Jacques et Marie, souvenir d’un peuple dispersé/1

La bibliothèque libre.
Eusèbe Sénécal, imprimeur-éditeur (p. 4-8).

Prologue[1]


On dit que les Troyens exilés donnaient des noms aimés aux lieux inconnus où ils étaient venus chercher une nouvelle patrie.

Au temps de la conquête, on vit arriver quelques familles démembrées, ralliées par le même malheur, chassées de leurs foyers comme les enfants d’Ilion. Ces infortunés s’arrêtèrent sur les bords de la Petite Rivière de Montréal, à cet endroit où elle semble prendre plaisir à revenir sur son cours, comme pour mieux arroser les plaines fertiles qu’elle sillonne et rafraîchir ses ondes sous les ombrages des ormes géants qui les abritent. Après avoir entamé la forêt et asséché le sol par des travaux herculéens, ils y fixèrent leurs demeures.

Pour eux, la terre qui allait boire leurs sueurs et leurs larmes, recueillir leurs dernières espérances, donner des fleurs à leur vieillesse et garder leurs cendres bénies, ne pouvait pas s’appeler autrement que celle où ils avaient appris à connaître tout ce que la vie donne de délices dans les joies pures du foyer, durant ces beaux jours d’illusions et de mystères qui charment toute jeunesse ici-bas : ils firent comme ces autres pèlerins de l’Ausonie, ils nommèrent le coin de terre qu’ils venaient d’adopter la Petite-Cadie, du nom de la patrie perdue.

Tous les proscrits sont frères, qu’ils soient victimes des Grecs ou des Anglais, et le génie de l’infortune a partout la même poésie de langage.

Ces familles étaient venues là, les unes après les autres, comme viennent les débris d’un naufrage sur la même falaise, quand, après bien des vents contraires, une brise continue se met à souffler vers la terre. Des pères qui avaient eu des familles nombreuses arrivèrent avec quelques-uns de leurs enfants, ou avec ceux de leurs voisins seulement ; des jeunes filles, parties avec leurs vieux parents, se rendirent avec les parents des autres ; un homme qui comptait plusieurs frères parvint au terme de la route avec deux ou trois neveux : il n’entendit jamais parler de ceux qui étaient restés en arrière ; quelques amis, quelques alliés réussirent à se rejoindre à différents intervalles, mais cela fut rare. Un jeune homme qui s’était fait marin parvint à recueillir plusieurs des siens dispersés sur différents rivages.

Dans le cours de leurs pérégrinations, il y en a qui franchirent des espaces incroyables, à pied, à travers les forêts, le long des fleuves, sur les rivages arides de la mer. Tantôt ils furent arrêtés par la maladie et la misère, d’autres fois ils s’égarèrent longtemps. On offrit aux uns le travail des esclaves, aux autres, de s’enfermer dans les mines de Pensylvanie ; mais ils préférèrent continuer leur chemin. Ils cherchaient un ciel ami qui leur rappelât celui qu’ils ne devaient plus revoir, ou ils mouraient en le cherchant…

N’ont-ils pas bien gagné ce pied de terre où ils ont enfin pu s’asseoir pour rompre en famille le pain de l’exil, et raconter leurs tristes récits à des cœurs capables de les comprendre et de pleurer avec eux, sans remords ? Sans doute, ils aperçurent des larmes dans les yeux des étrangers qui les voyaient passer, mais à ceux-là ils ne pouvaient faire entendre leur langage, et ils portaient à leurs yeux la marque d’un crime national.

C’est au milieu de cette petite colonie d’humbles mais héroïques infortunés ; c’est dans leurs champs, près de leurs chaumes déjà prospères, que naquit et grandit mon père, et c’est aussi là, dans cette Petite-Cadie, qu’il m’est arrivé de voir le jour.

Fondateurs de la paroisse, les premiers dans l’aisance, les Acadiens se sont liés avec toutes les familles qui s’étaient fixées autour de leurs établissements : la mienne tient à leur sang par toutes ses générations ; et j’en suis fier, car ces braves gens n’ont apporté sous le toit qui les a reçus que les traditions de l’honneur le plus vigoureux et des vertus les plus robustes.

Je n’ai pu connaître ceux qui vinrent déjà grands dans le pays, malgré l’âge avancé qu’ils ont atteint ; je me rappelle seulement avoir vu les enfants de l’exil, ceux qui naquirent après le départ, sur des vaisseaux, ou dans les ports, et que leurs mères portèrent sur leur sein tout le long de la route. Je me souviens surtout d’avoir entendu raconter souvent, quand j’étais petit, l’histoire douloureuse de toutes ces familles, et ces tristes anecdotes ont exercé mon cœur à la pitié.

Je ne sache pas qu’aucune ait été notée. Il serait difficile aujourd’hui de les recueillir dans leur exactitude primitive : malgré que la source en soit un peu éloignée, il s’y est évidemment introduit beaucoup de versions étrangères et invraisemblables ; elles ne peuvent donc trouver place que dans le recueil des légendes de mon village. Mais prises dans leur ensemble, elles pourront toujours servir à témoigner d’un fait cruel de l’histoire, comme ces débris de la nature morte, disséminés dans les diverses stratifications du globe, annoncent les cataclysmes qui l’ont bouleversé.

Le récit que je vais offrir résume les impressions qui me sont restées de tous ceux que j’ai entendus dans mon enfance sur les Acadiens, et il rappellera le plus fidèlement possible l’existence éphémère d’un peuple que la Providence semblait destiner à une vie nationale plus longue et plus heureuse, tant elle avait mis en lui de foi, d’amour et d’énergie.

Cette longue narration aura les proportions d’un livre ; le lecteur jugera lui-même si elle renferme les qualités qui font les bons livres. Je ne puis rien promettre de plus que des efforts consciencieux pour arriver à ce but. Je n’aurais jamais eu l’idée d’écrire tant de pages, si on ne m’eût pas demandé de le faire. La confiance que mes amis et confrères de la Revue m’ont témoignée a fait à peu près toute la mienne.

N’ayant jamais fait le plus petit volume, ni jamais entretenu l’idée d’en faire un, j’ai entrepris cet écrit sans forme préméditée, sans modèle adopté. Il va donc voir le jour comme un enfant conçu dans les hasards de la vie, et je fais des vœux pour qu’il ne naisse pas difforme. S’il l’était, eh bien ! tant pis, le plus fiché sera toujours le père ; car quelque dénaturé que l’on soit, on tient à ce que ses œuvres viennent au monde sans défaut.

J’ai pris pour sujet de mon livre un événement lugubre, conséquence d’un acte bien mauvais de la politique anglaise ; mais ce n’est pas pour soulever des haines tardives et inutiles dans le cœur de mes lecteurs : à quoi bon ? Tous les peuples ne conservent-ils pas dans leurs annales des souvenirs qui rappellent des crimes affreux qu’ils ont expiés, ou dont ils porteront la tache durant les siècles ? C’est au souverain Juge de les peser aujourd’hui et de dire lesquels impriment le plus de honte à leurs auteurs, et leur imposent le plus de responsabilité. Quant à moi, je suis trop de ma race pour entreprendre ce grand procès ; je mettrais peut-être mon cœur et ma main dans la balance, qui ne doit porter que la mesure de l’iniquité et les poids de la justice.

D’ailleurs, la Providence, qui a laissé les Acadiens disparaître, nous a conservés au milieu de circonstances analogues ; elle a eu ses intentions secrètes. La situation qu’elle nous a faite nous impose des devoirs que nous devons accomplir avec intelligence et dignité, comme elle en prescrit à ceux qui nous entourent. Si elle a voulu que nous vivions, il n’est pas laissé à notre volonté de nous suicider ou de consentir à être retranchés du nombre des peuples ; si elle a créé des liens et des intérêts communs entre nous et les nationalités qui nous environnent, ce n’est pas pour que nous les changions en instruments de guerre. Il ne convient pas plus à notre pensée qu’à nos mains de fabriquer des machines de discorde. Je ne tourmenterai donc pas l’histoire pour servir l’intérêt de mon livre et la cause de mes héros ; je ne dirai rien de plus que ce qui a été dit par Haliburton et les écrivains de la Nouvelle-Angleterre : ce livre sera un épisode historique, rien de plus.

Si, dans l’expression des sentiments de quelques-uns de mes personnages, on trouve parfois de la violence, il ne faudra pas oublier dans quels moments ils s’exprimaient : ils étaient dépouillés, chassés, dispersés sur les côtes de la moitié de notre continent ; et pourquoi ?…

Non, aucune arrière-pensée, aucun but indirect, sournoisement caché, n’a guidé ma plume ; je proteste d’avance contre toute imputation de ce genre.

M’étant engagé à faire une œuvre littéraire, j’ai cherché au milieu de mes souvenirs, dans les sphères du monde que j’ai le plus connu et le plus aimé, un thème qui pût me fournir beaucoup de vertus à imiter, beaucoup de courage et de persévérance à admirer, beaucoup de péripéties et de combats à raconter, et je l’ai trouvé au berceau de ceux qui vinrent fonder les humbles hameaux où j’ai vu le jour.

J’ai dit, il n’y a qu’un instant, que je n’avais pas pris soin de trouver un modèle à suivre dans mon travail ; mais je m’aperçois qu’il s’en présente un dès mon début, et ce n’est pas le plus mauvais. Virgile a chanté dans l’Enéide les origines merveilleuses de Rome ; moi, je vais narrer celles de mon village. Il peut très-bien se faire que les deux Cités comme les doux chantres aient des destinées différentes ; mais le poète d’Auguste n’a rien trouvé dans le berceau de la ville éternelle de plus héroïque, de plus pur, de plus digne d’estime et de pitié que le conteur de la Petite-Cadie n’en a vu dans les commencements de celle-ci.

Il peut se faire, aussi, que mon livre n’ait pas la fortune de l’Enèide. Dans ce doute légitime, je ne commencerai pas par le dédier aux Césars modernes : je me contenterai d’en faire l’hommage aux petits-enfants des proscrits acadiens, à ceux qui ont conservé l’héritage précieux que leurs pères leur avaient laissé dans ce pays : ces maisonnettes blanches, aux alentours propres et soignés, ces champs qu’ils avaient dépouillés de la forêt et rendus fertiles, mais surtout ces habitudes de travail et d’économie qui leur assuraient, partout où ils fixaient leurs foyers, l’indépendance, la richesse et les bénédictions du ciel ; et je dois dire que les héritiers de ces biens sont encore nombreux. Souvenirs que personne ne peut dépouiller, si vous ne pouvez pas donner des provinces et distribuer des décorations à ceux qui vous louent, il en est peu au-dessus de vous qui méritent plus d’estime à cause de leur origine ! Triompher du malheur en gardant une âme pure, c’est conquérir des titres de noblesse qui en valent bien d’autres, et vos pères l’ont tous fait.

Ces pages, que j’ai consacrées à leur mémoire et que je vous offre, sont probablement peu de choses ; mais si elles peuvent faire verser quelques larmes nouvelles sur les souffrances oubliées de vos parents ; si elles servent à retremper vos cœurs dans leur foi et leurs vertus de toutes sortes et vous engagent à imiter leur exemple dans toutes les circonstances difficiles qui sont encore réservées à votre existence nationale, alors je n’aurai pas entrepris une tâche inconsidérée, et je serai plus satisfait encore de l’avoir accomplie pour vous ; on me pardonnera peut-être ensuite les fautes de forme et de détail.

N. Bourassa
  1. Fait pour la Revue canadienne.