Ivanhoé (Scott - Dumas)/XXXV

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Traduction par Alexandre Dumas.
Michel Lévy (Tome 1 et 2p. 138-154).

XXXV

Revenons maintenant à Isaac d’York.

Monté sur une mule, présent de l’outlaw, et accompagné des deux yeomen destinés à lui servir de guides et à le protéger, le juif était parti pour la commanderie de Templestowe, afin de négocier la rançon de sa fille.

La commanderie n’était située qu’à une journée de marche du château en ruine de Torquilstone, et le juif avait l’espoir d’y arriver avant la nuit. En conséquence, ayant congédié ses guides au sortir du bois, et les ayant gratifiés d’une pièce d’argent, il se mit à presser sa marche avec toute la diligence que lui permettaient ses précédentes fatigues ; mais les forces lui manquèrent tout à fait à environ quatre milles de la demeure des templiers. Il ressentit des douleurs aiguës dans tous les membres, douleurs que les angoisses de son esprit rendaient plus vives encore, et il fut contraint de s’arrêter à un petit bourg où demeurait un rabbin juif de sa tribu, expert en médecine, et dont il était bien connu.

Nathan Ben-Israël accueillit son compatriote souffrant avec cette bonté que la loi prescrivait, et que les juifs exerçaient les uns envers les autres. Il insista pour qu’Isaac prît du repos, et employa ses remèdes les plus efficaces pour ralentir le progrès de la fièvre que la terreur, la fatigue, les mauvais traitements et le chagrin avaient attirée au pauvre juif.

Le lendemain, quand Isaac se disposa à se lever et à continuer sa route, Nathan s’opposa à son dessein, non seulement comme hôte, mais encore comme médecin.

— Cela pourrait vous coûter la vie, disait-il.

Mais Isaac répondit :

— Il y va pour moi plus que de la vie à accomplir mon voyage à Templestowe.

— À Templestowe ! s’écria son hôte avec surprise.

Il lui tâta le pouls une seconde fois, puis il murmura en lui-même :

— Sa fièvre s’est calmée, cependant sa raison semble l’abandonner.

— Et pourquoi n’irais-je pas à Templestowe ? répondit le malade. J’en conviens avec toi, Nathan, là habitent des hommes pour qui les enfants méprisés de la Terre promise sont un objet de rebut et d’abomination. Cependant tu n’ignores pas que les affaires pressantes du commerce nous poussent quelquefois parmi ces soldats nazaréens altérés de sang, et que nous visitons les commanderies des templiers aussi bien que celles des hospitaliers, ainsi qu’on les nomme.

— Je sais tout cela, répondit Nathan ; mais, toi, ignores-tu que Lucas de Beaumanoir, le chef de leur ordre, ou, comme ils l’appellent, le grand maître de l’ordre, est en ce moment à Templestowe ?

— Je l’ignorais, dit Isaac ; les dernières lettres de nos frères de Paris annoncent qu’il était dans cette capitale, implorant de Philippe des secours contre le sultan Saladin.

— Il est arrivé en Angleterre sans que ses frères l’attendissent, dit Ben-Israël, et il vient parmi eux plein de courroux et le bras étendu pour les corriger et les châtier. Il est enflammé de colère contre ceux qui ont violé leurs vœux, et la crainte de ces fils de Bélial est grande. Tu dois avoir entendu parler de lui.

— Il est bien connu, dit Isaac ; les gentils représentent ce Lucas de Beaumanoir comme un homme zélé pour tout ce qui touche la gloire nazaréenne, et nos frères l’ont nommé le destructeur des Sarrasins, et le tyran des enfants de la promesse.

— Et ils l’ont bien nommé, reprit le médecin ; les autres templiers se laissent détourner du devoir par le plaisir, ou corrompre et suborner par l’or et l’argent ; mais Beaumanoir est un homme d’une autre trempe. Il hait la sensualité, il méprise la richesse, et brûle de gagner ce qu’ils appellent la couronne du martyre. Puisse le Dieu de Jacob la lui envoyer promptement, à lui et à eux tous. Cet homme orgueilleux fait surtout peser sa main sur les enfants de Juda, comme David fit peser la sienne sur Edom, regardant l’assassinat d’un juif comme une offrande aussi agréable à Dieu que celui d’un Sarrasin. Il a vomi des faussetés contre les vertus de nos médicaments, comme si c’étaient des inventions de Satan. Que la main du Seigneur le châtie !

— À tout prix, s’écria Isaac, il faut que je me présente à Templestowe, sa colère dût-elle s’enflammer comme une fournaise sept fois chauffée.

Alors il fit connaître à Nathan le motif de son voyage. Celui-ci lui témoigna sa sympathie, et, selon la coutume de son peuple, en déchirant ses vêtements, et en s’écriant :

— Ah ! pauvre fille ! ah ! pauvre fille !… Hélas ! qu’est devenue la beauté de Sion ! Hélas ! Israël est captif !

— Tu vois, reprit Isaac, que je ne puis rester ; la présence de ce Lucas de Beaumanoir, leur chef, pourra peut-être détourner Brian de Bois-Guilbert du mal qu’il médite, et peut-être me rendra-t-il ma fille chérie Rébecca.

— Eh bien ! pars ! dit Nathan Ben-Israël ; mais sois prudent, car la sagesse préserva Daniel dans la fosse aux lions, et elle pourra également t’être utile et réaliser les désirs de ton cœur. Cependant, si tu le peux, évite la présence du grand maître ; car sa plus grande satisfaction, du matin au soir, c’est de traiter notre peuple avec mépris. Peut-être que, si tu pouvais parler en particulier à Bois-Guilbert, tu réussirais mieux avec lui ; car on dit que ces maudits Nazaréens ne sont pas tous d’accord entre eux dans la commanderie. Que Dieu confonde leurs projets et les couvre de honte ! Mais, je t’en conjure, frère, reviens ici, comme tu reviendrais à la maison de ton père, pour m’instruire du résultat de ta démarche. J’espère que tu ramèneras avec toi Rébecca, cette digne élève de la sage Myriam, dont les gentils ont calomnié les cures médicales en les attribuant à la sorcellerie.

Isaac prit congé de son ami, et, après une course d’une heure à cheval, il se trouva devant la commanderie de Templestowe.

Cet établissement des templiers était situé au milieu des belles prairies et des pâturages dont la dévotion du dernier commandeur avait gratifié leur ordre. Il était vaste et bien fortifié, précaution qui ne fut jamais négligée par ces chevaliers, et que les troubles d’Angleterre rendaient surtout nécessaire. Deux hallebardiers vêtus de noir gardaient le pont-levis, tandis que d’autres, portant aussi ce triste uniforme, se promenaient sur les remparts d’un pas lugubre, ressemblant plutôt à des spectres qu’à des soldats. Les officiers subalternes de l’ordre portaient le même costume noir, depuis que l’usage des vêtements blancs, pareils à ceux des chevaliers et des écuyers, avait été usurpé, dans les montagnes de la Palestine, par une congrégation de faux frères se disant templiers et jetant par leurs brigandages un grand déshonneur sur l’ordre. De temps en temps, on voyait un chevalier traverser la cour, enveloppé de son grand manteau blanc, la tête penchée sur la poitrine, et les bras croisés. Quand ils se rencontraient par hasard dans la cour, ils passaient les uns devant les autres, se faisant un salut lent, solennel et muet ; car telle était la règle de l’ordre, suivant cette maxime des textes sacrés : « Ce n’est pas le moyen d’éviter le péché que de parler beaucoup ; la vie et la mort sont au pouvoir de la langue. » En un mot, la rigueur ascétique de la discipline du Temple, qui depuis si longtemps avait fait place à la licence et au libertinage, semblait tout à coup revivre à Templestowe, sous l’œil rigide de Lucas de Beaumanoir.

Isaac s’arrêta devant la porte pour réfléchir aux moyens de se procurer l’entrée du château, et à la manière d’être favorablement écouté ; car il n’ignorait pas que, pour sa race malheureuse, le fanatisme de l’ordre n’était pas moins dangereux que la luxure effrénée, et que sa religion deviendrait le prétexte de la haine et de la persécution, dans ce cas, aussi bien que sa richesse l’exposait, dans l’autre, aux extorsions d’une rapacité implacable.

En ce moment, Lucas de Beaumanoir se promenait dans un petit jardin appartenant à la commanderie, faisant partie de la fortification extérieure ; il avait une triste et confidentielle conversation avec un frère de son ordre qu’il avait amené de la Palestine.

Le grand maître était un homme d’un âge avancé, comme le prouvaient sa longue barbe blanche et ses sourcils déjà grisonnants. Ces sourcils, néanmoins, ombrageaient des yeux dont les années n’avaient pu éteindre le feu. Guerrier redoutable, bigot ascétique, ses traits maigres et sévères conservaient l’expression farouche du soldat, et ils étaient également remarquables par la maigreur, fruit de l’abstinence, et par l’orgueil religieux du dévot satisfait de lui-même. Cependant, malgré toute la sévérité de son aspect, on découvrait en Lucas de Beaumanoir quelque chose d’imposant et de noble, qui, sans doute, était dû aux fonctions que sa haute dignité l’appelait à remplir auprès des monarques et des princes, et à l’exercice habituel de l’autorité suprême sur les chevaliers vaillants et aristocratiques rangés sous la règle de l’ordre. Sa taille était élevée, et sa prestance, que l’âge et la fatigue avaient respectée, était droite et majestueuse. Son manteau blanc était d’un modèle régulier et sévère, et coupé selon la règle même de saint Bernard. Il était fait de ce qu’on appelait alors drap de bure, et collait exactement sur sa taille, laissant voir, cousue sur l’épaule gauche, la croix à huit branches en drap rouge, particulière à cet ordre. Ni vair ni hermine n’ornaient ce vêtement ; mais, en raison de son âge, le grand maître portait un pourpoint doublé et bordé de peau douce d’agneau, la laine en dehors, ainsi que la règle le permettait ; et c’était tout ce qu’elle autorisait en fait de fourrure, qui, à cette époque, était un objet de toilette du plus grand luxe. Il tenait à la main ce singulier abacus, ou bâton de commandement, avec lequel on représente souvent les templiers. Ce bâton avait à son extrémité supérieure une plaque circulaire sur laquelle était gravée la croix de l’ordre entourée d’un cercle ou orle, comme disaient les hérauts.

Le chevalier qui accompagnait ce grand personnage portait à peu près le même costume que lui ; mais l’extrême déférence qu’il montrait envers son supérieur faisait voir qu’aucune autre égalité n’existait entre eux. Le commandeur, car tel était son rang, ne marchait pas de front avec le grand maître, mais un peu en arrière, pas assez loin cependant pour que Beaumanoir fût obligé de tourner la tête en lui parlant.

— Conrad, disait le grand maître, cher compagnon de mes combats et de mes fatigues, ton cœur fidèle est le seul où je puisse déposer mes chagrins. À toi seul je puis dire combien de fois, depuis mon arrivée dans ce royaume, j’ai désiré mourir et reposer avec les justes. Il n’y a pas dans toute l’Angleterre un seul objet sur lequel mes yeux aient pu se reposer avec plaisir, hormis les tombeaux de nos frères situés sous les voûtes massives de l’église du Temple, dans son orgueilleuse capitale. « Ô vaillant Robert de Ros ! me suis-je écrié en moi-même en contemplant ces braves soldats de la croix gisant sculptés sur leurs sépultures, ô excellent Guillaume de Mareschal ! ouvrez vos cellules de marbre et laissez partager votre repos à un frère fatigué, qui aimerait mieux avoir à combattre cent mille païens que d’être témoin de la décadence de notre ordre sacré ! »

— Il n’est que trop vrai, répondit Conrad Montfichet ; il n’est que trop vrai, et les dérèglements de nos frères d’Angleterre sont encore plus graves que ceux de nos frères de France.

— Parce qu’ils sont plus riches, répondit le grand maître. Pardonne un peu de vanité, mon cher frère. Tu sais la vie que j’ai menée, observant religieusement tous les statuts de mon ordre, luttant contre les démons visibles et invisibles, terrassant le lion mugissant qui cherche qui il pourra dévorer, et le faisant en bon chevalier et en prêtre dévot partout où je l’ai rencontré, ainsi que nous l’a prescrit le bienheureux Bernard dans le XLVe chapitre de nos règlements, ut leo semper feriatur[1]. Mais, par le saint Temple, par le zèle qui a dévoré ma substance et ma vie, qui a consumé jusqu’à mes nerfs et à la moelle même de mes os ! par ce Temple sacré, je te jure que, excepté toi et un petit nombre de mes frères qui conservent encore l’ancienne austérité de notre ordre, je n’en vois aucun digne de ce saint nom ! Que disent nos statuts ? et comment nos frères les observent-ils ? Ils ne devraient porter aucun ornement mondain, ni panache sur leur casque, ni éperons d’or, ni brides dorées, et cependant, qui se pare plus splendidement que ces pauvres soldats du Temple ? Par nos statuts, il leur est défendu de se servir d’un oiseau pour prendre un autre oiseau, de chasser à l’arc ou à l’arbalète, de sonner du cor ou de poursuivre le gibier à cheval. Mais, aujourd’hui, la chasse, la fauconnerie, la vénerie, la pêche, qui est plus enclin à toutes ces folles vanités que les templiers ? Il leur est défendu de lire d’autres livres que ceux que leur supérieur autorise, ou d’écouter aucune lecture si ce n’est celle des saintes Écritures pendant les heures des repas ; mais voilà que leurs oreilles sont ouvertes à tous les ménestrels vagabonds, et que leurs yeux étudient leurs vaines romances ! Il leur a été enjoint d’extirper la magie et l’hérésie, et voilà qu’on les accuse d’étudier les secrets cabalistiques des juifs et la magie païenne des Sarrasins ! On leur a prescrit la frugalité dans les repas, l’usage de la viande seulement trois fois par semaine, parce que l’abus de cette nourriture engendre une corruption honteuse du corps, et voici que leurs tables plient sous le poids d’une nourriture délicate et recherchée ! L’eau pure devait être leur seule boisson, et maintenant tout homme qui veut passer pour un joyeux compagnon se vante de boire comme un templier ! Ce jardin même, tout rempli qu’il est de plantes précieuses et d’arbres curieux transplantés des climats de l’Orient, conviendrait mieux au harem d’un émir infidèle qu’à un couvent où des moines chrétiens ne devraient cultiver que de modestes légumes. Encore, mon cher Conrad, si le relâchement de la discipline s’arrêtait là ! Tu le sais, on nous a défendu de recevoir ces femmes dévotes qui, dans l’origine, étaient agrégées comme sœurs de notre ordre, parce que, dit le XLVIe chapitre, « le vieil ennemi, par le moyen de la fréquentation de la femme, a su détourner bien des âmes du bon chemin du paradis ». Bien plus, le dernier chapitre, qui est, pour ainsi dire, la clef de voûte que notre vénérable fondateur a placée comme couronnement de sa doctrine pure et immaculée, nous défend de donner même à nos sœurs et à nos mères le baiser d’affection, ut omnium mulierum fugiantur oscula. Mais, j’ai honte de le dire, j’ai honte d’y penser, la corruption nous a inondés comme un déluge. Les âmes de nos chastes fondateurs, celles de Hugh de Payen, de Godefroi de Saint-Omer et de ces sept saints qui se sont réunis les premiers pour le service du Temple sont troublées même dans les joies célestes du paradis. Je les ai vus, Conrad, dans mes visions de la nuit ; leurs yeux sacrés versaient des larmes sur les péchés et les folies de leurs frères, et sur leur luxe honteux et leur libertinage effréné.

— Beaumanoir, m’ont-ils dit, tu dors ; réveille-toi ! Il y a une flétrissure qui souille le sanctuaire du Temple, flétrissure profonde et avilissante comme celle que laissent les sillons de la lèpre sur les murs des maisons infectées des enfants de l’Égypte[2]. Les soldats de la croix, qui devaient fuir le regard de la femme comme l’œil du basilic, vivent publiquement dans le péché, non pas seulement avec les filles de leur propre culte, mais avec les filles maudites des païens et des juifs, plus maudits encore. Beaumanoir, tu dors, lève-toi et venge-nous ! Tue les pécheurs, hommes et femmes !

La vision s’est envolée, Conrad ; mais, en me réveillant, j’entendais encore le froissement des cottes de mailles, et je voyais onduler les manteaux blancs de nos saints. Oui, je veux obéir à leur commandement, je veux purifier le sanctuaire du Temple, et les pierres impures et pestiférées, je les arracherai et les jetterai loin de l’édifice.

— Songes-y bien, cependant, révérend père, dit Montfichet, cette flétrissure s’est invétérée par le temps et l’habitude. Que ta réforme soit prudente comme elle est sage et juste.

— Non, Montfichet, répondit le vieillard, il faut qu’elle soit rapide et radicale. Notre ordre touche à une crise funeste. La sobriété, le dévouement et la piété de nos prédécesseurs nous avaient gagné de puissants amis ; notre présomption, notre richesse et notre luxure nous ont suscité de formidables ennemis. Il faudra que nous nous dépouillions de ces richesses, qui offrent une tentation aux princes ; il faudra humilier cet orgueil qui les offense ; il faudra refréner cette licence de mœurs, qui est un scandale pour toute la chrétienté. Rappelle-toi mes paroles : l’ordre du Temple, sans cette réforme, sera complètement détruit, et la place même qu’il occupait ne sera plus connue des nations que comme une ruine.

— Que Dieu détourne de nous une pareille calamité ! s’écria le commandeur.

Amen ! répondit le grand maître d’un ton solennel. Mais il faut nous efforcer de mériter son secours. Je te dis, Conrad, que ni les puissances célestes, ni les puissances terrestres, ne peuvent supporter plus longtemps la perversité de cette génération. Mes informations sont positives : le terrain sur lequel notre édifice est bâti est déjà miné, et chaque pierre que nous ajoutons au monument de notre grandeur ne fera que l’entraîner plus tôt dans l’abîme. Il faut retourner sur nos pas, et nous montrer les champions fidèles de la croix, en lui sacrifiant non seulement notre sang et notre vie, non seulement nos voluptés et nos vices, mais même notre bien-être, notre aisance et nos affections naturelles. Enfin, nous devons agir comme des hommes convaincus que bien des plaisirs, légitimes pour les autres, sont criminels pour les soldats du Temple.

En ce moment, un écuyer, vêtu d’un manteau noir râpé (car, dans cet ordre sacré, les aspirants, pendant leur noviciat, portaient les vieux vêtements des chevaliers), entra dans le jardin, et, s’inclinant profondément devant le grand maître, garda le silence, n’osant prendre sur lui de s’acquitter de la commission avant d’y être autorisé.

— N’est-il pas plus convenable, dit le grand maître, de voir ce Damien, vêtu d’habits qui respirent l’humilité chrétienne, se tenant dans un silence révérencieux devant son supérieur, que de le voir dans le costume qu’il portait il n’y a que deux jours, alors que le vaniteux s’était affublé d’un habit de couleur et babillait avec autant d’insolence et d’orgueil qu’un fat ? — Parle, Damien, nous te le permettons. De quoi s’agit-il ?

— Un juif s’est présenté à la porte, révérend père, dit l’écuyer. Il désire parler au frère Brian de Bois-Guilbert.

— Tu as bien fait de m’en donner connaissance, dit le grand maître. En notre présence, un commandeur n’est qu’un simple membre de notre ordre, et doit marcher non pas selon sa volonté, mais selon celle de son maître, conformément au texte : « Il m’a entendu, et il m’a obéi. » Il nous importe surtout de connaître la conduite de ce Bois-Guilbert, continua-t-il en se retournant vers son compagnon.

— La renommée le proclame brave et vaillant chevalier, reprit Conrad.

— La renommée ne se trompe pas, continua le grand maître. Il n’y a que pour la valeur que nous n’ayons pas dégénéré ; mais le frère Brian est entré dans notre ordre par caprice et désappointement, entraîné, je n’en doute pas, à prononcer nos vœux et à renoncer au monde, non par la sincérité d’une vocation sincère, mais comme un homme qu’un mécontentement léger aurait poussé vers la pénitence. Depuis, il s’est toujours montré agitateur actif et dangereux raisonneur, chef enfin de tous ceux qui discutent notre autorité, oubliant que la règle est tracée au grand maître par le symbole du bâton et de la verge : le bâton pour soutenir le faible, et la verge pour châtier le coupable.

— Damien, continua-t-il, amène le juif en notre présence.

L’écuyer se retira en saluant profondément, et revint au bout de quelques minutes, suivi d’Isaac d’York.

Jamais esclave conduit devant un prince puissant n’approcha du siège de son juge avec plus de respect et de terreur que le juif en s’approchant du grand maître. Quand il fut arrivé à une distance de trois pas, Beaumanoir lui fit signe avec son bâton de ne pas avancer davantage. Le juif s’agenouilla sur le sol, qu’il baisa en signe de respect ; puis, se levant, il se tint devant les deux templiers, les mains croisées sur sa poitrine, la tête penchée sur son sein, avec toute la soumission d’un esclave d’Orient.

— Damien, dit le grand maître, retire-toi ; que quelques gardes se tiennent prêts à répondre à notre appel, et que personne n’entre dans le jardin avant que nous l’ayons quitté.

L’écuyer salua et se retira en s’inclinant.

— Juif, continua le hautain vieillard, écoute-moi : il ne sied pas à notre dignité d’avoir avec toi un long entretien, et nous ne prodiguons à personne ni nos paroles ni notre temps ; sois donc succinct dans les réponses aux questions que je vais te poser, et que tes paroles soient sincères ; car, si ta langue cherche à me tromper, je te la ferai arracher.

Le juif se disposait à répondre ; mais le grand maître poursuivit :

— Tais-toi, infidèle ! pas un mot en notre présence, si ce n’est pour répondre à nos questions. Quelle est l’affaire pendante entre toi et notre frère Brian de Bois-Guilbert ?

Isaac soupira de terreur et d’incertitude : raconter son histoire, n’était-ce pas être une cause de scandale pour l’ordre ? Cependant, s’il ne la racontait pas, quel espoir pouvait-il conserver encore d’obtenir la liberté de sa fille ? Beaumanoir vit son appréhension mortelle et daigna le rassurer.

— Ne crains rien, lui dit-il, pour ta misérable personne, juif, pourvu que tu agisses avec droiture. Je te demande de nouveau de me dire quelle affaire te conduit vers Brian de Bois-Guilbert ?

— Je suis porteur d’une lettre, balbutia le juif, sous le bon plaisir de Votre révérente Valeur, pour ce bon chevalier, de la part d’Aymer, prieur de l’abbaye de Jorvaulx.

— Ne te disais-je pas que nous vivions dans un temps pervers, Conrad ? demanda le grand maître. Un prieur de l’ordre de Cîteaux envoie une lettre à un soldat du Temple, et ne peut trouver de messager plus convenable qu’un juif infidèle ! — Donne-moi cette lettre.

Isaac, d’une main tremblante, ouvrit les plis de son bonnet arménien, où il avait déposé la lettre du prieur pour plus de sûreté ; il allait s’approcher, la main tendue et le corps penché pour la mettre à portée de son sinistre interrogateur.

— Arrière, chien ! s’écria le grand maître ; je ne touche les mécréants qu’avec mon épée. Conrad, prends la lettre du juif, et donne-la-moi.

Beaumanoir, ayant reçu la lettre des mains de Montfichet, en examina l’enveloppe avec soin ; puis il se mit à délier les fils qui l’entouraient.

— Révérend père, dit Conrad en l’arrêtant quoique avec beaucoup de déférence, est-ce que vous romprez le cachet ?

— Et pourquoi non ? dit Beaumanoir en fronçant le sourcil ; n’est-il pas écrit aux XLIIe chapitre, De lectione litterarum, qu’un templier ne recevra pas de lettre, fût-ce même de son père, sans en donner communication au grand maître, et sans la lire en sa présence ?

Alors il parcourut la lettre à la hâte, avec une expression de surprise et d’horreur ; il la relut ensuite plus lentement ; puis, l’offrant à Conrad d’une main et la frappant légèrement de l’autre, il s’écria :

— Voilà de singulières choses qu’un chrétien écrit à un chrétien, et tous deux sont membres, et membres distingués de corporations religieuses ! Ô Christ ! ajouta-t-il avec solennité et en levant les yeux au ciel, quand viendras-tu avec les vanneurs pour séparer l’ivraie du bon grain ?

Montfichet prit la lettre de son supérieur et allait la parcourir.

— Lis-la tout haut, Conrad, dit le grand maître, et toi, juif, sois bien attentif ; car nous te questionnerons relativement à cette lettre.

Conrad lut la lettre, qui était conçue en ces termes :

« Aymer, par la divine grâce, prieur de la maison de Cîteaux de Sainte-Marie de Jorvaulx, à sire Brian de Bois-Guilbert, chevalier du saint ordre du Temple, souhaite joie et santé, accompagnées de tous les dons et faveurs du roi Bacchus et de dame Vénus.

Quant à nous, cher frère, nous sommes captif entre les mains d’hommes proscrits, sans loi ni religion, qui n’ont pas craint de retenir notre personne et de nous mettre à rançon ; par eux, nous avons appris tout à la fois le funeste destin de Front-de-Bœuf, et ta fuite avec cette belle sorcière juive dont les yeux noirs t’ont ensorcelé. Nous nous réjouissons beaucoup de te savoir en sûreté ; néanmoins, nous te prions d’être sur tes gardes relativement à cette nouvelle magicienne d’Endor, car nous avons appris secrètement que votre grand maître, qui ne donnerait pas un fétu de toutes les joues roses et de tous les yeux noirs du monde, arrive de Normandie pour mettre des bornes à votre vie joyeuse et faire cesser vos infractions à la règle. Or, nous te prions cordialement de prendre garde, et de veiller, comme dit le saint texte, inveniantur vigilitantes. Le juif opulent, père de ta Rébecca, Isaac d’York, m’ayant demandé une lettre de recommandation, nous lui avons donné celle-ci ; nous te conseillons ardemment et te supplions d’accepter la rançon qu’il doit t’offrir pour la demoiselle ; car il peut te donner de quoi acheter cinquante jeunes filles à des conditions plus sûres. J’espère bien en avoir ma part quand nous festoierons ensemble, en vrais frères, sans oublier la coupe ; car le texte ne dit-il pas : Vinum lœtificat cor hominis, et encore : Rex delectabitur pulchritudine tua ?

Jusqu’à cette joyeuse rencontre, nous te disons adieu.

Donné dans un antre de brigands, vers l’heure des matines. »

Aymer, Pr. S.-M. Jorvolaensis.

P.-S. – En vérité, ta chaîne d’or n’est pas restée longtemps en ma possession ; elle servira maintenant à suspendre, autour du cou d’un outlaw voleur de daims, le sifflet avec lequel il appelle ses chiens.


— Qu’en dis-tu, Conrad ? demanda le grand maître. Une caverne de voleurs, c’est un séjour très convenable pour un pareil abbé ! Il ne faut plus s’étonner si la main de Dieu s’appesantit sur nous, si, dans la Terre sainte, nous perdons ville à ville, et si nous reculons pied à pied devant les infidèles, quand nous avons des ecclésiastiques tels que ce prieur Aymer. Mais que veut-il dire par cette nouvelle magicienne d’Endor ? demanda-t-il à demi-voix à son confident.

Conrad connaissait mieux que son supérieur, grâce peut-être à la pratique, le jargon de la galanterie. Il expliqua le passage qui embarrassait le grand maître ; il lui dit que c’était une sorte de langage employé par des hommes mondains, à l’égard des femmes qu’ils aimaient d’amour ; mais cette explication ne satisfit pas l’austère Beaumanoir.

— Il y en a plus que tu ne devines, Conrad, reprit le grand maître ; la simplicité de ton cœur ne peut sonder ce profond abîme de méchanceté. Cette Rébecca d’York est une élève de cette Myriam dont tu as entendu parler ; tu vas voir que le juif ne tardera pas à en convenir lui-même.

Puis, se tournant vers Isaac, il lui dit à haute voix :

— Ta fille est donc la prisonnière de Brian de Bois-Guilbert ?

— Oui, révérend père, balbutia le juif Isaac ; et tout ce qu’un pauvre homme peut offrir pour sa rançon…

— Tais-toi, interrompit le grand maître. Ta fille a pratiqué l’art de guérir, n’est-ce pas ?

— Oui, gracieux seigneur, répondit le juif avec plus de confiance ; et chevaliers et paysans, nobles et vassaux peuvent tous bénir ce don heureux que le Ciel a daigné lui accorder. Bien des gens peuvent témoigner qu’elle les a rétablis par son art, quand tout autre remède humain avait échoué ; mais la bénédiction du Dieu de Jacob était sur elle.

Beaumanoir se tourna vers Montfichet avec un sourire amer.

— Vois, mon frère, dit-il, les ruses de l’ennemi qui nous dévore ! Voilà les amorces avec lesquelles il pêche les âmes ! Il donne un court espace de vie sur la terre en échange du bonheur éternel. Notre règle sainte dit vrai : Semper percutiatur leo devorans ; frappons le lion, frappons le destructeur ! s’écria-t-il en brandissant son abacus mystique, comme pour défier les puissances des ténèbres. Ta fille opère des guérisons, je n’en doute pas, dit-il en s’adressant encore au juif, au moyen de paroles magiques, d’amulettes enchantées et autres mystères cabalistiques ?

— Non, révérend et brave chevalier, répondit Isaac ; c’est principalement à l’aide d’un baume d’une vertu merveilleuse.

— De qui tient-elle son secret ? demanda Beaumanoir.

— Il lui a été transmis, répondit Isaac, par Myriam, une sage matrone de notre tribu.

— Ah ! juif imposteur ! n’est-ce pas cette même sorcière Myriam dont les abominables maléfices sont connus de toute la chrétienté ? s’écria le grand maître en faisant le signe de la croix. Son corps fut brûlé sur les bûchers et ses cendres furent jetées aux quatre vents. Puisse-t-il m’en arriver autant, à moi et à tous les membres de l’ordre, si je ne traite pas de même et plus sévèrement encore son élève. Je lui apprendrai à jeter des sorts sur les soldats du Temple. Allez, Damien, jetez ce juif à la porte ; tuez-le s’il fait résistance. Quant à sa fille, nous agirons envers elle comme la loi chrétienne et nos devoirs spéciaux nous en donnent le droit.

Le pauvre Isaac fut entraîné et expulsé de la commanderie ; ni ses supplications, ni ses offres même ne furent écoutées. Il ne vit rien de mieux à faire que de retourner à la maison du rabbin, pour prendre ses conseils dans cette affreuse position ; car, jusqu’alors, il avait craint pour l’honneur de sa fille, et maintenant il devait trembler pour sa vie. De son côté, le grand maître ordonna que l’on fît venir devant lui le commandeur de Templestowe.

  1. Dans les ordonnances des chevaliers du Temple, cette phrase se trouve sous plusieurs formes, et se rencontre dans presque tous les chapitres, comme si c’était le mot d’ordre de la confrérie ; cela peut expliquer peut-être pourquoi il revient si souvent dans la bouche du grand maître.
  2. Voyez le XIIIe chapitre du Lévitique. W.S.