Jack et Jane/21

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Traduction par P.-J. Stahl, Lermont.
Bibliothèque d’éducation et de récréation J. Hetzel (p. 263-270).


CHAPITRE XXI

UN JOUR DE FÊTE


« Oh ! quel malheur, s’écria Jack un beau matin en se promenant sur la plage avec Jane. Nous n’avons plus que huit jours à rester à Belle-Plage !

— Le temps a passé trop vite, dit Jane en soupirant. Si maman était là, je ne me consolerais pas de partir. Je voudrais pouvoir rester ici encore deux mois.

— Et moi aussi, reprit Jack, Charley est si gentil que je le regretterai souvent.

— Je regretterai aussi Mary et Gertrude, mais il faut être raisonnable ; nous aurons eu six semaines de « bon temps, » c’est déjà bien beau.

— Cela vous a fait joliment de bien, dit Jack en s’arrêtant pour mieux contempler les joues roses de son amie.

— C’est à cause de cela que je suis moins désolée de rentrer à Harmony. Je ne serai plus clouée à la chambre comme avant de partir. Vous ne pouvez pas vous figurer comme je suis contente de penser au bonheur de maman, quand elle me reverra presque guérie !

— Il est de fait que c’est à ne pas vous reconnaître.

— Et puis je vais pouvoir enfin embrasser maman et Merry et Molly !… Pensez donc, Jack, il y a cinq grandes semaines que je ne les ai vues. Somme toute, quoique je m’amuse beaucoup, je ne voudrais pas rester ici un jour de plus que nous ne devons y rester.

— C’est Molly qui serait contente si elle était ici aujourd’hui, » dit Jack d’un air bizarre.

C’était fête à Belle-Plage. On célébrait l’anniversaire de la fondation des bains. Il devait y avoir des régates, des courses et des jeux de toutes sortes dans la journée. Le soir, grand bal et illuminations. Il y aurait affluence de spectateurs, et tout le monde était en émoi, surtout les enfants.

Jane soupira en répondant, à Jack :

« Je donnerais je ne sais quoi pour que Molly fût ici. J’avais bien envie de demander à votre mère de l’inviter ; mais elle est si bonne pour moi que je n’ai pas voulu lui demander encore quelque chose. Elle me gâte tant qu’il me semble presque que je suis votre vraie sœur.

— Vous savez bien que vous êtes aussi réellement ma petite sœur que si nous avions eu le même père et la même mère, s’écria Jack en serrant le bras qu’il tenait sous le sien. Maman vous aime autant que nous, mais nous n’en sommes pas jaloux, allez !… Nous voilà arrivés à votre maison. Reposez-vous. »

Jack l’installa confortablement et se disposa à aller rejoindre son frère, qui se promenait non loin de là.

« Je vous laisse, lui dit-il ; mais ne sortez pas de votre bateau, car je ne saurais plus où vous retrouver.

— N’ayez crainte, répondit Jane, Je ne ferais pas un pas seule pour un empire. Ma désobéissance de l’autre jour m’a coûté trop cher. Il n’y a pas de danger que l’on m’y reprenne.

— Ne me parlez plus de cela, décria Jack, car nous avons eu encore plus de torts que vous dans cette affaire. Pauvre Jane, me suis-je assez reproché de vous avoir causé tant d’angoisses !

— À vrai dire, vous n’étiez pas plus à votre aise que moi, fit Jane en riant.

— Je vous en réponds !… Je me sauve, maintenant. Qu’allez-vous faire ?

— Je vais finir ma boîte de coquillages pour Molly. C’est sa fête jeudi. Je n’ai que le temps de me dépêcher. »

Jack sourit, cligna des yeux et partit en courant comme s’il eût eu peur de laisser échapper un secret.

Jane travailla avec tant d’ardeur que le bateau à vapeur arriva au moment où elle mettait en place sa dernière coquille rose. Elle posa sa boîte au soleil sur le sable pour la faire sécher, et elle se pencha en dehors de son nid pour voir débarquer les passagers.

Il y en avait beaucoup à cause de la fête. Parents, enfants, jeunes gens et bébés, tout le monde était endimanché.

« Voilà un petit garçon qui ressemble à Boo comme deux gouttes d’eau, » se dit Jane en voyant sortir du bateau un enfant qui ressemblait en effet à Boo d’une manière frappante.

Le petit garçon tenait d’une main un seau de bois et une pelle ; de l’autre il s’accrochait après la jupe d’une jeune fille. Cette dernière tournait le dos à Jane. Par quel hasard ces grandes nattes brunes retenues par un ruban bleu, cette robe grise et cette ombrelle bleue étaient-elles si familières à Jane ?

« Il est impossible que ce soit Molly, pensa-t-elle ; mais comme elle lui ressemble ! »

La jeune fille se retourna, Jane put voir sa figure. Elle poussa un cri de joie et s’élança hors de son bateau en criant ;

« C’est elle, c’est Molly ! »

À ce cri en répondit un autre. La jeune fille courut à la rencontre de Jane avec une telle précipitation qu’elle en laissa tomber son chapeau, son ombrelle et jusqu’à son petit frère, qui ne s’attendait pas à cette course folle.

Il n’y avait pas de doute à avoir : c’était bien Molly.

Les deux amies se jetèrent au cou l’une de l’autre.


Les deux amies se jetèrent au cou l’une de l’autre.

« Oh ! chérie mignonne, s’écria Jane. D’où venez-vous ?

Mme Minot m’a invitée ainsi que Boo, répondit Molly.

— Que je suis donc contente de vous voir ! Est-ce bien vrai que c’est vous et non pas quelqu’un d’autre ?… »

Les embrassades recommencèrent de plus belle.

« Quelle mine merveilleuse vous avez ! s’écria Molly Vous voilà presque guérie !

— Resterez-vous longtemps ? demanda Jane sans répondre.

— Jusqu’à votre départ : nous reviendrons ensemble.

— Oh ! quel bonheur ! Venez vite dans ma maison. J’ai toutes sortes de choses à vous montrer et à vous raconter.

— Tout à l’heure, répondit Molly en riant. Il faut d’abord que j’aille ramasser Boo et toutes mes affaires. En vous voyant je n’ai plus pensé qu’à vous embrasser au plus vite et j’ai tout laissé tomber sur mon chemin. »

Mme Minot et ses fils avaient déjà relevé et consolé Boo et retrouvé le chapeau et l’ombrelle de Molly. Jane remercia Mme Minot de sa bonne surprise et conduisit Molly en triomphe dans sa demeure sur la plage.

Molly s’extasia devant le bateau, la boîte finie si juste à temps, et tout ce que Jane lui faisait admirer. Les deux amies seraient volontiers restées là à causer jusqu’au soir d’Harmony et de Belle-Plage, et de leurs connaissances anciennes et nouvelles, si l’heure du bain ne fût arrivée.

Molly nageait comme un poisson ; elle se couvrit de gloire en plongeant plus longtemps que tous les autres baigneurs, et Boo apprit à faire la planche en un clin d’œil. Il était si gros qu’il surnageait et qu’il n’eût pas pu enfoncer, avec la meilleure volonté du monde.

Quant à Jane, elle resta couchée sur le sable chaud après avoir pris son bain, et les prouesses de Molly et de Boo la firent rire aux larmes,

Après le dîner, nos deux amies, nonchalamment étendues dans le bateau de Jane, assistèrent aux régates sans se déranger. Les courses des bateaux à rames les intéressaient seules, Charley et Frank concouraient ; elles étaient sûres qu’ils gagneraient. En effet, ils arrivèrent les premiers. Elles applaudirent avec frénésie. Le prix n’avait pourtant qu’une valeur bien minime, mais Frank et Charley étaient aussi fiers l’un que l’autre de leurs succès.

Il y eut ensuite un concours de tir à l’arc. Les dames y étaient admises. Tous les tireurs étaient en uniforme blanc et vert. C’était charmant. Le vainqueur fut une belle demoiselle aux cheveux d’or ; mais, comme nos amis ne la connaissaient pas, cela ne les intéressait que fort médiocrement. Ils laissèrent les joueurs de paume se livrer à leurs exercices et rentrèrent s’habiller. Il devait y avoir un grand bal le soir à l’hôtel, et, pour les petites filles, le bal, le feu d’artifice et les illuminations étaient ce qu’il y avait de plus attrayant dans le programme de la fête.

Molly mit sa robe de tarlatane bleue ; Jane sa robe blanche avec des nœuds rouges. Elle ne pouvait pas danser ; mais, loin de s’en plaindre ou d’être maussade, elle s’absorba dans la joie de son amie, ce qui la rendit aussi heureuse que si elle eût pu prendre sa part du plaisir.

C’est une méthode excellente et qu’on ne saurait trop appliquer.

« Puisque je ne danse pas, dit Jane aux jeunes gens qu’elle connaissait, tous ceux d’entre vous qui m’auraient invitée seront tenus d’inviter Molly à ma place. »

Grâce à elle, Molly ne manqua pas une danse. Elle semblait un petit papillon bleu tournoyant et tourbillonnant dans les valses et les polkas, et, dans les moments de repos, elle revenait dire à Jane tout ce qu’elle avait vu ou entendu.

À neuf heures, les maisons pavoisées furent illuminées ; les arbres étaient parsemés de rangées de lampions de couleur, et les bateaux, de lanternes vénitiennes. Mme Cox emmena Jane dans une voiture découverte pour qu’elle pût tout voir sans se fatiguer. La petite fille croyait rêver. Ce fut bien autre chose quand on tira le feu d’artifice sur mer. Les feux de bengale rouges ou verts, les soleils et les chandelles romaines éclairaient la baie comme des myriades d’étoiles de couleur.

Jane, émerveillée, ne pouvait se rassasier de ce spectacle.

Il fallut rentrer cependant. Tout a une fin en ce monde, même les choses les meilleures et les moments les plus doux.

Jane et Molly étaient trop excitées pour s’endormir ; les bruits de la fête arrivaient jusqu’à elles, et elles causèrent longtemps, la tête sur l’oreiller et les bras entrelacés. Petit à petit, leur conversation devint moins animée, et elles fermèrent enfin les yeux. Mais, au beau milieu de la nuit, Molly fut réveillée assez désagréablement par sa compagne de lit qui lui tirait les cheveux. Jane avait rêvé qu’elle se noyait, et elle s’accrochait, désespérée, aux longues nattes de Molly. Quels rires joyeux éclatèrent dans leur chambre à ce moment, et surtout le lendemain matin ! Leur gaieté était si franche, leurs rires si contagieux, que les enfants qui habitaient dans l’hôtel déclarèrent à l’unanimité que l’amie de Jane était charmante.

Cette dernière semaine de vacances fut une semaine de bonheur complet. Molly n’avait jamais de sa vie été si heureuse. C’étaient tous les jours de nouveaux plaisirs : des parties de pêches, des pique-nique, des charades en action, des danses, des visites d’adieu des baigneurs, qui avaient fini leur saison ; des cadeaux perpétuels, des projets pour les années suivantes, et des serments d’amitié échangés entre des personnes qui ne se connaissaient pas un mois auparavant, et qui, selon toute probabilité, ne se reverraient jamais et s’oublieraient bientôt.

Le jour du départ arriva trop tôt au gré de chacun. La famille Bacon partait d’un côté avec le jeune Hughes et sa mère. L’omnibus de l’hôtel était surchargé de bagages. Les roues du vélocipède apparaissaient dans un coin ; le jeu de crocket dans un autre, Walter, Hughes et Mary avaient la tête à la portière ; ils criaient des adieu et des au revoir à n’en plus finir. Ils allaient prendre le chemin de fer.

Nos amis et la famille Cox partaient par le bateau à vapeur. Au dernier moment, Harry et Boo furent introuvables. On courut partout ; on les chercha de tous les côtés. On les croyait déjà perdus, noyés, que sais-je ! Molly ne savait plus où donner de la tête. Enfin on retrouva les fugitifs en train de pêcher. Ils avaient découvert un poulpe mort et ils l’amenaient en triomphe dans leur brouette.

« Oh ! nous avons eu bien de la peine à l’attraper, » dirent les deux coupables, qui n’avaient pas douze ans à eux deux.

Z’avais touzours eu envie d’une baleine, dit Boo en se redressant. Voyez, comme elle est belle !

— Que voulez-vous faire de cela, mes enfants ? leur demanda Mme Cox.

— Le mettre dans du papier et l’emporter pour zouer à la maison, répondit Harry. »

C’était une illusion qu’on leur enleva bientôt. On jeta le poulpe à la mer, au grand désespoir des bébés, et on les hissa sur le bateau sans s’inquiéter de leurs pleurs et de leurs grincements de dents.

Boo se calma le premier. Il tira de sa poche une demi-douzaine de crabes vivants, et tant de coquillages et de galets, que Frank comprit pourquoi il l’avait trouvé si lourd en le rapportant dans ses bras.

Ces charmants joujoux adoucirent les chagrins de Boo et de Harry. Ils jouèrent très sagement sur le pont du bateau, pendant que leurs frères et sœurs et leurs mères elles-mêmes, formaient le projet de se retrouver l’été suivant à Belle-Plage.

En attendant, Charley et Jack, Jane et Gertrude, se promettaient de s’écrire très souvent. Je ne sais si la promesse fut tenue, mais elle fut faite de bonne foi.