Jack et Jane/20

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Traduction par P.-J. Stahl, Lermont.
Bibliothèque d’éducation et de récréation J. Hetzel (p. 253-262).


CHAPITRE XX

UNE IMPRUDENCE


Jane menait une existence si heureuse à Belle-Plage, que personne n’eût pu croire qu’elle y ferait encore des bêtises. Elle en fit une cependant, et qui pouvait lui coûter cher.

Elle s’amusait beaucoup, avons-nous dit, mais elle souffrait de ne pouvoir participer à tous les jeux de ses camarades. Elle eût voulu les suivre partout. Son dos ne lui faisait plus mal ; ses jambes semblaient infatigables, et il lui en était d’autant plus difficile de résister à la tentation et d’être prudente, Mme Minot avait grand’peine à contenir son ardeur. Il lui suffisait cependant d’un mot ou d’un geste pour retenir la petite fille ; mais elle n’était pas toujours là, et Jane n’était que trop disposée à abuser de ses forces.

Un jour, Mme Minot ayant une course indispensable à faire, laissa Jane paisiblement installée dans son bateau avec Gertrude et Mary. Elle lui recommanda de n’en sortir que pour retourner dans la véranda de l’hôtel.

« Oui, maman, répondit la petite fille.

— Vous n’avez pas de commissions à me donner, ma mignonne ? demanda Mme Minot.

— Oh ! si maman, s’écria Jane. Voudrez-vous me rapporter de la soie blanche pour ma couverture ?

— Et des rubans pour nouer nos paniers de coquillages, ajouta Mary en passant sa tête à l’un des bouts du bateau.

— Et des bananes fit Gertrude, en montrant sa tête de l’autre côté.

— Je n’oublierai rien de tout cela, soyez tranquilles, mes enfants, » leur répondit Mme Minot en s’éloignant.

Mais, au lieu de passer toute l’après-midi avec Jane, comme elles en avaient l’intention, Mary et Gertrude la quittèrent au bout d’une demi-heure. Une de leurs amies, qui partait le lendemain, vint les chercher pour faire une dernière promenade. Elles embrassèrent Jane, s’excusèrent de la laisser seule et partirent en riant.

Jane poussa un gros soupir en les voyant disparaître. Elle continua un instant son travail, puis s’en lassa et le mit de côté pour prendre son livre. Malheureusement elle en était au dernier chapitre et elle eut bientôt épuisé cette distraction.

« Que vais-je faire ? » se demanda-t-elle. Il n’y avait personne sur la plage, pas même un bébé avec sa nourrice. Tout semblait désert. Chacun était en partie de plaisir, chacun s’amusait, excepté Jane.

« Ah ! que c’est triste d’être toute seule ! » s’écria-t-elle.

Elle sortit lentement de sa maison et fit quelques pas sur le sable. Elle se sentait si isolée qu’elle enviait même le sort d’un petit pêcheur qui ramassait des moules sur les rochers que la marée basse commençait à laisser à découvert. Il était pâle, déguenillé ; il avait les pieds nus et la tête couverte par un mauvais chapeau de paille tout usé. Par quelle aberration d’esprit Jane le trouva-t-elle plus heureux qu’elle ?

La pauvre enfant se jeta sur le sable de la grève et se mit à chercher des petites coquilles rosées. Elle était triste. Le bruit monotone des vagues, qu’elle aimait tant ordinairement, lui paraissait lugubre ce jour-là. Un sentiment de solitude l’oppressait.

« Jane ! Jane ! » cria une voix bien connue.

Elle se retourna et aperçu dans une petite barque Jack, Frank et Hughes, « le garçon au vélocipède. »

« Que faites-vous là ! continua Jack.

— Vous le voyez, je m’ennuie. On m’a laissée toute seule et je trouve le temps long.

— Pauvre chérie ! dit Jack touché de son accent plaintif. Venez avec nous.

— Je ne demande pas mieux. Cela ne vous gênera pas ?

— Vous ne nous gênez jamais, Jane, dit Frank à son tour.

— Mais comment ferai-je pour vous rejoindre ?

— Nous nous approcherons du bord et nous vous jetterons une planche. Vous ne mouillerez pas même le petit bout de votre bottine. »

Aussitôt fait que dit. Cinq minutes après, Jane était avec ses amis.

« Où allons-nous ? » leur demanda-t-elle les yeux brillants. Elle adorait ce genre de locomotion qui ne lui occasionnait pas la moindre fatigue.

Dites, la jeune belle, Où voulez-vous aller ? La voile ouvre son aile, La brise va souffler…

chanta Jack.

— Voyons, dit Frank, décidez-vous, miss Jane.

Gertrude et Mary sont allées sur la falaise, du côté du phare, commença Jane.

— Voulez-vous que nous vous conduisions par là ? Vous ne pourrez pas les rejoindre, mais vous les verrez de loin.

— Croyez-vous ? Alors, va pour la falaise ! s’écria Jane.

— Nous sommes à vos ordres, capitana, » dirent ses compagnons en dirigeant leur embarcation de ce côté.

La charmante promenade ! La mer était calme et unie dans ce petit golfe entouré de verdure ; le ciel était pur et sans nuages, une légère brise tempérait l’ardeur du soleil. Jane, assise ou plutôt couchée dans le bateau, tenait son ombrelle toute grande ouverte et jouissait pleinement de son plaisir.

Elle n’avait pas pensé une seule fois à la recommandation de Mme Minot : « Ne sortez de votre maison que pour rentrer à l’hôtel, » lui avait-elle dit.

Et Jane était là en bateau, sans une personne raisonnable pour prendre soin d’elle. C’était pour le moins imprudent.

Elle n’y songeait guère ; elle riait et causait avec ses amis ; elle chantait et répétait souvent :

« Oh ! la belle journée !… Quelle délicieuse promenade !

— Voyez-vous la robe blanche de Gertrude ? dit Jack, quand ils furent arrivés au terme de leur promenade.

— Je la vois bien, mais que de monde il y a là-haut ! On dirait qu’il est arrivé quelque chose. »

En effet, il y avait là une foule nombreuse qui semblait très affairée, très préoccupée.

« Je ne comprends pas ce que ce peut être, dit Frank.

— J’ai envie d’aller voir, dit Hughes, qui était assez curieux de sa nature.

— Allons-y ensemble, dit Frank, en sautant sur le rivage.

— Attendez-moi, je vous accompagnerai, s’écria Jack.

— Non, répondit Frank, il ne faut pas laisser Jane seule.

— Eh bien ! alors, ne restez pas longtemps.

— Nous serons de retour dans cinq minutes, » dirent les deux amis en s’éloignant.

Cinq, dix, quinze minutes s’écoulèrent. Ils ne revenaient pas. Jane commençait à s’impatienter, et Jack aussi. Elle finit par s’écrier :

« Allez donc voir ce qu’ils font ! Je n’en mourrai pas pour rester toute seule ! »

Jack ne demandait que cela. Il partit comme un trait et fut bientôt au-dessus de la falaise. Mais, une fois là, il disparut dans la foule et Jane ne le revit pas plus que ses camarades.

Il y avait là un photographe qui absorbait toute leur attention. Les jeunes étourneaux s’intéressèrent si bien à ses opérations, qu’ils en oublièrent à la fois l’heure et la petite malade qui leur était confiée.

Le temps se passait. Jane, lasse de les attendre, s’était recouchée au fond de la barque et rêvait à sa mère et à la lettre qu’elle avait reçue d’elle le matin. Elle finit par s’endormir, bercée par le mouvement des vagues ; mais la mer se retirait ; le bateau n’était pas attaché, et chaque vague l’entraînait loin du bord. Jane dormait toujours, inconsciente du danger qu’elle courait.

Tout à coup, elle fut réveillée en sursaut par des cris perçants. Elle se leva si brusquement que son ombrelle en tomba dans la mer, et aperçut sur la plage Jack, Frank et Hughes qui lui faisaient des signes désespérés et l’appelaient de toutes leurs forces.

« Quoi ! Qu’est-ce ! Où suis-je ? » s’écria-t-elle.

Hélas ! les jeunes gens avaient oublié d’amarrer le bateau et il s’en allait à la dérive.

Comment faire pour revenir ? Elle était déjà loin du rivage et elle n’avait pas même de rames. Ses amis avaient laissé les leurs sur le sable à l’endroit où ils avaient débarqué. Elle ne savait pas manœuvrer la voile, et elle était aussi impuissante qu’un enfant de quatre ans. Pas un bateau autour d’elle, pas un navire à l’horizon ! La petite fille resta les yeux dilatés par la frayeur pendant quelques secondes.

« Je vais être noyée, pensa-t-elle. C’est épouvantable ! »

Elle se retourna vers la plage. Jack paraissait prêt à s’élancer vers elle à la nage. Hughes le retenait par le pan de son habit. Frank agitait ses bras comme les ailes d’un moulin à vent et criait comme un perdu :

« Tenez-vous bien. N’ayez pas peur ! Revenez-vite ! »

Cette recommandation était par trop risible. Malgré sa terreur, Jane partit d’un éclat de rire nerveux.

« Après quoi voulez-vous que je me tienne ? cria-t-elle à son tour. Il n’y a rien ! Et comment pourrais-je revenir sans rames ? Je ne sais que faire et je ne sais pas où je vais ! » continua-t-elle d’un ton de désolation.

Jack se débarrassa de l’étreinte de Hughes, et voyant qu’il n’y avait rien d’autre à faire que d’aller chercher du secours, il grimpa le long de la falaise comme un chasseur de chamois. Frank le suivit, mais auparavant il dit à Jane, en se faisant un porte-voix de ses deux mains :

« Ne craignez rien, Jane, il n’y a pas de danger. Nous allons nous mettre à votre recherche avec des bateaux. »

Le jeune Hughes, lui, s’assit avec calme et adressa de loin à la fugitive les conseils suivants :

« Serrez la voile !… Allez toujours ! Ne vous arrêtez pas à Halifax. Quand vous serez arrivée en Angleterre, vous ferez nos compliments à la reine Victoria !… Si vous avez besoin de provisions de bouche, vous trouverez une pomme et un morceau de sucre dans la poche de mon pardessus !… Bon voyage !… »

Bientôt le bruit des vagues couvrit le son de sa voix, et la barque, entraînée par le courant, fut séparée de Hughes par une pointe de rochers. La pauvre Jane était toute seule sur le perfide océan ! Elle tourna le dos à la pleine mer et regarda fixement la plage. Jamais elle ne lui avait paru si belle, si riante et si verte. La-haut, le long de la falaise, s’étendait la forêt de sapins où devaient être à ce moment les heureux promeneurs qu’elle connaissait.


La pauvre Jane était toute seule sur le perfide océan.

« Gertrude et Mary pensent-elles à moi ? se dit-elle. Elles ne se doutent guère du danger que je cours ! »

Là-bas, étaient les cabines de bains, les maisons de Belle-Plage et le bateau de Jane sur le rivage. Que n’y était-elle encore !

Ici et là, des artistes peignaient ou dessinaient, mais ils ne voyaient pas la petite barque de Jane, et ils ne l’entendaient pas crier : Au secours !

À un certain moment, elle passa tout près d’un vieux monsieur qui pêchait à la ligne en compagnie de son chien. Jane se leva, agita son mouchoir comme un drapeau, cria de manière à s’enrouer. Ce fut en vain. Le vieux monsieur ne bougea pas. Son chien seul poussa un hurlement dérisoire, suivant Jane.

Les minutes se passaient. Et qu’elles étaient longues, ces minutes ! Personne ne venait. Ni Frank ni Jack n’apparaissaient avec leur bateau promis. Jane allait sortir de la baie ; les vagues devenaient plus fortes, le rivage plus éloigné. Elle interrogea vainement l’horizon : la plage était déserte. On avait oublié Jane. Elle était perdue, perdue !

« Vais-je donc mourir ici ! s’écria-t-elle, désespérée. Hélas ! hélas pourquoi suis-je venue ? Pourquoi ai-je quitté ma petite maison dans le sable ! Pourquoi ai-je désobéi !… Que dira maman en apprenant ma mort !… On fera peut-être des vers sur moi comme on en a fait sur cette pauvre jeune fille qui s’est noyée l’année dernière en se baignant. Oh ! je ne veux pas mourir ! être noyée comme elle ! Je ne veux pas ! Je ne veux pas !…

La pauvre petite éclata en sanglots. Dans son désespoir, il lui vint une pensée :

« Quand on est dans un grand danger, se dit-elle, on invoque Dieu. »

Elle se laissa tomber à genoux : et fit la prière la plus fervente qu’elle eût jamais faite. Quand elle eut fini, elle se sentit consolée. Elle se releva, essuya ses yeux aveuglés par les larmes, et regarda de nouveau autour d’elle. Ô bonheur ! À quelques mètres de là était une barque de pêcheur, et elle voyait le pêcheur lui-même jeter ses filets.

« Holà ! holà ! cria-t-elle. Venez à mon secours. Je suis perdue. Je ne peux pas revenir, Ramenez-moi à Belle-Plage, je vous en supplie ! »

Le pêcheur la prit probablement pour une sirène. Il la regarda d’un air aussi surpris, que s’il se fût attendu à voir sa tête brune supportée par une queue de poisson.

« Je vous en prie, répéta Jane. Ramenez-moi. Ne vous inquiétez pas de votre poisson, on vous récompensera de votre peine. Mes amis doivent être si inquiets !

— Vous êtes perdue, ma petite demoiselle, lui dit enfin le pêcheur. N’ayez pas peur. Vous serez bien vite là-bas. »

En quelques coups de rames, il fut près d’elle. Il prit son bateau à la remorque et la déposa elle-même dans sa barque au milieu des homards et des langoustes.

Jane n’avait pas peur de tous ces crustacés aux grosses pinces. Elle était trop heureuse de se sentir hors de danger pour s’inquiéter de tout autre chose, mais elle était brisée par toutes ces émotions et pouvait à peine parler. Elle rencontra bientôt Jack et Frank qui venaient à sa recherche avec deux bateaux. Ils étaient très inquiets de leur petite amie et se faisaient mille reproches de leur étourderie. Quand ils retrouvèrent Jane si pâle et si épuisée, ils eurent peut-être encore plus de remords et ne cessèrent de lui demander pardon.

Tout le monde était en émoi à Belle-Plage. On croyait Jane perdue, et on accueillit son retour par des cris de joie. Elle était trop abattue pour y répondre autrement que par un sourire, et elle fondit en larmes en se jetant au cou de Mme Minot qui était dans une inquiétude facile à concevoir.

Elle eut la fièvre toute la nuit. Ce ne fut rien heureusement, et le lendemain elle était guérie ; mais elle n’oublia pas le danger qu’elle avait couru, et quoique Mme Minot s’abstînt de lui faire des reproches, la leçon lui profita. Jusqu’à la fin de son séjour, elle fut un modèle d’obéissance.