Jalousie (Coppée)

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Œuvres complètes de François CoppéeL. Hébert, libraireProse, tome III (p. 169-194).


Demain matin, j’aurai fait les six mois de détention auxquels j’ai été condamné pour avoir volé deux mille francs dans la caisse de mon patron ; demain matin, j’aurai expié ma faute, subi toute ma peine.

A huit heures, le gardien entrera dans ma cellule. Il m’apportera les vêtements que j’ai dû échanger, en entrant ici, contre le costume des détenus ; ils étaient neufs, je m’en souviens, et, quand je les aurai mis, je reprendrai l’apparence d’un jeune homme comme un autre, assez élégant même. Je n’aurai plus qu’à descendre au greffe, où on lèvera mon écrou, et à rejoindre Marguerite, qui m’a promis de m’attendre dans un fiacre à la sortie de la prison. Je serai libre !

Je serai libre, et je pourrai encore être heureux ; car Marguerite, pour qui j’ai commis ce vol, me jure dans sa lettre d’hier qu’elle m’aime toujours et que nous vivrons ensemble comme mari et femme, ainsi qu’autrefois. Dans ce grand Paris où l’on peut cacher facilement son passé, un garçon comme moi, énergique, payant de mine et ayant l’instinct du commerce, — avant mon malheur, mon patron songeait à me prendre pour associé, — un garçon comme moi, dis-je, finira bien par trouver une place. Je me sens plein d’un indomptable courage, et je suis prêt à travailler comme un cheval d’omnibus pour gagner ma vie et celle de Marguerite.

D’ailleurs, à plus tard les affaires sérieuses. Ne pensons qu’à demain, à demain dont je suis sûr et qui sera délicieux. Dès que j’aurai franchi la porte de la prison, j’apercevrai dans l’ombre de la voiture le joli visage de Marguerite, pâle d’émotion sous la voilette. Je jetterai l’adresse au cocher en lui donnant cent sous pour qu’il aille bon train, je sauterai dans le fiacre, qui partira au grand trot, et la pauvre fille tombera en pleurant sur ma poitrine. Quel baiser !

Nous rentrerons chez nous, dans notre chambre haute de la rue Madame, d’où l’on voit tout le jardin du Luxembourg. Par cette belle fin de Septembre, si sereine et si pure, les arbres doivent être admirables avec leurs feuilles flétries. Nous dresserons le couvert auprès de la fenêtre ouverte ; un doux rayon de soleil caressera la nappe blanche et fera étinceler la vaisselle, et nous déjeunerons gaiement, sans pouvoir nous quitter des yeux, nous taisant, attendris, ou bavardant et faisant mille projets. Après m’avoir versé mon café, Marguerite viendra s’asseoir auprès de moi, comme jadis ; elle joindra sur mon épaule ses deux mains, et posera dessus son gentil menton, en me regardant de tout près. Je respirerai sa fine odeur de blonde, ses cheveux chatouilleront mes lèvres, je lui montrerai le lit du doigt, son clignement d’yeux consentira ; et alors, vite, vite, je fermerai les volets, la fenêtre, les rideaux, elle allumera les bougies, j’arracherai mes vêtements, et, tandis qu’elle se déshabillera, plus lente, je l’attendrai, frémissant, le coude dans l’oreiller, et tant mieux si mon cœur éclate et si je meurs de joie, quand je verrai sa nuque et ses épaules émergeant de son corset de satin noir et son voluptueux sourire reflété dans l’armoire à glace !

Oui ! voilà ce que je puis avoir demain, après ces six mois de solitude, d’horrible solitude. Voilà ce que je puis avoir demain, si je veux. La liberté, le bonheur, l’amour !...

Eh bien, cela ne sera pas. Je me tuerai tout à l’heure, quand j’aurai noirci ces quelques feuillets où j’essaie de m’expliquer à moi-même la cause de mon impérieux besoin de mourir. Ah ! le gardien, qui, malgré le règlement, a bien voulu me vendre le rat de cave à la lueur duquel j’écris ces lignes, et qui, demain, quand il viendra pour me délivrer, me trouvera pendu à l’un de ces barreaux, raide, déjà froid, la face noire et la langue tirée, sera bien surpris, n’est-ce pas ? Les choses se passeront ainsi, pourtant. Je me pendrai à minuit.

Réfléchissons, tâchons de voir clair dans les sentiments qui m’agitent.

D’abord, il faut bien l’avouer, je n’ai aucun remords de ma mauvaise action. J’ai cependant commis un indigne abus de confiance, j’ai volé un homme qui était juste et bienveillant pour moi, qui rétribuait honorablement mon travail, se souciait de mon avenir, m’estimait assez pour vouloir m’associer à ses affaires. Mais, il n’y a pas à me le dissimuler, je n’éprouve point de repentir. Ce serait à refaire ?... Oui ! si je sentais encore le bras de Marguerite frémir sur le mien, devant la vitrine de ce joaillier, si je voyais encore ses yeux avides de désir en regardant ce petit bracelet orné de brillants, eh bien, je volerais encore les cent louis dans ma caisse et je lui donnerais le bijou. Suis-je un scélérat, ou un aliéné ? Je n’en sais rien, mais je recommencerais.

Oh ! cette femme ! Comme je l’ai aimée, tout de suite, au premier choc de nos regards !

Je me rappelle. Deux camarades m’avaient offert de les accompagner dans ce bal public, du côté de Montmartre. J’avais refusé d’abord, j’étais un peu las. Je voulais me coucher de bonne heure. Ils insistèrent, et je les suivis.

L’orchestre jouait une polka dont le motif vulgaire était durement dessiné par le cornet à piston, et autour de l’espace bitumé où sautaient quelques couples, la foule tournait sans cesse, stupidement, sous les maigres arbustes dont le feuillage, éclairé en dessous par le gaz, avait des tons de papier peint. Deux femmes vinrent à notre rencontre. La plus grande, une brune très maquillée, — le type de la fille de restaurant nocturne, — connaissait un de mes compagnons ; elle nous demanda effrontément de lui payer à boire. On s’attabla, et je m’assis auprès de l’autre femme, de la blonde, déjà séduit par son délicat et gracieux visage, par son maintien réservé, presque timide. Il était facile de voir qu’elle ne courait les bals que depuis très peu de temps. Point de bijoux et une pauvre robe noire déjà usée, une robe d’honnête fille.

Son chapeau seul, un feutre tapageur à plume rose, autorisait le premier venu à lui dire : « Viens-tu souper ? » Ce chapeau était une enseigne.

Nous causâmes : sa voix était douce comme ses yeux. Aucun cynisme. Un de mes camarades lui ayant adressé un compliment brutal, elle ne lui répondit que par un sourire gêné, où il y avait de la politesse, de la résignation et du dégoût. Elle charmait en inspirant la pitié, et elle me fit songer — je n’ai pourtant rien d’un poète — au reflet d’une étoile dans le ruisseau. Dans le premier baiser que je lui donnai, lorsque nous fûmes montés tous deux en voiture, à la sortie du bal, il y avait déjà de la tendresse.

La nuit que nous passâmes ensemble, — oh ! je crois encore sentir la chaleur de ses larmes, quand elle pleurait sur mon épaule en me racontant son enfance vagabonde sur les trottoirs de Paris, sa jeunesse de misère, sa chute piteuse et inévitable, — cette nuit-là fut telle que, peu de jours après, j’arrachais Marguerite à sa honteuse misère et qu’elle venait vivre avec moi.

C’était une folie. Je n’avais pour toutes ressources que mes appointements de caissier au « Petit-Saint-Germain ». Pourtant, si Marguerite avait eu un peu d’économie, quelques instincts de femme de ménage, on aurait pu s’en tirer tout de même. Mais il n’en était rien. Naturellement douce, le cœur froid et la chair ardente, tombée dans la débauche plutôt par faiblesse que par goût, Marguerite était la vraie gamine de Paris, paresseuse et ivre de chiffons, qui s’attarde au lit jusqu’à midi, le nez dans un roman, et qui se nourrit de salade pendant huit jours pour s’acheter une paire de bas de soie.

Bientôt mon petit ménage fut dans un complet désordre. Le soir, quand je revenais du magasin, je trouvais Marguerite encore en peignoir du matin, en train de faire des « réussites » ; elle n’avait même pas songé au souper, et il fallait envoyer la concierge acheter des charcuteries.

Quand j’essayais de faire quelques remontrances à ma maîtresse, elle me disait simplement, sans se fâcher : « Je sais bien que je ne suis pas la femme qu’il te faut... Qu’est-ce que tu veux y faire ?... Quitte-moi. Je n’aurai pas le droit de me plaindre. »

Et je ne savais que répondre, furieux de penser qu’elle ne tenait guère à moi et que je ne pouvais plus me passer d’elle.

La quitter ? J’y avais bien songé quelquefois, dans les premiers temps. Mais l’idée qu’elle me dirait assez froidement adieu, qu’elle retournerait le soir même dans l’horrible bal où je l’avais ramassée et qu’un passant l’emmènerait chez lui pour une ou deux pièces de vingt francs... oh ! cette idée-là m’était insupportable. La quitter ! Mais, rien qu’en me disant que je me réveillerais le lendemain sans sentir la chaleur de son corps auprès de moi, j’éprouvais comme une défaillance. En quelques semaines, le besoin que j’avais de cette femme avait pris l’ardeur d’une passion et la force d’une habitude.

Je l’aimais ! je l’aimais !... Elle me possédait, quoi !

Quand j’avais fait connaissance avec Marguerite, elle habitait une sordide chambre d’hôtel garni et ne possédait qu’un peu de linge, la pauvre robe qu’elle avait sur le corps, et cet horrible chapeau à plume rose qui l’affichait dans les bals publics. Pour l’habiller plus décemment, pour lui faire un petit trousseau, j’avais sacrifié toutes mes économies et je m’étais même endetté. Son désordre, son manque de soins, les nouvelles dépenses que je fis pour la distraire, pour la mener au spectacle, au café-concert, — j’avais peur qu’elle ne me quittât par ennui, — achevèrent rapidement ma ruine. J’étais en retard avec tous les fournisseurs ; je devais des sommes assez rondes à plusieurs de mes camarades. Mais je ne confiais pas mes soucis à Marguerite.

A quoi cela m’eût-il avancé ? Elle m’aurait dit encore, je le prévoyais, de sa voix douce et résignée : « Que veux-tu que j’y fasse ?... Séparons-nous. » Je m’efforçais donc de ne pas penser à la catastrophe certaine, feignant l’insouciance auprès de ma maîtresse, faisant avec elle une partie de plaisir dès que j’avais quelque argent ; mais, au fond du cœur, j’étais épouvanté de l’avenir.

Tous les hommes dans une position désespérée sont tentés de demander des ressources au jeu. Je le fus d’autant plus facilement que les commis du « Petit-Saint-Germain » parlaient constamment devant moi de leurs gains et de leurs pertes aux courses de chevaux qu’ils suivaient avec passion. Un jour, le chef du rayon des soieries, dont jusque-là les paris avaient été très heureux, affirma qu’il avait sur le résultat des prochaines courses d’Auteuil un renseignement excellent, donné par un jockey, un « bon tuyau », comme on dit dans l’argot spécial des bookmakers. D’après ce « tuyau », Grain-de-Sel, un cheval inconnu, remporterait le prix principal, et ceux qui parieraient pour lui gagneraient dix fois leur mise. Vainement le second vendeur des lainages vantait-il les performances du cheval favori, Sept-de-Pique, l’autre n’en voulait pas démordre et racontait, avec des airs mystérieux, une assez sale intrigue d’écurie où des sportsmen fameux étaient mêlés et qui devait donner la victoire à Grain-de-Sel.

Tant d’assurance me troubla.

— « Si j’avais encore, — me dis-je, — le billet de cinq cents francs qui était dans mon secrétaire quand Marguerite est venue habiter avec moi, je le risquerais certainement... Dix fois la mise ! Cinq mille francs !... Ce seraient toutes mes dettes payées, et la tranquillité, l’aisance, la paisible possession de Marguerite pour de longs mois. »

Mais il n’y avait que deux louis dans mon porte-monnaie. Je chassai donc ce rêve absurde en haussant les épaules.

J’avais promis à Marguerite, malgré ma pauvreté, de la conduire ce soir-là aux Folies-Bergère, où de très étranges clowns faisaient fureur. Nous y allâmes à pied, bras dessus bras dessous, pour épargner le prix d’un fiacre, et nous passâmes sous les galeries du Palais-Royal. Marguerite n’eût pas été femme si elle n’avait point fait deux ou trois haltes devant les vitrines des bijoutiers. Elle me montra un mince porte-bonheur orné de diamants qui excitait sa convoitise.

— « Dis donc, combien ça peut-il coûter, ce petit bracelet ?

— Eh ! eh ! — répondis-je, — une cinquantaine de louis... Pas moins. »

Elle s’éloigna de la vitrine, lentement, avec un long regard de regret.

— « Allons ! — dit-elle, — ces joujoux-là, c’est bon pour les autres ! »

A ce moment précis, par un de ces coups de pensée où l’on voit l’avenir prochain dans une lueur d’éclair, je me rappelai dans tous ses détails l’intrigue d’écurie racontée par mon camarade ; je conçus une confiance absolue dans le succès de Grain-de-Sel ; j’eus le cœur étreint par la tentation de prendre deux mille francs dans ma caisse, d’acheter le bracelet pour Marguerite et de jouer le reste ; j’imaginai un moyen de dissimuler le vol pendant quelques jours, afin de pouvoir restituer secrètement la somme, si je gagnais aux courses ; je me vis enfin libéré de tout souci, les poches pleines d’or, venant de faire un dîner fin avec ma maîtresse, assis derrière elle dans l’ombre d’une baignoire de petit théâtre, et mordillant de temps en temps entre mes lèvres les frisons de cheveux qu’elle a dans le cou.

Je pensai à toutes ces choses à la fois, en une seconde, avant que Marguerite eût détourné ses yeux de la vitrine éblouissante.

Je l’entraînai, lui serrant le bras, hâtant le pas, le cœur gonflé et battant à coups profonds. Puis, soudain, j’eus la sensation que je venais d’être frappé douloureusement dans l’intérieur de mon cerveau et je me dis :

« Si je ne gagnais pas ?... »

Je lançai un regard oblique à celle qui m’accompagnait. Heureusement, elle avait la tête tournée de l’autre côté, du côté des boutiques, et elle ne vit pas mes yeux. Dans la glace d’un magasin, j’aperçus avec terreur un visage de fou qui me ressemblait.

Mais, d’un effort de volonté, je redevins maître de moi.

Eh bien, quoi ? Si je ne gagnais pas ?... J’irais m’asseoir, le dos rond et la tête basse, sur le banc des accusés ; je tâterais de la prison, du bagne peut-être... On n’a rien sans risque ; et, en cas de malheur, j’aurais donné du moins à cette femme qui m’avait fait son esclave par les sens, mais dont je n’avais jamais échauffé le cœur glacé, j’aurais donné à Marguerite une effrayante preuve d’amour, et elle m’aimerait peut-être enfin, elle souffrirait peut-être à son tour, la fille qu’elle était, quand elle saurait que j’avais volé pour elle !...

Mais l’heure passe... A quoi bon raconter la tempête morale dans laquelle a sombré mon honnêteté ? A quoi bon dire le vol commis et mon horrible angoisse, devant le poteau des courses, en voyant accourir les deux chevaux furieusement fouettés par leurs jockeys, et en entendant la foule acclamer Sept-de-Pique, qui venait de battre Grain-de-Sel d’une longueur de tête ? On découvrit mon crime. Je fus arrêté, jugé, condamné, mis enfin dans cette prison où j’ai subi les pires tortures et d’où je ne sortirai que mort.

Oh ! oui, les pires tortures ! Pas celles du remords, je le répète, ni de la privation de la liberté, ni de la vie en commun avec des bandits. Oh ! de bien pires, de bien pires, celles de la jalousie !...

Je n’avais jamais souffert encore de ce cruel sentiment, et Marguerite, pendant les cinq mois que nous avions vécu ensemble, n’avait rien fait pour me l’inspirer. Apathique et casanière, elle restait seule au logis pendant toute la journée, — j’en avais des preuves, — et, le soir, quand nous sortions ensemble, pas une seule fois je n’avais surpris chez elle un de ces regards de complaisance que la plus honnête femme, même au bras de son mari, jette au premier passant venu qui a l’air de la trouver à son gré. Marguerite n’était nullement coquette.

De plus, ce que j’avais prévu au moment où je méditais mon coup était arrivé. Marguerite avait été profondément touchée par ma coupable action ; elle y avait vu une preuve d’amour. A l’audience, elle avait pleuré des larmes sincères, s’accusant de m’avoir perdu, et, dès qu’il lui fut permis de me visiter dans ma prison, — elle se faisait passer pour ma sœur, — elle me montra, derrière la grille du préau, un visage pâli par le chagrin. Elle m’aimait enfin ! J’en étais sûr.

Je me souviens de notre première entrevue. Nous nous regardions tristement à travers le grillage en fer.

— « Alors, tu m’aimes un peu ? — lui dis-je. — C’est bien vrai ?

— Plus et mieux qu’autrefois, tu le vois bien.

— Naguère, tu étais si froide pour moi, cependant !

— Ce que tu as fait m’a bien changée, va !... Est-ce que je pouvais croire que tu m’aimais à ce point-là ?... Mets-moi à l’épreuve.

— Il n’y en a qu’une qui me convaincrait.

— Laquelle ?

— Si tu étais capable d’attendre ma libération et de me rester fidèle ?...

— Je te le promets... je te le jure !

— Bah ! comment vivras-tu ?

— Je travaillerai.

— Toi, ma pauvre Marguerite ?

— J’ai appris pour être couturière... Tu verras. »

Elle revint huit jours après, ôta ses gants et me montra ses doigts marqués de piqûres d’aiguilles. Elle avait trouvé, me dit-elle, des « confections » à faire pour un magasin de nouveautés. Elle gagnait déjà quarante sous par jour, mais bientôt elle deviendrait plus habile, arriverait à trois francs.

— « On peut vivre avec ça, — ajouta-t-elle en souriant. Oh ! sans faire la noce, bien sûr... Mais je n’y pense guère, va !... Je ne tiens plus qu’à une chose, à présent... Faire plaisir à mon chéri. »

Ce nom « mon chéri », qu’elle me donnait autrefois avec tant d’indifférence, si banalement, comme elle l’avait donné, hélas ! à tous ses amants, fut prononcé par elle, ce jour-là, avec l’intonation la plus tendrement émue ; et les larmes m’en vinrent aux yeux.

Que m’importaient alors la captivité, la livrée d’infamie, l’ignoble soupe mangée à la même gamelle que les scélérats, les éternelles nuits d’insomnie sans lumière ! Marguerite m’aimait ; elle gagnait son pain pour rester sage et pour m’attendre. Était-ce donc possible ? Misérable homme ! j’avais commis un vol pour une femme, et j’allais avoir la consolation, une fois ma faute expiée, de me réfugier dans les bras de cette même femme, mais devenue tout autre, régénérée par l’amour et par le travail, et qui serait maintenant la première à m’empêcher de faillir, si j’en étais tenté. Ah ! j’étais plein de courage, prêt à subir sans une plainte la peine que j’avais méritée. Aux plus durs moments de ma vie de prisonnier, je pensais à Marguerite, et l’espérance m’inondait en me réchauffant, comme un puissant cordial, et mes affreux compagnons me demandaient pourquoi j’avais l’air si heureux et ce qui me faisait sourire.

Cet état d’âme délicieux, — oui ! moi, le condamné vêtu d’une souquenille de forçat, moi à qui les gardiens disaient : « Ici ! » comme à un chien, j’ai vécu alors des heures délicieuses, — cet état d’âme, cette période d’espoir et de résignation, dura environ deux mois. Pendant ce temps, Marguerite vint me voir exactement une heure par semaine, et, à chacune de ses visites, je regardais, avec une enivrante pitié, ses yeux cernés par les veilles, ses joues que la misère amaigrissait, ses pauvres doigts meurtris et sa robe qui se fanait de plus en plus.

Un jour, — c’est alors que mon supplice a commencé, — elle vint avec une robe neuve.

Tout de suite, j’eus le cœur mordu par un soupçon. Mais elle me regarda en face et me dit en souriant :

« Ah ! oui, tu regardes ma robe !... C’est Clotilde qui me l’a donnée... Tu sais, Clotilde, l’amie avec qui j’étais la première fois que nous nous sommes rencontrés... Elle a maintenant un amant qui fait des folies pour elle. En me voyant si pauvrement vêtue, elle m’a fait cadeau de cette robe qu’elle n’avait mise que cinq ou six fois. Je n’ai eu qu’à l’arranger un peu... Elle est comme neuve, n’est-ce pas ? »

Ce n’était pas vrai ! Jamais, depuis que nous vivions ensemble, Marguerite ne m’avait parlé de cette Clotilde comme d’une amie. Naguère, les deux femmes demeuraient dans le même hôtel meublé, voisinaient, allaient de compagnie dans les bals publics, voilà tout. Je me rappelais Clotilde comme une fille sans jeunesse et sans beauté, tombée dans la misère, pouvant faire tout au plus illusion, sous le fard, à quelque soupeur pris de vin. Une pareille créature n’avait pu trouver un amant assez riche pour faire de telles largesses. Ce n’était pas vrai, et, si j’en avais douté, j’en aurais vu éclater la preuve dans les yeux que Marguerite s’efforçait de tenir fixes sur les miens, dans ses yeux où le regard semblait trembler et dont les paupières palpitaient à coups rapides, dans ses yeux de menteuse !

Je fus sur le point de lui dire toute ma pensée, d’éclater en reproches, de lui faire une scène. Mais j’eus peur qu’elle ne revînt plus, et je me contins.

Elle continua de me parler affectueusement, me disant qu’elle gagnait à présent trois francs cinquante et jusqu’à quatre francs par jour, qu’elle avait trop d’ouvrage et n’y pouvait suffire, qu’elle songeait à prendre une apprentie. Elle accumulait les mensonges, j’en avais la certitude.

Bien que je sentisse gronder en moi un orage de douleur et de colère, j’eus la force d’être calme jusqu’au bout ; je ne répondis que par des mots insignifiants à tout ce bavardage. Elle attribua sans doute cet accès de taciturnité à ma triste situation et me quitta presque joyeuse, s’imaginant que j’étais sa dupe.

Ainsi, Marguerite me trompait. Pendant que je subissais, à cause d’elle, le châtiment des voleurs, elle avait pris un amant, — que dis-je ? elle se louait peut-être à la nuit, comme autrefois, et pour des chiffons ! Je venais de lui voir une robe nouvelle, mais, la prochaine fois, — j’en aurais parié ma main droite, — elle aurait des gants neufs et un chapeau frais ; et toutes les menteries qu’elle venait de me débiter n’avaient d’autre but que de me préparer à l’apparition de ses futures toilettes. Et elle n’avait pas eu l’idée de remettre, pour venir me voir, ses pauvres vêtements, ou, si elle y avait pensé, elle n’avait pas voulu se montrer dans la rue avec une robe usée ! Non ! elle avait mieux aimé inventer d’imbéciles impostures ; elle avait probablement haussé les épaules en se disant : « Tant pis pour lui, s’il ne me croit pas ! » Oh ! la stupide, la vulgaire fille ! Et c’était pour « ça » que je faisais de la prison et que je m’étais déshonoré !

Mais, puisqu’elle était capable de cette infamie, puisqu’elle ne m’aimait pas, pourquoi revenait-elle me voir ? Eh ! parbleu, par niaise sensiblerie, par bêtise charitable, comme elle serait allée porter des oranges à sa portière malade à l’hôpital.

Quelle honte ! Elle avait pitié de moi !

Je passai huit jours horribles, en roulant sans cesse toutes ces pensées dans mon esprit. Puis une terreur me saisit : « Si elle ne revenait pas, au prochain jour de visite ? » Et seulement alors, par la détresse où cette crainte me jeta, je compris combien, malgré tout, Marguerite m’était encore chère. Je me fis donc le serment, que j’ai tenu, de lui dissimuler ma jalousie, de ne rien faire ni dire qui pût trahir mes souffrances et mes soupçons.

Elle revint, — oh ! je l’avais parié ! — elle revint avec un joli chapeau de printemps. Elle avait complété sa toilette ; son visage était reposé, son teint plus frais. Certes ! non, cette femme-là n’était plus dans la misère et ne gagnait plus son pain à coudre des « confections » jour et nuit.

Elle eut cependant l’audace... ou la bonté — qui sait ? elle croyait peut-être bien faire — de me dire qu’elle était très contente, qu’elle employait deux ouvrières ; cent nouveaux mensonges. Je feignis de m’en réjouir avec elle, et, donnant à ma voix l’accent le plus caressant, je la priai d’ôter son gant et d’appuyer sa main sur le grillage qui nous séparait, afin que je pusse la toucher de mes lèvres. Elle m’obéit, et en baisant sa main je vis qu’il n’y avait plus de piqûres d’aiguilles au bout de ses doigts...

Mais la demie d’après onze heures vient de sonner à l’horloge de la prison.

Mon bout de cire sera bientôt consumé.

Hâtons-nous.

Si le temps ne me manquait pas, j’aurais eu pourtant une atroce satisfaction à analyser ici toutes les angoisses que j’ai souffertes et qui se peuvent résumer dans ces deux mots dont l’accouplement fait frémir : un prisonnier jaloux ! Oui ! j’aurais une joie de damné à décrire par le menu les supplices que m’infligea Marguerite, à chaque nouvelle visite. Il en est un, surtout... Oh ! celui-là, je veux le dire, car il fut le plus cruel de tous.

Ce jour-là, en attendant l’arrivée de ma maîtresse, j’avais essayé de me persuader que j’étais trop incrédule, qu’il n’était pas impossible, après tout, qu’une femme gagnât assez largement sa vie pour s’acheter quelques nippes. Un détail, même, qui m’était subitement revenu à la mémoire, m’avait presque rassuré. Jamais Marguerite, qui ne craignait pas de se montrer à moi en toilette neuve, — en y réfléchissant, c’était peut-être une preuve de son innocence, — jamais Marguerite ne portait le moindre bijou. Le bracelet jadis acheté par moi avec l’argent du vol, et qu’elle avait tenu à restituer honnêtement au moment du procès, était le seul joyau qu’elle eût jamais possédé. Jusque-là, très pauvre fille, mais ayant horreur du faux, du « toc », comme elle disait avec un dégoût singulier, elle ne s’était jamais parée de la plus modeste bijouterie, et ses oreilles n’étaient même pas percées. Le souvenir de cette dernière particularité me touchait profondément.

Parbleu ! je me rappelais quand même que, si je ne voyais point de bagues à ses doigts, je n’y retrouvais pas non plus, depuis quelque temps, les traces du travail. Je me disais bien aussi qu’elle pouvait avoir accepté des parures et ne pas les mettre pour venir me voir. Mais, ce jour-là, j’étais disposé à la bienveillance, je voulais me convaincre d’injustice, et, dans les mille suppositions qui me traversaient l’esprit, je ne m’arrêtais qu’à celles qui pouvaient être favorables à Marguerite.

Elle arriva à l’heure exacte, selon son habitude, et moi, en l’apercevant de loin, à travers le grillage, je sentis pour la première fois se dissiper mes soupçons. Mais quand je fus plus près d’elle, — oh ! l’ironie méchante des pressentiments ! — tout de suite, au premier regard, je vis à ses oreilles deux petites cicatrices encore fraîches !... Elle avait des bijoux, à présent, cette femme qui n’en voulait porter que de vrais et à qui je n’avais pu en payer qu’avec de l’argent volé ! Elle se mettait aux oreilles des perles fines ou des diamants, et, certainement, elle croyait faire preuve de délicatesse en m’en épargnant la vue !...

C’est depuis ce jour-là, c’est depuis qu’il ne m’est plus permis de conserver le moindre doute sur la trahison de Marguerite, que je songe à me tuer. Il y a de longs jours que ce devrait être fait. Mais quoi ! on est lâche, on a peur de la mort, et puis... et puis, il faut bien le dire, j’aime toujours cette femme, et, la nuit, sur mon grabat de détresse, je me tords dans des rêves qu’elle hante. Oh ! j’ai eu toutes les faiblesses ! J’ai songé à la reprendre quand même, telle qu’elle est redevenue ; j’ai songé à accepter tous les partages, toutes les abjections. Je me suis moqué de moi-même, j’ai raillé ma jalousie : « Tu es bien scrupuleux, dis donc, pour un voleur ! » Mais c’est plus fort que moi. La pensée qu’elle m’a trompé, qu’elle s’est vendue à un homme ou à plusieurs pendant tout le temps que je suis resté en prison, en prison à cause d’elle, me rend furieux... me fait voir rouge !...

Oui ! comme je le disais en commençant cet écrit, je pourrais, demain matin, déjeuner avec elle dans notre petite chambre, auprès de la fenêtre d’où l’on voit le grand jardin d’automne et les beaux arbres dorés. Oui ! ce serait délicieux... Mais si j’apercevais alors, dans les cendres du foyer, le bout de cigare de son « monsieur » de la veille, je serais capable de prendre un couteau sur la nappe et de le lui planter dans le cœur.

Je ne veux pas devenir un meurtrier. C’est bien assez d’être un voleur. Il vaut mieux mourir...

Mourir sans rancune contre elle, en me disant que ce qui est arrivé était inévitable, et qu’elle a été sincère, en somme, qu’elle m’a même peut-être un peu aimé, le jour où elle me fit cette promesse qu’elle n’a pas eu la force de tenir.

Adieu, Marguerite ! Tu n’es pas mauvaise au fond, et en lisant ceci, tu pleureras un instant, je le crois. Mais tout s’oublie, et plus tard, quand un de tes amants de rencontre s’amusera à te faire raconter ta vie, tu seras vaniteuse comme toutes tes pareilles, va ! Tu sauteras, pieds nus, hors du lit, pour aller chercher ces feuillets dans le tiroir du haut de ta commode où tu serres ton jeu de cartes et tes reconnaissances du Mont-de-Piété, et, après t’être recouchée, tu feras lire ma confession à ton hôte d’une nuit, toute fière de lui prouver qu’un malheureux homme s’est tué pour toi.

Ah ! ah ! Minuit sonne... Mon rat de cave va s’éteindre. J’ai déjà roulé en corde le drap de mon lit, et le barreau de la lucarne est solide... Du courage, et finissons-en !