Jacques Charpentier est-il l’assassin de Ramus?

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Jacques Charpentier est-il l’assassin de Ramus?
Revue des Deux Mondes3e période, tome 44 (p. 286-322).
JACQUES CHARPENTIER
EST-IL L’ASSASSIN DE RAMUS ?

Un écrivain souvent superficiel, Crevier, dans son Histoire de l’Université de Paris, consacre quelques pages à peine au massacre de la Saint-Barthélémy. « Je suis bien charmé, dit-il, de voir que l’Université n’y a pris aucune part, en sorte que tout ce que j’ai à en dire se réduit à la mort de Ramus et à celle de Lambin. »

« Ramus, ajoute Crevier, suivait publiquement le culte et les opinions de la prétendue réforme ; aussi, dans un carnage qui avait pour objet d’exterminer les huguenots, il ne pouvait être épargné ; mais ce fut la haine furieuse de Charpentier qui lui fit l’application cruelle des ordres donnés en général contre les religionnaires. Ramus s’était caché dans une cave, Charpentier l’y découvrit, et il eut la bassesse de commencer par tirer de l’argent de son prisonnier, après quoi il le livra au couteau des assassins qu’il avait à ses gages. »

Dans cet odieux récit, rien n’est vraisemblable et rien n’est vrai. On a accusé Charpentier, collègue de Ramus au Collège Royal, son adversaire et son rival en mainte circonstance, d’avoir excité la populace à briser les portes du collège de Presles, en désignant son ennemi qui l’habitait an poignard des meurtriers. Je ne crois pas l’accusation fondée ; mais la présence de Charpentier sur le théâtre du crime, la retraite de Ramus dans une cave, la rançon exigée et ne sauvant pas la victime, sont de ridicules inventions qui ne valent pas qu’on les discute.

Je n’en veux pas moins chercher, en étudiant les documens connus, s’il est vrai que Charpentier, par des sicaires payés ou excités par lui, ait procuré la mort de Ramus.


I.

Jacques Charpentier, dès sa sortie du collège, s’est trouvé l’adversaire de Ramus; nous connaissons l’occasion et le détail de leurs longues querelles et les causes de l’aversion qu’ils avaient notoirement l’un pour l’autre. Passionnés tous deux pour la dialectique, dont ils tenaient école, ils se sont accusés mutuellement de sophisme et d’erreur. Chacun d’eux a cru bien faire en rendant de mauvais offices à son adversaire et n’a pas manqué à ce devoir. Lorsqu’on racontant la mort de leur maître, trois disciples de Ramus ont accusé discrètement la vengeance et la haine, aucun d’eux n’a prononcé le nom de Charpentier, mais on a cru le lire entre les lignes.

Michelet, qui semble avoir assisté à tout, n’hésite pas plus que Crevier. Entre les massacreurs il décerne la palme à Charpentier; il raconte son infamie, mais n’en donne aucune preuve.

Estienne Pasquier, dans ses Recherches de la France, rapporte comme un bruit incertain que Charpentier fit assassiner Ramus « par gens de sac et de corde à ce par lui attitrez. » Lestoile le cite comme « homme estimé docte de son tems, mais mal famé et grand massacreur. »

Ainsi se forment les légendes. Celle-ci ne repose sur aucun témoignage ; aucun document antérieur à l’événement ne la rend vraisemblable. La vie de Charpentier est honorable; ses adversaires, en lui prodiguant des injures, n’ont raconté de lui aucune bassesse, n’ont révélé aucune perfidie; il a, s’il faut l’en croire, combattu Ramus dans ses écrits pour se défendre seulement, sans haine ni malveillance particulière, et quand il s’est élevé, trop vivement peut-être, contre ses opinions, ses discours et ses actes, la vérité seule était son guide. Les écoliers alors disputaient de toutes choses, et les maîtres, pour les mieux instruire, joignaient souvent l’exemple au précepte. Charpentier comprenait le ridicule de ces querelles de pédant : c’est malgré lui qu’on l’y entraîne, il le déclare à toute occasion, et dans un débat purement littéraire, il l’a vingt fois répété, la politique et la religion ne se mêlent jamais par sa faute.

La mémoire de Charpentier a été cependant accablée d’outrages; ses écrits, feuilletés avec un parti-pris dont nous donnerons plus d’un exemple, ont été allégués comme preuves d’ignorance, de mauvaise foi et de mauvais esprit. Tout ce que j’ai pu connaître de lui, et tout d’abord les citations choisies par ses accusateurs, laissent estimer son caractère, malgré la trace fréquente d’un zèle ardent pour les institutions et les croyances qu’il veut conserver et défendre, sans chercher le progrès et sans y croire.

Ramus, esprit superbe et résolu, libre de préjugés, mais impatient de toute règle, irrévérencieux pour la tradition, juge sévère des œuvres d’ autrui, même des antiques chefs-d’œuvre, curieux de nouveautés, cherchait sans cesse le mieux, et, confiant dans ses forces, était toujours prêt, pour réaliser le progrès, à renverser les anciennes bornes.

En pédagogie, en politique, en religion, Charpentier, au contraire, est conservateur, soumis à la règle, respectueux de la tradition : il aime la sagesse et la veut immobile. A l’âge de vingt-cinq ans, en l’année 1550, Charpentier fut nommé recteur de l’Université de Paris. Ces fonctions, très enviées cependant, étaient de médiocre importance. Le recteur gouvernait pendant trois mois seulement, et quoique, au dire d’Estienne Pasquier, entre le régner et le régir il n’y ait pas grande différence quand on s’acquitte bien de son devoir, il ne régnait nullement. Un même maître était rarement appelé deux fois à ce poste d’honneur, et chacun pouvait à son tour revêtir la chape d’écarlate, mais la nomination d’un candidat aussi jeune était jusque-là sans exemple : on ne sait rien des circonstances qui l’ont motivée. Quelques historiens, il serait plus juste de dire quelques ennemis de Charpentier, dans cette preuve, dans cet indice au moins d’un caractère estimé, ont trouvé l’occasion d’une insinuation injurieuse. Charpentier, dit l’un d’eux, trouva moyen de se faire nommer recteur à l’âge de vingt-cinq ans. N’est-ce pas mettre tout d’abord le lecteur en défiance?

Michelet précise davantage : « Charpentier, fortement poussé, protégé des Guises jusqu’à être fait recteur à l’âge de vingt-cinq ans, » dit-il.

Je n’ai pu découvrir avant l’année 1550, ni dans celles qui l’ont suivie, aucun indice de cette protection. Le cardinal de Lorraine était alors entièrement dévoué à Ramus, son ami d’enfance, jusqu’à l’assister de sa présence dans sa première lutte contre Charpentier, devant le parlement. Est-il croyable que son influence ait fait nommer l’adversaire dont Crevier a dit : « Le seize décembre 1550, Jacques Charpentier, professeur au collège de Boncours, devint recteur et presque aussitôt il attaqua Ramus et lui suscita une querelle, à mon avis, bien mal fondée? »

Charpentier, choisi pour maintenir les traditions, faire respecter les statuts, et réprimer les nouveautés contraires à la règle, était par devoir l’adversaire désigné de celui qui, s’affranchissant des principes de l’école, prétendait changer les méthodes. Après avoir, dans ses thèses, fouetté, comme dit Henri Estienne, le tant docte personnage Aristote, en accusant toutes ses assertions de fausseté et d’erreur, disputé, pour les contredire, contre tous venans, et par ce paradoxe étrange, cette exagération téméraire, cet hérétique blasphème au jugement de ses maîtres, déchaîné, comme il l’a dit lui-même, les vents orageux sur la mer, il reçut de l’Université étonnée et inquiète le diplôme de maître ès arts; mais le scandale fut grand. Ramus voulait, dit un de ses adversaires, enlever le soleil à l’univers. Le roi François Ier s’en émut ; une commission royale, spécialement chargée d’étudier cette grave question, priva Ramus du droit d’enseigner la philosophie. Charpentier, écolier alors au collège de Boncours, joua son rôle dans les grossières bouffonneries par lesquelles l’Université poursuivit et « farça » ce prévaricateur et ce traître. La contrainte imposée à Ramus n’était cependant ni très étroite ni très dure; la philosophie seule lui était interdite; il dirigeait librement le collège de Presles et par de hardies nouveautés y attirait de nombreux élèves. Désireux avant tout de polir les jeunes esprits par les bonnes lettres, il mêlait la littérature à toutes les études et par tous les moyens voulait stimuler l’éloquence; orateur incomparable lui-même, Ramus servait de modèle et d’exemple, se faisant gloire d’élargir en tout sens les programmes et d’enfreindre les règlemens jugés ridicules. Sa prétention était « d’oster du chemin des arts libéraux les espines, cailloux et tous empeschemens et retardemens des bons esprits, et de faire la voye plaine et directe pour parvenir plus aisément, non-seulement à l’intelligence, mais à la praticque et à l’usage. »

La tentative est mémorable et pouvait être féconde, je veux en convenir, mais le jeune recteur, en mettant la bride aux nouveautés pour maintenir la règle, qu’on veuille ou non la nommer routine, remplissait-il moins son devoir?

L’affaire fut portée devant le parlement. Ramus et Charpentier disputèrent avec une très belle éloquence. Ramus n’éleva pas la prétention d’être irréprochable, mais l’Université a habitué les siens à des voies moins éclatantes et plus douces. Pourquoi l’avertissement, comme c’est l’usage, n’a-t-il pas précédé les rigueurs? N’a-t-il pas été dit : « Si ton frère pèche contre toi, va lui parler seul à seul ! » Nous avons un pamphlet composé à cette occasion par un professeur au Collège Royal, Galland, directeur du collège de Boncours, personnage alors considérable dans l’Université. Ramus l’avait accusé à tort, Galland le déclare, d’avoir excité secrètement le jeune recteur, son ancien élève, et vingt fois il l’appelle, dans sa défense, le mauvais génie de l’Université. Galland n’était donc pas l’agresseur. Il reproche à Ramus d’apporter dans les classes par ses nouveautés l’agitation et le trouble; en réunissant la philosophie à l’éloquence, Ramus prétendait adoucir la difficulté des études et en abréger la durée. Les écoliers y voyaient un attrait, les parens un avantage, et l’Université, au contraire, un inconvénient insupportable, aussi préjudiciable à ses intérêts que pernicieux pour les jeunes esprits. On se plaignait, depuis longtemps déjà, de la mollesse des études. Peu d’écoliers accomplissaient les trois années et demie de philosophie, formellement prescrites; les plus pauvres seulement, c’est-à-dire les boursiers, se soumettaient à une exacte et complète discipline ; les enfans des familles riches s’échappaient avant la fin des classes, pour se parer dans le monde d’un savoir imparfait trop rapidement acquis, et ceux qui, pour en faire profession, voulaient devenir théologiens, jurisconsultes ou médecins trouvaient des artifices pour éluder la règle et s’y soustraire. Offrir à la jeunesse des études rapides, c’était la pousser dans la voie que, par tous les moyens, l’Université voulait interdire.

Par une décision jugée inique on avait exclu des examens les écoliers du collège de Presles. C’était la ruine de Ramus et la fortune, peut-être, des collèges rivaux, dont le plus important alors était Boncours. « Interrogez-nous, sévèrement si vous voulez, nous prouverons notre savoir, » disaient les élèves de Ramus.

C’est, on le voit, dès le XVIe siècle, la question des programmes et des certificats d’étude, discutée encore de nos jours. Nous rencontrons la même prétention, d’un côté, à imposer la meilleure voie, la même aspiration ; de l’autre, à la liberté, le même appel à l’équité, la même protestation du bon sens.

A l’époque, récente encore, où les candidats au baccalauréat devaient, par un certificat d’études, faire la preuve d’une année de rhétorique et d’une année de philosophie, aurait-on accepté d’un écolier cette offre, si raisonnable en apparence, des élèves de Ramus : « Interrogez-moi, je prouverai mon savoir?» Aussi sévère que Charpentier et tout aussi innocent, le doyen de la Faculté aurait repoussé, peut-être même laissé sans réponse, une demande dont la décision ne lui appartenait pas.

Le recteur, pendant la courte durée de ses fonctions, présidait, au couvent des Mathurins, la haute assemblée de ses anciens maîtres qui l’avaient fait leur chef. C’est là que les doyens, principaux de collèges et régens, probablement unanimes, condamnaient les innovations de Ramus. Charpentier avait accepté leur mandat, il ne pouvait le trahir.

Les magistrats juges de Ramus étaient prévenus et défians. Nourris dans l’école, ils en aimaient les subtilités; fiers de connaître, le prince des philosophes, ils respectaient son autorité. Ramus les avait mal préparés en sa faveur en écrivant, dans la vivacité d’une polémique déjà ancienne : « Si le prince des ténèbres tenait assemblée de démons, pour éteindre les lumières de la bonne doctrine, il ne pourrait, en recueillant les avis, rien trouver de plus pernicieux que les inventions d’Aristote. »

« Quel interprète du maître ! » s’écriait, non sans apparence de raison, l’habile principal du collège rival de Boncours. Et Ramus, en alléguant que, dans son école, les livres d’Aristote étaient soigneusement expliqués par Omer Talon, qu’il nommait son frère, on se demandait si, par la figure nommée antiphrase, il ne cherchait pas à donner le change. Il importe d’entrer au détail des craintes, sincères ou non, inspirées par les méthodes de Ramus et par la place trop grande accordée dans son collège à la littérature.

« Quoi ! s’écriait Galland, pour enseigner la chirurgie, se contentera-t-on de faire lire aux élèves le passage de Virgile où le vieillard Hippias, conseillé par Vénus, guérit la blessure d’Enée ? » Et il citait le passage entier. « Remplacera-t-on les argumens tirés des Pandectes par les vers de l’Enéide sur les jugemens de Minos ? » Et il cite seize vers. « Trouvera-t-on une leçon de métallurgie dans la description des travaux de Vulcain fabriquant le bouclier d’Enée ? » Nouvelle occasion d’offrir à ses lecteurs neuf vers de Virgile.

Longtemps avant Ramus, on présentait, dans l’école, Homère et Virgile comme « maistres très parfaicts en la cognoissance de toutes choses, » mais l’habile directeur du collège de Presles, homme pratique et sensé, n’ignorait nullement que vouloir puiser la science à ces sources gracieuses, c’est la confondre avec son image qui s’y reflète quelquefois, et tenter, comme l’a dit Montaigne, de bâtir une muraille sans pierres. L’accusation n’était en réalité qu’un développement oratoire. Ramus, sensible lui-même au plaisir de citer de beaux vers, déclare, il est vrai, que sur la nature des vents, l’origine des nuages qui volent sur leurs ailes et les orages qu’ils engendrent, Homère et Virgile relèvent par leur beau langage des explications qu’on ne trouve pas ailleurs. Il est en cela fort excusable ; car si, sur ce sujet, l’œuvre du poète est sans valeur scientifique, la science alors était sans valeur aucune.

Sans faire effort pour retrouver sous la rhétorique des deux adversaires le détail des nouveautés attrayantes et hardies repoussées par l’Université, nous pouvons emprunter aux traités de dialectique de Ramus quelques exemples de sa méthode.

La dialectique, dans les écoles et dans les examens, était alors la science la plus haute et le couronnement des fortes études. Ramus avait pour ses subtilités un très grand respect, mais, pour être compris de tous, il écartait les abstractions et procédait exclusivement par des exemples. Cherchant dans Virgile des syllogismes, des enthymèmes et des sorites, il ressemblait à un professeur qui, mêlant l’esthétique à la géométrie, montrerait à ses élèves sur la Vénus de Médicis les lignes de plus grande et de moindre courbure.

Le professeur lisait, par exemple, pour les élèves peu habitués à la langue latine, la traduction d’un passage d’Ovide.


PHILLIS A DÉMOPHON.

A décevoir une jeune pucelle
Légère à croire il n’y a grand honeur,
Mais ma simplesse, hélas, étoit bien telle
Quell’ meritoit d’avoir quelque faveur.
Je, pauvre amante et femme, fu deceue
Par ton parler, les dieux cette victoire.
Que contre moy par tel poinct tu as eue,
Facent que soit le comble de ta gloire.


Et les élèves, par facile passe-temps, tournaient en syllogisme la plainte de Phillis.

Nul trompeur de pucelle amante n’est louable.
Démophon est trompeur de pucelle amante, comme de Phillis.
Démophon donc n’est louable.


On proposait, épreuve plus difficile, de suppléer à la conclusion absente d’un enthymème composé par Clément Marot, sans doute sans le savoir :

Jamais Alix son feu mary ne pleure
Tout à par soy, tant est de bonne sorte ;
Et devant gens, il semble que sur l’heure,
De ses deux yeux une fontaine sorte.
De faire ainsi, Alix, si te déporte
Ce n’est point dueil quand louange on en veult,
Mais le vray dueil, sçez tu bien qui le porte ?
C’est cestuy-là qui sans tesmoing se deult.


Et l’écolier, sans qu’il lui en coûtât un grand effort, alourdissait le syllogisme pour le rendre parfait, en disant :

Le vrai dueil est secret,
Le dueil d’Alix n’est poinct secret,
Le dueil d’Alix n’est pas donques vray dueil.


À l’analyse souvent on mêlait la synthèse ; la physionomie habituelle de la classe et l’originalité de l’enseignement apparaissaient mieux lorsque Ramus dictait à ses élèves :

Le guetteur et espieur meschant est justement occis,
Or, Clodius est guetteur et espieur meschant,
Partant Clodius est justement occis.

pour déclamer, en latin, comme amplification sur ce texte, après s’être exercé devant un miroir à imiter Cicéron, le discours entier pro Milone. Un autre jour, ie dernier vers d’une églogue de Virgile, lue en classe :

Majoresque cadunt altis de montibus umbræ


lui servait de transition et d’occasion à une leçon sur la déclinaison du soleil et sur la théorie des ombres, traitant ainsi la science à l’aventure et en faisant une matière seulement pour les poètes et une glose pour la poésie.

La déclamation au collège de Presles remplaçait la dispute, exercice très vain, suivant Ramus, et de nulle importance, dont il n’avait dans ses classes retiré autre chose que perte de temps. C’était la plus grave des hardiesses si vivement combattues. L’intervention continuelle de la littérature dans les études, loin d’être une innovation, était la manie et le travers de l’époque; c’était la méthode de Ponocrates instruisant Gargantua, qui, pendant le repas même, « parloit de la vertu, propriété efficace et nature de tout ce qui leur estoit servi à table, lui apprenant tous les passages à ce compétens en Pline, Athénée, Dioscoride, Julius Pollux, Galien, Porphyre, Oppien, Polybe, Héliodore, Aristoteles, Élien et autres, et faisoit souvent, pour plus estre asseuré, apporter les livres susdicts à table. »

C’était le charme de Montaigne. C’était hélas ! la ridicule et stérile prétention de bien d’autres. J’ai sous les yeux le récit d’un procès criminel par un membre du parlement de Toulouse, Guillaume Segla, un ancien élève de Ramus peut-être, qui, après avoir hasardé cette réflexion : Y a-t-il rien qu’on ne fasse pour la conservation de sa vie? pour la confirmer et convaincre le lecteur, cite deux passages de Tibulle, deux vers grecs de Synésius, un vers d’Homère et cinq lignes de Sénèque, avant d’ajouter : « Faut-il donc trouver estrange que Burdéus se voulut retirer à Nismes pour se garantir des embusches? » Ramus, sans doute, n’eût pas conseillé d’invoquer tant et de si hautes autorités pour justifier chez Burdéus, menacé à Toulouse, l’idée de s’enfuir à Nîmes, mais les habitudes prises dans son école y conduisaient peut-être les esprits prétentieux. Quant à la dispute en règle, si opposée à l’éloquence, dans laquelle chacun doit habituellement « brouiller et par troubler son contradicteur, et couvrir de ténèbres le lieu plein de toute clarté, » Ramus la bannissait du collège de Presles. Il nous a conservé, ironiquement, une de ces argumentations en forme entre un candidat au baccalauréat et son examinateur, dans laquelle chacun des adversaires, procédant par syllogismes, doit, dans sa réplique, répéter l’argument qu’on vient de produire, en déclarant ensuite s’il repousse ou laisse passer la majeure, la mineure et la conclusion, et attaquer lui-même, par un syllogisme, celle des trois qu’il conteste. La discussion est longue : elle devient pressante, le candidat s’échauffe, mais, enserré dans les lacets d’une rigoureuse dialectique et soumis aux formes, il lui est interdit d’accélérer la marche de la lourde machine. Dans son impatience, il énonce une majeure injurieuse pour les juges et pour l’Académie : « Docte bachelier, répond l’adversaire, tu n’aurais pas dû peut-être employer un tel argument. Je te suivrai cependant sur le terrain où tu te réfugies. » Docile aux règles du jeu, il répète le syllogisme tout entier, puis successivement la majeure, qu’il conteste et qu’il blâme, la mineure et la conclusion. Pour argumenter dans les règles contre cette inconvenante majeure, il faut la répéter encore, et les juges entendent cinq fois l’injure qu’on aurait mieux fait de taire.

C’est une bonne scène de comédie, mais intraduisible. Qui oserait tourner en français la réception du Malade imaginaire?

Un arrêt fut donné contre Pierre Ramus pour le contraindre à observer les statuts de l’Université, contre l’attente de beaucoup de personnes, parce que le cardinal de Lorraine, qui favorisait grandement le dit Ramus, était présent à la séance où la cause fut plaidée. Mais la vérité triompha. C’est ainsi que l’historien de l’Université, Du Boulay, qui, le plus habituellement, ne prend pas parti et donne sans les juger les documens tout au long, a résumé le procès de Ramus.

L’imagination de Michelet l’a mal servi, on le voit, quand il fait de Charpentier le protégé et l’ami fortement poussé des Guises. C’est à Ramus que le cardinal de Lorraine accordait alors son amitié et sa puissante protection, jusqu’à faire lever par Henri II, malgré la condamnation nouvelle du parlement, la défense d’enseigner la philosophie prononcée par François Ier, et en lui donnant « mainlevée de la plume et de la langue, et le délivrant des flots du jugement aristotélique, » il lui ouvrit les portes du Collège Royal avec le titre, créé pour lui, de professeur du roi en oratoire et en philosophie.

Hardi dans ses jugemens, abordant les sujets les plus divers et traitant d’égal avec les grands maîtres du passé, Ramus excita de nouveau l’indignation des admirateurs de l’antiquité et la colère de ceux qui vivaient d’elle. Confiant dans sa suffisance en toutes choses, il relevait dans Quintilien des fautes de goût, dans Cicéron des erreurs de dialectique. « Dieu immortel, dit-il, quel pauvre dialecticien tu fais, Marcus Tullius! » Il accusait, remuant toutes choses, l’irréprochable Euclide lui-même de n’avoir pas assez soigneusement colloque les propositions suivant les règles d’une bonne méthode, et prétendait corriger à la fois les mauvais préceptes d’Aristote par les bons exemples d’Euclide et les mauvais exemples d’Euclide par les bons préceptes d’Aristote.

Les grands hommes insultés trouvaient des défenseurs. Ramus répondait rarement, mais avec aigreur, et dans cette guerre de pédagogues, la palme de la violence est difficile à décerner. La querelle fît assez d’éclat pour tourner contre elle le rire de Rabelais. Dans la préface du quatrième livre de Pantagruel, il fait Jupiter juge du différend et le montre perplexe. « Mais que ferons-nous, dit Jupiter, de ce Rameau et de ce Galland, qui caparassonez de leurs marmitons, suppeaux et astipulateurs, brouillent toute cette Académie de Paris? J’en suis en grande perplexité et n’ai encore résolu quelle part je dois encliner.

« Tous deux me semblent aultrement bons compaignons. L’ung ha des escus au soleil, je dy beaulx et tresbuchans (c’était Ramus enrichi par les écoliers de Presles) ; l’autre en vouldroit bien avoir. L’ung ha quelque sçavoir, l’aultre n’est ignorant. L’ung aime les gens de bien, l’autre est des gens de bien aimé. L’ung est un fin et cauld renard; l’aultre mesdisant, messecripvant et aboyant contre les anticques philosophes et orateurs, comme ung chien. Que vous semble? »

Joachim du Bellay, faisant allusion à leur prénom de Pierre, termine par ce quatrain « un de ses plus signalez poèmes, » dit Bayle :

Vu que tout leur plus grand effort
Dont les enfans mesmes se mocquent,
N’est qu’une scintille qui sort
De deux Pierres qui s’entrechocquent.


Turnèbe, professeur de grec au Collège Royal, grand admirateur des anciens et ami de la justice, s’indigna des libertés prises envers Cicéron. « Médire des auteurs qui nous enseignent à bien penser et à bien vivre, c’est, dit-il, une impiété et un crime, Ramus, qui l’a commis, ne mérite pas d’égards, » et Turnèbe n’en a pas pour lui. « Tu n’es pour les écoliers, lui dit-il, ni un philosophe ni un orateur; la jeunesse voit en toi un comédien! Ton vrai nom est celui de sophiste ! Tu ne comprends rien à l’éloquence, tu ne sais pas le latin et tu connais à peine l’antiquité. »

Un biographe de Ramus, indulgent pour son héros, en rendant compte de sa polémique avec Turnèbe, félicite le fougueux novateur d’avoir, dans sa réponse à de telles aménités, donné à son adversaire a une leçon véritable en même temps qu’un exemple de modération, de bon goût et d’urbanité. » Il lui donne une leçon, cela est incontestable, en le reprenant d’un ton de maître et le corrigeant sur la matière précisément où le sagace et docte Turnèbe a le plus excellé ; il lui montre comment il faut enseigner le grec en suivant la méthode, bien préférable à la sienne, de son prédécesseur Tusan. Mais quand il ajoute : « Heureuse l’Académie de Paris d’avoir possédé un Tusan ! Malheureuse, après l’avoir perdu, de lui voir pour successeur un Turnèbe! » il donne un s ngulier exemple de modération, d’urbanité et de bon goût; bien malheureux surtout, s’ adressant à Turnèbe, dont Montaigne, qui l’appelait « mon Turnèbe, » a dit : « Il étoit, à mon opinion, le plus grand homme qui fust il y a mille ans; il sçavoit plus, et sçavoit mieulx ce qu’il sçavoit qu’homme qui feust de son siècle ny loing au-delà, » dont Estienne Pasquier rapporte, par relation de personnages dignes de foi, que dans les universités d’Allemagne, lorsque ceux qui étaient en chaire alléguaient Turnèbe, aussitôt ils mettaient la main au bonnet pour le respect et honneur porté à sa mémoire, et dont Brantôme enfin, pour dernière louange, nous apprend qu’il fut très savant homme en grec et en latin, mais non qu’il eut une telle piaffe de parler en seigneur, comme Ramus.

Lorsque Charpentier s’écria, au milieu des discussions les plus vives : « Je puis être fier de recevoir tes invectives ; tu les as lancées déjà à Turnèbe, le plus docte des maîtres, le plus modeste des érudits, le plus aimable des hommes, » Ramus avait mérité l’apostrophe.

L’opinion cependant, peu soucieuse des antipathies entre ceux qui se ressemblent, n’en rapproche pas moins leur mémoire. L’auteur de la Satyre Ménippée, voulant rendre hommage aux beaux jours de l’Université, parle « du temps de Ramus, Galland et Turnèbe; » non sans doute qu’il oublie leurs querelles, mais comme il eût parlé du temps où florissaient Rome et Carthage.

Loin d’avoir été l’agresseur, quand à son tour il entra en lutte contre Ramus, Charpentier prétendait répondre à ses attaques. Professeur non moins habile, plus recherché peut-être que son adversaire, il n’avait pu trouver aucune salle assez grande pour abriter ses auditeurs ; en toute saison et par tous les temps, la porte ouverte laissait parvenir la parole du maître jusqu’aux écoliers pressés dans la cour. L’école, semblable à un théâtre, retentissait du bruit des applaudissemens. Les leçons de Ramus, payées par le roi, étaient moins suivies. Ego pretio, tu gratis, disait Charpentier, et il en était fier.

Charpentier, dans sa chaire, défendait Aristote contre les attaques de Ramus, Ramus, dans la sienne, répliquait avec aigreur, et quand Charpentier s’adressa au public, il ne commençait pas la guerre.

La violence de son premier écrit ne dépasse pas le ton de la polémique du temps; la liberté de la langue latine choquait alors moins qu’aujourd’hui, et chacun, dans la discussion, se piquait surtout de franchise. Charpentier n’a pas dépassé l’exemple donné par Ramus lui-même s’ adressant à Turnèbe. Il s’excuse d’ailleurs, dans le cas où il se montrerait trop vif, sur les injures de son adversaire; en les supportant plus longtemps, il craindrait de s’en attirer de nouvelles.

L’une des chaires de mathématiques devint vacante au Collège Royal, et le roi, cédant à quelque sollicitation, nomma pour la remplir un Sicilien jusqu’alors inconnu, sans lettres, dit-on, et sans études. Suffisant peut-être en mathématiques, Dampestre n’avait aucune connaissance de la langue grecque, et, dit Pasquier, était tellement disgracié qu’il ne parlait ni latin ni français. Les écoliers le jugèrent sur ses solécismes et le sifflèrent. Ramus, par le privilège de l’âge en possession de la préséance, s’ établissant de son autorité privée gardien des bonnes études et de la dignité des chaires, sollicita et obtint une ordonnance enjoignant à Dampestre de se montrer suffisant et capable dans un examen public subi devant ses collègues.

Dampestre avait été régulièrement nommé. La démarche de Ramus était étrange et plus d’un collègue prévit le danger de rappeler au roi et à ses conseillers qu’au droit incontesté de nomination s’ajoutait pour eux celui de destitution. Charpentier ne semble nullement outré lorsqu’il dit en parlant de Ramus : « Les honnêtes gens l’ont blâmé. » Lui-même ajoutait : « Lors même que Dampestre eût été illettré, nommé par le roi, il devait trouver chez les lettrés un autre accueil. »

L’examen, suivant Ramus, était aisé à faire. Entêté de l’idée, si commune alors, que la science parfaite est dans les textes, il voyait la géométrie dans Euclide, et il affecte même de nommer la chaire, chaire de grec et de mathématiques. « La seule marque assurée de suffisance et d’autorité devait être la lecture d’un théorème en langue grecque et son explication immédiate. »

Le Sicilien, malgré les airs de confiance qu’il se donnait d’abord, refusa d’affronter l’épreuve, « plus effrayante pour lui, dit Ramus, que les écueils célèbres du terrible détroit voisin de sa patrie. » Voulant cependant retirer son épingle de cette affaire, il offrit à Charpentier, en donnant sa démission, de s’employer, dans toute l’étendue de son influence, à le faire nommer à sa place. « Il lui vendit sa chaire, » dit Ramus, et Charpentier, sans en convenir et sans le nier, se borne à lui répondre : « Le plaisir de te déplaire suffit à Dampestre, ta colère l’a payé. »

Charpentier, jeune encore, se disait fatigué de l’enseignement, « Il avait fait de brillantes études en médecine et obtenu le premier lieu à la licence. C’était, dit M. Maurice Raynaud dans son livre savant et élégant sur les Médecins au temps de Molière, pour un jeune homme, la plus belle des récompenses et d’ordinaire le gage d’un brillant avenir. » La clientèle de Charpentier était nombreuse. Honoré des fonctions et du titre de médecin du roi, il aurait voulu, il le déclare, consacrer désormais sa vie à étudier la médecine et à l’exercer. Il n’avait pas pour les mathématiques une grande disposition d’esprit, mais si, comme cela s’était fait déjà, on transformait la chaire ou si l’on consentait à y adjoindre la philosophie, il deviendrait volontiers professeur royal, n’ayant pour cela qu’à continuer les mêmes leçons aux mêmes auditeurs, sans changer de salle, car le Collège Royal, « bâti en hommes, » comme l’a dit Pasquier, ne possédait pas de bâtimens spéciaux. Il espérait, dans ce cas, justifier la confiance de ceux qui l’auraient choisi.

Le cardinal de Lorraine, tout-puissant alors, malveillant pour Ramus en haine de sa religion, accueillit la supplique de Dampestre, et Charpentier fut nommé par le roi professeur en mathématiques et en philosophie.

Ramus, prompt à se résoudre, protesta dès le premier jour. Il écrivit au roi, à la reine, à M. le cardinal de Chastillon, conservateur de l’Université, à M. de Valence et autres seigneurs, qui étaient alors au conseil privé du roi. « Il crie que les brigands étoient entrés en l’eschole du roy, qu’ils coupoient la gorge aux professions royales pour s’enrichir de la dépouille. » Ainsi parlait, et sans railler nullement, ce savant que l’on dit inoffensif et que l’on plaint d’être troublé dans ses travaux par un agresseur furibond.

Il ne faut pas cependant, pour être juste, oublier que les mots changent de sens en vieillissant. Deux siècles avant, le 4 novembre 1358, pendant la régence de Charles V, « lorsque les ennemis se furent emparez de Melun et qu’ils empeschoient la voiture des danrées par eau dans Paris, il fut ordonné qu’un certain nombre de gens d’armes et de pied, brigands, pavoisiers, archers et arbalestriers seroient continuellement dedans les basteaux pour servir d’escorte aux marchands. » Les brigands alors étaient donc dignes de confiance; ils l’étaient moins du temps de Ramus, l’emploi qu’il fait de ce mot le prouve; mais il est à croire qu’il est devenu de plus en plus injurieux.

Ramus, dans sa colère, soutint que Dampestre, si méprisé naguère, était un Archimède auprès de Charpentier; il savait quelque peu de mathématiques pour sa provision, « mais Charpentier n’en sait totallement rien, et nous sommes tombés de fiebvre en chaud mal. » Il fallait imposer à Charpentier l’examen prescrit à Dampestre, et dans le cas où Dieu, « par sa grâce, voudroit faire un miracle, et qu’un homme qui n’avoit jamais étudié en mathématiques fust trouvé grand mathématicien, il requéroit qu’il fut contrainct de commencer à la première proposition d’Euclide et continuer jusqu’à la dernière, et de là en avant pour suivre les autres parties des mathématiques sans faire aucune autre ny leçon ny profession. »

L’affaire fut portée devant le parlement. Ramus sollicita les juges un à un et plaida en séance publique. Les spectateurs, qu’il nomme le peuple romain, et les juges, qu’il appelle pères conscrits, assistèrent à un tournoi d’éloquence entre les deux rhéteurs. « Vit-on jamais, s’écrie Ramus, une cause aussi scandaleuse? » Après avoir vanté les mathématiques, grandement profitables et utiles à la vie de l’homme, et rappelé doctement que Noé, ayant eu de longs loisirs pour les inventer ou les apprendre, avait pu par leur aide prévoir le déluge, il termine sa harangue en alléguant une ordonnance récente rendue sur sa demande et imposant l’examen aux professeurs royaux; montrant enfin à son adversaire un exemplaire d’Euclide apporté sous son bras : « Voilà, dit-il, celui qui chassera, s’il plaît à Dieu, tous les ignorans, si hardis et audacieux qu’ils soient ! » Et, séance tenante, il invitait Charpentier à traduire un théorème du grec en latin.

Charpentier, sans répondre sur ce point, commença par répéter, mot pour mot, les premières paroles de Ramus. Nourri dès son enfance dans l’Université, jamais il n’y avait vu tel scandale. Parmi les professeurs déjà nommés au Collège Royal, plus d’un peut-être avait des titres contestables, aucun n’a rencontré d’opposition, et nul n’a prétendu contrôler la volonté du roi. L’ordonnance récente disait : « Afin qu’à l’avenir l’état de nos professeurs ne soit baillé qu’aux plus doctes et capables, nous avons ordonné qu’advenant la vacance d’aucune place de nos professions, en quelque langue ou science que ce soit, on le fera à savoir par toutes les Universités fameuses et autres lieux ; que ceux qui se voudroient présenter et soumettre à la dispute et lecture de la profession vacante, ainsi qu’il leur sera proposé par le doyen et les autres professeurs, pour après être chargé par nous le plus suffisant et capable, et sans préjudice de l’arrêt de notre dite cour pour le regard de celui qui doit être examiné. »

Celui qui devait être examiné, c’était Dampestre et non Charpentier. Vingt ans de succès montraient le nouveau maître suffisant et capable; vingt mille anciens auditeurs pouvaient en témoigner. Il refusait l’humiliante épreuve. Ramus, dans sa chaire d’éloquence et de philosophie, enseignait la géométrie; Lambin, lecteur en langue grecque, commentait Cicéron; si le professeur en philosophie et en mathématiques donnait d’abord des leçons sur la philosophie, ne resterait-il pas dans les bornes de son devoir? Charpentier glisse discrètement sur cet argument ad hominem et ne rappelle même pas, quoiqu’il le sache et l’ait dit ailleurs, combien Ramus avait mauvaise grâce à se montrer si méprisant pour le savoir en géométrie de son nouveau collègue. Nous apprenons en effet par Nancel, l’élève, le commensal, l’admirateur et l’ami de Ramus, que ce juge redoutable des maîtres mal préparés, ce défenseur si zélé des mathématiques, en avait appris les principes au jour le jour, en les enseignant, et que, mal habitué aux figures et aux formules, il s’embrouillait dans ses raisonnemens et se trompait dans ses calculs devant les écoliers qui se riaient et gaussaient (nonnullis subridentibus). Ramus, lui-même, raconte qu’une maladie causée par l’excès du travail a mis fin à ces études, au moment où le dernier livre grec sur la science mathématique allait lui en apprendre les derniers secrets.

Affrontant pour son compte, avec une confiance téméraire peut-être, la malignité des écoliers, Charpentier prit l’engagement d’apprendre les mathématiques pour les enseigner dans trois mois. La cour en prit acte et confirma sa nomination, certaine que, « si Charpentier qui a l’esprit si heureux se veut appliquer à la géométrie, en peu de temps il en saura beaucoup. »

La haine de Ramus, échauffée par la dispute, redoublée peut-être par le succès de son rival, l’entraîna au-delà des bornes. Opiniâtre dans la lutte, et recueillant pour la renouveler, tous les griefs contre le nouveau maître, il accueillait tous les rapports. Des émissaires lui rendaient compte des leçons de Charpentier et du nombre de ses auditeurs, on devine avec quelle bienveillance !

Huit mois à peine après l’ouverture de son cours, il le dénonçait au conseil privé du roi et réclamait sa destitution.

« Quel méchant doyen ! Der böse Decan ! » s’est écrié un historien des mathématiques, en rencontrant dans son récit cet épisode pour lui indifférent, car, si Ramus s’est fait une grande place dans l’histoire de l’enseignement, son nom n’est mêlé en rien à celle des progrès de la science.

Ramus, dans ses Remonstrances au conseil privé, semble ignorer et n’admet aucunement que la philosophie appartienne à la profession, comme on disait alors, dont Charpentier est titulaire. « C’est une subtilité dont Charpentier s’est avisé; d’une profession il en a fait deux, voilà toute son arithmétique. »

On expliquait dans la chaire de mathématiques des fragmens d’un philosophe platonicien, Alcinoüs, quel scandale ! et, scandale plus grand encore, le professeur passait sous silence les pages insignifiantes et. obscures où les mathématiques, dans ces fragmens, paraissent jouer un rôle. N’était-ce pas un acte de très mauvaise âme de s’efforcer par brigues et menées d’éteindre la mathématique qui est la première lumière des arts supérieurs? Ramus toujours impérieux et ne démordant pas, prétendait marquer l’ordre des leçons et en régler le détail, avec une autorité justement contestée à son titre de doyen et plus encore à son rang dans la science. « L’ordre des mathématiques, disait-il, n’est pas comme d’une histoire, là où vous pouvez entendre et éclairer un passage à la fin, au meillieu, au commencement, sans rien entendre au précédent ; mais en les mathématiques, l’ordre est non-seulement profitable, ains totallement nécessaire. » En reprochant à Euclide d’avoir méconnu cet ordre nécessaire, Ramus croyait sans doute avoir acquis le droit de l’imposer à Charpentier. Un autre tort de Charpentier était l’excès de son zèle : professeur de mathématiques et de philosophie, il menait de front les deux enseignemens, et, faisant deux cours à la fois, doublait le nombre des leçons. Les mathématiques seules, disait le tyrannique doyen, devaient suffire à l’occuper.

Charpentier enfin, en cela il avait tort, exigeait de ses auditeurs une légère rétribution, un teston par tête, c’est-à-dire deux francs environ de notre monnaie pour la durée du cours. Il s’écartait de la tradition généreuse et manquait à la règle prescrite par le fondateur. Ramus avait raison de protester contre ce « maquignonnage de la lecture royale. » Mais Charpentier nous apprend à cette occasion que, loin de l’enrichir, sa nomination au Collège Royal avait été ruineuse pour ses affaires domestiques, les appointemens fort inexactement payés par le roi étant bien inférieurs au salaire reçu de ses anciens auditeurs.

Charpentier, vainqueur sur tous les points, mais regrettant d’avoir payé par tant d’embarras et d’ennuis la diminution de ses revenus, eut le tort et l’indiscrétion, dans une brillante et spirituelle leçon d’ouverture, de mêler au récit de sa lutte avec Ramus l’histoire d’une rencontre sur le Petit-Pont et d’un salut qu’il a cru devoir accorder à l’âge et à la dignité du doyen; mais Ramus le foudroyant d’un regard, passa devant lui rogue et fier.

Les écoliers, toujours disposés, comme dit Rabelais, « à contemner les personnages querelleurs, » rirent sans doute aux dépens des deux pédans. Charpentier, dont l’esprit était fin, a dit lui-même : « Nous nous donnons en spectacle et en moquerie, mais qu’y puis-je? » Les écoliers d’ailleurs étaient habitués à entendre leurs maîtres s’étendre sur leurs affaires privées. Lambin, dans une de ses leçons d’ouverture, souvent fort éloquentes, raconte une visite à Catherine de Médicis, pour réclamer d’elle ses appointemens depuis longtemps suspendus. La reine s’excusa sur la difficulté des temps : « le trésor est vide, et les impôts ne rentrent pas, » dit-elle. Lambin, dans une de ses préfaces, raconte précisément qu’il ne payait pas régulièrement les taxes devenues trop lourdes; cela l’appauvrirait sans enrichir le fisc. La comparaison des dates ne permet pas de croire à une ironie qui, dans la réponse de la reine, serait moins piquante peut-être que l’aveu sincère de son embarras, suivi par la remise d’un léger acompte.

Charpentier, soit qu’il attaque, soit qu’il se défende, est rarement de mauvais goût, et malgré quelques mots un peu vifs qui, détachés du reste, donnent une très fausse idée de l’ensemble, sa polémique respecte suffisamment, pour le temps, les lois fort relâchées alors de la courtoisie. En se félicitant devant son nouvel auditoire de prendre rang parmi tant d’illustres collègues, Mercier, Cinqarbres, Duret, Lambin, d’Aurat, Léger du Chesne, Peregrinus, Turnèbe, Forcadell, reçoivent chacun une louange élégamment tournée, et prononçant enfin le nom de Ramus : « Ramus, dit-il, (ici l’attention de l’auditoire redoubla sans doute), Ramus, qui, doyen par le privilège de l’ancienneté, devrait être calmé et ralenti par l’âge (tardiores facere tibias) et que l’on rencontre fulminant, tonnant, brouillant et malmeslant tout par sa tyrannie. » Plus d’un écolier reconnut en souriant, dans ces derniers mots, les paroles mêmes d’un discours de Ramus, une allusion à l’acteur Roscius, et les plus instruits même un souvenir d’Aristophane.

Les inimitiés soulevées contre Ramus étaient nombreuses et puissantes ; impérieux et irascible, il abusait envers les écoliers de la peine du fouet, précédée souvent par des coups de pieds et de poings, qu’il administrait lui-même. Mais, en frappant, il restait maître de lui, et à cette époque où les jeunes princes avaient, dit-on, leurs professeurs de blasphèmes « pour les savoir changer et diversifier en toutes sortes et les bien prononcer, » Ramus, en châtiant les écoliers, ne s’emportait jamais jusqu’à jurer. Catholique zélé pendant plusieurs années, il ne souffrait pas que, dans son collège, un de ses serviteurs, écoliers ou régens, manquât un seul jour à la messe. Lorsque très publiquement et très dignement, sans autre intérêt que celui de la vérité, bravant la ruine et compromettant son crédit à la cour, il prit parti pour la réforme, le souvenir de son zèle un peu brutal pour les pratiques auxquelles il renonçait, rendit plus amères et plus vives les récriminations et les rancunes. Le témoignage d’un écolier nous apprend que la discipline catholique la plus rigoureuse fut maintenue au collège de Presles, longtemps après que, dans la conviction de tous, l’impérieux directeur avait changé de foi. Le scandale s’accrut lorsqu’à la lecture d’un décret autorisant l’exercice du nouveau culte, il fit disparaître, en les détruisant, dit-on, les images sacrées dans la chapelle et dans les salles de son collège. Ramus, enfin, avait mêlé à sa conversion un aveu au moins inutile. La dispute du colloque de Poissy, entre le cardinal de Lorraine, son ami, et l’éloquent Théodore de Bèze, avait décidé de sa foi. Mais, dialecticien subtil et critique sévère, dans le discours du champion de la réforme il blâmait la méthode, contestait plus d’une majeure et n’acceptait que la conclusion. Par une épigramme plus facile que piquante, dans une lettre à celui qu’il nommait son Mécène, il attribue sa conversion, non à Théodore de Bèze, mais à la réponse trop faible du cardinal. En fallait-il davantage pour perdre une amitié jusque-là dévouée? Faut-il s’étonner qu’à l’occasion d’une chaire offerte par l’Université de Bologne, son ancien protecteur lui ait répondu : « Pars, délivre de toi la France que tu troubles, mais je plains l’Italie, si tu ne changes pas d’esprit en même temps que de ciel ? »

Les ministres protestans n’aimaient guère le nouveau converti, qui prétendait sans cesse leur faire la leçon. Les deux lettres que Bèze lui écrivit, dit Pierre Bayle, prouvent que leur amitié était petite.

Toujours ardent pour le progrès, Ramus, en 1562, avait présenté au roi, sous le nom « d’Avertissement, » un mémoire sur la réformation de l’Université de Paris, qui sans doute augmenta le nombre de ses ennemis, Il faut diminuer les frais d’étude: telle est la thèse qu’il soutient. Il voudrait que la « seule et légitime dépense d’un escholier soit d’avoir vécu, de s’estre entretenu d’accoustremens, d’avoir acheté livres, d’avoir travaillé, veillé et passé les nuicts entières. »

En l’année 1494, un arrêt de la cour ayant fixé à la somme très minime de « vingt-huict escus » tout le salaire que peut devoir le disciple à son régent, depuis le commencement jusqu’à la fin du cours de ses études, qui, pour être complètes, dévoient durer douze ans, la faculté de théologie résista. L’auteur de cette réformation fut accusé d’hérésie, et « le parachèvement de la louable entreprise resta en suspens. »

Le mal, suivant Ramus, vient du trop grand nombre des maîtres et de « la desbordée multitude de lecteurs que sans aucun jugement, sans aucune charge, l’on a reçus aux escoles, lesquels, moyennant qu’ils aient acquis nom et degré de maistre, tant les ignorans que les scavans, ont entrepris de faire mestier d’enseigner. Le nombre des maistres est multiplié, celui des estudians est demeuré mesme, et, pour ce, il a fallu rançonner les escholiers. » C’est, on le voit, la guerre déclarée à l’enseignement libre. En plaignant la dépense des « escholiers, » il se souvenait que, pauvre béjaune, il avait pendant ses premières études souffert du froid et de la faim, mais il oubliait, quoique Rabelais le lui eût rappelé, que s’il devait à la liberté de l’enseignement de nombreux écus beaux et trébuchans, d’autres aussi en voudraient bien avoir. Quoique la supplique soit restée sans effet, ceux qu’il voulait priver du droit de vivre en enseignant, après avoir acquis nom et degré de « maistres, » mirent sans doute un long temps à lui pardonner.

Un chanoine de Notre-Dame, nommé Rouillard, fut comme Ramus, le jour de la Saint-Barthélémy, massacré dans sa maison. Michelet en donne la raison « plus forte, dit-il, qu’on ne croit dans les guerres civiles : c’était un homme d’un mauvais caractère. » La même raison s’applique à Ramus.

Un homme armé, un jour, pénétra dans le collège de Presles. Ramus s’en saisit, et, se chargeant lui-même du jugement et de l’exécution, il le fit battre et fustiger de verges, puis jeter dans la rue déchiré et sanglant.

Un autre jour, des écoliers mutinés proféraient contre lui d’insolentes menaces. Confiant dans son éloquence, il se présente à eux sans armes, en leur remontrant qu’immoler un maître est un parricide. La mémoire de l’infâme Néron, ce monstre du genre humain, n’est-elle pas souillée par le meurtre de Sénèque autant et plus peut-être que par celui d’Agrippine?

Les écoliers, soucieux de leur mémoire, se retirèrent émus et convertis pour toujours. Mais puisque nous sommes réduits aux conjectures, l’homme fouetté, que Ramus n’avait pas jugé digne des beaux tours de son éloquence, ne craignait pas, sans doute, d’être comparé à Néron ; il vivait peut-être encore le jour de la Saint-Barthélémy, et il n’était besoin ni de l’exciter ni de lui montrer le chemin.

Dans ces temps troublés, lorsque les villes, d’après le mot d’un chroniqueur du temps, n’étaient plus villes, mais repaires de tigres et de lions, de telles scènes, pour n’être pas rares, n’en laissaient que de plus vives inquiétudes. Ramus, au retour d’un voyage, alla chercher asile à Vincennes. Dans son collège de Presles, indignement dévasté et pillé en son absence, il croyait sa vie menacée par des embûches et entreprises de le mettre à mort.

Charpentier était catholique, mais, bien différent de Ramus, qui sans cesse voulait prendre le public pour juge, il n’aurait pas voulu, dans les querelles des lettrés, quitter le terrain de la science et des bonnes lettres. Quand Charpentier combat Ramus et Lambin, qui prit parti pour lui, jamais il ne prononce leurs noms. Ramus est pour lui Thessalus, et Lambin Logodædalus. « Les érudits, dit-il. me comprendront, et quant au public ignorant, il est inutile de lui donner à rire. » « Le nom de Thessalus te déplaît, dit-il encore à Ramus, je ne cherche pas à te plaire. Mais je n’offense en rien ta vie privée, et jamais je n’y porterai atteinte. » Plus loin, il répète : « Il s’agit, entre nous, des bonnes lettres seulement. Dans nos discordes civiles, loin d’attaquer personne, j’ai fait mes efforts pour ramener nos adversaires par des services continuels. Ceux que vous accusez ont bravé plus d’un péril pour protéger vos amis contre la fureur de la populace. »

Charpentier, capitaine de la milice bourgeoise, avait de fréquentes occasions d’exercer l’activité modératrice dont il se vante.

Nous pourrions multiplier les citations, mais comment, sans transcrire ici tous les écrits de Charpentier, prouver qu’aucun d’eux ne laisse apercevoir l’homme ignorant, envieux, violent et hypocrite qu’on a voulu, de parti-pris, y découvrir à chaque page?

Qu’il me soit permis de conduire le lecteur par la voie que j’ai, non sans indignation, parcourue moi-même, et en rapprochant pour lui les textes des accusations qu’on y a puisées.


II.

Dans un livre plus savant qu’impartial, M. Waddington, professeur à la Faculté des lettres de Paris, a réuni, avec une érudition qui facilite le contrôle de ses jugemens, tous les titres de Ramus à notre reconnaissance et à notre respect, en s’ attachant au contraire à rendre Charpentier ridicule et odieux. Le récit de son rôle semble, en toute circonstance, une préparation à l’accusation terrible présupposée dès le commencement du livre et présentée comme constante à la fin. Cette lecture suffit cependant pour inspirer quelques doutes; il semble bien étrange, en effet, que dans une lutte si longtemps prolongée, tous les torts et tous les mauvais procédés soient d’un seul côté, et que tous les écrits d’un homme admiré de ses contemporains laissent voir son ignorance et prouvent son mauvais esprit.

Empruntons au livre même de M. Waddington les jugemens portés sur Charpentier et les citations alléguées contre lui.

Charpentier, homme d’esprit, mais d’un savoir médiocre, fort intrigant d’ailleurs, avait acquis à prix d’argent ses grades et ses dignités.

On ne rencontre dans les pièces connues aucun vestige de cette calomnie. Le titre de recteur, obtenu par Charpentier à l’âge de vingt-cinq ans, n’était pas à vendre. L’élection se faisait à deux degrés. Quatre intrans, réunis en conclave dans l’église Saint-Jean le Pauvre, avaient mandat de le choisir. Chacun d’eux représentait une des nations de l’Université, France, Normandie, Picardie et Allemagne, et était élu, immédiatement avant le conclave, par les docteurs licenciés, bacheliers et régens réunis, tumultuairement souvent, dans un de leurs collèges, échangeant quelquefois des coups de poings, voire même des coups d’épée, avant d’arriver à s’entendre. Ces scandales n’étaient pas rares, et pour tumultes, brigues et monopoles, plus d’une élection fut cassée. Celle de Charpentier ne fut pas contestée. Ramus lui-même, lorsqu’il a écrit : « Tu as été nommé, je ne veux pas dire par quels moyens, » n’accuse nullement les électeurs de corruption ; il fait allusion aux intrigues qui, au dire des concurrens malheureux, accompagnent toute élection ; qui sait? peut-être à la promesse de combattre les innovations du collège de Presles.

Loin de payer ses très nombreux auditeurs. Charpentier en recevait un riche salaire ; il voulait même, au Collège Royal, exiger de chaque auditeur un teston : c’est Ramus, doyen du collège, qui a protesté.

Lorsque les examinateurs de la Faculté de médecine Im accordèrent le premier rang à la licence, les docteurs appelés à voter en cette circonstance très solennelle s’engageaient par serment à ne rien accorder à la faveur; aucun document, contestable ou non, ne leur reproche de l’avoir trahi pour nommer Charpentier.

Deux ans après sa nomination au Collège Royal, ses confrères les médecins choisirent Charpentier pour doyen, et son élection, cette fois encore, ne souleva aucune protestation.

Charpentier rougissait si peu de priver la science d’un organe digne d’elle, qu’il s’en était vanté avec un cynisme révoltant dans son discours d’ouverture.

Une indication très précise permet de retrouver, non sans étonnement, où et comment s’est vanté Charpentier.

Il s’est félicité, devant ses auditeurs, d’avoir été nommé au Collège Royal et maintenu en dépit de la violence de Ramus, auquel il aurait la fermeté de résister et de faire tête. Tel est le sens exact du passage qu’on allègue.

Les élèves du collège de Presles auraient pu s’exercer à réduire d’accusation en sorite :

Celui qui est nommé professeur prive la science des leçons que ses compétiteurs auraient faites.

Charpentier se vante d’avoir été nommé professeur.

Charpentier donc se vante d’avoir privé la science des leçons de ses compétiteurs. La science, parmi les compétiteurs de Charpentier, aurait trouvé des organes dignes d’elle.

Charpentier donc s’est vanté, avec un cynisme révoltant, d’avoir privé la science d’un organe digne d’elle.

La conclusion cependant est fautive, l’épithète révoltant est de trop, et aussi le mot cynisme.

L’Université décida quelle présenterait an roi une requête contre les transfuges et les déserteurs de la foi ; les députés dans cette circonstance, dans l’ordre des médecins, furent Varades et Charpentier ; ce dernier ne se piquait pas, on le voit, d’une excessive délicatesse quand il s’agissait de perdre ses ennemis.

Il s’en piquait si bien qu’il a écrit : « Dans cette affaire, je dois l’avouer, je me suis montré plus froid que je n’aurais dû. Thessalus (Ramus) y était le principal intéressé, et je craignais de paraître favoriser mes inimitiés personnelles. »

Ramus fit comprendre à Turnèbe, dans sa réponse, que sa place n’était pas avec les Charpentier.

Ramus, dans sa réponse à l’illustre Turnèbe, lui déclare, avec une urbanité louée par M. Waddington, que sa place n’est pas au Collège Royal, où il fait regretter son prédécesseur Tusan, mais il n’introduit contre Charpentier aucune phrase de mépris, ou même de polémique ; ni son nom n’est prononcé, ni ses écrits ne sont combattus ou cités.

Dans une harangue furibonde, prononcée au Collège Royal, et qui fut imprimée sans retard, Charpentier avait fulminé contre l’infâme doyen, qui compromettait la réputation et l’existence même de son corps.

La harangue, que chacun peut lire, est spirituelle et non furibonde. Charpentier ne fulmine nullement contre le doyen ; fidèle à son habitude, il le nomme Thessalus, mais sans le traiter d’infâme. Le Collège Royal a été menacé : plusieurs grands et notables personnages du conseil privé ont invité le roi à supprimer un établissement dont le chef a mauvaise renommée. Le péril est écarté, tous ne seront pas punis pour la faute d’un seul. Ainsi parle Charpentier. Traduire infamia decani par l’infamie du doyen, et en conclure que le doyen est dit infâme, c’est, dans notre langue actuelle, proposer une version infidèle. Le mot « infâme » et le mot « diffamé, » de même que le mot brigand, ont complètement changé de sens. Peut-être, au moment où Charpentier prononçait son discours, le crieur public annonçait-il à son de trompe, sous les fenêtres, l’édit du 4 janvier 1569, ordonnant que « tous estrangiez qui sont diffamez, notez ou suspects de la prétendue religion réformée, vuideront la ditte ville et faulzbourgs trois jours après la publication du présent arrest. » Que penserait-on d’un historien qui traduirait en disant : « On ordonnait, à son de trompe, le départ des infâmes étrangers ? »

En 1555, Charpentier publia, sous le titre d’Animadversions, un pamphlet où l’odieux le dispute au ridicule.

Ce pamphlet est une dissertation de forme modérée sur des questions philosophiques. On n’y peut citer aucun mot odieux, aucune phrase n’y semble ridicule. Le jeune auteur, il est vrai, parle de la longue barbe de Ramus et lui reproche son ingratitude envers son vieux maître Nicolas Lesage ; mais Ramus, en appelant Charpentier jeune homme imberbe, s’était attiré la réplique. Imberbe juvenis excuse et appelle senex barbotus.

Accusé d’avoir obtenu le titre de recteur par des moyens qu’on n’explique pas, Charpentier riposte par une très rapide allusion à un procès alors connu de tous. Nicolas Lesage avait appelé près de lui et traité comme un fils Ramus, alors pauvre maître ès-arts, qui l’en a publiquement et chaleureusement remercié ; plus tard, à tort ou à raison, Lesage l’accusa d’ingratitude et lui fit un procès terminé par une transaction. Était-il odieux ou ridicule de le rappeler sans rien affirmer, rien insinuer, sans insister sur aucun détail ?

Lambin, qui avait repoussé avec vigueur la scandaleuse candidature de Charpentier y était à Paris ; il faillit payer pour tous. Charpentier, dans des discours furibonds, qu’on ne peut lire sans horreur, vomissait contre lui des injures.

Lambin n’avait pas eu à repousser une candidature qui ne s’est jamais produite. Le roi avait nommé Charpentier. Ni Lambin, ni Ramus, ni personne alors ne contestait la maxime : « Sy veult le roy, sy veult la loy. » On avait demandé, injure beaucoup plus grave, qu’il fût destitué comme incapable.

Charpentier, dans le discours auquel il est fait allusion, s’excuse d’avoir interrompu ses leçons au Collège Royal et changé son écritoire en mousquet : il croit avoir bien fait. On l’a nommé capitaine dans la milice bourgeoise ; loin de s’en montrer fier et de mettre, comme l’en accuse Michelet, la main sur la garde de son épée, il craint de ressembler sous les armes à un singe habillé, mais il s’est consacré tout entier à ses nouveaux devoirs.

« En voyant ung chascun, disait à cette époque Rabelais que j’abrège, soy instamment exercer et travailler, part à la fortification de sa patrie et la deffendre, part au repoulsement des ennemis et les offendre, Diogène à Corinthe, pour entre ce peuple tant servent et occupé, n’estre vu seul cessateur et ocieux, dévalloit véhémentement et précipitoit son tonneau de mont en val, au risque de le défoncer ; puis de val en mont le rapportoit, comme Sisyphus fait la pierre. » Lambin, incapable par son âge et par ses infirmités de servir la république, continuait, pour « n’estre vu seul cessateur et ocieux, » à enseigner le grec dans les salles désertes du collège.

Charpentier blâme les professeurs, ils étaient deux, je crois, qui, plus soucieux de leurs élèves que de la chose publique, n’ont pas interrompu leurs leçons. Il déclare, sans les injurier, qu’il ne veut rien avoir de commun avec eux.

Avant de le condamner trop sévèrement, il est juste d’ajouter que le collègue, attaqué beaucoup moins vivement qu’on ne le dit, avait, cette année même, dans son discours d’ouverture, adjuré les écoliers de se défier de ceux qui « prononcent de grands mots, qui sans cesse ont Aristote à la bouche et n’en comprennent pas trois mots, qui produisent de pures balivernes et de pures inepties, qui sont arrogans sophistes et qu’il faut fuir d’une course rapide. » Lambin ne nomme personne, mais Charpentier, sans être trop susceptible, pouvait prendre pour lui ces injures.

Charpentier ne se contente pas de hâter par ses vœux le jour oh la république chrétienne en France et dans le monde entier pourra réaliser parfaitement son imité idéale.

Ce jour est loin encore. Charpentier ne l’a hâté ni par ses vœux ni autrement. La dédicace au président Brulard, en tête d’un livre sur Platon et Aristote, vaut à Charpentier cette accusation étrange, elle est fort courte. Ceux qui voudront prendre la peine de la lire, le plaisir plutôt, car elle est très élégante, n’y trouveront, j’ose l’affirmer, aucune pensée digne de blâme, aucun mot qu’on ne doive approuver.

A la page 268 du livre, les citations se pressent, et l’auteur termine par cette exclamation ce qu’il nomme les déclamations sanguinaires de Charpentier :

Dans ces injures, dans cette audace croissante, dans ces violentes et incroyables menaces, qui ne reconnaît l’esprit de la ligue?

Les phrases citées préparent mal à une telle conclusion. On n’y trouve ni injures, ni menaces, ni scandaleuse audace. Plus d’une citation isolée d’ailleurs prendrait en sa vraie place un sens entièrement opposé. Citons quelques exemples :

Vous me traitez de séditieux ; cette injure venant de vous m’est un titre d’honneur.

Charpentier, nommé professeur au Collège Royal, collègue de Lambin et non candidat, est allé lui faire une visite de politesse. Lambin l’a mal reçu et traité de séditieux : « Bonne parole dans ta bouche, répond Charpentier, et dont je me console en pensant que tu l’appliques à tous ceux qui, soumis à la vieille discipline, s’efforcent d’éteindre la sédition. » La violence et l’audace peuvent, on le voit, s’accroître encore.

Quand vint cette loi d’amnistie, appelée vulgairement édit de pacification, nous étions tous dans le deuil ; vous, caméléon, vous vous réjouissiez.

Quelle fureur en apparence, et quelle intolérance! S’attrister d’un édit d’amnistie ! Repousser la pacification ! Afficher la haine de la concorde ! N’est-ce pas le fait d’un mauvais citoyen? Cela serait vrai si la loi d’amnistie avait mieux répondu à un si beau titre. Quand Charpentier dit : « Nous étions tous dans le deuil, » quels sont les compagnons qu’il se donne?

C’est d’abord l’Université de Paris, qui ne tenait pas alors un petit rang dans l’état, et dont Du Boulay renonce à décrire la stupeur.

C’est le parlement de Paris, qui protesta par d’énergiques remontrances.

C’est celui de Toulouse, qui condamnait le sieur Rappyn, maître d’hôtel de Mgr le prince de Condé, en haine de la paix dont il portait la nouvelle, et qui le fit misérablement mourir.

C’est le cardinal de Lorraine, qui écrivit à M. de Guise une lettre signée de lui et du duc d’Aumale, contenant ces mots : « Qu’il ne luy a pas esté possible d’empescher la conclusion de la paix, mais qu’il en empeschera bien l’exécution. »

C’est l’amiral Coligny, qui, six mois après, écrivait au roi : « Je puis dire avec vérité que le temps qui est aujourd’huy est plus pernicieux et dommageable que le temps d’une guerre ouverte. »

Ce sont les catholiques, reprochant à ceux de la religion d’avoir, dans maint endroit, à la faveur de l’édit, détruit et brûlé des images, comme a fait Ramus.

Ce sont les huguenots qui répondaient : « Si l’on a brûlé les images, elles n’ont pas saigné comme nos corps navrés et occis. »

Le roi, au plus fort du bouleversement universel, avait ordonné à ses sujets de se réconcilier sous peine de vie, de s’entre-aimer comme frères, oubliant toutes querelles, vivant tous ensemble en union et concorde, renonçant, à cette fin, à toutes alliances, toutes intelligences, pratiques, entreprises, monopoles, ligues et associations, tant dehors que dans le royaume, a Que la mémoire de toutes choses passées, d’une part et d’autre, dès et depuis les troubles advenus dans le royaume et à l’occasion d’iceux, demeure éteinte et assoupie comme de chose non advenue. » Comme si, disent des auteurs du temps, catholiques ou protestans, je n’en ai pris note, a le feu éteint, il n’y avoit plus nulle chaleur sous la cendre, que les armes posées, la haine aussitôt fût morte, et qu’il n’y eust quelque demourant d’esmotion après la fiebvre. »

La peine capitale pouvait être prononcée sans appel et appliquée contre les contre venans par les lieutenans-généraux, gouverneurs, seneschaux, baillis, juges, officiers et autres (sine ulla juris judiciique formula).

En entendant proclamer et voyant pratiquer, deux siècles à l’avance, l’option sinistre : « Fraternité ou la mort ! » les honnêtes gens étaient-ils si coupables de gémir, si imprévoyans de prendre le deuil ?

La tolérance d’ailleurs était, au XVIe siècle, une vertu inconnue. Pas plus que Ramus, Charpentier n’avait devancé son temps. Cent ans plus tard, deux adversaires, tous deux dignes de respect, Claude et Bossuet, opposés sur tous les points, se trouvent d’accord sur un seul; la tolérance religieuse leur fait horreur, et tous deux la regardent comme une abomination et un crime. « On voit passer dans les mains de tout le monde, dit Claude, les pièces qui établissent la tolérance universelle, laquelle enferme la tolérance pour le socinianisme, et l’on voit les tristes progrès que ces méchantes maximes font sur les esprits ; il est temps d’aller aux remèdes. »

« On voit, répond Bossuet, la grandeur du mal. »

Reprocher à un homme les sentimens de son siècle, c’est accuser son époque et non lui.

L’épithète de caméléon est motivée. Lambin, c’est son grand tort aux yeux de Charpentier, a publié une édition de Cornélius Nepos, où, dans les Vies des grands hommes de la Grèce, il veut puiser des enseignemens et prétend chercher des exemples. Charpentier, persuadé que chacun doit dire franchement son avis, et qui toujours a dit le sien très haut, ne reproche nullement à Lambin d’en faire autant, mais d’être au nombre de ces politiques qui tenant les choses en balance, « favorisant tantôt l’un tantôt l’autre parti, suivent le vent de la fortune et n’oyent la messe que d’un genou. » Lambin, à cette époque, malgré la pénurie du trésor royal, sollicitait la mission d’imprimer les historiens latins avec une pension de « six cents livres, » lui-même avait fixé le chiffre et reçu du roi une vague promesse. Charpentier l’accuse de suivre l’opinion changeante du jeune monarque. Lambin trouve en effet, dans la Vie d’Hamilcar, au dernier chapitre du livre, des enseignemens tout autres que dans celle de Miltiade, placée en tête. En le nommant caméléon, sans insinuer, comme je viens de le faire, le motif possible de son opportunisme. Charpentier dépasse-t-il les bornes?

Dans les discordes civiles, dit Lambin à l’occasion de Thémistocle, un bon citoyenne doit pas suivre le conseil de Solon. Les fauteurs de tumulte, dans la république, sont des malades, c’est la partie saine qui procurera la guérison, il faut la conserver, et c’est en gardant, pour son compte, un esprit sain dans un corps à l’abri du danger que Lambin entend contribuer au salut de tous. Il nous apprend dans une préface adressée à Henri III, alors duc d’Anjou, qu’il se dispense du service de la milice bourgeoise et aussi de payer les impôts extraordinaires qui videraient sa bourse sans remplir le trésor public. Il se déclare, en un mot, semblable au politique de la Satyre Ménippée,

Qui a pris la robe fourrée,
Au lieu de prendre le harnais,
Qui se fâche quand on l’appelle
A la porte, à la sentinelle,
A la tranchée et au rempart.


Qu’il eût tort ou raison, je ne m’en soucie ; on accordera que Charpentier, en le blâmant, même en l’appelant caméléon, ne mérite pas une indignation bien vive.

Vous ne faites pas assez attention à l’issue que peuvent avoir ces querelles! Ces paroles terminent une lettre fort belle de Charpentier à Lambin ; leur citation est immédiatement suivie, dans le livre de M. Waddington, par le reproche d’incroyables menaces, qui sont bien loin, le texte le prouve, de la pensée de Charpentier.

Charpentier rend justice au rare mérite de Lambin comme philologue, mais en lui contestant l’esprit philosophique qu’il s’arroge à lui-même : « Adieu, mon cher Lambin, dit-il en terminant, si quelques passages dans cette lettre te déplaisent, songe que les meilleurs remèdes sont les plus amers ; apprends que tu pourras lire et entendre de plusieurs plus que tu ne voudrais, parce que toi-même parles et écris contre tous avec une ardeur inconsidérée, sans faire attention aux résultats que peuvent avoir ces querelles. » Michelet, qui, pour condamner Charpentier, a emprunté ses documens au livre de M. Waddington, ne manque pas de citer cette phrase, qui, comme la plus accablante sans doute, termine la série des citations puisées toutes à la même source.

La première des citations faites par Michelet caractérise, suivant lui. Charpentier : « Les mathématiques, a-t-il dit, sont une science grossière, une boue, une fange, où un porc seul (comme Ramus) peut aimer à se vautrer. »

On n’y reconnaît cependant ni les idées ni le style de Charpentier, et malgré l’indication très précise qui l’accompagne, je n’ai pu la trouver dans ses œuvres. Il est question, à la page indiquée, des études mathématiques sans aucun terme de mépris pour elles. Ramus, dans son plaidoyer contre Charpentier, parlant lui-même des sciences mathématiques pour en vanter le profit et le mérite, conseille aux juges de visiter la rue Saint-Denis, la plus riche de Paris et la plus belle. « Entrez, leur disait-il, chez un des marchands qui vendent aux Allemands, aux Anglais, aux Espagnols, aux Italiens, qui reçoivent toutes les monnaies et qui achètent des étoffes de toutes largeurs, mesurées à toutes les toises. Comment chaque jour peuvent-ils faire leurs comptes si complexes? L’arithmétique les rend faciles. Traversez le Pont-au-Change, demandez aux orfèvres le secret de leurs alliages et comment, nouveaux Archimèdes, par le poids ils calculent le titre. Les mathématiques leur enseignent à le faire. » Charpentier n’avait pas demandé la chaire du Collège Royal pour instruire les boutiquiers de la rue Saint-Denis et les orfèvres du Pont-au-Change; lui qui ne craignait pas de se répéter, s’il avait tenu à sa phrase, avait une belle occasion de la placer! Tout au contraire, dans sa réponse, à l’exemple de je ne sais quel Lacédémonien, il s’étonne que Ramus défende les mathématique?, lorsque personne jamais n’a songé à les attaquer.

On allègue contre Charpentier, comme dernière preuve jugée irrécusable, un discours prononcé vingt-deux ans après sa mort, par un ancien ami de Ramus, Monantheuil, sur la construction d’un bâtiment destiné au Collège Royal.

Monantheuil voudrait orner les salles des portraits des anciens professeurs. Il les nomme tous, et oublie Charpentier. Pourquoi? Il est facile de le deviner, c’est parce que le Collège Royal aurait rougi de voir le portrait ou même d’entendre le nom d’un assassin reconnu pour tel et dont tout le monde exécrait la mémoire.

Pour mettre en complète évidence la faiblesse des argumens acceptés en faveur d’une conclusion arrêtée d’avance, il était difficile de désirer une rencontre plus heureuse. On lit, en effet, dans le discours même de Monantheuil, à la page 52, non plus la liste de tous les professeurs du Collège Royal, mais des plus signalés seulement et des plus illustres. En quel lieu, dit-il, pourrait-on trouver aujourd’hui des Danès, des Oronce Finée, des Vicomercati, des Mercier, des Ramus, des Turnèbe, des Lambin, des Duret, des Charpentier ?

Monantheuil, ancien ami de Ramus, rougirait, dit-on, de nommer Charpentier dans la liste complète des professeurs du Collège Royal, et quelques pages plus loin, quelques minutes plus tard, car le discours a été prononcé, il compte au nombre des grands hommes dont les pareils ne sont plus au monde, cet ignorant, ce vaniteux, cet envieux, cet hypocrite, cet assassin connu pour tel, et il ignore assez les adresses de la rhétorique pour redoubler sur ce nom odieux l’attention de l’auditoire en le plaçant le dernier de tous!

N’espérons plus rencontrer dans l’accusation une audace croissante, ni montrer dans une plus claire évidence le parti-pris de tout interpréter et de tout traduire à la plus grande honte du pauvre Charpentier. Citons encore cependant le résumé de la carrière de Charpentier tracé par son accusateur :

Charpentier, cela est authentique, a acheté une chaire au Collège Royal, quoiqu’il sût bien qu’il n’était pas en état de la remplir ; mais il lui fallait à tout prix le titre de professeur royal, si longtemps envié à Ramus. Repoussé par ceux dont il voulait devenir le collègue, bafoué en plein parlement et devant les principaux seigneurs de la cour, pour son ignorance à la fois et pour son impudence, mais soutenant que c’était uniquement pour sa religion qu’on le persécutait ainsi, il avait tenu bon, et avait pénétré de force dans la savante compagnie. Néanmoins, l’orgueil intraitable qui accompagnait chez lui la médiocrité du savoir avait reçu d’incurables blessures, il ne manqua désormais aucune occasion de se venger, découvrant sa haine avec un incroyable cynisme.

Si les ennemis de Charpentier avaient, de son vivant, écrit et publié de telles calomnies, ils lui auraient donné beau jeu, et les honnêtes gens auraient compris et pardonné, si loin qu’il fût allé, son emportement à les réfuter.

Charpentier avait peut-être dédommagé Dampestre, dont la démission presque forcée rendait vacante la chaire qu’il accepta sans empressement et qui devait diminuer ses revenus, mais il n’a pu acheter ce qui n’était pas et ne fut jamais à vendre.

Loin de se savoir hors d’état de la remplir, ce qui serait la preuve d’une rare modestie, il a fait dans sa chaire assez bonne figure pour que, trente ans après, un ami de Ramus, énumérant les professeurs illustres du Collège, ait terminé cette liste d’honneur par le nom de Charpentier.

Pourquoi aurait-il envié à Ramus le titre de professeur royal? Il surpassait tous les autres professeurs, c’est Ramus qui nous l’a appris, par le nombre de ses auditeurs et il recevait d’eux un salaire qui l’enrichissait. Pour combattre avec ardeur, avec passion quelquefois, mais avec une autorité respectée, les opinions de Ramus sur la dialectique et sur la pédagogie, il n’avait nul besoin du titre de professeur royal; en le recevant, il a fait ses conditions que l’on a acceptées, il ne le désirait donc pas à tout prix.

Attaqué violemment par Ramus, reçu impoliment par Lambin, il ne fut nullement repoussé par ses autres collègues. Mercier, Lambin, d’Aurat, Forcadell, Léger du Chesne et Salignac, assemblés au collège de Cambray, déclarèrent au contraire, à l’unanimité et avant le jugement, après avoir entendu un rapport de Lambin, que Charpentier, bien connu de tous, n’avait plus à faire ses preuves, et vingt ans après sa mort, Monantheuil, professeur au Collège Royal, rendait à sa mémoire un glorieux et public hommage.

Si Charpentier avait été honni et méprisable, ses confrères de la Faculté de médecine, deux ans après sa lutte avec Ramus, ne l’eussent pas choisi pour doyen. Le sort, il faut le dire, jouait un rôle dans l’élection, mais il prononçait entre trois noms soigneusement choisis Le sort désignait cinq docteurs qui, après avoir fait serment de choisir le plus digne, et soustraits par la rapidité de l’opération à toutes brigues et influences, choisissaient trois candidats entre lesquels le hasard prononçait. Charpentier fut le second doyen nommé par cette voie singulière, dont les résultats parurent assez bons pour que cent ans après Guy Patin, élu par la même combinaison de l’élection et du hasard, regardât ce succès comme le grand honneur de sa vie.

Charpentier a déclaré avec franchise devant le parlement son ignorance en mathématiques; c’est le contraire de l’impudence, et les juges, rendant hommage à son esprit heureux et facile, ont tenu pour certain qu’en s’y appliquant, en peu de temps il en saurait beaucoup.

Quand on est bafoué de cette sorte, la blessure n’est pas incurable.

Il a plaidé deux fois contre Ramus. Comme recteur, il a défendu avec fermeté les statuts de l’Université et obtenu gain de cause, malgré la présence de grands personnages amis de Ramus, et l’historien très impartial Du Boulay a vanté l’élégance de son discours. Dans sa seconde lutte, plaidant pour lui-même, il a défendu sa nomination au Collège Royal et excité l’admiration d’Estienne Pasquier, bon juge assurément, qui « vit débrouiller ce fuseau. » — « Grande cause, dit-il, et deux braves champions qui, sans ministère d’avocats, entrèrent en champ en présence du parlement et d’une infinité de peuple. En quoi je puis dire que ce fut à bien assailli bien défendu et à beau jeu beau retour. Tous deux parlant latin, furent ouïs par leur bouche avec une admirable facilité de bien dire. »

Ramus était, sans contestation, un des hommes les plus éloquens de son siècle, le XVIe siècle! Pasquier, témoin de ce beau tournoi, ne lui accorde aucun avantage.

Charpentier resta donc professeur. Il avait tenu bon, ce sont les premières paroles exactes que nous rencontrions dans les lignes jusqu’ici minutieusement suivies : elles seront aussi les dernières.

Charpentier n’a jamais été persécuté et ne s’est jamais plaint de l’être. Il a protesté sans cesse contre ceux qui mêlaient aux querelles littéraires, les seules dans lesquelles il fut engagé, des questions qui y devraient rester étrangères. « Je ne parle pas, dit-il dans une de ses lettres, de ceux qui s’occupent moins de mon érudition que de ma religion. » Cette déclaration revient vingt fois dans ses écrits. Il reproche à Ramus de ne pas faire de même. « Chose inouïe jusqu’ici parmi les lettrés, lui dit-il, tu attaques ma fortune et ma personne! » Son orgueil, intraitable ou non, avait dans sa lutte avec Ramus reçu plus de satisfactions que de blessures, et les tragédies soulevées par son rival eurent toujours, dit-il, un résultat pour lui très agréable. Toutes les décisions ont été prises en sa faveur.

Ramus, en 1545, est condamné comme calomniateur d’Aristote; on lui interdit l’enseignement de la philosophie. Charpentier, jeune écolier, applaudit, triomphe et bafoue même son futur adversaire, en jouant son rôle dans des représentations théâtrales de mauvais goût, dit-on.

Ramus, au collège de Presles, introduit des méthodes nouvelles. Charpentier, recteur à l’âge de vingt-cinq ans, le cite devant le parlement, plaide contre son adversaire, le fait condamner, se dit lier du rôle qu’il a joué (hœc summa est mihi gloria), et sans fausse modestie, il triomphe.

Ramus, doyen au Collège Royal, cite à son tour Charpentier devant le parlement. Après avoir fait admirer son éloquence par un juge excellent et illustre. Charpentier entend le tribunal rendre hommage à son heureux esprit et proclamer son talent connu de tous. Cette fois encore il triompha.

Ramus, exaspéré, soulève des difficultés de tout genre ; il s’adresse au conseil du roi, et veut au moins imposer un programme. Charpentier enseigne à sa guise et triomphe.

Ramus est révoqué, non-seulement comme doyen, mais comme professeur. Défense lui est faite d’enseigner; il est exclu du collège de Presles, et Charpentier triomphe encore. Il eût été plus généreux de plaindre son ennemi et de lui tendre la main ; mais où voit-on l’incurable blessure faite à son orgueil? Loin de découvrir sa haine avec un incroyable cynisme, il la cachait bien soigneusement quand il écrivait : « Veux-tu savoir, ami, pourquoi dans nos discussions je te nomme Thessalus ? Je crains de voir au nom de Ramus tout le monde accourir, comme si nous voulions renouveler dans l’Académie les disputes religieuses sagement assoupies par l’édit royal. C’est pour cela que je cherche un nom inconnu à la foule ignorante. »

Charpentier meurt enfin. Son oraison funèbre est prononcée devant l’Université assemblée, devant ceux, dit-on, qui le connaissaient pour un assassin et qui vingt ans plus tard auraient rougi d’entendre prononcer son nom. « Aucune perte plus cruelle, dit l’orateur, ne pouvait frapper les lettres ! » et parmi les louanges que la circonstance impose, il insiste sur son équité dans les luttes littéraires, sur sa modération dans la victoire. Quelle maladresse s’il parle d’un homme toujours vaincu et bafoué! Mais ce n’est pas à lui que l’illustre Turnèbe a dit : « Tu as été vaincu dans toutes les disputes, surpassé dans tous les combats, » c’est à Ramus.

Après un exil volontaire, il serait plus exact de dire : après une fuite rendue nécessaire par les persécutions redoublées, les massacres et brûlemens contre les huguenots, Ramus osa revenir en France; il y trouva de grandes tristesses : sa chaire au Collège Royal occupée par un ennemi, le collège de Presles, ce royaume qui naguère le rendait riche et fier, désert et mis au pillage. Il s’installa dans les bâtimens qui lui appartenaient, au milieu des débris de sa bibliothèque dispersée. C’est là qu’il fut assassiné, trois jours après la nuit du 24 août 1572. Des hommes armés brisèrent les portes, pénétrèrent jusqu’à sa chambre, au cinquième étage, pour lui faire subir un horrible supplice ; ils ne dirent pas leurs noms ni par qui ils étaient envoyés, et les soupçons purent se porter sur les nombreux ennemis illettrés ou lettrés de Ramus.

Les historiens de la vie de Ramus, Nancel, Banosius et Freygius, ont raconté tous trois la mort de celui qui fut leur ami et leur maître; aucun d’eux n’a accusé Charpentier. Banosius, qui a écrit à Francfort en 1576, à l’abri de toute persécution, ne cache pas l’espoir d’une vengeance qu’il attend de Dieu. S’il avait connu l’assassin, ne l’aurait-il pas demandée aux hommes? Contre Charpentier d’ailleurs, mort alors depuis plus de deux ans, la plus légitime indignation aurait pu compter sur la justice, non sur la vengeance de Dieu, et n’aurait pas eu à l’attendre. C’est la populace qu’il a accusée (plebs audacia furens).

Quelques-uns, dit Freygius, attribuent la mort de Ramus à la vengeance de ses adversaires, mais la chose est douteuse, je laisse a d’autres le soin de l’éclaircir. Les auteurs mieux renseignés que Freygius, qui décident après trois cents ans ce qui pour lui restait douteux, semblent bien clairvoyans ou bien hardis.

Nancel enfin veut raconter brièvement la mort procurée par des sicaires payés, il ne dit pas par qui, pour n’insulter personne. Il écrivait vingt-six ans après la mort de Charpentier !

De nombreux historiens ont répété l’accusation dont Pasquier, qui l’a produite le premier, ne se fait nullement le garant. Plusieurs ont produit, pour remplacer les témoignages qui font défaut, un livre de Charpentier, considérable, au moins par le nombre de pages, dans lequel on a cru trouver un terrible argument. Dans la préface datée du mois de janvier 1573, Charpentier, s’adressant au cardinal de Lorraine, glorifie la belle journée qui a lui sur la France au mois d’août précédent et qui a retardé la publication de son livre.

Charpentier approuve donc le massacre du 24 août et s’en réjouit. La passion politique et l’ardeur religieuse l’emportent chez lui sur les sentimens d’humanité et de modération qu’au milieu des discussions les plus vives, il a fait paraître dans tous ses écrits.

Faut-il en conclure que, lâchement vindicatif, il ait préparé et voulu le meurtre d’un ennemi depuis longtemps vaincu?

Faut-il croire que cet homme, toujours franc dans ses luttes littéraires, cet écrivain toujours soucieux de l’estime de ses lecteurs, qui, chargé d’une mission dont il est fier, la remplit mollement pour n’être pas accusé de poursuivre un ennemi, ait été capable, en même temps que du crime le plus odieux, de l’hypocrisie la plus basse?

Les lignes suivantes terminent en effet son livre : « La publication de ce livre a été retardée par plusieurs causes; la mort de Ramus et celle de Lambin sont survenues au moment où je mettais la dernière main à mon ouvrage, consacré en grande partie à les combattre, non sans âpreté quelquefois; pour n’être pas accusé de lutter contre des ombres et de triompher de leur mort qui me prive d’un aiguillon précieux dans mes études, j’aurais supprimé l’édition pour en faire une nouvelle, s’il n’avait pas fallu imposer une trop grande perte à mon libraire. »

Est-ce là le langage d’un assassin? Tant d’hypocrisie, s’il était coupable, lui permettrait-elle d’approuver la sanglante journée et d’y applaudir? Mais l’accusation, par un autre passage, prétend le convaincre sans appel. On lit, à la page 261, ces lignes adressées à Ramus :

« Grâce à Dieu, tes billevesées, malgré le fard dont tu savais les couvrir, seront bientôt chassées en même temps que leur auteur, ou plutôt elles ne sont déjà plus, et les honnêtes gens s’en réjouissent. Dieu veuille rendre leur joie durable, lui dont, je ne crains pas de le dire, tu as offensé la majesté par de tels écrits! ta punition est méritée, et la gravité du châtiment a compensé le retard de la vengeance. »

Ce n’est plus ici à la Saint-Barthélémy, c’est à la mort cruelle de Ramus que Charpentier semble applaudir, et sans consentir au raisonnement de ceux qui veulent y voir l’aveu d’un assassinat, s’il avait poussé un tel cri de vengeance et de haine, je me reprocherais le temps consacré à défendre sa mémoire.

Mais on reconnaît, si l’on y regarde de près, que ces lignes, livrées au public au mois de janvier 1573, ont été écrites et imprimées avant la mort de Ramus. Charpentier l’a déclaré très distinctement en regrettant ses attaques trop acerbes contre un homme qui n’est plus. Il voudrait supprimer l’édition, et, ne pouvant le faire, il y introduirait de violentes injures! Cela implique contradiction, et l’hypocrisie n’expliquerait rien.

Il y a plus cependant, le livre contient huit cents pages. Pour qu’on l’imprimât entre le 1er septembre et le 15 janvier (Ramus mourut le 27 août), il aurait fallu que Charpentier, affaibli de corps et d’esprit, accablé déjà par la maladie dont il est mort l’année suivante, à cette époque où l’on imprimait à bras, eût pu fane composer, corriger et tirer une feuille par jour; il faudrait supposer en outre que, malgré cette activité, matériellement impossible peut-être dans l’imprimerie de Jacques du Puys, il eût accusé je ne sais quelles querelles avec le parlement d’avoir ralenti l’impression.

Le permis d’imprimer est du 2 janvier 1572. Est-il supposable que l’éditeur, après huit mois d’attente, se soit mis au travail avec une activité fébrile, le lendemain de la Saint-Barthélémy? Les livres d’érudition et de science, écrits en langue latine, s’imprimaient alors avec plus de lenteur, et nous avons vu Lambin, pendant l’impression d’un volume de sept cents pages, avoir le temps de laisser paraître les variations d’une opinion vacillante et les contradictions d’une volonté indécise.

Les lignes accusatrices se trouvent enfin dans le premier tiers du livre! et cela complète la démonstration, qui n’a rien de forcé.

Mais pourquoi raisonner si le fait est constant? Espérez-vous démontrer, dira-t-on, que l’allusion a précédé le meurtre?

Pour pénétrer le sens véritable du passage, il importe de le lire tout entier. Il s’agit de l’idée de Dieu, chez Aristote, Platon et Ramus. Charpentier s’adresse à Ramus et l’interpelle à chaque paragraphe en le nommant, comme toujours, Thessalus. « Ne comprends-tu pas, Thessalus? Quoi donc, Thessalus ! Dieu, le vrai Dieu, Thessalus, qui a compté, comme tu le dis, les cheveux de la tête, comprend tout par sa propre essence. » Et enfin : « Tu viens d’ajouter ton nom à je ne sais quels inconnus qui osent faire de Dieu l’auteur du mal. « 

On peut, j’en conviens, par forme oratoire, apostropher un mort, mais discute-t-on avec cette familière vivacité contre une victime immolée la veille?

Mais comment Charpentier peut-il parler à l’avance du supplice de Ramus et de !a vengeance divine? Le mot supplice alors était synonyme de châtiment. Lorsque le directeur d’un collège rival dans une amplification de rhéteur, déclarait Ramus gravissimis suppliciis dignissimus, il ne demandait pas certainement qu’on le précipitât sanglant du cinquième étage sur le pavé pour livrer en curée aux écoliers furieux son cadavre palpitant encore. S’il avait vu ce grand orateur condamné au silence, ce grand érudit privé de ses livres, ce tyrannique doyen expulsé de sa chaire, ce riche principal du collège de Presles déçu dans les desseins où il plaçait sa gloire, réfugié sans défense dans ses bâtimens déserts ou abandonnés aux vaches des villages voisins, cet orgueilleux professeur après tant de traverses, offrant à l’université de Genève ses services qu’elle refuse, ému par de si graves supplices, le bonhomme Galland aurait appliqué son éloquence à en déplorer l’amertume. Quand Ramus, accusé d’avoir mêlé la littérature aux leçons de science et de philosophie, avait dit au parlement : « Telle est la discipline de mon école, si vous la jugez digne de graves supplices, tournez contre moi vos rigueurs (omnes in me cruciatus convertite), n’avait-il la pensée de leur offrir sa tête?

Charpentier enfin, dans un discours prononcé en 1570, félicite le Collège Royal d’avoir été délivré de la tyrannie de Ramus et remercie Dieu qui l’a frappé (Deo optimo maximo vindice). Longtemps avant la Saint-Barthélemy, le supplice infligé à Ramus pouvait satisfaire la vengeance de ses adversaires, et Charpentier en rendait grâce à Dieu.

Le pusillanime Lambin mourut de la fièvre peu de semaines après le meurtre de Ramus. Si Lambin n’avait pas supposé capable de tout l’adversaire qui l’appelait Logodædalus, il aurait attendu tranquillement des jours meilleurs, et Charpentier, dit-on, est cause de sa mort. Sa frayeur, sa maladie, sa mort, ne déposent-elles pas d’une manière saisissante contre cet homme violent et vindicatif si prodigue de menaces, et qui ne menaçait pas en vain?

De tels argumens ne déposent-ils pas, au contraire, contre l’accusation passionnée qui les accueille et les allègue? Charpentier dès longtemps, n’avait que mépris pour la ridicule couardise de Lambin; loin de le menacer, il le ménage. « Je lui aurois depuis longtemps répondu, écrit-il; mais averti par moi pendant l’effervescence de nos guerres civiles, qu’il eût à apporter plus de prudence en parlant des affaires publiques, il a été tellement troublé que, le prenant en pitié, je me suis efforcé de le rassurer et de le soutenir. » Est-ce là le langage d’un homme implacable et violent qui rumine le dessein d’une cruelle vengeance ?

Charpentier a exprimé plus d’une fois ce sentiment. « Prends garde, lui écrivait-il ; nous vivons dans des temps difficiles, et certaines paroles sont dangereuses. » Avertissement sage et raisonnable, bien éloigné de la menace, et que le meilleur ami alors aurait pu donner à son ami.

Charpentier, dit M. Waddington, a déclaré à Lambin qu’il aimait mieux un protestant qu’un politique ; Lambin, étant compté parmi ceux qu’on désignait ainsi, n’avait-il pas raison de trembler?

Charpentier, dans deux lettres à Lambin, dont la seconde est fort belle, relève avec force son manque de courage et lui dit d’excellentes vérités : « Si tu es protestant, proclame-le hautement; assez de gens t’approuveront, en Angleterre, en Allemagne, en France aussi, hélas! Cacher sa pensée n’est pas d’un honnête homme.

« On ne se méprend pas sur la religion de ceux qui n’obéissent pas aux circonstances et au temps plus qu’à Dieu et à leur conscience.

« J’ai connu des protestans sincères, je n’ai pas cessé de les aimer.

« Choisis un port, mon cher Lambin, quel qu’il soit, même celui qui s’éloigne de nous. »

En songeant à ces virils conseils, à cette invitation à la franchise, à cet appel à la dignité et au courage. Lambin avait-il le droit de trembler jusqu’à en mourir? Il y a plus, loin de se montrer violent et haineux, Charpentier accorde à Lambin les louanges qu’il mérite, comme humaniste illustre et de premier ordre. « Je te cède, lui dit-il, la supériorité à corriger les manuscrits anciens, restituer, comme Aristarque, leur véritable éclat à Cicéron, Lucrèce, Horace et Plante. Pour enseigner aux Grecs et aux Latins eux-mêmes comment on doit écrire et prononcer dans leur langue, chacun s’adressera à Lambin, non à Charpentier. »

Sa haine, qu’il ne cache pas, ne l’empêche nullement de reconnaître aussi le talent oratoire de Ramus ; il le nomme « le Roscius de notre âge. »

Ramus fut en effet un grand orateur, les témoignages sont unanimes, quoique plus d’une fois, en parlant de lui, de bons juges, Turnèbe entre autres, aient prononcé le mot de comédien. De nombreux et éminens disciples ont honoré sa mémoire. Mêlant la dialectique à tout et condamnant d’un ton de maître, avec une sévérité pédantesque, tous ceux qui, obscurs ou illustres, morts ou vivans, en avaient, même dans la forme, ignoré ou méconnu les principes, confiant en lui-même, tranchant dans ses critiques, impérieux au-delà de ses droits, sa vie fut une longue lutte à laquelle il semblait se plaire. Ses écrits, délaissés aujourd’hui, ne méritent qu’une médiocre louange, mais pendant plus d’un demi-siècle d’innombrables écoliers ont appris la grammaire, la géométrie, l’arithmétique et étudié la dialectique dans les consciencieux et méthodiques traités composés pour ses chers écoliers.

Dans aucun genre, il n’a approché du premier rang, mais touchant à tout, il a tout remué, il s’est montré dans toutes les voies de la science ardent et sincère ; entraînant les uns, stimulant les autres par une contradiction que nul ne pouvait mépriser, il a joué un rôle utile, et son nom, pour rester célèbre, n’aurait pas eu besoin de la tragique aventure dont, pour le plus grand nombre, il rappelle surtout le souvenir.

Trop peu compétent sur les mérites du savant humaniste Lambin, je n’oserais sur lui résumer mon impression; mais il m’est impossible de ne pas songer à lui lorsque je lis dans Montaigne, qui l’a connu : « Cettuy-cy, que tu vois sortir après minuit d’une étude, penses-tu qu’il cherche parmi les livres, comme il se rendra plus homme de bien, plus content et plus sage? Nulles nouvelles : il y mourra ou il apprendra à la postérité la mesure des vers de Plante et la vraye orthographe d’un mot latin. »

Charpentier, caractère plus ferme et plus ardent, doit à l’injustice et à la haine une injurieuse célébrité. Ses écrits seuls, estimés des contemporains, n’auraient sans doute mérité que notre oubli.

Deux siècles plus tard, un poète honoré pour l’élévation de son talent et respecté pour la dignité de son caractère, était attristé par une calomnie infâme. Le sang de son frère, qu’il aurait pu sauver, disait-on, devait retomber sur sa tête. Les calomniateurs suivaient avec une joie cruelle le succès de leur odieuse invention. « Cette accusation est absurde, disait-on un jour devant Rivarol, M.-J. Chénier a tout fait pour sauver son frère ! —Peu importe, répondit en riant le spirituel cynique, c’est un mauvais chat que nous lui avons jeté dans les jambes. »

Charpentier est bien loin de valoir Chénier, mais la même injustice rapproche leurs souvenirs. Il n’a pas plus tué Ramus que Marie-Joseph n’a fait périr André, et à une époque qui par tant de traits rappelle la terreur révolutionnaire, j’ose le déclarer, après avoir examiné toutes les pièces du procès, ceux qui l’ont accusé d’abord ont voulu lui jeter un mauvais chat dans les jambes.


J. BERTRAND.