Jack/XIX

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Dentu (IIp. 88-109).

VIII

LA CHAMBRE DE CHAUFFE

Comment est-il possible que des journées si longues, si durement et complétement remplies, arrivent à faire des années si courtes ?

Deux ans, voilà deux ans déjà que Zénaïde est mariée et que Jack a été le héros d’une terrible aventure. Qu’a-t-il fait pendant ces deux ans ? Il a travaillé, peiné, suivi étape par étape le chemin qui mène l’apprenti au savoir et à la paye de l’ouvrier. Il a passé de l’étau au dressage du fer. On l’a fait forger au « mouton, » puis au marteau. Ses mains ont pris des calus, son intelligence aussi. Le soir, il tombe de fatigue dans son lit, car il n’est pas fort, dort tout d’un trait, et recommence le lendemain une existence découragée, sans but, sans distraction. Le cabaret lui fait horreur depuis le fameux voyage à Nantes. La maison des Roudic est triste. M. et madame Mangin sont installés au Pouliguen sur la côte, et tout le logis paraît inhabité depuis le départ de cette grosse fille, comme sa chambre a semblé vide du jour où elle a fait enlever son armoire, la grande armoire au trousseau.

Madame Roudic ne sort plus, reste assise à un coin de fenêtre dont le rideau est toujours baissé, — elle n’attend plus personne maintenant, — et traîne ses jours, indifférente, automatique, laissant sa vie s’en aller comme le sang d’une blessure ouverte. Il n’y a que le père Roudic qui garde la sérénité de sa conscience heureuse. Ses petits yeux si fins, si aiguisés, ont conservé l’acuité de leur regard qui contraste étrangement avec cette âme naïve, aveugle et crédule, pour laquelle le mal n’existe pas.

D’événements dans la vie de Jack, pas le moindre. Le dernier hiver a été très rude, la Loire a fait de grands dégâts, envahi presque toute l’île, dont une partie est restée sous l’eau quatre mois. On a travaillé dans l’humide, respiré du brouillard et des miasmes de marais. Jack a beaucoup toussé, passé bien des heures de fièvre à l’infirmerie ; mais ce ne sont pas là des événements. De loin en loin une lettre d’Étiolles est arrivée, très tendre quand sa mère avait écrit en cachette, sermonneuse et froide quand le poëte avait dicté par dessus son épaule. Les faits et gestes de d’Argenton tenaient toujours une grande place dans les épanchements de sa patiente victime. Jack avait appris ainsi que la Fille de Faust terminée, lue aux comédiens du Théâtre-Français, ces drôles avaient eu l’audace de la refuser à l’unanimité et s’étaient en revanche attirés un mot bien cruel. Une grande nouvelle encore, la réconciliation avec les Moronval, admis dorénavant à la table de « parva domus, » où ils amenaient le dimanche des petits « pays chauds » de toutes les couleurs qui effrayaient fort la mère Archambauld.

Moronval, Mâdou, le Gymnase, comme tout cela était loin de lui, plus loin qu’il n’y avait de distance entre Indret et le passage des Douze-Maisons, plus loin qu’il n’y avait d’années entre ce passé fantastique et ce présent si lugubre. Le Jack de ce temps-là lui faisait l’effet d’un Jack d’une race supérieure et plus fine, qui n’avait rien laissé de ses cheveux blonds, de son grain de peau rosé et doux, à ce grand diable, tanné, efflanqué, aux pommettes rouges, au dos voûté aux épaules hautes si maigres sous sa blouse.

Ainsi se trouvaient justifiées les paroles de M. Rivals : « Ce sont les différences sociales qui font les grandes séparations. »

Encore une tristesse pour Jack, le souvenir de ces Rivals. Malgré les observations de d’Argenton, il a gardé dans son cœur une reconnaissance infinie à cet excellent homme, une amitié tendre pour la petite Cécile, et tous les ans au premier janvier, il leur écrit une longue lettre. Eh bien, voici deux fois que ses lettres restent sans réponse. Pourquoi ? Qu’a-t-il pu leur faire encore, à ceux-là ?

Une seule pensée soutient notre ami Jack dans les déconvenues de sa triste destinée : « Gagne ta vie… Ta mère aura besoin de toi. » Mais, hélas ! les salaires sont proportionnés à la valeur de l’ouvrage, et non pas à la bonne volonté de l’ouvrier. Vouloir n’est rien, c’est pouvoir qu’il faudrait. Et Jack ne peut pas. Malgré les prédictions de Labassindre, il ne sera jamais qu’un choufliqueur dans sa partie. Il n’a pas le « don », qu’est-ce que vous voulez ? Et maintenant le voilà à dix-sept ans, son apprentissage fini, arrivant à peine à gagner ses trois francs par jour. Avec ces trois francs, il faut qu’il paye sa chambre, qu’il se nourrisse, qu’il s’habille, c’est-à-dire qu’il remplace son bourgeron et sa cotte quand il n’y a plus moyen de les porter. Le beau métier qu’on lui a mis là dans les mains ! Et comment ferait-il si sa mère lui écrivait : « J’arrive… Je viens vivre avec toi… »

— Vois-tu, petit gas, dit le père Roudic qui a gardé à l’apprenti ce nom de « petit gas, » bien que celui-ci le dépasse de toute la tête, tes parents ont eu tort de ne pas m’écouter, tu n’es pas à ton affaire ici. Tu n’auras jamais le sentiment de la lime, et nous serons obligés de te laisser tout le temps aux gros ouvrages où il n’y a pas sa vie à gagner. À ta place, j’aimerais mieux rouler ma bosse et chercher fortune en roulant… Tiens ! il nous est venu l’autre jour, à l’ajustage, Blanchet, le mécanicien-chef du Cydnus qui cherchait des chauffeurs. Si la chambre de chauffe ne te fait pas peur, tu pourrais tenter le coup. Tu gagnerais tes six francs par jour en faisant le tour du monde, logé, nourri, chauffé… Ah ! dam, oui, dam ! chauffé… Le métier est rude, mais on en revient, puisque je l’ai fait deux ans et que me voilà. Voyons, veux-tu que j’écrive à Blanchet ?

— Oui, monsieur Roudic… J’aime mieux ça.

L’idée d’avoir une double paye, de voir du pays, cet amour du voyage qui lui venait de son enfance, des histoires de Mâdou, des campagnes de la Bayonnaise racontées par M. Rivals, bien des raisons achevèrent de décider Jack à prendre ce métier de chauffeur où viennent échouer tous les mauvais ouvriers du fer, tous les Ratés du marteau et de l’enclume, et qui ne demande que de la vigueur et une grande force de résistance.

Il partit d’Indret un matin de juillet, juste quatre ans après son arrivée.

Quel temps superbe encore ce jour-là !

Du pont du petit bateau où Jack se tenait debout à côté du père Roudic qui avait voulu l’accompagner, le spectacle était saisissant. Le fleuve s’agrandissait à chaque tour de roue, écartant, repoussant ses berges de toute sa force comme pour faire la place plus large à son embouchure dans la mer. L’air devenait plus vif, les arbres diminuaient de hauteur, les deux rives s’aplanissaient en s’éloignant l’une de l’autre dans une perspective étalée, semblait-il, par le grand vent soufflant de face. Çà et là des étangs brillaient dans l’intérieur des terres, des fumées montaient au-dessus des tourbières, des milliers de goëlands et de mouettes dans un vol blanc mêlé de noir rasaient le fleuve avec leurs cris d’enfants. Mais tout cela disparaissait, perdu dans l’immensité prochaine de l’Océan, qui ne souffre aucune grandeur à côté de la sienne, comme il ne veut aucune végétation au bord de la stérilité amère de ses vagues.

Subitement le petit paquebot entra dans l’espace d’un seul bond. Comment définir autrement cette allure nouvelle de toute son armature, ce balancement que les flots, baignés d’une lumière éblouissante, libres dans une prise d’air gigantesque, semblaient continuer d’une lame à l’autre, jusqu’à la limite extrême de l’horizon, jusqu’à cette ligne verdâtre où le ciel et l’eau réunis ferment l’espace aux yeux avides ?

Jack n’avait jamais vu la mer. Cette odeur fraîche et salée, ce coup d’éventail que la marée montante dégage à chaque vague, lui mit au cœur la griserie du voyage.

Là-bas, sur la droite, avec ce resserrement de tous leurs toits que les ports de mer présentent entre les roches, Saint-Nazaire s’avançait au bord des flots, son clocher en vigie sur la hauteur, sa jetée continuant la rue jusqu’au large. Entre les maisons, des mâts se dressaient, se croisaient, mêlés de loin les uns aux autres et si serrés qu’on eût dit qu’un seul coup de vent avait poussé ce paquet de vergues dans l’abri du port. En approchant, tout s’espaça, se sépara, s’agrandit.

Ils débarquèrent à la jetée. Là on leur apprit que le Cydnus, grand steamer de la Compagnie transatlantique, partait le jour même dans deux ou trois heures, et que depuis la veille il était déjà au large. C’est le seul moyen qu’on ait trouvé jusqu’ici pour avoir l’équipage au complet au moment du départ, sans être obligé de faire battre tous les bouges de Saint-Nazaire par les gendarmes.

Jack et son compagnon n’avaient donc pas le temps de voir la ville qu’emplissaient, à cette heure, l’animation et le train d’un jour de marché, débordant jusque sur le port. Tout le quai était jonché de paquets de verdure, de paniers de fruits, de volailles liées deux à deux et battant des ailes par terre en piaillant. Devant leur étalage, paysannes et paysans bretons, alignés tout debout les bras ballants, attendaient tranquilles et muets qu’il leur vînt quelque pratique. Pas de hâte, pas le moindre appel aux passants. Pour faire contraste, une foule de petits forains, l’éventaire chargé de cravates, de porte-monnaie, d’épingles ou de bagues, circulaient bruyamment, en proposant leur marchandise. Des matelots de tous les pays, de petites bourgeoises de Saint-Nazaire, des femmes d’ouvriers ou d’employés de la compagnie, se hâtaient dans le marché où le coq du Cydnus achevait de ramasser ses dernières provisions. Roudic apprit par lui que Blanchet était à bord, et furieux parce qu’il n’avait pas son compte de chauffeurs.

— Dépêchons-nous, petit gas, nous sommes en retard.

Ils sautèrent dans une barque, traversèrent le bassin à flot encombré de navires. Ici ce n’était plus le port fluvial de Nantes, sillonné de barques de toutes grandeurs. Rien que d’énormes bâtiments et une apparence de repos, de relâche. Des coups de marteau dans la partie du radoub, quelques piaillements de volailles qu’on embarquait, troublaient seuls ce silence sonore, cristallin, qui plane au-dessus de l’eau. Les gros transatlantiques, rangés au quai, éteints et lourds, semblaient dormir entre deux traversées. De grands navires anglais, venus de Calcutta, dressaient leurs nombreux étages de cabines, leur avant très haut, leurs flancs solides couverts d’une nuée de matelots en train de les badigeonner. On passait entre ces masses immobiles, où l’eau prenait des teintes sombres de canal traversant une ville, comme entre d’épaisses murailles, avec des manéges de chaînes, de cordes soulevées et ruisselantes. Enfin ils sortirent du port, franchirent la jetée à la pointe de laquelle le Cydnus sous vapeur attendait la marée.

Un petit homme nerveux et sec, en manches de chemise, trois galons d’or à sa casquette, interpella Jack et Roudic, dont la barque venait de se ranger au long du steamer. À peine si l’on entendait ses paroles dans le tumulte de l’encombrement de la dernière heure ; mais ses gestes paraissaient éloquents. C’était Blanchet, le mécanicien-chef, que ses hommes appelaient « le Moco »[1]. Aussitôt que le vacarme des bagages qu’on engouffrait dans la cale ouverte lui permit de se faire entendre :

— Arrivez donc, coquin de bon sort ! cria-t-il avec un terrible accent du Midi… J’ai cru que vous alliez me laisser en plan.

— C’est ma faute, mon vieux, dit Roudic… Je voulais accompagner le petit gas, et je n’étais pas libre hier.

— Boufre ! Il est de taille, ton petit gas. Nous serons obligés de le plier en quatre pour le coucher dans la cabine des chauffeurs… Allons, zou ! descendons vite, je vais l’installer.

Ils prirent un petit escalier tout en cuivre, qui tournait avec une rampe étroite, puis un autre escalier sans rampe, raide comme une échelle, puis encore un, puis encore un autre.

Jack, qui n’avait jamais vu de « transatlantique, » était stupéfait de la grandeur, de la profondeur de celui-ci. On descendait dans un abîme où les yeux, qui venaient de la grande lueur du jour, ne distinguaient ni les êtres, ni les objets. Il faisait nuit, une nuit de mine, éclairée de fanaux accrochés, étouffée d’un manque d’air et d’une chaleur croissante. Une dernière échelle, descendue à tâtons, les conduisit dans la chambre aux machines, véritable étuve qu’une chaleur mouillée et lourde, mêlée à une forte odeur d’huile, emplissait d’une atmosphère insupportable, d’une buée flottante au-dessus de laquelle, à trois ou quatre étages plus haut, apparaissait dans le carré d’un soupirail le bleu du ciel.

Une grande activité régnait là. Les mécaniciens, les aides, les élèves, allaient, venaient, passaient une revue générale de la machine, s’assurant si toutes les pièces étaient exactes et libres dans leur jeu. On venait de finir le plein des chaudières, et déjà elles tiraient et grondaient furieusement. Le fer, le cuivre, la fonte, astiqués d’huile bouillante, luisaient, étincelaient ; et l’extrême propreté des engins leur donnait une apparence plus féroce, comme si ces poignées qui brûlaient — à leur contact — même les mains enveloppées d’étoupe, ces pistons incandescents, ces boutons remués avec des crocs de fer brillaient de tout le feu qu’ils absorbaient. Jack regardait curieusement la formidable bête. Il en avait vu bien d’autres à Indret ; mais celle-ci lui paraissait encore plus terrible, sans doute parce qu’il savait qu’il serait obligé de l’approcher à chaque instant et de lui fournir sa nourriture de nuit et de jour. Çà et là des thermomètres, des manomètres, une boussole, le cadran télégraphique par lequel arrivent les commandements, recevaient la lumière de grosses lampes à réflecteur.

Au bout de la chambre aux machines s’enfonçait un petit couloir, très étroit, très sombre. « Ici la soute au charbon… » dit Blanchet en montrant un trou béant dans le mur. À côté de ce trou il s’en trouvait un autre où un fanal éclairait quelques grabats, des hardes pendues. C’est là que couchaient les chauffeurs. Jack frémit à cette vue. Le dotoi Moronval, la mansarde des Roudic, tous ces abris de hasard où il avait dormi ses rêves d’enfant, étaient des palais en comparaison.

— « Et la chambre de chauffe, » ajouta le Moco en poussant une petite porte.

Imaginez une longue cave ardente, une allée des catacombes embrasée par le reflet rougeâtre d’une dizaine de fours en pleine combustion. Des hommes presque nus, activant le feu, fouillant les cendriers, s’agitaient devant ces brasiers qui congestionnaient leurs faces ruisselantes. Dans la chambre aux machines on étouffait. Ici l’on brûle.

— Voilà votre homme… dit Blanchet au chef de chauffe en lui présentant Jack.

— Il arrive bien, dit l’autre presque sans se retourner, je manque de monde pour les escarbilles.

— Bon courage, petit gas ! fit le père Roudic en donnant à son apprenti une vigoureuse poignée de main.

Et Jack fut tout de suite mis aux escarbilles. Tous les détritus de charbon dont les cendriers se trouvent obstrués, encrassés, sont jetés dans des paniers que l’on monte sur le pont pour les vider dans la mer. Dur métier. Les paniers sont lourds, les échelles raides, suffocante la transition de l’air pur à l’étouffement du gouffre. Au troisième voyage, Jack sentait ses jambes fondre sous lui. Incapable même de soulever son panier, il restait là anéanti, moite d’une sueur qui lui enlevait tout ressort, quand l’un des chauffeurs, le voyant en cet état, alla prendre dans un coin un large fiasque d’eau-de-vie et le lui présenta.

— Non, merci, je n’en bois pas, dit Jack.

L’autre se mit à rire.

— Tu en boiras, dit-il.

— Jamais !… fit Jack, et se raidissant par un sursaut de sa volonté bien plus que par l’effort de tous ses muscles, il chargea la lourde corbeille sur son dos et la monta courageusement.

Le pont présentait un coup d’œil animé et pittoresque. Le petit paquebot amenant les voyageurs venait d’arriver et de se ranger à côté du grand steamer. De là montait une foule de passagers, pressés, ahuris, qui offraient une diversité étonnante de costumes et de langages, tous les pays de la terre se donnant rendez-vous sur ce milieu mixte, international, qu’on appelle un pont de navire. Tout ce monde courait, s’installait. Des gens étaient gais, d’autres pleuraient d’un adieu précipité, mais tous avaient au front un souci ou un espoir ; car les déplacements sont presque toujours le résultat de quelque perturbation, de quelque volte d’existence, et c’est en général le dernier tremblement d’une grande secousse que ces départs qui vous jettent d’un continent à un autre. Aussi les deuils côtoient l’aventure sur les ponts des paquebots et mêlent leur mélancolie à la fièvre du voyage.

Elle était partout, cette fièvre singulière, dans la marée qui montait à grand bruit, dans les révoltes du vaisseau tirant son ancre, dans l’agitation des petites barques qui l’entouraient. Elle animait là-bas, sur la jetée, une foule émue et curieuse, venue pour saluer les voyageurs, suivre de loin quelque silhouette aimée, et formant sur l’étroit espace comme une barre sombre qui coupait l’horizon bleu. Elle doublait, cette fièvre, l’élan des bateaux de pêche gagnant le large à pleines voiles pour toute une nuit de hasard et de combat ; et les grands steamers qui rentraient la sentaient battre, dans leurs toiles lasses, comme un regret des beaux pays parcourus.

Pendant que l’embarquement finissait, que la cloche de l’avant du navire hâtait les dernières brouettes, Jack, son panier d’escarbilles vidé, était resté appuyé au bastingage à regarder les passagers, ceux des cabines confortablement mis et équipés, et ceux du pont déjà assis sur leur mince bagage… Où allaient-ils ?… Quelle chimère les emportait ? Quelle réalité cruelle et froide les attendait à l’arrivée ?… Un couple surtout l’intéressait, une mère et son enfant qui lui rappelaient l’image d’Ida et du petit Jack alors qu’ils se tenaient ainsi par la main. La femme, jeune, tout en noir, enveloppée d’un sarapé mexicain à grandes raies, avec cette allure indépendante que les femmes de militaires ou de marins prennent des absences fréquentes de leur mari. L’enfant, habillé à l’anglaise, ressemblant à s’y méprendre au joli filleul de lord Peambock.

Quand ils passèrent près de Jack, tous deux eurent un mouvement d’écart, et la longue robe de soie fut vivement relevée pour ne pas frôler les manches du chauffeur noires de charbon. Ce fut un mouvement presque imperceptible, mais qu’il comprit ; et du coup il lui sembla que son passé, ce cher passé en deux personnes qu’il invoquait aux mauvais jours, venait de le renier, de s’éloigner de lui à jamais.

Un juron marseillais, accompagné d’un fort coup de poing entre les deux épaules, interrompit sa triste rêverie :

— Chien failli de chauffeur de Ponantais du diable, veux-tu bien descendre à ton poste !…

C’était le Moco qui faisait sa ronde. Jack descendit sans rien dire, honteux de cette humiliation devant tous.

Comme il mettait le pied sur l’échelle menant à la chambre de chauffe, une longue secousse ébranla le navire, la vapeur qui grondait depuis le matin régularisa son bruit, l’hélice se mit en branle. On partait.

En bas, c’était l’enfer.

Chargés jusqu’à la gueule, dégageant avec des lueurs d’incarnat une chaleur visible, les fours dévoraient des pelletées de charbon sans cesse renouvelées par les chauffeurs dont les têtes grimaçaient, tuméfiées, apoplectiques, sous l’action de ces feux ardents. Le grondement de l’Océan semblait le rugissement de la flamme, le bruit du flot confondu avec un pétillement d’étincelles donnait l’expression d’un incendie inextinguible renaissant de tous les efforts qu’on faisait pour l’éteindre.

— « Mets-toi là… » dit le chef de chauffe.

Jack vint se mettre devant une de ces gueules enflammées qui tournaient tout autour de lui, élargies et multipliées par le premier étourdissement du tangage. Il fallait activer ce foyer d’embrasement, l’agacer du ringard, le nourrir, le décharger sans cesse. Ce qui lui rendait la besogne plus terrible, c’est que, n’ayant pas l’habitude de la mer, les trépidations violentes de l’hélice, les surprises du roulis le faisaient chanceler, le jetaient à tout moment vers la flamme. Il était obligé de s’accrocher pour ne pas tomber et d’abandonner tout de suite les objets incandescents auxquels il essayait de se retenir.

Il travaillait pourtant avec tout son courage ; mais, au bout d’une heure de ce supplice ardent, il se sentit aveuglé, sourd, sans haleine, étouffé par le sang qui montait, les yeux troubles sous les cils brûlés. Il fit ce qu’il voyait faire aux autres, et, tout ruisselant, s’élança sous la « manche à air » long conduit de toile où l’air extérieur tombe, se précipite du haut du pont par torrents… Ah ! que c’était bon… Presque aussitôt, une chape de glace s’abattit sur ses épaules. Ce courant d’air meurtrier avait arrêté son souffle et sa vie.

— La gourde ! cria-t-il d’une voix rauque au chauffeur qui lui avait offert à boire.

— Voilà, camarade. Je savais bien que tu y viendrais.

Il avala une énorme lampée. C’était de l’alcool presque pur ; mais il avait tellement froid que le trois-six lui parut aussi fade et insipide que l’eau claire. Quand il eut bu, il lui vint un grand bien-être de chaleur intérieure communiquée à tous ses nerfs, à tous ses muscles, et qui s’exaspéra ensuite en brûlure vive au creux de l’estomac. Alors, pour éteindre ce feu qui le brûlait, il recommença à boire. Feu dedans et feu dehors, flamme sur flamme, alcool sur charbon, c’est ainsi désormais qu’il allait vivre !

Il commençait un rêve fou d’ivresse et de torture qui devait durer trois ans. Trois sinistres années aux jours tout pareils, aux mois confondus et brouillés, aux saisons uniformes dans la canicule constante de la chambre de chauffe.

Il traversa des zones inconnues dont les noms étaient clairs, chantants, rafraîchissants, des noms espagnols, italiens ou français, du français enfantin des colonies ; mais de toutes ces contrées magiques, il ne vit ni les ciels de saphir, ni les îles vertes étalées en féconds bouquets sur les vagues phosphorescentes. La mer grondait pour lui de la même colère, le feu de la même violence. Et plus les pays étaient beaux, plus la chambre de chauffe était terrible.

Il relâcha dans des ports fleuris, horizonnés de forêts de palmiers, de bananiers au vert panache, de collines violettes, de cases blanches étayées de bambou ; mais pour lui tout gardait la couleur de la houille. Après que pieds nus sur les quais enflammés de soleil, empoissés de goudron fondu ou du suc noir des cannes à sucre, il avait vidé ses escarbilles, cassé du charbon, transbordé du charbon, il s’endormait épuisé au long des berges ou allait s’enfermer dans quelque bouge, des berges et des bouges semblables à ceux de Nantes, hideux témoins de sa première ivresse. Là, il trouvait d’autres chauffeurs, des Anglais, des Malais, des Nubiens, brutes féroces, machines à tisonner ; et comme on n’avait rien à se dire, on buvait. D’abord, quand on est chauffeur, il faut boire. Ça fait vivre.

Et il buvait !

Dans cette nuit d’abîme, un seul point lumineux, sa mère ! Elle restait au fond de sa vie lugubre comme une madone au fond d’une chapelle dont on aurait éteint tous les cierges. Maintenant qu’il se faisait homme, bien des côtés mystérieux de son martyre s’éclaircissaient pour lui. Son respect pour Charlotte s’était changé en pitié tendre ; et il commençait à l’aimer comme on aime ceux pour qui l’on souffre ou pour qui l’on expie. Même dans ses plus grands désordres, il n’oubliait pas le but de son engagement, et un instinct machinal lui faisait conserver sa paye de matelot. Tout ce que l’ivresse lourde laissait de lucide en lui s’en allait à cette pensée qu’il travaillait pour sa mère.

En attendant, la distance grandissait entre eux et s’allongeait des lieues parcourues, surtout de l’oubli vague, de l’indifférence du temps qui prend les exilés et les malheureux. Les lettres de Jack devenaient de plus en plus rares, comme si chaque fois elles étaient jetées d’un peu plus loin. Celles de Charlotte, nombreuses et bavardes, l’attendaient aux étapes, mais lui parlaient de choses tellement étrangères à sa nouvelle situation, qu’il les lisait seulement pour en entendre la musique, écho lointain d’une tendresse toujours vivante. Des lettres d’Étiolles lui racontaient les épisodes ordinaires de la vie de d’Argenton. Plus tard, d’autres, datées de Paris, annoncèrent un changement dans leur existence, une nouvelle installation au quai des Augustins, tout près de l’Institut. « Nous sommes en plein centre intellectuel, disait Charlotte. M. d’Argenton, cédant aux sollicitations de ses amis, s’est décidé de rentrer dans Paris et à fonder une Revue philosophique et littéraire. Ce sera un moyen de faire connaître ses œuvres, si injustement ignorées, et de gagner aussi beaucoup d’argent. Mais quel mal il faut se donner, que de courses chez les auteurs, chez les éditeurs ! Nous avons reçu un travail bien intéressant de M. Moronval. Je m’occupe aussi de l’aider, ce pauvre ami. J’achève en ce moment de recopier la Fille de Faust. Tu es bien heureux, mon enfant, de vivre loin de toutes ces agitations. M. d’Argenton en est malade… Tu dois être bien grand aujourd’hui, mon Jack. Envoie-moi ta photographie. » À quelque temps de là, en passant à la Havane, Jack trouva un volumineux paquet à son adresse : « Jack de Barancy, chauffeur à bord du Cydnus. » C’était le premier numéro de

LA REVUE DES RACES FUTURES
vte a. d’agenton, rédacteur en chef
Ce que nous sommes, ce que nous serons La Rédaction.
La Fille de Faust. Prologue · · · · · · · · · Vte A. d’Argenton.
De l’Éducation aux Colonies · · · · · · · · · Évariste Moronval
L’Ouvrier de l’avenir · · · · · · · · · · · · · Labassindre.
Médication par les parfums · · · · · · · · Dr Hirsch.
Question indiscrète au directeur de l’Opéra L…

Le chauffeur feuilleta machinalement ce recueil d’inepties, souillé de ses mains, taché de noir à mesure qu’il lisait. Et tout à coup, en voyant les noms de tous ses bourreaux réunis là, épanouis sur cette couverture satinée et de couleur tendre, quelque chose de fier se réveilla en lui. Il eut une minute d’indignation et de rage, et du fond de son antre il leur criait en brandissant ses poings comme s’ils avaient pu le voir et l’entendre : « Ah ! misérables, misérables, qu’est-ce que vous avez fait de moi ? » Mais ce ne fut qu’un éclair. La chambre de chauffe et l’alcool eurent vite raison de ce mouvement de révolte, et l’atonie où le malheureux s’enfonçait chaque jour davantage l’eut bientôt recouvert de ses grises étendues qui font penser à du sable amoncelé sur des caravanes en déroute, enlisées grain à grain, et dont les voyageurs, les guides, les chevaux, restent ensevelis avec toutes les apparences de la vie.

Chose étrange, à mesure que son cerveau s’éteignait, que sa volonté perdait tous ses ressorts, son corps excité, soutenu, alimenté par un réconfort persistant, semblait devenir plus vigoureux. Sa démarche se maintenait aussi ferme, sa force au travail aussi égale dans l’ivresse que dans l’état normal, tellement il s’était habitué au poison, endurci à tous ses effets extérieurs. Son masque même, pâle, convulsé, restait impénétrable, raidi par cet effort de l’homme qui fait marcher droit son ivresse, la condamne au silence. Exact à sa besogne, aguerri à ce qu’elle avait de terrible, il supportait avec la même indifférence les longues et uniformes journées de la traversée et les heures de tempête, ces batailles contre la mer, si lugubres dans la chambre de chauffe, les voies d’eau, les « coups de feu, » le charbon enflammé roulant à travers la cale. Pour lui, ces terribles moments se confondaient avec les rêves ordinaires de ses nuits, visions de délire, cauchemars remuants et grouillants dont s’agite le sommeil des alcoolisés.

N’était-ce pas dans un de ces rêves, cette effroyable secousse qui ébranla tout le Cydnus, une nuit que le pauvre chauffeur dormait ? Ce coup sec et direct aux flancs du steamer, ce fracas épouvantable suivi de craquements, de brisures, ce bruit d’eau intérieur, ces paquets de mer tombant en cataractes, s’écoulant en minces ruisseaux, ces pas précipités, ces sonneries électriques qui se répondaient, cet émoi, ces cris, et, par-dessus tout, l’arrêt sinistre de l’hélice laissant le navire abandonné aux secousses silencieuses du roulis, tout cela n’était-ce pas dans un rêve ?… Ses camarades l’appellent, le secouent : « Jack !… Jack !… » Il s’élance, à demi nu. La chambre aux machines a déjà deux pieds d’eau. La boussole est cassée, les fanaux éteints, les cadrans renversés. On se parle, on se cherche dans la nuit, dans la boue : « Qu’est-ce qu’il y a ?… Qu’est-ce qu’il arrive ?

— C’est un Américain qui s’est jeté sur nous… Nous coulons… Sauve qui peut !

Mais en haut de l’échelle étroite vers laquelle chauffeurs et mécaniciens se précipitent, le Moco apparaît tout debout, le revolver au poing :

— Le premier qui sort d’ici, je lui casse la gueule. À la chauffe, tron de Diou ! et chauffez ferme. La terre n’est pas loin. Nous pouvons encore arriver.

Chacun retourne à son poste et s’active avec la furie du désespoir. Dans la chambre de chauffe, c’est terrible. Les fourneaux, chargés à éclater, renvoient une fumée de charbon mouillé, aveuglante, jaune, puante, étouffante, qui asphyxie les travailleurs pendant que l’eau, montant toujours malgré les pompes, glace tous leurs membres. Oh ! qu’ils sont heureux ceux qui vont mourir là-haut, au grand air du pont. Ici c’est la mort noire, entre deux grands murs de fonte ; une mort qui ressemble à un suicide, tellement les forces paralysées sont obligées de s’abandonner devant elle.

C’est fini. Les pompes ne vont plus. Les fourneaux sont éteints. Les chauffeurs ont de l’eau jusqu’aux épaules, et cette fois c’est le Moco lui-même qui a crié d’une voix de tonnerre : « … Sauve qui peut, mes petits ! »


  1. La marine française se divise en deux grandes races : les Moco et les Ponantais, Bretagne et Provence, gens du Nord et gens du Midi.