Jacques (1853)/Chapitre 61

La bibliothèque libre.
Jacques (1853)
JacquesJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 5 (p. 63-65).
◄  LX.
LXII.  ►

LXI.

D’OCTAVE À FERNANDE.

Voici un mois bien étrange que nous passons ensemble, mon amie. Depuis le jour où vous m’avez commandé d’étouffer mon amour, je l’ai tellement couvert de cendres que j’ai cru parfois avoir réussi à l’éteindre. Je suis plus tranquille que je ne l’étais cet hiver, bien certainement ; mais ce transport d’enthousiasme qui m’a fait tout promettre et tout sacrifier, vous auriez dû prendre un peu plus de soin pour le ranimer de temps en temps. Votre cœur semble m’avoir abandonné ; et je tombe dans une tristesse chaque jour plus profonde. Est-ce que vous craignez de me trouver indocile à vos leçons ? pourquoi me les avez-vous déjà retirées ? Peut-être ma mélancolie vous fatigue ; peut-être craignez-vous l’ennui que vous causeraient mes plaintes. Et pourtant il vous serait si facile de me consoler avec quelques mots de confiance ou de compassion ! Ne connaissez-vous pas votre pouvoir sur moi ? quand s’est-il trouvé en défaut ?



Ils étaient deux. (Page 53.)

Vous êtes quelquefois cruelle sans vous en douter, et vous me faites un mal horrible sans daigner vous en apercevoir. Ne pourriez-vous, par exemple, me cacher un peu l’amour que vous avez pour votre mari ? Votre âme est si généreuse et si délicate dans tout le reste ! mais, en ceci, vous mettez une sorte d’ostentation à me faire souffrir : laissez cette vaine parade aux femmes qui doutent d’elles-mêmes. Vous aviez eu tant d’esprit, au milieu de votre miséricorde, dans les premiers jours ! vous saviez si bien me dire les choses qui pouvaient me consoler, ou du moins adoucir ma peine ! Quand vous parliez de votre mari, sans blasphémer un mérite que personne n’apprécie mieux que moi, sans nier une affection que je ne voudrais pas lui arracher, vous aviez le secret ineffable de me persuader que ma part était aussi belle que la sienne, quoique différente. À présent vous avez le talent inutile et cruel de me montrer combien sa part est magnifique et la mienne ridicule. Ne pouviez-vous me cacher ce tripotage d’enfants et de berceaux ? me comprenez-vous ? Je ne sais comment m’expliquer, et je crains d’être brutal ; car je suis aujourd’hui d’une singulière âcreté. Enfin, vous avez fait emporter vos enfants de votre chambre, n’est-ce pas ? À la bonne heure. Vous êtes jeune, vous avez des sens ; votre mari vous persécutait pour hâter ce sevrage. Eh bien ! tant mieux ! vous avez bien fait : vous êtes moins belle ce matin, et vous me semblez moins pure. Je vous respectais dans ma pensée jusqu’à la vénération, et en vous voyant si jeune, avec vos enfants dans vos bras, je vous comparais à la Vierge mère, à la blanche et chaste madone de Raphaël caressant son fils et celui d’Élisabeth. Dans les plus ardents transports de ma passion, la vue de votre sein d’ivoire, distillant un lait pur sur les lèvres de votre fille, me frappait d’un respect inconnu, et je détournais mon regard de peur de profaner, par un désir égoïste, un des plus saints mystères de la nature providente. À présent, cachez bien votre sein, vous êtes redevenue femme ; vous n’êtes plus mère ; vous n’avez plus de droit à ce respect naïf que j’avais hier, et qui me remplissait de piété et de mélancolie. Je me sens plus indifférent et plus hardi. Ce sont là de mauvais moyens avec un homme aussi rustiquement candide que je le suis : vous pouviez bien rendre à votre mari le droit d’entrer la nuit dans votre chambre, sans le faire savoir à toute la maison, et à moi surtout.