Jacques (1853)/Chapitre 56

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Jacques (1853)
JacquesJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 5 (p. 60-61).
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DE FERNANDE À OCTAVE.

Octave, Octave, que fais-tu ? où t’égares-tu ? Tu es fou, mon ami ! Tu es mon frère ; tu l’as juré devant Dieu et devant moi ; tu ne peux pas te parjurer, tu ne peux pas te souiller à ce point, toi que je connais si noble et si pur. Est-ce que je pourrais t’aimer autrement qu’une sœur aime son frère ? Quelles pensées affreuses harcèlent ta pauvre tête ? Tu es malade. Ô mon cher Octave ! tu souffres, je le vois ; des fantômes évoqués par la fièvre troublent ton sommeil ; la raison, la mémoire et le jugement t’abandonnent. Tu crois avoir de l’amour pour moi ; et, si j’y répondais, tu aurais horreur de cet amour comme d’un forfait. Non, mon ami, tu ne m’aimes pas comme tu le crois ; tu as besoin d’aimer, et tu te méprends. C’est Sylvia que tu aimes ; et si ce n’est plus elle, c’est un être que tu désires, et qui existe pour toi dans quelque autre lieu où il faut aller le chercher. Oui, tu as raison, pars, voyage ; il faut distraire ta folie. Hélas ! tu n’as pu vivre ici, et je croyais que nous pouvions vieillir ensemble, et j’étais si heureuse de cette idée ! Mais tu guériras, et tu reviendras, Octave ; tu reviendras avec une compagne digne de toi, et notre bonheur à tous sera plus pur et plus paisible. Tu dis que je dois avoir deviné ton amour ; j’aurais vécu mille ans ainsi, près de toi, dans cette confiance sacrée en ta parole, sans jamais songer qu’il te fût possible de te parjurer, même dans le secret de ton cœur. Et aujourd’hui encore, je suis sûre que tu t’abuses ; je contemple ta douleur avec la stupeur et la sollicitude que j’aurais si je te voyais atteint d’un mal subit, d’une attaque de folie ou de terribles convulsions. Que pourrais-je penser alors ? Rien, sinon que ton mal me ferait autant souffrir que toi-même. Comment pourrais-je m’en irriter ou m’en croire coupable ? Je te soignerais avec tendresse, j’essaierais de te calmer par de douces paroles, par de saintes caresses, et cela te ferait du bien. Mon ami bien-aimé, reviens à toi, reviens à nous ; oublie cette funeste secousse. Brûlons ces deux lettres, et qu’il n’en soit jamais question. Tout cela est un rêve ; il ne s’est rien passé. Personne n’a entendu les paroles que tu as proférées dans le délire ; elles sont ensevelies dans mon cœur, et n’en ont point altéré le calme et la tendresse. Une amitié comme la nôtre peut-elle être brisée par un instant d’erreur et de souffrance ? Pars, mon ami ; mais reviens sans crainte et sans honte aussitôt que tu seras guéri. Cet éclair n’aura pas laissé de trace sinistre dans notre beau ciel, et tu nous retrouveras tels que tu nous laisses.