Ivanhoé (Scott - Montémont)/Chapitre 40

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Ivanhoé ou le Croisé Britannique
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 12p. 424-442).


CHAPITRE XL.


Spectres, loin d’ici ! voilà Richard lui-même.
Shakspeare, Richard III.


Lorsque le chevalier Noir (car il est nécessaire de reprendre le fil de ses aventures) eut pris congé de Locksley sous le grand arbre qui servait de lieu de rendez-vous à ce brave archer et à ses compagnons, il se rendit par le plus court chemin à une maison religieuse du voisinage, peu vaste et peu riche, nommée le prieuré de Saint-Botolph, où, après la prise du château, Ivanhoe avait été transféré par les soins du fidèle Gurth et du magnanime Wamba. Il est inutile de mentionner ici ce qui se passa dans cette entrevue entre Wilfrid et son libérateur : il suffit de dire qu’après une longue et sérieuse conférence, des messagers furent envoyés par le prieur dans plusieurs directions, et que, le lendemain matin, le chevalier Noir se disposa à continuer son voyage, accompagné de Wamba pour lui servir de guide.

« Nous nous retrouverons à Coningsburgh, dit-il à Ivanhoe, puisque c’est là que ton père Cedric doit célébrer les funérailles de son noble parent. Je désire voir vos amis saxons, cher Wilfrid, et faire avec eux plus ample connaissance ; tu viendras m’y rejoindre, et je me charge de te réconcilier avec ton père. » À ces mots il prit affectueusement congé d’Ivanhoe, qui lui exprima le plus vif désir de l’accompagner ; mais le chevalier ne voulut pas y consentir.

« Reste ici encore aujourd’hui ; tu partiras demain si tes forces te le permettent. Je ne veux d’autre guide que l’honnête Wamba, qui jouera près de moi le rôle de moine ou celui de fou, selon l’humeur où je me trouverai.

— Et moi, dit Wamba, je vous suivrai très volontiers ; je désire vivement assister au banquet des funérailles d’Athelstane ; car, s’il n’est pas splendide et abondamment servi, le défunt sortira du tombeau pour venir chercher querelle à son cuisinier, à son intendant et à son échanson : ce serait, vous l’avouerez, un spectacle assez amusant. Toutefois, sire chevalier (je prie Votre Valeur de m’excuser), je compte sur vous pour faire ma paix avec Cedric, si mon esprit vient à faillir.

— Et que pourrait ma faible valeur, si ton esprit venait à échouer ? Apprends-moi cela.

— L’esprit, noble chevalier, peut faire bien des choses : c’est un fripon vif et intelligent, qui voit le côté faible de son voisin, qui en profite, et qui sait se tenir à l’écart lorsque l’orage des passions vient à gronder trop haut ; mais le courage est un compagnon vigoureux qui brise tout : il rame à la fois contre vent et marée, et poursuit son chemin malgré tous les obstacles. Ainsi, bon chevalier, si je me charge de la direction de notre noble maître dans le beau temps, j’espère que vous vous en chargerez durant la tempête.

— Sire chevalier au cadenas, puisque votre bon plaisir est de vous faire donner ce nom, dit Ivanhoe, je crains que vous n’ayez pris pour guide un fou bien bavard et bien importun ; mais il connaît tous les sentiers de nos bois aussi bien que le meilleur des gardes qui les fréquentent ; et le pauvre diable, comme vous l’avez pu voir, est aussi fidèle que le bon acier.

— S’il a le talent de me montrer le chemin, dit le chevalier, je ne serai pas fâché qu’il fasse ce qu’il pourra pour me le rendre agréable. Adieu, mon cher Wilfrid : je te recommande de ne pas songer à te mettre en voyage avant demain. »

En parlant ainsi, il présenta sa main à Ivanhoe, qui la pressa contre ses lèvres ; prenant ensuite congé du prieur, il monta à cheval et partit avec Wamba. Ivanhoe les suivit des yeux jusqu’à ce que les arbres de la forêt les eussent dérobés à ses regards, puis il rentra dans le couvent. Mais bientôt il demanda à voir le prieur. Le vieillard accourut en toute hâte, et s’informa avec inquiétude si ses blessures le faisaient souffrir.

« Je me trouve mieux, » lui répondit Wilfrid, « beaucoup mieux que je ne l’espérais ; ma principale blessure est moins profonde que je ne l’avais cru d’abord, d’après la faiblesse où m’avait réduit la perte de mon sang : peut-être aussi le baume employé pour la guérir a-t-il une merveilleuse efficacité. Je me sens presque assez fort pour porter une armure, et je suis tellement bien que j’éprouve en quelque sorte le besoin de ne pas rester plus longtemps dans l’oisiveté.

— À Dieu ne plaise que le fils de Cedric sorte de mon couvent avant que ses blessures soient cicatrisées ! s’écria le prieur. Ce serait une honte pour la communauté si je le souffrais.

— Je ne songerais pas à quitter votre demeure hospitalière, vénérable prieur, si je ne me sentais capable de supporter la fatigue du voyage, et si je n’étais forcé de ne pas tarder davantage.

— Et qui donc peut vous obliger à un si prompt départ ?

— N’avez-vous donc jamais, mon digne père, lui répondit le chevalier, éprouvé de fâcheux pressentiments auxquels il vous était impossible d’assigner aucune cause ? Votre esprit ne s’est-il jamais trouvé obscurci par des nuages que je peux comparer aux paysages fantastiques qui, apparaissant tout-à-coup à l’horizon pendant que le soleil brille de toute sa splendeur, sont les précurseurs de l’orage ? Croyez-vous que de tels pressentiments ne méritent pas quelque attention, et qu’ils ne soient pas des inspirations par lesquelles nos anges gardiens nous avertissent de quelques dangers imprévus ?

— Je ne saurais nier, » dit le prieur en faisant un signe de croix, « que le ciel n’ait ce pouvoir, et que de pareilles choses n’aient existé ; mais alors de telles inspirations avaient un but visible et utile. Mais toi, blessé comme tu l’es, à quoi te servirait de suivre les pas de celui que tu ne peux secourir s’il était attaqué ?

— Vous vous trompez, prieur. Je me sens assez de force pour échanger un coup de lance contre quiconque voudrait me défier. Mais ne peut-il courir aucun autre péril où je pourrais le secourir autrement que par les armes ? Nous ne savons que trop que les Saxons n’aiment pas la race normande ; et qui sait ce qui peut arriver s’il paraît au milieu d’eux, dans un moment où leurs cœurs sont irrités de la mort d’Athelstane, et où leurs têtes seront échauffées par les orgies du banquet funéraire ? Je regarde ce moment comme très dangereux, et je suis résolu de partager ou de prévenir le danger auquel il s’expose. Je te prie donc de me prêter à cet effet un palefroi dont le pas soit plus doux que celui de mon destrier.

— Assurément, » dit le vénérable ecclésiastique, « vous aurez ma propre haquenée ; elle est accoutumée à l’amble, et son allure est aussi douce que celle de la jument de l’abbé de Saint-Alban. Vous ne pourriez trouver une monture plus commode que Malkin (c’est ainsi que je la nomme), fût-ce même le poulain du jongleur qui danse à travers les œufs sans en casser un seul. C’est un présent du prieur de Saint-Bees. Il m’arrive souvent, lorsque je voyage avec elle, de composer des homélies destinées à l’édification des frères de ce couvent et des autres chrétiens qui assistent à nos offices et à nos instructions.

— Veuillez donc, révérend prieur, me la faire amener sur-le-champ, et faire dire à Gurth de m’apporter mes armes.

— Je dois vous dire, mon fils, que Malkin n’est pas plus aguerrie que son maître, et il serait possible qu’elle se refuse à vous porter, lorsqu’elle vous verra revêtu de votre armure. Je vous assure que c’est un animal rempli d’intelligence, et qui ne souffre pas un fardeau incommode : un jour, j’empruntai au prieur de Saint-Bees le Fructus temporum[1], et elle se refusa obstinément à franchir la porte du couvent jusqu’à ce que, me débarrassant de l’énorme in-folio, j’aie repris mon bréviaire.

— Fiez-vous à moi, mon père, dit Ivanhoe, je ne l’accablerai point d’un trop lourd fardeau, et si Malkin me provoque au combat, je vous promets que je saurai triompher d’elle. »

Gurth arriva en ce moment, et attacha aux talons du chevalier une paire de grands éperons dorés propres à convaincre le cheval le plus rétif que le meilleur parti à prendre est de se conformer aux volontés de son cavalier. Cette vue inspira des craintes au prieur pour sa chère monture, et il commença à se repentir intérieurement de sa courtoisie. « J’ai oublié, dit-il, de vous prévenir, sire chevalier, que ma mule se cabre au premier coup d’éperon. Il vaudrait mieux que vous prissiez dans la grange la mule de notre pourvoyeur. Je puis l’envoyer chercher, et elle sera prête en moins d’une heure. Elle ne saurait être que fort douce, ayant fait récemment toute notre provision de bois pour l’hiver, et ne recevant jamais un grain d’avoine pour nourriture.

— Je vous remercie, révérend père, mais je m’en tiendrai à votre première offre, puisque déjà votre Malkin est sortie et a franchi la porte principale. Gurth portera mon armure en croupe ; ainsi vous voyez que le dos de Malkin ne sera pas surchargé, et qu’elle n’aura aucune raison à alléguer pour lasser ma patience. Maintenant, recevez mes adieux. »

Ivanhoe descendit l’escalier plus vite et plus aisément que sa blessure ne l’eût fait espérer. Il sauta lestement sur la jument, joyeux d’échapper aux importunes recommandations du prieur qui le suivait aussi vite que son âge et son embonpoint le permettaient, tantôt chantant les louanges de Malkin, tantôt recommandant au chevalier de ne point la trop fatiguer. « Elle entre dans sa quinzième année ; c’est une époque dangereuse pour les juments comme pour les filles, » dit le prieur en riant lui-même du bon mot.

Ivanhoe, qui songeait à toute autre chose qu’aux graves avis et aux facéties du prieur, et qui ne voulait pas entendre davantage ses réflexions sur sa jument, sur le poids qu’elle devait porter, et sur le pas qu’il convenait de lui faire prendre, donna à Malkin le signal du départ, par un coup vigoureux d’éperon dans les flancs, et ordonna à Gurth de le suivre. Il prit à travers la forêt le chemin de Coningsburgh, en suivant le chevalier Noir à la trace. Cependant le prieur, debout devant la porte du couvent, le suivait des yeux, et s’écriait : « Sainte Marie ! comme ces hommes de guerre sont vifs et impétueux ! Je voudrais bien ne pas lui avoir confié Malkin ; car, perclus comme je suis par un rhumatisme, que deviendrais-je s’il lui arrive malheur ? Néanmoins, » ajouta-t-il après une courte pause, « comme je n’épargnerais pas mes vieux membres ni mon sang pour la bonne cause de la vieille Angleterre, Malkin peut bien aussi de son côté courir quelques hasards. Peut-être par là notre pauvre couvent obtiendra quelque magnifique donation, ou du moins ils enverront au vieux prieur un jeune cheval habitué à l’amble. S’ils n’en font rien, car les grands sont sujets à oublier les services que leur ont rendus les pauvres gens, je me trouverai suffisamment récompensé en songeant que j’ai rempli un devoir. Mais il est temps de faire sonner la cloche pour appeler les frères au réfectoire ; c’est un appel auquel ils obéissent plus volontiers qu’à celui des matines. »

À ces mots le prieur revint en clopinant vers le réfectoire, afin de présider à la distribution du stockfish et de l’ale dont se composait le déjeuner des frères. Tout haletant encore, il se mit à table d’un air grave, et laissa échapper quelques mots relatifs aux avantages que le couvent pouvait tirer des services que lui-même venait de rendre à des personnages élevés. Dans un autre moment, ses discours auraient pu attirer l’attention générale ; mais le stockfish était fort salé, l’ale assez bonne, et les mâchoires des frères commensaux trop occupées pour qu’ils pussent laisser rien à faire à leurs oreilles ; de sorte qu’aucun d’entre eux ne fut tenté de réfléchir sur les discours mystérieux de leur supérieur, excepté le frère Diggory[2], qui, souffrant d’un atroce mal de dents, ne pouvait mâcher que d’un côté.

Pendant ce temps, le chevalier Noir et son guide parcouraient tranquillement l’obscurité de la forêt. Tantôt le bon chevalier fredonnait à demi-voix des chansons qu’il avait apprises de quelque troubadour amoureux ; tantôt il encourageait par ses questions le penchant naturel de Wamba au babil, de manière que leur conversation était un mélange assez bizarre de chants et de quolibets. Nous essaierons d’en offrir une idée au lecteur.

Il doit se représenter ce chevalier, comme nous l’avons déjà dépeint, de grande taille, vigoureusement constitué, ayant de larges épaules, et monté sur un cheval noir qui semblait avoir été choisi tout exprès pour l’homme revêtu d’une pesante armure qu’il devait porter ; le cavalier avait levé la visière de son casque pour respirer plus librement, mais la mentonnière en était fermée, de sorte qu’il eût été difficile de distinguer ses traits. Elle laissait voir pourtant des joues pleines et vermeilles, quoique brunies par le soleil de l’Orient, et de grands yeux bleus qui, à l’ombre de sa visière, paraissaient étincelants. Du reste, tout l’extérieur et les regards du chevalier annonçaient une gaîté insouciante, une confiance affranchie de toute crainte, un esprit aussi peu habitué à prévoir le danger qu’ardent à le braver quand il se présentait ; et qu’il l’attendait sans le craindre, parce que la principale de ses pensées ou de ses occupations avait toujours été la guerre et les aventures périlleuses.

Wamba portait ses vêtements ordinaires ; mais les derniers événements dont il venait d’être témoin l’avaient déterminé à substituer à son sabre de bois une espèce de couteau de chasse bien affilé et un petit bouclier, objets dont il s’était assez bien servi, malgré sa profession, dans la tour de Torquilstone, le jour de la ruine de ce château. Il est vrai que la folie de Wamba ne consistait guère qu’en une sorte d’impatience irritable, qui ne lui permettait ni de rester long-temps dans la même posture, ni de suivre un certain cours d’idées, quoiqu’il sût s’acquitter à merveille de ce qui n’exigeait qu’une attention de quelques minutes, et qu’il saisît parfaitement tout ce qui fixait un moment son esprit. Dans la circonstance actuelle, il changeait perpétuellement de situation sur son cheval ; tantôt il était sur le cou, tantôt sur la croupe de l’animal ; d’autres fois il se plaçait les deux jambes pendantes du même côté, ou le visage tourné vers la queue ; en un mot, il remuait sans cesse, et tourmentait de mille façons le pauvre animal, qui finit par se cabrer et le jeter sur le gazon, accident qui n’eut d’autre suite que de faire rire le chevalier et de forcer son guide à demeurer plus tranquille.

Au point de leur voyage où nous revenons à eux, ils étaient occupés à chanter un virelai : le bouffon mêlait un refrain moitié rauque moitié doux au savoir plus remarquable du chevalier de Fetterlock ou au cadenas[3].


le chevalier.

Lève-toi, douce Anna-Marie,
Déjà revient l’astre du jour ;
Il revient dorer la prairie,
Et le brouillard fuit à son tour.
Les oiseaux dans l’épais bocage
Ont repris leur joyeux ramage ;
Debout, l’aurore est de retour.
Du chasseur absent de sa couche
Le cor sonne aux bois d’alentour,
D’où le cerf effrayé débouche ;
Et l’écho charmé du désert
Redit ce sauvage concert.
Lève-toi donc, Anna-Marie ;
Sors de ta chaste rêverie,
Et viens, de ta maison chérie,
Folâtrer sur le gazon vert.


wamba.

Quel bruit résonne à mon oreille ?
Ô Tybalt, ne m’éveille pas ;
Sur le duvet quand je sommeille,
Qu’un doux songe a pour moi d’appas !
Que sont, près d’un rêve paisible,
Les plaisirs du monde éveillé ?
Tybalt, j’y suis peu sensible,
Mon cœur en est peu chatouillé.
Devant le brouillard qui s’élève,
Que l’oiseau répète ses chants ;
Que du cor, au milieu des champs,
Le bruit aigu monte et s’élève :
Des sons plus doux et plus touchants
Me flattent pendant que je rêve ;
Mais ne crois pas qu’en ces moments
Ton amour occupe mon rêve.


« Délicieuse chanson ! » dit Wamba quand ils l’eurent finie, « et belle morale, je le jure par ma marotte. Il me souvient que je la chantais un jour à mon camarade Gurth qui, par la grâce de Dieu et de son maître, n’est pas moins aujourd’hui qu’un homme libre ; et nous reçûmes tous deux la bastonnade pour être restés au lit deux bonnes heures après le lever du soleil afin de répéter notre romance. Rien qu’en songeant à l’air, il me semble que les épaules me font mal. Cependant, pour vous faire plaisir, j’ai chanté la partie d’Anna-Marie. »

Le bouffon passa ensuite à une autre chanson comique, dans laquelle le chevalier accompagnait ou le laissait chanter seul, comme on va le voir.


LA VEUVE DE WYCOMBE.


le chevalier et wamba


Trois preux galants de l’est, du nord et du couchant
(Mes amis, chantons à la ronde),
Ensemble courtisaient certaine veuve blonde :
De qui la veuve a-t-elle écouté le penchant ?

Le premier qui parla, venu de Tynedale[4],
Se prétendait issu d’aïeux de grand renom :
Devant cette origine, ingénieux dédale,
La veuve dira-t-elle non ?

Son père était un laird[5], son oncle était un squire[6] ;
Son orgueil égalait celui d’Agamemnon.
Elle lui dit : Ailleurs va conter ton martyre ;
À tes vœux ma réponse est non.


wamba.


Celui du nord jura sur son âme et sa race
Qu’il était gentilhomme et valeureux Gallois.
Elle lui dit : Grand bien vous fasse !
Je ne vivrai pas sous vos lois.

Il s’appelait David ap Tudor Morgan Rhice :
C’est trop de noms, lui dit-elle en riant.
Une veuve auprès d’eux aurait trop de service ;
Offrez ailleurs votre soupir brûlant.

Mais du comté de Kent, un beau fermier arrive,
Chantant sa joyeuse chanson :
La veuve à son aspect cesse d’être rétive ;
Il est riche et gaillard : elle ne dit plus non.


ensemble.


L’Écossais, le Gallois, rebutés de la belle »
Vont chercher un autre tendron ;
Car au fermier de Kent, à sa rente annuelle,
Aucune veuve n’a dit non.


« Je voudrais, Wamba, dit le chevalier, que notre hôte du grand chêne, ou le joyeux moine son chapelain, entendissent cette chanson à la louange de notre yeoman-farmer.

— Pour moi, je ne m’en soucierais pas, si je ne voyais le cor suspendu à votre baudrier.

— Oui, c’est un gage de l’amitié de Locksley, quoique je sois presque persuadé que je ne serai jamais dans la nécessité d’en faire usage. Trois mots sur ce cor, et je suis sûr de voir accourir à notre aide une bande de braves archers.

— Je dirais à Dieu ne plaise que nous les rencontrions, si ce cor ne m’assurait qu’ils n’exigeraient pas de nous un droit de passe.

— Que veux-tu dire ? Penses-tu que sans ce gage d’amitié ils oseraient nous attaquer ?

— Je ne dis rien, car ces arbres peuvent avoir des oreilles, aussi bien que les murailles. Mais répondez à votre tour, sire chevalier : quand vaut-il mieux avoir sa cruche et sa bourse pleines ou vides ?

— Ma foi ! jamais, je pense.

— Vous mériteriez de ne voir jamais pleine ni l’une ni l’autre, pour m’avoir fait une semblable réponse. Il vaut mieux vider sa cruche avant de la passer à un ivrogne, et laisser sa bourse à la maison avant de s’aventurer dans un bois.

— À vos yeux, nos amis sont donc des voleurs ?

— Je n’ai pas dit cela, beau chevalier, répondit Wamba ; mais un voyageur peut soulager son cheval en le déchargeant d’un fardeau inutile, et un homme soulager son semblable en lui ôtant ce qui est la source de tout mal. Je ne veux donc pas injurier ceux qui rendent de tels services ; seulement, si je rencontrais ces braves gens sur mon chemin, je voudrais avoir laissé ma malle et ma bourse chez moi, afin de leur éviter la peine de m’en débarrasser.

— Nous devons prier pour eux, mon ami, nonobstant l’idée flatteuse que tu en donnes.

— Je prierai pour eux de tout mon cœur, mais au logis et non dans la forêt ; non comme l’abbé de Saint-Bees, qu’ils contraignirent à chanter un psaume dans le creux d’un arbre, en guise de stalle.

— Quoi que tu puisses en penser, Wamba, ces yeomen ont rendu un grand service à Cedric au château de Torquilstone.

— J’en conviens ; mais c’était en guise de trafic avec le ciel.

— De trafic avec le ciel ! Que veux-tu dire ?

— Rien de plus simple : ils font avec le ciel une balance de compte, comme notre vieil intendant feint de le faire dans ses écritures, et tout-à-fait semblable à celle que le juif Isaac établit avec ses débiteurs : comme ce dernier, ils donnent peu et prennent beaucoup, parce qu’ils font entrer en ligne de compte et calculent, à titre d’intérêts, la promesse renfermée dans la sainte Bible de rendre sept fois son argent à celui qui en fait un emploi charitable.

— Donne-moi un exemple de ce que tu veux dire : je ne comprends rien aux chiffres, aux règles d’intérêt en usage.

— Puisque Votre Valeur a l’intelligence si obtuse, je vous dirai que ces gens balancent une bonne action avec une… avec une qui n’est pas aussi bonne. Par exemple, ils donnent une demi-couronne à un frère mendiant, sur cent besants d’or pris à un gros abbé ; ils caressent une jolie fille dans un bois, et respectent une vieille femme, sa bourse exceptée.

— Laquelle de ces actions est la bonne, et celle qui ne l’est pas autant ?

— Bonne plaisanterie ! bonne plaisanterie ! on acquiert de l’esprit dans la compagnie des gens qui en ont. Je vous assure que vous n’avez rien dit d’aussi bon, sire chevalier, lorsque vous chantiez matines avec le saint ermite. Mais, pour reprendre le fil de mon raisonnement, vos braves gens de la forêt bâtissent une chaumière, et ils brûlent un château ; ils décorent une chapelle, et ils pillent une église ; ils délivrent un pauvre prisonnier, et ils mettent à mort un shériff[7] ; ils secourent un franklin saxon, et ils font mourir dans les flammes un baron normand. En un mot, ce sont d’aimables voleurs, d’honnêtes brigands ; mais il est toujours plus avantageux de les rencontrer quand leur balance n’est pas de niveau, que dans tout autre moment.

— Et pourquoi cela ?

— Parce qu’alors ils éprouvent du repentir et sont disposés à rétablir l’équilibre, vu que cette balance ne penche jamais du bon côté ; mais quand elle est de niveau, malheur à ceux qu’ils rencontrent ! Les premiers voyageurs qui leur tomberont sous la main, après la bonne œuvre qu’ils viennent d’accomplir à Torquilstone, seront écorchés tout vifs, je vous en réponds. Et cependant, » ajouta-t-il en se rapprochant du chevalier, « il est possible de rencontrer dans les bois des compagnons encore plus dangereux que les outlaws.

— Et qui donc ? Je crois qu’il ne s’y trouve ni loups ni ours.

— Les hommes d’armes de Malvoisin. Apprenez que, dans un moment de trouble, une demi-douzaine de ces gens-là sont plus dangereux qu’une bande de loups enragés. Ils ont été recrutés parmi ceux qui ont échappé à la mort à Torquilstone, et ils respirent la vengeance : si nous en rencontrions une troupe, elle nous ferait payer un peu cher nos exploits. Maintenant, sire chevalier, permettez-moi de vous demander ce que vous feriez si deux de ces gens fondaient sur nous.

— Je les clouerais contre terre avec ma lance.

— Mais s’ils étaient quatre ?

— Je les ferais boire à la même coupe.

— S’ils étaient six, tandis que nous ne sommes que deux, ne vous rappelleriez-vous pas alors le présent de Locksley ?

— Quoi ! je demanderais du secours contre une pareille rascaille[8], qu’un bon chevalier fait fuir devant lui, comme le vent disperse les feuilles desséchées !

— Alors, je vous prierais, sire chevalier, de vouloir bien me permettre d’examiner de plus près le cor dont le son a un pouvoir si merveilleux. »

Le chevalier, pour satisfaire à la curiosité du bouffon, détacha le cor de son baudrier, et le remit à Wamba, qui aussitôt le pendit à son cou.

« Tra-lira-la, » dit-il en imitant de la voix les notes convenues. « Je connais ma gamme aussi bien qu’un autre.

— Que veux-tu dire, drôle ? Rends-moi le cor.

— Contentez-vous, sire chevalier, de savoir que j’en aurai soin. Quand la valeur et la folie voyagent ensemble, la folie doit porter le cor, parce que c’est elle qui souffle le mieux.

— Wamba, ceci passe les limites du respect, dit le chevalier. Prends garde de pousser ma patience à bout !

— Point de violence, sire chevalier, » dit Wamba en s’écartant à une certaine distance, « ou la folie vous montrera qu’elle a une bonne paire de jambes, et laissera la valeur chercher toute seule sa route à travers la forêt.

— Tu as vaincu, Wamba, tu as trouvé le côté faible ; d’ailleurs, je n’ai pas le temps de me quereller avec toi : garde le cor, et poursuivons notre chemin.

— Vous me promettez de ne pas me maltraiter, sire chevalier ?

— Je te le promets.

— Foi de chevalier ? » continua Wamba en se rapprochant avec précaution.

« Foi de chevalier ! mais hâtons le pas.

— Ainsi donc, voilà la valeur et la folie réconciliées encore une fois, » dit le bouffon en se replaçant auprès du chevalier ; « mais, voyez-vous, je n’aurais pas aimé à recevoir un coup de poing comme celui que vous appliquâtes à l’ermite quand sa pieuse personne roula sur l’herbe comme une quille. Mais à présent que la folie porte le cor, il est temps que la valeur se lève et secoue sa crinière ; car, si je ne me trompe, je vois là-bas de la compagnie qui nous attend.

— Qui te le fait présumer ?

— Je viens de voir étinceler à travers le feuillage quelque chose qui ressemble à un morion. Si c’étaient d’honnêtes gens, ils suivraient le sentier ; mais cette broussaille est une retraite convenable pour les clercs de Saint-Nicolas.

— Par ma foi ! » dit le chevalier en baissant sa visière, « je crois que tu as raison. »

Il était temps ; car au même instant trois flèches vinrent frapper son armure, et l’une d’elles lui fût entrée dans la tête si la visière de son casque n’eût été baissée ; les deux autres furent parées par le bouclier qui était suspendu à son cou.

« Grand merci ! ma bonne armure, dit le chevalier ; Wamba, il faut montrer de la vigueur ; » et il se précipita vers le taillis. Il y fut aussitôt assailli par sept hommes qui avaient mis la lance en arrêt. Trois de ces armes le touchèrent, et se brisèrent sur lui comme si elles eussent rencontré une tour d’airain. Les yeux du chevalier Noir semblaient lancer le feu par les ouvertures de sa visière. Il se leva sur ses étriers, et s’écria d’un ton plein de dignité : « Que signifie ceci, mes maîtres ? » Les assaillants ne lui répondirent qu’en tirant leurs épées et en l’attaquant de toutes parts en poussant ce cri : « Mort au tyran ! »

« Ah ! saint Édouard ! saint George ! » s’écria le chevalier Noir en abattant un homme à chaque invocation. « Il y a donc des traîtres ici ? »

Quelque déterminés qu’ils fussent, les agresseurs se tenaient hors de la portée d’un bras qui à chaque coup donnait la mort, et il était probable que sa seule valeur allait suffire pour les mettre en fuite, quand un chevalier couvert d’une armure bleue, et qui jusqu’alors s’était tenu en arrière, fondit sur lui à toute bride ; mais, au lieu de diriger sa lance contre le Noir-Fainéant, il en frappa le coursier que celui-ci montait, et le blessa mortellement. « C’est le trait d’un lâche et d’un félon ! « s’écria le chevalier Noir entraîné dans la chute de son cheval.

En ce moment, Wamba prit son cor et en tira des sons tellement pleins que les meurtriers, craignant que celui qu’ils attaquaient si lâchement n’eût à peu de distance une escorte nombreuse, reculèrent de quelques pas. Aussitôt Wamba, quoique mal armé, s’élança sans hésiter au secours du chevalier Noir.

« Lâches ! » s’écria celui qui l’avait renversé, « n’êtes-vous pas honteux de reculer au seul bruit d’un cor ? »

Animés par cette apostrophe, ils attaquèrent de nouveau le chevalier Noir, qui n’eut d’autre ressource que de s’adosser contre un chêne et de se défendre l’épée à la main. Le chevalier félon, qui avait pris une autre lance, et qui épiait le moment où son redoutable antagoniste serait serré de plus près, s’élançait au grand galop contre lui dans l’espoir de le clouer contre l’arbre auquel il s’était adossé ; mais Wamba fit échouer son projet. Suppléant à la force par l’agilité, et étant dédaigné par les hommes d’armes, qui s’occupaient d’un objet plus important, le bouffon voltigeait à quelque distance du combat, et il arrêta l’élan du chevalier Bleu en coupant les jarrets de son cheval d’un revers de son couteau de chasse. Le cheval et le cavalier roulèrent dans la poussière ; mais la situation du chevalier Noir n’en était pas moins périlleuse, car, assailli par plusieurs hommes armés de toutes pièces, ses forces commençaient à s’épuiser dans cette lutte inégale. Toutefois il parait avec autant de vigueur que d’adresse les coups qu’on lui portait de toutes parts, quand une flèche lancée par une main invisible étendit à terre celui de ses adversaires qui le serrait de plus près, et presque au même instant une troupe d’archers, ayant à leur tête Locksley et l’ermite de Copmanhurst, sortirent du taillis, et, se jetant sur ces lâches assassins, les étendirent tous à terre, morts ou dangereusement blessés.

Le chevalier Noir remercia ses libérateurs avec un air de dignité que jusqu’alors ils n’avaient pas remarqué en lui : car ses manières annonçaient moins un personnage de haut rang qu’un soldat de fortune.

« Avant de vous exprimer ma reconnaissance, mes braves amis, leur dit-il, il m’importe de savoir quels sont les ennemis qui m’ont attaqué sans aucun motif apparent. Wamba, lève la visière du chevalier Bleu, qui paraît être le chef de ces brigands. »

Le bouffon courut au chef des assassins, qui, froissé par sa chute et embarrassé sous son cheval, ne pouvait ni fuir ni faire résistance.

« Allons, vaillant chevalier, lui dit-il, il faut que je sois votre armurier après avoir été votre écuyer. Je vous ai fait descendre de cheval ; maintenant je vais vous débarrasser de votre casque. »

En parlant ainsi, il dénouait sans plus de cérémonie les cordons du casque qui, roulant à terre, montra au chevalier Noir des traits qu’il était loin de s’attendre à voir.

« Waldemar Fitzurse ! » s’écria-t-il frappé de surprise. « Et quel motif a pu pousser un homme de ton rang et de ta naissance à un acte aussi infâme ?

— Richard, » répondit le chevalier captif en le regardant avec fierté, « tu connais peu le cœur humain, si tu ne sais pas à quoi l’ambition et la vengeance peuvent entraîner un fils d’Adam.

— La vengeance ! je ne t’ai jamais fait aucun mal. Quelle vengeance veux-tu donc tirer de moi ?

— Richard, tu as dédaigné la main de ma fille ! N’est-ce pas là une injure que ne peut pardonner un Normand dont le sang est aussi noble que le tien ?

— La main de ta fille ! et telle est la cause de ton inimitié ? tel est le motif qui te portait à m’assassiner !… Mes amis, éloignez-vous un peu ; j’ai besoin de lui parler seul à seul… Maintenant que personne ne nous entend, Waldemar, dis-moi la vérité : qui t’a porté à cet acte de scélératesse ?

— Le fils de ton père ; et en agissant ainsi, il vengeait ton père de ta désobéissance envers lui. »

Les yeux de Richard étincelèrent de fureur, mais il reprit bientôt son sang-froid habituel. La main appuyée sur son front, il resta un moment immobile en regardant Fitzurse, dans les traits de qui l’orgueil et la honte se combattaient.

« Tu ne me demandes pas merci, Waldemar ? dit le roi.

— Celui qui est sous les griffes du lion n’ignore pas qu’il ne peut en attendre aucune.

— Reçois-la donc sans l’avoir demandée ; le lion ne se repaît pas de cadavres. Je te laisse la vie, mais à condition que sous trois jours tu quitteras l’Angleterre, que tu iras cacher ton infamie dans ton château de Normandie, et que jamais le nom de Jean d’Anjou ne sera prononcé par toi comme celui d’un complice de ta félonie. Si, passé le délai que je t’accorde, tu n’as pas quitté le territoire anglais, tu seras mis à mort ; et si jamais il t’échappe une parole qui puisse porter atteinte à l’honneur de ma maison, de par saint George ! le sanctuaire même ne sera pas pour toi un sûr abri contre ma juste colère ; je te ferai pendre aux créneaux de ton château pour servir de pâture aux corbeaux. Locksley, vos gens se sont emparés à juste titre des chevaux de ces lâches assassins ; faites-en donner un à ce chevalier, et qu’il parte aussitôt.

— Si je ne jugeais que la voix de celui qui me parle a droit d’exiger mon obéissance, répondit Locksley, je lancerais à ce scélérat une flèche qui lui épargnerait la fatigue d’un plus long voyage.

— Tu portes un cœur anglais, Locksley, dit le chevalier Noir, et tu as bien pensé en jugeant que j’avais droit à ton obéissance. Je suis Richard, roi d’Angleterre. »

À ces mots, prononcés avec le ton de majesté convenable au rang et au caractère de Richard Cœur-de-Lion, tous les archers mirent le genou en terre devant lui, lui prêtèrent serment de fidélité, et implorèrent le pardon de leurs offenses.

« Relevez-vous, mes amis, » leur dit Richard d’un ton gracieux et en les regardant d’un œil dans lequel l’expression de sa bonté naturelle avait déjà fait place à celle du ressentiment que la perfidie dont il venait presque d’être victime avait fait naître en lui, car déjà ses traits avaient repris leur sérénité, et ne conservaient d’autre trace de cette terrible lutte qu’un coloris plus vif que de coutume : « relevez-vous, mes amis ; les fautes que vous avez pu commettre, soit dans les forêts, soit dans la plaine, sont effacées par les importants services que vous avez rendus à mes sujets opprimés devant les murs de Torquilstone et le secours que vous venez de donner à votre monarque. Relevez-vous, et soyez toujours des sujets fidèles. Et toi, brave Locksley…

— Ne me nommez plus Locksley, sire. Mon roi doit me connaître sous mon véritable nom. Hélas ! ce nom proscrit, sa coupable renommée est sans doute venue jusqu’à vous. Je suis Robin Hood de la forêt de Sherwood[9].

— Le roi des outlaws, le prince des bons compagnons ! dit le roi. Et qui n’a pas entendu prononcer ce nom, qui a retenti jusque dans la Palestine ? Je te promets, brave Robin Hood, que jamais tu ne seras inquiété pour rien de ce que tu as pu faire pendant mon absence et pendant les troubles auxquels elle a pu servir de prétexte.

— Cela est juste, » dit Wamba d’un ton un peu moins libre que de coutume ; « cela est juste, car le proverbe dit :

Lorsque les chats n’y sont pas,
La souris prend ses ébats.

— Hé quoi ! Wamba, te voilà ! dit Richard ; il y a si long-temps que je n’avais entendu ta voix, que j’ai cru que tu avais pris la fuite.

— Moi, prendre la fuite ! s’écria Wamba ; et depuis quand la folie se séparerait-elle de la valeur ? Voilà, trophée élevé de ma main, ce bon cheval gris que je voudrais bien revoir sur ses jambes, pourvu que son maître fût en sa place. Il est vrai que j’ai d’abord reculé de quelques pas, car une jaquette n’est pas aussi à l’épreuve des coups de lance que l’est une bonne armure d’acier ; mais si je n’ai pas combattu à la pointe de l’épée, convenez que j’ai bravement sonné la charge.

— Et fort à propos, honnête Wamba, dit le roi. Ce bon service ne sera pas oublié.

Confiteor, confiteor, » s’écria d’un ton soumis une voix à côté du roi ; « c’est tout le latin dont je me souvienne en ce moment : mais je m’avoue coupable du crime de lèse-majesté, et je demande l’absolution avant d’être conduit à la mort. »

Richard se retourna, et vit le joyeux frère à genoux, son rosaire à la main : son gourdin, qui n’était pas resté oisif pendant le combat, était à côté de lui sur le gazon. Il cherchait à donner à sa physionomie l’expression d’une profonde contrition ; ses yeux étaient levés et les coins de sa bouche abaissés, ainsi que Wamba en fit la remarque, comme les coins de l’ouverture d’une bourse : néanmoins il y avait en lui quelque chose de plaisant, de grotesque même, qui laissait voir aisément que sa crainte et son repentir n’étaient qu’affectation.

« Pourquoi cette humble posture, prêtre fou ? lui dit le roi. Crains-tu que ton diocésain n’apprenne comment tu sers Notre-Dame et saint Dunstan ? Ne crains rien : Richard d’Angleterre ne trahira jamais les secrets qui ont découlé du flacon.

— Non, mon gracieux souverain, » répondit l’ermite, bien connu dans l’histoire de Robin Hood sous le nom de frère Tuck ; « ce n’est pas la croix que je crains, mais le sceptre. Hélas ! mon poing sacrilège s’est appesanti sur l’oreille de l’oint du Seigneur.

— Ah, ah ! dit Richard, c’est donc de ce côté que vient le vent ? En vérité, j’avais oublié cette affaire, quoique l’oreille m’en ait sifflé toute la journée ; mais si ton coup de poing a été bien donné, je m’en rapporte à ces braves gens pour savoir s’il n’a pas été bien rendu. Si pourtant tu crois que je te dois encore quelque chose, tu n’as qu’un mot à dire, et je compléterai le paiement de ma dette.

— Nullement, répondit l’ermite ; j’ai été remboursé de mes avances et avec des intérêts suffisants. Puisse Votre Majesté toujours payer ses dettes aussi largement !

— Si je pouvais les payer en cette monnaie, mes créanciers ne trouveraient jamais le trésor vide.

— Et cependant, » dit l’ermite reprenant un air hypocrite, « je ne sais quelle pénitence m’imposer pour ce coup sacrilège.

— N’en parlons plus, frère : après en avoir tant reçu des païens et des infidèles, il faudrait que je fusse bien peu raisonnable pour avoir à cœur celui que m’a donné un aussi digne clerc que l’ermite de Copmanhurst. Cependant, honnête frère, je crois qu’il vaudrait mieux pour l’Église et pour toi que je te fisse relever de ton vœu et jeter le froc aux orties, pour t’attacher à ma personne en qualité d’archer de ma garde, comme tu l’es aujourd’hui au service de saint Dunstan.

— Mon seigneur, mon roi, j’implore humblement pardon de vous, et vous me l’accorderiez si vous saviez combien le péché de paresse a de pouvoir sur moi. Saint Dunstan, puisse-t-il longtemps nous être favorable ! saint Dunstan reste tranquille dans sa niche, lorsque parfois j’oublie mes oraisons pour aller tuer un daim gras ; si parfois je passe la nuit hors de ma cellule, à faire je ne sais quoi, saint Dunstan ne se plaint jamais : c’est le maître le plus doux, le plus paisible qu’on ait jamais fait en bois. Devenir garde de mon souverain, l’honneur est grand, sans doute : et cependant qu’en arriverait-il ? S’il m’arrivait de m’écarter pour aller dans quelque coin consoler une veuve, ou dans quelque forêt pour tuer un daim, Où est ce chien de prêtre ? dirait l’un ; qui a vu ce maudit Tuck ? dirait l’autre ; ce coquin de moine défroqué détruit plus de gibier que la moitié du comté, dirait un garde : il poursuit aussi nos biches timides, répondrait encore un autre. En un mot, mon gracieux souverain, je vous prie de me laisser tel que vous m’avez trouvé ; ou, pour peu qu’il vous plaise d’étendre votre bienveillance sur moi, veuillez ne me considérer que comme le pauvre clerc de la chapelle de Saint-Dunstan de Copmanhurst, à qui la moindre donation sera on ne peut plus agréable.

— Je t’entends ; et j’accorde au révérend clerc la permission de prendre mon bois et de tuer mon gibier dans mes forêts de Warncliff. Mais, fais-y attention, je ne lui permets de tuer que trois daims chaque saison : et si, en vertu de cette permission, tu n’en tues pas trente, je ne suis ni chevalier chrétien, ni véritablement roi.

— Je puis répondre à Votre Majesté qu’avec la grâce de saint Dunstan je m’efforcerai en toute humilité d’opérer le miracle de la multiplication des daims.

— Je n’en doute pas, frère ; mais, comme la venaison altère, mon sommelier aura ordre de te pourvoir tous les ans d’un tonneau de vin des Canaries, d’un de Malvoisie, et de trois muids d’ale de première qualité. Si cela ne suffit pas pour étancher ta soif, tu viendras à ma cour, et tu feras connaissance avec mon sommelier lui-même.

— Et pour saint Dunstan ? dit le moine.

— À tout cela j’ajouterai une chape, une étole et une nappe d’autel, » répondit le roi en faisant le signe de la croix. « Mais ne donnons pas un ton sérieux à nos plaisanteries, dans la crainte que Dieu ne nous punisse de penser à nos folies plutôt qu’à l’honorer et à le prier.

— Quant à moi, je réponds de mon patron, dit l’ermite d’un ton jovial.

— Réponds de toi-même, frère, » lui dit le roi avec quelque sévérité ; mais reprenant aussitôt son air ouvert, il lui tendit la main, et l’ermite, un peu confus, s’agenouilla pour la baiser.

— Tu fais moins d’honneur à ma main ouverte que tu n’en as fait à mon poing fermé, » reprit le monarque en souriant ; « tu ne fais que t’agenouiller devant l’une, et devant l’autre tu as fait plus que de te prosterner. »

Mais l’ermite, craignant peut-être d’offenser de nouveau le roi en continuant la conversation sur un ton trop familier (ce que doivent éviter avec grand soin ceux qui sont dans la familiarité des rois), fit un profond salut et se retira en arrière.

En ce moment deux autres personnages arrivèrent sur la scène.



  1. Mot à mot, Fruit des temps : ouvrage théologique presque inconnu aujourd’hui, et qui sans doute était aussi lourd de raisonnement que de son poids matériel. a. m.
  2. Digged, creusé ; gory, plein de mauvais sang ; comme qui dirait, le frère de triste figure. a. m.
  3. Fetter, fers ; lock, chaîne ou tresse ; c’est-à-dire le chevalier de la Chaîne de fer. Ici, ce mot composé signifie cadenas, et nous l’avons déjà employé plusieurs fois dans ce sens. a. m.
  4. Pays sur la limite de l’Angleterre et de l’Écosse. a. m.
  5. Gentilhomme écossais. a. m.
  6. Gentilhomme anglais. a. m.
  7. Sorte de préfet ou chef de comté en Angleterre. a. m.
  8. Vieux mot qui se retrouve encore dans la langue française, mais devenu trivial, racaille ; il dérive de rascal, qui se traduirait aujourd’hui par celui de faquin. a. m.
  9. Les ballades sur Robin Hood nous apprennent que ce célèbre chef de bande prenait quelquefois le nom de Locksley dans ses expéditions clandestines : c’est celui du Village où il avait reçu le jour, mais dont on ne peut préciser la situation.