Jacques (1853)/Chapitre 73

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Jacques (1853)
JacquesJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 5 (p. 71-75).
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LXXIII.

DE M. BOREL À JACQUES.


Mon vieux camarade,

Ta fille se meurt, c’est fort bien ; mais ta femme se perd, c’est autre chose. Tu ne peux empêcher l’un, et tu dois t’opposer à l’autre. Laisse donc tes enfants à quelque personne sûre, et reviens chercher madame Fernande. Je me chargerais bien de te la reconduire si tu m’avais donné le droit de lui commander. Mais je n’ai eu de toi à ton départ que cette parole : « Mon ami, je te confie ma femme. » Je ne sais pas bien ce que tu entendais par là, toi qui es un philosophe, et dont les idées diffèrent beaucoup des nôtres ; moi, je suis un vieux militaire et ne connais que le code du régiment. Or, dans mon temps, voilà comme cela se passait, et, dans mon intérieur, voici comment cela se passe encore. Quand un ami, un frère d’armes me recommande sa femme ou sa maîtresse, sa sœur ou sa fille, je me crois investi des droits, ou, pour parler plus juste, chargé des devoirs suivants : 1o souffleter ou bâtonner tout impertinent qui s’adresse à elle avec l’intention évidente de porter atteinte à l’honneur de mon ami, sauf à rendre raison de ma manière de procéder au souffleté ou au bâtonné, si telle est son humeur. Ce premier point sera fidèlement exécuté, tu peux y compter, si le larron de ton honneur me tombe sous la main ; mais jusqu’ici il est aussi insaisissable que la flamme et le vent. 2o Je me crois obligé, quand la femme de mon ami est récalcitrante ou sourde aux bons conseils que je tâche de lui donner d’abord, d’avertir mon ami, afin qu’il mette ordre lui-même à sa conduite, car je n’ai point le droit de la corriger comme je ferais de la mienne en pareille circonstance. Voilà ce dont je m’acquitte, mon cher Jacques, avec beaucoup de chagrin et de répugnance, comme tu peux croire ; mais enfin il le faut. Ce n’est pas une petite responsabilité que d’avoir à garder intacte la vertu d’une femme jeune et jolie comme la tienne. J’ai fait de mon mieux, mais je ne puis empêcher qu’on se moque de moi ; une femme en sait plus long qu’un homme sous ce rapport. Me taire serait tolérer et encourager le mal, et prêter ma maison à un commerce dont ma femme et moi semblerions complices. Je te transmets donc les faits tels qu’ils sont, tu en feras l’usage que tu voudras.

Il y a quinze jours, ou pour mieux dire quinze nuits, j’entendis passer et repasser quelqu’un sous ma fenêtre à deux heures du matin. Mon grand lévrier, qui dort toujours au pied de mon lit, s’élança en hurlant vers la croisée entr’ouverte, et, à ma grande surprise, ce fut le seul chien de la maison qui prit la chose en mauvaise part. Tous les autres, bien qu’accoutumés à faire leur devoir, ne disaient mot, et je pensai que c’était quelqu’un de la maison. J’appelai, je criai qui vive ? plusieurs fois, personne ne répondit ; je pris une simple canne à épée et je sortis, mais je ne trouvai personne, et madame Fernande, qui était à sa fenêtre, m’assura n’avoir rien vu et rien entendu. Cela me parut singulier et invraisemblable ; mais je n’en témoignai rien, et je me tins sur mes gardes les nuits suivantes. Deux nuits après j’entendis très-distinctement les mêmes pas, mon lévrier fit le même tapage ; mais je l’apaisai et je descendis dans le jardin sans faire de bruit. Je vis fuir d’un côté un homme et de l’autre une femme, qui n’était ni plus ni moins que la tienne. Je ne me montrai pas à elle dans cet instant ; mais le lendemain, au déjeuner, j’essayai de lui faire entendre que je m’étais aperçu de quelque chose ; elle ne voulut pas comprendre. Néanmoins le galant ne revint plus. J’avais eu d’abord l’intention d’avoir une explication formelle avec ta femme ; mais la mienne m’en empêcha, elle s’en était déjà chargée ; et pour ne pas affliger Fernande, comme les femmes entre elles connaissent mieux les petits ménagements, elle lui avait dit qu’elle seule avait découvert son intrigue. Madame Fernande avait répondu, avec force larmes et attaques de nerfs, qu’elle avait en effet inspiré une violente passion à un pauvre jeune fou pour lequel elle n’avait que de l’amitié, et qu’elle avait écouté par compassion au moment de l’éloigner d’elle pour toujours. Je te répète les paroles dont ma femme, qui n’est pas mal romanesque non plus dans son genre, s’est servie en me racontant le fait. Tu croiras de cette prétendue amitié tout ce qu’il te plaira ; pour moi, je n’en crois pas un mot ; mais comme Fernande jurait à Eugénie que le monsieur était parti au moins pour l’Amérique, comme il ne se passait plus rien depuis plusieurs jours, je renonçai de bon cœur à la tâche désagréable que je remplis aujourd’hui.



J’ai vu Sylvia avec sa robe bleue dans le jardin. (Page 62.)

L’affaire en était là quand le colonel de la garde royale nous invita à ses bals. Je n’aime guère ces freluquets de la nouvelle armée, qui portent des talons rouges au lieu de cicatrices, et des ordres étrangers au lieu de notre vieille croix ; mais, au bout du compte, le colonel est un aimable homme. Quelques-uns de ces messieurs sont d’anciens militaires que la nécessité d’avoir un état a forcés de retourner leur casaque ; on boit de bon vin à leurs soupers et on joue gros jeu. Tu sais que je ne suis pas un saint ; ma femme aime la danse comme une vraie folle ; après avoir un peu grogné, je consentis à la mettre dans sa calèche, à prendre les rênes et à la conduire à Tours avec madame Fernande, qui s’avouait beaucoup mieux portante, et madame Clémence, cette bégueule que je n’aime guère, et qui, grâce à Dieu, prit congé de nous en arrivant à la ville. Ta femme se fit belle comme un ange pour aller au bal ; et vraiment on n’eût pas dit, en la voyant, qu’elle fût si malade qu’elle prétend l’être. Je m’en allai avec ceux qui ne dansent pas, et je laissai ces dames avec ceux qui n’ont pas eu les pieds gelés en Russie ; je recommandai seulement à Eugénie de surveiller de près sa compagne, et de m’avertir sur-le-champ si elle dansait plusieurs fois ou si elle causait trop souvent avec quelqu’un. Je revins moi-même trois ou quatre fois donner un coup d’œil à leur manière d’être. Tout se passa fort bien en apparence, et à moins que ma femme ne soit d’accord avec la tienne, ce dont je la crois incapable, il faut que le cavalier soit très-adroit et moins insensé que Fernande ne l’avait dépeint. Il faut aussi qu’elle ait été de très-bon accord avec lui pour ne pas me le faire connaître ; car il m’est impossible d’imaginer lequel, de ceux qui l’ont fait danser durant deux bals, a pris avec elle les mesures qu’elle a su si bien exécuter. Je poursuis mon récit.



J’ai déjà gagné le jardinier… (Page 70.)

Le lendemain du dernier bal, quand nous fûmes de retour à Cerisy, elle nous dit qu’elle avait oublié une emplette, et qu’elle s’amuserait à monter à cheval un de ces jours pour faire cette course. Je lui répondis qu’au jour et à l’heure qu’elle choisirait, je serais prêt à l’accompagner avec ma femme, ou sans ma femme, si cette dernière était occupée. Je lui proposai le lendemain ou le surlendemain. Elle me dit que cela dépendrait de l’état de sa santé, et qu’elle m’avertirait le premier matin où elle se sentirait bien. Le lendemain, vers midi, ne la voyant point descendre au salon, je craignis qu’elle ne fût plus malade qu’à l’ordinaire, et j’envoyai savoir de ses nouvelles ; mais sa femme de chambre nous répondit qu’elle était partie à six heures du matin, à cheval et suivie d’un domestique. Cela m’étonna un peu, et j’allai prendre des informations à l’écurie. Je savais que la jument d’Eugénie et l’autre petite bête que monte ta femme ordinairement étaient allées chez le maréchal ferrant, à deux lieues d’ici. Fernande avait donc été obligée de monter mon cheval, qui est beaucoup trop vigoureux pour une femme aussi poltronne qu’elle ; cela me sembla trahir un singulier empressement d’aller à Tours, et me jeta dans une double inquiétude. Je craignais qu’elle ne se rompît le cou, et, ma foi ! c’eût été bien autre chose que tout le reste. J’allai l’attendre à la grille du parc, et je la vis bientôt arriver au triple galop, couverte de sueur et de poussière. Elle fut assez déconcertée en m’apercevant ; elle espérait sans doute rentrer et se dépouiller de cet accoutrement de marche forcée sans être remarquée ; mais elle reprit courage et me dit avec assez d’aplomb : « Ne trouvez-vous pas que je suis bien matinale et bien brave ? — Oui, lui dis-je ; je vous fais compliment d’être changée à ce point depuis le départ de Jacques. — Et vous voyez comme je mène bien votre cheval, ajouta-t-elle en feignant de ne pas comprendre. Je me porte vraiment bien aujourd’hui ; je me suis levée avec le jour, et, voyant un si beau temps, je n’ai pu résister à la fantaisie de faire cette expédition. — C’est très-joli de votre part, repris-je ; mais Jacques vous laisse-t-il courir les champs toute seule de la sorte ? — Jacques me laisse faire tout ce que je veux, » répondit-elle d’un petit ton sec ; et elle partit au galop sans ajouter un mot de plus. J’essayai de la faire sermonner par ma femme ; mais les femmes se soutiennent entre elles comme les larrons ; je ne sais ce qu’elles se dirent. Eugénie me pria de ne pas me mêler de cette affaire, et voulut me prouver que je n’avais pas le droit de faire des leçons à une personne qui n’était ni ma sœur ni ma fille ; que mes épigrammes étaient brutales et blessaient Fernande, ce qui était contraire aux égards que nous devions à son isolement et aux devoirs de l’hospitalité. Que sais-je ! elle me raisonna si bien, que je me tus encore et que ta femme retourna à Tours de la même façon deux jours après, c’est-à-dire hier. Que pouvais-je lui dire pour l’en empêcher, après tout ? Et qui l’empêchait de me répondre qu’elle allait tout simplement acheter des gants et des souliers blancs ? Eugénie le croyait ou feignait de le croire ; or, voici le dénoûment.

Tu sais aussi bien que moi que dans les villes de province tout se remarque, tout s’interprète et tout se découvre. La jolie figure de ta femme avait fait trop de sensation dans les bals pour que les officiers de la garnison ne cherchassent pas à lui faire la cour ; et, comme il n’y a pas de meilleures prudes que les femmes qui cachent un petit secret, ils étaient tous repoussés avec perte. Ils la virent passer le premier matin et la suivirent de loin jusqu’à notre maison de ville, comme ma femme appelle son pied-à-terre ; ils la virent entrer et sortir, remarquèrent le temps qu’elle y passa, s’informèrent, surent qu’il n’y avait personne dans la maison, et se demandèrent naturellement si c’était pour dormir ou pour prier Dieu qu’elle venait s’enfermer là pendant deux heures. Oisifs comme des officiers en garnison, et malicieux comme de vrais sous-lieutenants, cinq ou six d’entre eux firent si bonne enquête, qu’ils découvrirent une certaine issue de derrière par laquelle sortit, quelque temps après que Fernande fut partie, un jeune homme que l’on ne connaît pas par son nom, mais qu’on a vu à l’auberge de la Boule-d’Or depuis quelque temps. Hier, lorsque la pauvre Fernande retourna au rendez-vous, on attendit que le compère se fût introduit de son côté, et on lui ferma la retraite sans qu’il s’en aperçût, puis on monta la garde autour de la maison, et on laissa sortir Fernande sans l’effaroucher par aucune démonstration hostile ; ces messieurs sont tous gens de bonne famille et trop bien élevés pour adresser la parole à une dame en pareille occasion. De mon temps, nous n’aurions pas été si respectueux ; mais autre temps, autres mœurs, heureusement pour ta femme. Ces messieurs n’en voulaient qu’à l’heureux rival qu’elle leur préférait. Elle monta à cheval dans la cour après avoir pris la clef du rez-de-chaussée, qu’elle avait demandée à ma femme sous prétexte de prendre un instant de repos dans le salon, pendant qu’on briderait son cheval pour repartir ; elle remit cette clef dans sa poche, non sans avoir bien barricadé son amant pour qu’il ne fût dérangé dans sa retraite par aucun curieux, et le domestique qui l’accompagnait, et qui était ou n’était pas dans le secret, emporta également la clef de la cour. Fernande partit au milieu d’une haie de spectateurs qui feignaient de fumer leur pipe en parlant de leurs affaires, mais qui se portèrent aussitôt après en embuscade à la fenêtre du grenier par où l’amant était entré d’une maison voisine. Ils contemplèrent avec grand plaisir les inutiles efforts qu’il fit pour sortir ; ils le tinrent longtemps prisonnier, et voulaient, dit-on, le forcer à parlementer en répondant à de certaines questions, moyennant quoi on l’aurait mis en liberté. Il resta muet à tous les appels, à toutes les plaisanteries, et se tint tout le jour tranquille comme s’il eût été mort. Les vauriens d’assiégeants décidèrent qu’on le prendrait par la famine, et qu’on monterait la garde toute la nuit ; on posa des postes autour de la maison, et on les releva d’heure en heure comme des factions militaires. Mais le captif, désespéré, fit une sortie à laquelle on ne s’attendait pas, et s’évada par les toits d’une manière qu’on dit miraculeuse de hardiesse et de bonheur. On le vit passer comme une ombre dans les airs, mais on ne put le joindre ; et ce matin il a quitté la ville sans qu’on sache quelle route il a prise. Ton ancien camarade Lorrain, qui est aujourd’hui chef d’escadron dans les chasseurs de la garde royale, est venu dîner avec nous, et m’a raconté toute l’affaire non sans un certain plaisir, car il ne t’aime pas infiniment. Je suis monté chez ta femme aussitôt qu’il a été parti ; elle s’était donnée pour malade toute la journée et n’avait pas quitté sa chambre. Je lui ai fait une scène de tous les diables, et elle s’est mise en colère comme un petit démon. Au lieu de me prier de me taire, elle m’a défié de t’informer de sa conduite, et m’a déclaré que je n’avais pas le droit de lui parler ainsi ; que j’étais un butor, et qu’elle ne souffrirait pas de toi-même les reproches que je lui faisais. S’il en est ainsi, fais comme tu voudras, je m’en lave les mains ; mais ma conscience m’ordonne de te dire ce qu’il en est.

Elle m’a chassé de sa chambre, et voulait envoyer chercher sur-le-champ des chevaux de poste et quitter une maison où elle se disait insultée et opprimée. Eugénie s’est efforcée de la calmer, et une violente attaque de nerfs qui cette fois est, je crois, bien réelle, est venue terminer le différend. Elle est au lit maintenant, et Eugénie passera la nuit auprès d’elle ; moi je me hâte de t’écrire, parce que je crains que demain la force et la volonté ne lui reviennent de partir, et je ne veux pas la laisser s’en aller ainsi toute seule avec cette petite soubrette, qui m’a l’air, par parenthèse, d’une sournoise très-rouée. Je ferai mon possible pour lui persuader de t’attendre ; mais, pour Dieu ! tire-moi bien vite de cet embarras. Ne me fais pas de reproches, car tu vois que j’ai agi pour le mieux, et que je ne suis pas responsable de ce qui arrivera désormais ; si elle veut partir, faire quelque folie, se laisser enlever, que sais-je ? puis-je la mettre sous les verrous ? Je ne te cache pas qu’elle a la tête perdue ; dans l’indignation que m’inspirait sa résistance à mes avis, il m’est échappé qu’elle ferait mieux d’aller soigner sa fille qui se meurt, que de s’occuper d’un amour extravagant qui la livre déjà à la risée de toute une province et de tout un régiment. J’ai été fâché aussitôt d’avoir trahi le secret que tu m’avais recommandé, car elle est tombée dans des convulsions qui m’ont prouvé que cette nouvelle lui fait beaucoup de mal, et qu’elle n’a pas oublié l’amour maternel. Je termine en te priant d’avoir de l’indulgence envers elle. Je connais ton sang-froid, et compte sur la prudence de ta conduite, mais joins-y un peu de pitié pour cette pauvre égarée. Elle est bien jeune, elle pourra se ranger et se repentir. Il y a de bien bonnes mères de famille qui ont eu leurs jours d’égarement. Elle a, je crois, un bon cœur, du moins avant son mariage elle était charmante ; je ne l’ai plus reconnue quand tu nous l’as ramenée avec des caprices, des convulsions et des violences dont je ne l’aurais jamais crue capable autrefois. Tu m’as paru être un mari bien débonnaire, je ne te le cache pas ; tu vois ce que c’est que d’être trop amoureux de sa femme. D’autres disent que tu as quelques torts à te reprocher, et que tu vis là-bas dans une intimité un peu trop tendre avec une espèce de parente qui est venue te trouver après ton mariage, on ne sait pas d’où. Je sais bien que lorsqu’une femme est enceinte ou nourrice, on est excusable d’avoir quelque fantaisie ; mais il ne faut pas que cela se passe sous le toit conjugal ; c’est une grande imprudence, et voilà comme elles s’en vengent. Ne te fâche pas de ce que je te dis, c’est le propos d’un commis voyageur qui, entendant raconter l’aventure de Fernande ce matin dans un café, a dit que tu méritais un peu ton sort ; c’est peut-être un mensonge. Quoi qu’il en soit, viens, ne fût-ce que pour découvrir la retraite de ton rival et le traiter comme il le mérite ; je t’aiderai. Je ferme ma lettre, il est minuit. Ta femme vient de s’endormir, c’est-à-dire qu’elle va mieux. Je lui ferai des excuses demain.