Jacques (1853)/Chapitre 85

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Jacques (1853)
JacquesJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 5 (p. 84-85).
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LXXXV.

DE M. BOREL AU CAPITAINE JEAN.


Cerisy.

Mon camarade, il faut que vous alliez me remplacer à Tours, sur-le-champ, auprès de Jacques, qui se bat encore ce soir. Je ne puis ni lui servir de témoin, ni même aller vous investir de mes fonctions ; j’ai une attaque de goutte si bien conditionnée, qu’il me serait impossible de faire une lieue en voiture. Jacques vient de m’envoyer chercher ; allez tout de suite, par la traverse, lui offrir mes excuses et vos services ; ces choses-là ne se refusent pas. Je vais tâcher de vous mettre en trois mots au courant de l’affaire. À peine reposé d’avoir tué hier Lorrain, à qui Dieu fasse paix, Jacques s’en va au café comme si de rien n’était ; et, avec cette manière glaciale que vous lui connaissez quand il est en colère, il fume sa pipe et prend sa demi-tasse en présence de plus de cent paires de moustaches jeunes et vieilles qui l’examinaient non sans un peu de curiosité, comme vous pensez. Les jeunes officiers qui ont fait la farce que vous savez à l’amant de sa femme, se sont crus insultés ou au moins provoqués par sa présence et par sa figure ; ils ont affecté de parler à haute voix des maris trompés en général, et de répéter, à une table voisine de la sienne, le mot qui pouvait flatter le moins les oreilles de Jacques. Comme il restait impassible, ils ont parlé un peu plus clairement de sa femme, et ils ont fini par la désigner si bien, que Jacques s’est levé en disant : « Vous en avez menti, » du ton dont il aurait dit : « Je suis votre serviteur. » Deux de ces messieurs, qui avaient parlé en dernier, se levèrent en demandant à qui s’adressait le démenti. « À tous deux, répondit Jacques ; que celui qui voudra m’en demander raison le premier se nomme. — Moi, Philippe de Munck, demain à l’heure que vous voudrez, dit l’un d’eux. — Non pas, reprit Jacques, ce soir, s’il vous plaît ; car vous êtes deux, et il faut que j’aie le temps de rendre raison à monsieur demain, avant que la police me contrarie. — C’est juste, répondit M. de Munck ; ce soir, à six heures et au sabre. — Au sabre, soit, » dit Jacques. Vous voyez que c’est une affaire qui ne peut s’arranger en aucune façon. Deux heures après, j’ai reçu un message de lui pour me prier de lui servir encore de témoin ; mais précisément j’ai pris la goutte dans la rosée d’hier à l’affaire de Lorrain, et peut-être ai-je éprouvé aussi un peu d’émotion en voyant tomber ce pauvre diable. Ce n’est pas une grande perte ; mais il y avait longtemps que cela grisonnait auprès de nous, et nous ne sommes plus à l’âge où un camarade tombait comme une noix d’un noyer. Ce Jacques est étonnant, et cela prouve bien qu’un homme ne change qu’en dehors : l’arbre ne fait que renouveler son écorce, et Jacques est aujourd’hui le même que nous avons connu il y a vingt ans. On ne dira plus : « Voyez ce que deviennent ces vieux militaires, et comme leurs femmes les font marcher ! en voilà un qui se battait pour un coup de crayon, et qui se laisse déshonorer sans rien dire. » Ma foi ! je l’ai dit moi-même, et sa situation m’occupait tellement, qu’avant-hier, une heure avant d’apprendre qu’il était ici, je rêvais de lui, et je m’éveillai en criant, à ce que m’a dit ma femme : « Jacques, Jacques ! qu’es-tu devenu ! » Mais un homme de cœur se retrouve toujours. Espérons qu’en sortant de là il ira tuer l’amant de sa femme ; faites-lui sentir qu’il le doit, que sans cela tout ce qu’il fait maintenant ne sert à rien. Allez vite. Le préfet est un brave garçon qui laisse aller les duels sans faire de tracasserie ; pourtant trois affaires en trois jours, c’est plus que ne comporte l’ordonnance, et il pourrait bien arriver que Jacques fût arrêté après la seconde. Il faut qu’il se dépêche. Écrivez-moi par un exprès, ce soir, quand il aura fini avec M. de Munck. J’enrage de n’être pas là ; j’aimerais mieux perdre un bras que de voir Jacques manquer à l’appel.