Jadis et naguère (1891)/Naguère/Amoureuse du Diable

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Jadis et NaguèreLéon Vanier (p. 149-156).


AMOUREUSE DU DIABLE


À Stéphane Mallarmé

Il parle italien avec un accent russe.
Il dit : « Chère, il serait précieux que je fusse
« Riche, et seul, tout demain et tout après-demain.
« Mais riche à paver d’or monnayé le chemin
« De l’Enfer, et si seul qu’il vous va falloir prendre
« Sur vous de m’oublier jusqu’à ne plus entendre
« Parler de moi sans vous dire de bonne foi :
« Qu’est-ce que ce monsieur Félice ? Il vend de quoi ? »

Cela s’adresse à la plus blanche des comtesses.

Hélas ! toute grandeur, toutes délicatesses.
Cœur d’or, comme l’on dit, âme de diamant,
Riche, belle, un mari magnifique et charmant

Qui lui réalisait toute chose rêvée,
Adorée, adorable, une Heureuse, la Fée,
La Reine, aussi la Sainte, elle était tout cela,
Elle avait tout cela.
Cet homme vint, vola
Son cœur, son âme, en fit sa maîtresse et sa chose
Et ce que la voilà dans ce doux peignoir rose
Avec ses cheveux d’or épars comme du feu,
Assise, et ses grands yeux d’azur tristes un peu.

Ce fut une banale et terrible aventure
Elle quitta de nuit l’hôtel. Une voiture
Attendait. Lui dedans. Ils restèrent six mois
Sans que personne sût où ni comment. Parfois
On les disait partis à toujours. Le scandale
Fut affreux. Cette allure était par trop brutale
Aussi pour que le monde ainsi mis au défi
N’eût pas frémi d’une ire énorme et poursuivi
De ses langues les plus agiles l’insensée.
Elle, que lui faisait ? Toute à cette pensée,
Lui, rien que lui, longtemps avant qu’elle s’enfuie.
Ayant réalisé son avoir (sept ou huit
Millions en billets de mille qu’on liasse
Ne pèsent pas beaucoup et tiennent peu de place.)
Elle avait tassé tout dans un coffret mignon
Et le jour du départ, lorsque son compagnon

Dont du rhum bu de trop rendait la voix plus tendre
L’interrogea sur ce colis qu’il voyait pendre
À son bras qui se lasse, elle répondit : « Ça
C’est notre bourse. »
Ô tout ce qui se dépensa !
Il n’avait rien que sa beauté problématique
(D’autant pire) et que cet esprit dont il se pique
El dont nous parlerons, comme de sa beauté,
Quand il faudra… Mais quel bourreau d’argent ! Prêté,
Gagné, volé ! Car il volait à sa manière.
Excessive, partant respectable en dernière
Analyse, et d’ailleurs respectée, et c’était
Prodigieux la vie énorme qu’il menait
Quant au bout de six mois ils revinrent.

Le coffre
Aux millions (dont plus que quatre) est là qui s’offre
À sa main. Et pourtant cette fois — une fois
N’est pas coutume — il a gargarisé sa voix
Et remplacé son geste ordinaire de prendre
Sans demander, par ce que nous venons d’entendre.
Elle s’étonne avec douceur et dit : « Prends tout
« Si tu veux. »
Il prend tout et sort.

Un mauvais goût

 
Qui n’avait de pareil que sa désinvolture
Semblait pétrir le fond même de sa nature,
Et dans ses moindres mots, dans ses moindres clins d’yeux,
Faisait luire et vibrer comme un charme odieux.
Ses cheveux noirs étaient trop bouclés pour un homme.
Ses yeux très grands, tout verts, luisaient comme à Sodome.
Dans sa voix claire et lente, un serpent s’avançait,
Et sa tenue était de celles que l’on sait :
Du vernis, du velours, trop de linge, et des bagues.
D’antécédents, il en avait de vraiment vagues
Ou pour mieux dire, pas. Il parut un beau soir,
L’autre hiver, à Paris, sans qu’aucun pût savoir
D’où venait ce petit monsieur, fort bien du reste
Dans son genre et dans son outrecuidance leste.
Il fit rage, eut des duels célèbres et causa
Des morts de femmes par amour dont on causa.
Comment il vint à bout de la chère comtesse.
Par quel philtre ce gnome insuffisant qui laisse
Une odeur de cheval et de femme après lui
A-t-il fait d’elle cette fille d’aujourd’hui ?
Ah, ça, c’est le secret perpétuel que berce
Le sang des dames dans son plus joli commerce,
À moins que ce ne soit celui du Diable aussi.
Toujours est-il que quand le tour eût réussi
Ce fut du propre !
Absent souvent trois jours sur quatre,

Il rentrait ivre, assez lâche et vil pour la battre,
Et quand il voulait bien rester près d’elle un peu,
Il la martyrisait, en manière de jeu,
Par l’étalage de doctrines impossibles.

. . . . . . . . . . . . . . . .

« Mia, je ne suis pas d’entre les irascibles,

« Je suis le doux par excellence, mais tenez,
« Ça m’exaspère, et je le dis à votre nez,
« Quand je vous vois l’œil blanc et la lèvre pincée.
« Avec je ne sais quoi d’étroit dans la pensée
« Parce que je reviens un peu soûl quelquefois.
« Vraiment, en seriez-vous à croire que je bois
« Pour boire, pour licher, comme vous autres chattes,
« Avec vos vins sucrés dans vos verres à pattes
« Et que l’Ivrogne est une forme du Gourmand ?
« Alors l’instinct qui vous dit ça ment plaisamment
« Et d’y prêter l’oreille un instant, quel dommage !
« Dites, dans un bon Dieu de bois est-ce l’image
« Que vous voyez et vers qui vos vœux vont monter ?
« L’Eucharistie est-elle un pain à cacheter
« Pur et simple, et l’amant d’une femme, si j’ose
« Parler ainsi, consiste-t-il en cette chose
« Unique d’un monsieur qui n’est pas son mari
« Et se voit de ce chef tout spécial chéri ?
« Ah, si je bois c’est pour me soûler, non pour boire.
« Être soûl, vous ne savez pas quelle victoire

« C’est qu’on remporte sur la vie, et quel don c’est !
« On oublie, on revoit, on ignore et l’on sait ;
« C’est des mystères pleins d’aperçus, c’est du rêve
« Qui n’a jamais eu de naissance et ne s’achève
« Pas, et ne se meut pas dans l’essence d’ici ;
« C’est une espèce d’autre vie en raccourci,
« Un espoir actuel, un regret qui « rapplique »,
« Que sais-je encore ? Et quant à la rumeur publique,
« Au préjugé qui hue un homme dans ce cas,
« C’est hideux, parce que bête, et je ne plains pas
« Ceux ou celles qu’il bat à travers son extase,
« Ô que nenni !

. . . . . . . . . . . . . . . .

« Voyons, l’amour, c’est une phrase
« Sous un mot, — avouez, un écoute-s’il-pleut,

« Un calembour dont un chacun prend ce qu’il veut,
« Un peu de plaisir fin, beaucoup de grosse joie
« Selon le plus ou moins de moyens qu’il emploie,
« Ou pour mieux dire, au gré de son tempérament,
« Mais, entre nous, le temps qu’on y perd ! Et comment !
« Vrai, c’est honteux que des personnes sérieuses
Comme nous deux, avec ces vertus précieuses
« Que nous avons, du cœur, de l’esprit, — de l’argent,
« Dans un siècle que l’on peut dire intelligent
« Aillent !… »

. . . . . . . . . . . . . . . .

Ainsi de suite, et sa fade ironie
N’épargnait rien de rien dans sa blague infinie.
Elle écoutait le tout avec les yeux baissés
Des cœurs aimants à qui tous torts sont effacés,
Hélas !
L’après-demain et le lendemain se passent.
Il rentre et dit : « Altro ! Que voulez-vous que fassent
« Quatre pauvres petits millions contre un sort ?
« Ruinés, ruinés, je vous dis ! C’est la mort
« Dans l’âme que je vous le dis. »
Elle frissonne
Un peu, mais sait que c’est arrivé.
— « Ça, personne,
« Même vous, diletta, ne me croit assez sot
« Pour demeurer ici dedans le temps d’un saut
« De puce. »
Elle pâlit très fort et frémit presque.
Et dit : « Va, je sais tout. » — « Alors c’est trop grotesque
Et vous jouez là sans atouts avec le feu.
— « Qui dit non ? » — « Mais je suis spécial à ce jeu. »
— « Mais si je veux, exclame-t-elle, être damnée ? »
— « C’est différent, arrange ainsi ta destinée,
« Moi je sors, » — « Avec moi ! » — « Je ne puis aujourd’hui. »
Il a disparu sans autre trace de lui
Qu’une odeur de soufre et qu’un aigre éclat de rire.
Elle tire un petit couteau.

Le temps de luire
Et la lame est entrée à deux lignes du cœur.
Le temps de dire, en renfonçant l’acier vainqueur :
« À toi, je t’aime ! » et la justice la recense.

Elle ne savait pas que l’Enfer c’est l’absence.