athelstane de Coningsburg. Celui-ci s’inclina, et montra combien il était sensible à cet honneur, en vidant d’un seul trait la vaste coupe qu’il tenait à la main.

« Maintenant, messieurs, » dit le prince Jean dont le cerveau commençait à sentir l’influence de ces libations, « maintenant que nous avons rendu hommage à nos hôtes saxons, nous les prierons de répondre à leur tour à notre courtoisie. Noble thane, » continua-t-il en s’adressant à Cedric, « veuillez nous désigner quelque Normand, celui dont le nom souillera le moins votre bouche, puis noyer dans cette coupe de nectar toute l’amertume que ce nom y laisserait après lui. »

Waldemar Fitzurse se leva pendant que le prince parlait, et, se glissant derrière le siège du Saxon, il lui insinua de ne pas négliger l’occasion de mettre fin à toute espèce de haine entre les deux races, en nommant le prince Jean. Le Saxon ne répondit rien à ce conseil adroit ; mais se levant et remplissant sa coupe jusqu’au bord ; « Prince, dit-il, Votre Altesse m’ordonne de nommer un Normand qui mérite que je porte sa santé dans ce banquet. C’est une tâche difficile, puisqu’elle impose à l’esclave l’obligation de chanter les louanges du maître ; au vaincu qui gémit sous le poids de toutes les humiliations de la conquête, de célébrer le triomphe du vainqueur. Toutefois, je nommerai un Normand, le premier par le rang et le courage, le meilleur et le plus noble de sa race ; et quiconque refusera d’applaudir comme moi à sa juste renommée, je dis que c’est un lâche, un homme sans honneur ; je le dis, et je le soutiendrai au péril de ma vie. Je bois à la santé de Richard Cœur-de-Lion ! »

Le prince Jean, qui s’attendait que son nom terminerait la harangue du Saxon, frémit de rage en entendant prononcer d’une manière aussi inattendue celui de son frère. Il approcha machinalement de ses lèvres sa coupe remplie de vin, puis la remit aussitôt sur la table pour voir l’effet qu’une telle proposition produisait sur tous les convives, dont plusieurs sentaient le danger qu’il y aurait pour eux à l’accueillir comme à la repousser. Quelques uns, en courtisans plus anciens et plus expérimentés, suivirent l’exemple du prince lui-même, en portant la coupe à leurs lèvres et en la replaçant incontinent devant eux ; d’autres, cédant à une impulsion moins calculée et plus généreuse, s’écrièrent : « Vive le roi Richard ! puisse-t-il nous être bientôt rendu ! » Un petit nombre, parmi lesquels on remarquait Front-de-Bœuf et le templier, avec l’apparence d’un froid dédain, ne touchèrent même point à leurs coupes ; mais personne n’eut la hardiesse de repousser ouvertement ce toast porté au monarque régnant.

Après avoir joui de son triomphe pendant quelques instants, Cedric dit à son compagnon : « Levez-vous, noble Alhelstane ! nous sommes ici depuis assez long-temps, puisque nous avons répondu à la courtoisie du prince Jean en assistant à son banquet ; ceux qui désirent en apprendre davantage sur les coutumes grossières des Saxons viendront nous voir dans les demeures de nos ancêtres ; quant aux festins royaux et à la politesse normande, nous en avons assez. « À ces mots il se leva et sortit, suivi d’Athelstane et de plusieurs autres convives, qui, comme eux d’origine saxonne, se tenaient insultes par les sarcasmes du prince Jean et de ses nombreux flatteurs.

« Par les os de saint Thomas ! » dit le prince en les regardant partir, « ces rustres de Saxons, il faut l’avouer, ont eu les honneurs de la journée et se sont retirés en triomphe.

Conclamatum et poculatum est, on a suffisamment bu et crié, dit le prieur Aymer ; il serait temps de laisser là les flacons.

— Le moine sans doute a quelque jolie pénitente à confesser cette nuit, qu’il est si pressé de lever la séance ? dit de Bracy.

— Non, sire chevalier, reprit l’abbé ; mais j’ai plusieurs milles à faire ce soir pour regagner mon gîte.

— Ils s’en vont ! » dit le prince à l’oreille de Fitzurse ; « ils ont déjà peur, et ce poltron de prieur est le premier à me quitter !

— Ne craignez rien, lui répondit Waldemar ; je saurai bien le déterminer à nous rejoindre à York… Sire prieur, ajouta-t-il, je désirerais vous parler en particulier avant votre départ. »

Les autres convives s’étaient dispersés à la hâte, excepté ceux de la suite du prince, devenus ses partisans déclarés.

« Voilà donc le résultat de vos conseils ? » dit le prince en se retournant avec humeur vers Fitzurse. « Un ivrogne, un rustaud de Saxon me brave à ma propre table ; et au seul nom de mon frère tout le monde s’éloigne de moi comme si j’avais la lèpre !

— Ayez un peu de patience, mon prince, répondit le conseiller. Je pourrais rétorquer votre accusation, et blâmer votre imprudente légèreté, qui a dérangé mon plan et fait mal augurer de votre jugement. Mais ce n’est pas le temps des récriminations. De Bracy et moi, nous allons aller trouver ces lâches, et nous leur ferons sentir qu’ils sont trop avancés pour reculer.

— Ce sera inutilement, » dit le prince en parcourant la salle à grands pas et dans une agitation à laquelle le vin n’avait pas peu de part ; « ce sera inutilement : ils ont vu, comme Balthazar, une main qui écrivait sur le mur ; ils ont remarqué la trace du lion sur le sable ; ils ont entendu son rugissement s’approcher et ébranler la forêt : rien ne ranimera leur courage. »

« Plût à Dieu que quelque chose put ranimer le sien ! dit Fitzurse à de Bracy. Le nom seul de son frère lui donne la fièvre. Combien sont à plaindre les conseillers d’un prince qui manque de force et de persévérance dans le bien comme dans le mal ! »



  1. La vigne n’a cessé d’être cultivée en Angleterre que vers la fin du moyen âge. Il y a deux cents ans, les environs de Londres, et notamment les coteaux de Chelsea, étaient encore couverts de vignobles. a. m.
  2. Ce mot pourrait être traduit dans notre langue par celui de macédoine. a. m.
  3. Il n’y avait rien de plus ignominieux parmi les Saxons que de s’attirer la terrible épithète de nidering. Guillaume-le-Conquérant lui-même, tout exécré qu’il était par eux, continua d’attirer sous ses étendards un nombre considérable d’Anglo-Saxons, en menaçant de signaler comme niedering ceux qui ne marcheraient pas. Bartholinus cite une pareille expression qui avait la même influence sur les Danois.