Jane Austen, sa vie et son œuvre/1/1

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PREMIÈRE PARTIE


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CHAPITRE Ι


Les premières années. La vie au presbytère
de Steventon.


De vastes prairies, couvertes d’une herbe fine et drue d’un vert intense ; des haies touffues d’où s’élèvent de distance en distance de grands arbres au feuillage épais ; des chemins sinueux et encaissés dont l’étroit ruban grisâtre se perd au milieu de tant de verdure ; à l’horizon, des collines basses, profilant leurs lentes ondulations sur un ciel d’un bleu léger, voilé de brume ; dans l’air et mêlé aux fraîches senteurs végétales, le silence vivant et bruissant de la campagne, avec la voix du vent dans les branches, des chants d’oiseaux et des bourdonnements d’insectes ; parfois un village aux quelques maisons basses groupées autour d’une église surmontée d’une massive tour carrée ; tels sont les éléments essentiels du paysage dans cette partie du Hampshire dont la ville de Basingstoke est le centre. Pas une brusque échappée, pas une perspective inattendue pour donner une note de force, un accent d’originalité à ce décor riant et doucement monotone ; tout est grâce et langueur, silence et sérénité, dans cet aimable coin de terre dont l’activité de l’homme n’a jamais troublé la paix. Entre le réseau des hautes branches et la vaste étendue des gazons mouillés, le temps semble s’être endormi depuis des siècles comme dans un asile de la tranquillité d’antan — a haunt of ancient peace. — Et, dans ce coin perdu du Hampshire, maintes petites paroisses sont encore — ou à si peu de chose près — ce qu’elles étaient il y a plus d’un siècle.

Aussi n’est-il pas difficile au voyageur parcourant les environs de Basingstoke qu’on a si joliment appelés « Austenland » — la terre de Jane Austen, — de retourner à plus de cent ans en arrière et d’évoquer des scènes et des figures d’autrefois. Le chemin de Deane à Steventon, deux villages à sept ou huit milles de Basingstoke, était alors comme aujourd’hui, très étroit et bordé de haies vives ; il était, de plus, creusé de si profondes ornières qu’une voiture légère n’aurait pu s’y aventurer sans courir le risque de verser. La femme du révérend George Austen, recteur de Steventon, voulant rentrer chez elle après une courte absence et trop souffrante pour faire la route à pied fut, dit-on, obligée de s’installer sur une charrette emplie de meubles destinés au presbytère. Assise sur un matelas de plumes au sommet d’une pile de tables, d’armoires et de chaises, la jeune femme arriva à Steventon dans cet équipage qui semblait emprunté à quelque cortège d’un « Roman comique ». L’incommodité d’un tel mode de transport suffit sans doute à lui enlever pour longtemps l’envie de tenter d’autres pérégrinations, car, de 1771 à 1801, les Austen demeurèrent à Steventon ou ne s’en éloignèrent qu’à de longs intervalles et pour des voyages à peine plus importants que ceux du Vicaire de Wakefield passant de la chambre bleue à la chambre brune. Ce fut au vieux presbytère de Steventon — aujourd’hui depuis longtemps démoli — que Jane Austen, le septième enfant du révérend Austen, naquit en 1775, là aussi qu’elle passa vingt-cinq ans de sa vie et écrivit la moitié de son œuvre.

Le révérend George Austen appartenait à une classe privilégiée du clergé anglican de son époque, à cette classe de plus en plus nombreuse dans la seconde moitié du xviiie siècle, composée soit de cadets de nobles maisons pourvus des plus fructueux bénéfices dont pouvait disposer le chef de leur famille, soit de jeunes gens de moindre naissance pour qui de riches parents achetaient une cure. Sans avoir besoin, comme leurs confrères moins favorisés du sort, de solliciter la bienveillance d’un puissant protecteur pour en obtenir quelque bénéfice, les membres de cette classe se trouvaient, dès leur entrée dans les ordres, en possession d’un revenu qui suffisait à leur assurer une existence conforme à leurs goûts et à leur éducation. Après avoir achevé ses études à l’Université d’Oxford, George Austen était resté attaché à Saint John’s College en qualité de censeur, « proctor ». Un de ses petits-fils, raconta plus tard[1] avec un naïf orgueil, que le jeune homme, dont le savoir et la culture étaient fort appréciés, était connu à Oxford sous le nom du « beau censeur » « The handsome proctor », que lui avaient valu la régularité de ses traits et l’élégance remarquable de sa tournure. À trente-trois ans, il quitta Oxford et prit possession de la cure de Steventon dont un de ses cousins, Mr. Knight, riche propriétaire du Hampshire et seigneur de Steventon, avait depuis 1761 disposé en sa faveur. Pour augmenter les revenus du pasteur, un oncle acheta pour lui vers la même époque le bénéfice de Deane, paroisse voisine de Steventon.

Sa situation matérielle étant assurée par sa première nomination, le révérend Austen épousa en 1764 Miss Cassandra Leigh, fille du recteur de Henley-on-Thames. Miss Leigh, dont la famille comptait d’aristocratiques alliances, était la nièce de ce doyen de Balliol College, le docteur Théophilus Leigh, dont les bons mots et les spirituelles réparties étaient cités avec éloge jusque dans le cercle du docteur Johnson et de son amie Mrs. Thrale. Si, comme tout nous permet de le croire, le recteur de Deane et de Steventon était entré dans l’Église sous l’influence de motifs d’ordre strictement utilitaire, il tenait néanmoins à s’acquitter consciencieusement de ses devoirs pastoraux. Ceux-ci, d’ailleurs, se réduisaient à prêcher en chaire une fois la semaine et, lorsque l’occasion s’en présentait, à administrer les sacrements à ses paroissiens. Mais, à cette époque où l’Église anglicane avait si complètement perdu son prestige et son autorité spirituelle qu’un évêque pouvait écrire : « Un mépris ouvert et avoué à l’égard de la religion est devenu, par un concours de circonstances déplorables, le trait distinctif du siècle »,[2] le fait même de ne pas manquer aux plus essentielles obligations de sa charge était pour un pasteur un rare et précieux mérite. Aussi le révérend Austen fut-il bientôt cité dans le pays comme le modèle des clergymen. Chaque dimanche, il célébrait l’office, revêtu de sa longue robe noire, et lisait du haut de la chaire le sermon qui suffisait jusqu’au dimanche suivant à l’édification de ses ouailles. Les nombreux loisirs qui lui restaient, une fois l’office du dimanche terminé, étaient consacrés aux occupations les plus variées. Dès que ses enfants furent en âge de recevoir quelque instruction, il se fit leur maître, et ses fils dont deux furent envoyés plus tard à Oxford, n’eurent pas d’autres leçons que les siennes. Comme il était d’usage chez les pasteurs des campagnes, quelques pensionnaires partagèrent à Steventon pendant plusieurs années les études des jeunes Austen. L’un de ces pensionnaires, qui mourut au presbytère et que Mme Austen pleura comme son enfant, était fils du célèbre « proconsul » Warren Hastings. Le pasteur dirigea de même l’éducation de ses filles ; il enseigna à toutes deux le calcul et l’écriture. La plus jeune, Jane, apprit de lui à aimer la lecture des romans et à avouer sans la moindre fausse honte son innocente prédilection pour d’autres livres que ceux où étaient « recueillis et publiés en un volume une douzaine de vers de Milton, de Pope, de Prior, avec un article du Spectateur et un chapitre de Sterne. »[3] Le savoir et la consciencieuse activité du révérend George Austen lui auraient sans doute valu, à eux seuls, le respect et l’estime de tous, mais il dut à des qualités bien différentes de gagner la sympathie et l’amitié des hobereaux des environs. Malgré son latin et ses sermons, il savait s’intéresser aux choses de la vie rurale ; il dirigeait son maître-valet pour la culture et l’exploitation des terres attachées à ses bénéfices, veillait lui-même très exactement au bon rendement de ses champs, à la rentrée de ses récoltes, et — ce qui ne manquait pas de passer aux yeux des « squires » et des paysans pour une grande preuve de sagesse, — il faisait paître dans ses prés les plus beaux moutons du pays.

La vie de Mme Austen n’était pas moins bien remplie que celle de son époux. Toutes les heures en étaient occupées par des soins multiples et divers. Elle veillait en mère un peu sévère, mais bonne et avisée, à la santé et à l’éducation de ses enfants. Sous sa direction, ses deux filles, Cassandre et Jane, furent initiées de bonne heure au gouvernement d’un ménage et à ces nombreux travaux d’aiguille « presque sans utilité et dénués de toute beauté » — comme Jane le dira plus tard dans un de ses romans — auxquels les femmes s’occupaient pour échapper à l’ennui des interminables veillées d’hiver. Tout en leur donnant de si utiles leçons, Mme Austen ne négligeait pas de cultiver chez ses filles quelques talents plus aimables : elle enseigna le dessin à Cassandre et lui apprit à faire ces gentilles esquisses qui nous permettent de connaître la gracieuse image de Jane Austen. Son autre fille reçut d’elle les seules leçons de musique qu’elle eut jamais ; grâce à ces leçons, Jane devint capable de jouer agréablement du clavecin et de s’accompagner en chantant quelques mélodies composées par William Jackson d’Exeter, ou « Demande si la rose est fraîche », air tiré de « Suzanne », oratorio de M. Handel.[4]

L’activité de Mme Austen s’exerçait encore dans son jardin, dont elle était justement fière et qu’elle prenait plaisir à cultiver de ses propres mains. Les préoccupations mondaines, le souci de la toilette et des ajustements n’avaient qu’une place bien insignifiante dans la vie de cette femme forte, parfaite maîtresse de maison et excellente mère de famille. Pendant les premières années qu’elle passa dans le Hampshire après son mariage, Mme Austen ne porta, été comme hiver, d’autre robe qu’une amazone de drap écarlate, moins encombrante pour elle que les jupes étoffées et falbalassées alors à la mode. Telles étaient ses habitudes d’ordre et d’économie que son amazone écarlate devenue hors d’usage après de longs services, elle tailla dans les morceaux un vêtement pour son plus jeune fils.[5] Cependant, malgré la simplicité de ses goûts et la modicité des ressources dont elle disposait pour le superflu après avoir pourvu à l’entretien de sa maison et de ses huit enfants, la femme du pasteur faisait bonne figure dans la société du pays. La ménagère savait à l’occasion se montrer femme du monde et l’élégance aisée de ses manières, le charme de sa conversation, la vivacité de son esprit, étaient fort appréciés dans les châteaux d’alentour. La difficulté d’un voyage à Londres ou même jusqu’à Winchester, la plus grande ville du comté, laissait la « gentry » livrée à ses propres ressources quant aux divertissements et aux réceptions. Aussi les Austen recevaient-ils en toute saison de fréquentes invitations des châtelains du voisinage. On choisissait alors pour inviter des amis à un bal ou à un dîner les nuits de pleine lune. Les voitures parcouraient ainsi sans crainte d’accident les distances toujours assez considérables qui séparaient les habitations de la « gentry », généralement situées au milieu de grands parcs ou de vastes domaines.[6] Mme Austen faisait atteler à sa voiture les deux chevaux qui servaient d’ordinaire aux travaux des champs et se rendait chez les femmes de qualité des villages voisins : Ashe, Deane et Manydown. Parfois même, à l’occasion d’un bal qui réunissait la meilleure société du comté dans la « salle d’assemblée » de la ville la plus proche, elle faisait sept milles en voiture pour se rendre à Basingstoke.

Les relations de parenté et d’étroite affection qui liaient les Austen au seigneur du village de Steventon, — ce même Mr. Knight auquel le révérend devait sa nomination à son premier bénéfice, — donnaient à la famille du pasteur une importance sociale et une situation bien différentes de celles qu’aurait eues la famille d’un clergyman étranger au district. Mr. Knight et sa femme n’habitant jamais le manoir de Steventon, Mme Austen voyait s’ajouter aux obligations que lui imposait la profession de son mari les devoirs qui incombaient habituellement à la châtelaine : visites aux malades, distributions de secours et de vêtements chauds aux vieillards et aux indigents. Ces devoirs s’accompagnaient de cette surveillance directe et de cette bienveillance active que la « dame du château » exerçait à cette époque, et exerce encore aujourd’hui dans les comtés où survivent l’esprit et les pratiques de l’Angleterre féodale. La femme du pasteur de Steventon allait voir les « cottagers » et donner dans les chaumières des conseils pour l’éducation des enfants et la tenue du ménage. Que ses conseils et sa surveillance fussent des plus nécessaires à l’ignorance et à la simplicité des habitants de Steventon, apparaît dans la réponse que fit un jour à Mme Austen une fermière du pays. Mme Austen, s’étant informée de ce que produisait le jardin potager, engagea la paysanne à planter des pommes de terre, lui assurant que ce nouveau légume était délicieux au goût et très nourrissant. « Non, non, » répondit la bonne femme, « des choses pareilles sont bonnes pour vous autres riches, mais elles doivent coûter trop cher à faire pousser pour des gens comme nous ».[7]

Il serait facile d’imaginer, grâce à ce que nous savons de la vie des Austen à Steventon, ce que fut l’enfance des six garçons et des deux filles qui grandirent au presbytère. Mais les souvenirs de plusieurs membres de la famille nous épargnent toute conjecture. Ils nous fournissent quelques détails intéressants sur la façon dont on entendait l’éducation des enfants, vers 1780, dans un milieu provincial et traditionaliste, simple de mœurs et aristocratique de tendances. L’influence des théories de Rousseau sur l’éducation ne s’était pas encore répandue et l’on pourrait citer seulement quelques exemples isolés d’enfants élevés alors en Angleterre à l’imitation d’« Émile » et de « Sophie ». Le père de Miss Edgeworth, épris de réformes politiques et sociales, fit de son fils un « Émile » d’outre-Manche, et, par surcroît, un parfait mauvais sujet. L’ami de Richard Edgeworth, Thomas Day, qui exprima ses idées sur l’éducation dans les dialogues didactiques et raisonneurs de « Sandford et Merton », entreprit aussi avec un médiocre succès, d’élever deux fillettes suivant les principes qui font de « Sophie » la compagne idéale d’Émile.[8] De telles expériences n’étaient point du goût de gens comme les Austen, gens pratiques avant tout et qui, s’ils connaissaient les théories nouvelles sur l’éducation, s’en souciaient fort peu et préféraient se fier aux coutumes en honneur depuis plusieurs générations. Comme le faisaient alors toutes les mères dans la classe moyenne et dans l’aristocratie, Mme Austen confia ses enfants à des nourrices. Jane Austen à sa naissance fut envoyée chez une paysanne de Steventon et fut ramenée au presbytère quand elle eut l’âge de partager les jeux de ses aînés. Une grande liberté était laissée aux ébats des enfants et le révérend Austen, voulant développer chez ses fils un esprit d’initiative et d’endurance, leur permettait jusqu’à l’amusement dangereux de suivre une chasse à courre. Mr. Austen-Leigh raconte qu’à sept ans, Francis, un des jeunes frères de Jane, commença à suivre la chasse sur un poney qu’il avait choisi et acheté lui-même.[9] Cette liberté n’empêchait pas les enfants du pasteur d’être formés de bonne heure à un respect absolu de la volonté de leurs parents et à la plus stricte obéissance. Un passage d’une lettre de Jane Austen nous éclaire sur les rapports entre enfants et grandes personnes au temps de sa propre enfance et sur le changement des mœurs anglaises sur ce point en l’espace d’une génération. En 1807 — elle a alors trente-deux ans — elle écrit à propos de la visite d’une petite fille : « Notre petite visiteuse babille de tout son cœur. Elle est en train d’inspecter les tiroirs de mon pupitre…, elle n’est pas du tout timide, cela va sans dire… Qu’est devenue toute la timidité qu’il y avait autrefois de par le monde ? Les maladies de l’âme aussi bien que celles du corps disparaissent avec le temps et de nouvelles maladies prennent leur place. À la timidité et aux accès de fièvre ont succédé l’assurance et les attaques de paralysie ».[10] C’est évidemment chose nouvelle pour Jane Austen que de voir une enfant parler librement, jouer et remuer devant des étrangers au lieu de rester muette, les yeux baissés, assise sur le bord de sa chaise. Son étonnement indique qu’au presbytère de Steventon les enfants n’avaient pas coutume de se sentir à l’aise devant leurs aînés, et que de 1780 à 1807 les méthodes d’éducation avaient évolué d’une sévérité et d’une rigidité souvent excessives à une attitude plus indulgente et plus naturelle. Cependant, bien que Jane Austen ait été de son propre aveu une enfant timide et formée à l’obéissance, ses premières années, dans le vieux presbytère de Steventon entouré d’un beau jardin et ombragé de grands arbres, parmi ses nombreux frères, près d’une sœur tendrement chérie, furent des années heureuses. Nous ne possédons aucune révélation directe sur l’enfance et l’adolescence de l’auteur d’« Orgueil et Parti pris », et c’est dans ses livres qu’il faut chercher les quelques passages qui semblent avoir une valeur autobiographique. Ainsi, dans « L’abbaye de Northanger », le récit des jeux de Catherine Morland dut être inspiré à l’auteur par ses propres souvenirs : « Elle raffolait de tous les jeux de garçons et préférait de beaucoup le cricket non seulement aux poupées mais à ces plaisirs plus poétiques de l’enfance : élever une marmotte, donner à manger à un canari, arroser un rosier… » … « elle était bruyante et indocile (ce n’est plus évidemment de Jane Austen qu’il s’agit ici), détestait la contrainte et la propreté et n’aimait rien au monde mieux que de rouler du haut en bas de la pente gazonnée derrière la maison ». Cette pente gazonnée qui faisait les délices de Catherine Morland ressemble fort à celle dont parlent tous ceux qui ont vu le presbytère de Steventon avant qu’il fût démoli en 1826. L’éducation de Catherine n’est pas non plus sans analogie avec celle de Jane : « L’écriture et le calcul lui furent enseignés par son père, le français par sa mère ; ses progrès en aucune de ces sciences ne furent remarquables et elle tâchait d’esquiver les leçons aussi souvent que possible ».[11]

Ce que Jane Austen ne mentionne pas dans « L’abbaye de Northanger », c’est le sentiment le plus fort et peut-être le plus profond qu’elle connut jamais : son affection pour son unique sœur, Cassandre, de trois ans son aînée. Cet attachement ne se démentit à aucun moment de sa vie et l’affection qui lia toujours Jane à Cassandre ne fut pas sans laisser de traces dans « Orgueil et Parti pris » et dans « Bon sens et Sentimentalité ». La tendresse mutuelle de deux sœurs est dépeinte et analysée dans ces romans avec une nuance d’émotion qui n’accompagne que très rarement, chez Jane Austen, l’étude d’autres sentiments. Alors qu’elle était encore une toute petite fille, l’affection de Jane pour son aînée était déjà considérée dans la famille comme bien différente de l’affection réelle, mais mesurée, qui unissait entre eux les autres enfants du pasteur. Mme Austen avait coutume de dire en riant que si quelque jour on s’avisait de vouloir couper la tête à Cassandre, Jane demanderait comme une grâce qu’on lui fit subir le même sort. Lorsque Cassandre fut envoyée en pension, Jane partit avec elle, bien qu’elle fut alors trop jeune pour pouvoir profiter d’aucune leçon. Mme Austen, pourtant si peu disposée à la faiblesse, n’osa pas infliger à la petite fille la douleur d’être séparée de sa sœur. Cassandre quitta donc Steventon pour la pension Latournelle à Reading, en compagnie de Jane. La pension Latournelle, où le séjour des deux filles du révérend Austen ne fut vraisemblablement pas de longue durée,[12] était dirigée par la veuve d’un Français, et devint quelques années plus tard le refuge de plusieurs émigrés qui y enseignaient leur langue et donnaient aux pensionnaires des leçons de danse ou d’élocution. Mrs. Sherwood, l’auteur de ce larmoyant classique de l’enfance « The Fairchild Family » dont la vogue dura presque jusqu’à la fin de l’ère victorienne, fut une des pensionnaires de la même école en 1790, c’est-à-dire quelques années après le départ de Jane Austen. Mrs. Sherwood nous a laissé une description intéressante de la pension, adossée « à une porte très ancienne dont la voûte supportait plusieurs petites pièces, et flanquée de chaque côté de vastes escaliers, aux balustrades jadis dorées ».[13] Cette ancienne porte était le seul vestige d’une abbaye de Bénédictins et la pension Latournelle tirait de ce voisinage le surnom de « Pension de l’Abbaye. » Si jeune que fut Jane Austen au moment de son séjour à Reading, on peut se demander si ce n’est pas à ces ruines et à l’impression qu’en avait reçue son imagination d’enfant qu’elle emprunta certains détails de « L’abbaye de Northanger ». Par une singulière coïncidence, après Jane Austen et l’ennuyeuse aussi bien qu’édifiante Mrs. Sberwood, une troisième femme auteur passa quelques années de sa jeunesse à la pension Latournelle. Mary Russell Milford, l’auteur de « Notre Village », y fut pensionnaire en 1798, mais l’école avait à ce moment quitté Reading et la pittoresque abbaye en ruines pour être transférée à Londres. La seule indication qui, dans l’œuvre de Jane Austen, peut se rapporter directement à ses années d’écolière est le passage d’« Emma » où la maison dirigée par la maternelle Mme Goddart reçoit un éloge quelque peu humoristique : « C’était une de ces honnêtes pensions à la vieille mode où l’on vendait à un prix raisonnable une quantité raisonnable de talents d’agrément, et où l’on pouvait envoyer les petites filles pour se débarrasser d’elles et pour leur permettre d’acquérir, si elles voulaient s’en donner la peine, quelques bribes de savoir, sans qu’il y eut aucun danger de les voir revenir à la maison transformées en petits prodiges ». [14]

Les dangers d’une instruction trop étendue n’étaient point à redouter, si l’on suppose que Jane Austen fait encore appel à ses souvenirs pour énumérer, au second chapitre du « Château de Mansfield », les diverses sciences enseignées à Maria et à Julia Bertram. Ces jeunes personnes, à quinze ou seize ans, ne se souviennent plus depuis combien de temps elles sont capables de réciter « par ordre chronologique le nom de tous les rois d’Angleterre, les dates de leur avènement et les faits les plus importants de leur règne, ainsi que la liste des empereurs romains jusqu’à Sévère, sans parler de la mythologie, de l’énumération des métaux, des métalloïdes, des planètes et des philosophes les plus célèbres ». [15] Ce programme d’études ne semble pas avoir été inventé à plaisir. Il ne parait pas impossible qu’on l’ait suivi dans quelque « pension de demoiselles » à la fin du xviii siècle, si l’on songe que, jusqu’aux dernières années de l’ère victorienne, des livres tels que « Mangnall’s Questions », [16] enseignaient aux petites filles et sur la même page, des faits aussi logiquement enchaînés que les noms des planètes et ceux des plus célèbres philosophes. On comprendrait alors pourquoi Jane Austen, dans une lettre pleine de souriante malice et d’ironique humilité, avouait qu’elle pouvait se vanter d’être « la femme la plus ignorante et la moins instruite qui eut jamais osé devenir auteur ». [17] Ignorante, elle l’était, certes, et le fut toujours, si l’on entend par ce mot l’absence de savoir livresque. Des lectures sérieuses auxquelles son père dut l’engager aussitôt après son retour au presbytère, c’est-à-dire vers sa douzième année, il ne resta à la fillette devenue jeune fille qu’une seule chose : une aversion profonde, invincible et soutenue pour le « Spectateur ». Le souvenir d’interminables veillées passées à écouter la lecture de trop nombreuses pages du « Spectateur » lui inspira plus tard une invective, toute empreinte de rancune personnelle, contre « cette volumineuse publication dont le fonds comme la forme sont faits pour rebuter une personne de goût, car le sujet de ses articles n’intéresse aujourd’hui plus personne et la langue dans laquelle ils sont écrits est souvent assez grossière pour donner une bien piètre opinion de l’époque qui pouvait la supporter ». [18] Dédaigneuse de ce qui « n’intéressait aujourd’hui plus personne », c’est-à-dire de tout ce qui dépassait le champ immédiat de l’expérience quotidienne et les limites de son milieu, Jane Austen ne s’intéressa pas davantage aux gros tomes d’histoire que renfermait, à côté d’ouvrages théologiques et de volumes de sermons, la bibliothèque d’un pasteur aussi orthodoxe et aussi cultivé que le révérend George Austen. Catherine Morland, la Jeune héroïne de « L’abbaye de Northanger », exprime au sujet de l’histoire des opinions qui doivent être celles de Jane Austen. L’histoire, au gré de Catherine, ne renferme « rien qui ne soit déplaisant ou fastidieux » ; qu’y trouve-t-on, sinon « des querelles entre papes et rois, avec des guerres et des pestes à chaque page » et, ce qui lui parait plus déplorable encore, « les hommes y sont tous méprisables et l’on n’y rencontre presque pas de figures féminines ». « Écrire l’histoire », ajoute-t-elle, par un gentil scrupule de n’être injuste envers personne, « est chose bonne et nécessaire, mais je me suis souvent étonnée qu’un homme ait jamais pu avoir, de gaieté de cœur, le courage d’entreprendre une pareille tache ». [19]

Ce que Jane Austen demandait à la lecture, c’était de la vie, présentée sous la forme concrète et familière de « figures féminines ». Où mieux trouver celle-ci que dans ces romans écrits pour les femmes, dont l’intérêt était concentré sur l’héroïne : Clarissa Harlowe, Evelina, Cecilia ? Aussi Jane Austen fit-elle des romans sa lecture favorite. Les ressources de la bibliothèque du pasteur ne lui permirent pas d’en connaître beaucoup, mais elle ne se lassa pas de lire et de relire les quelques volumes qu’elle avait à sa disposition. Suivant le témoignage de son premier biographe, « elle avait des œuvres de Richardson une connaissance que personne ne peut plus acquérir de nos jours, alors que le nombre et le mérite d’ouvrages moins importants ont détourné du grand maître du roman l’attention des lecteurs. Tous les détails relatés dans « Sir Charles Grandison », tout ce qui fut jamais dit ou eut jamais lieu dans le salon aux boiseries de cèdre lui était familier, et elle savait la date du jour des noces de Lady L. et de Lady G., comme s’il se fut agi de ses propres amies ». [20] Les romans de Miss Burney, comme ceux de Richardson, étaient l’objet de son admiration et le nom de « Miss Jane Austen au presbytère de Steventon », fut imprimé en 1796 dans la liste des souscripteurs de « Camilla », le troisième roman de l’auteur d’ « Evelina ». Nous savons encore que Jane Austen appréciait fort la prose de Johnson. Peut-être faut-il voir en cela, non pas le résultat d’une inclination naturelle, mais la preuve de l’influence exercée par la réputation du grand arbitre des lettres anglaises. Le révérend George Austen, qui goûtait les vers de Cowper au point de les lire souvent à haute voix à sa femme et à ses enfants, éveilla cette fois chez sa fille cadette un intérêt et une admiration que la lecture du « Spectateur » n’avaient pas réussi à faire naître en elle. Dans « Bon Sens et Sentimentalité » qu’elle écrivit à vingt-deux ans, (1797) mais dont la plus grande partie avait été composée plusieurs années auparavant sous une forme différente, Jane Austen se révèle toute imbue des enseignements de Cowper au sujet de la beauté pittoresque des scènes rustiques. L’héroïne du roman, Marianne, parle de Cowper en des termes auxquels nous pouvons mesurer l’influence du poète sur la sensibilité et l’imagination des lecteurs contemporains. Cowper la transporte, « drives her wild ». Elle s’indigne qu’un jeune homme soit capable de le lire avec un calme imperturbable et désespère de trouver aucune intelligence chez un être que « la lecture de Cowper n’émeut pas ». [21] Jane Austen elle-même écrit à sa sœur en 1798 : « Mon père nous lit Cowper le matin, j’écoute quand j’ai le temps », [22] et sa phrase laisse percer le regret d’être souvent privée par d’autres occupations du plaisir d’écouter. Plus tard encore, pendant les années passées à Southampton, une citation dans une lettre montre combien les moindres passages de son poète de prédilection sont vivants en sa mémoire. À côté des vers fluides et harmonieux, dans leur grâce un peu apprêtée, de « La Tache » ou du « Sofa », l’austère réalisme, la dureté et la sévérité de la poésie de Crabbe attiraient également Jane Austen. Peut-être aimait-elle chez le poète des misères villageoises, dans la description de tant de vies sans beauté et sans joie, l’accent d’une vérité inconnue, l’image d’un monde ignoré ; ou peut-être retrouvait-elle, dans sa recherche minutieuse du détail précis, le résultat d’une conception artistique analogue à la sienne. Quoi qu’il en soit, Jane Austen admirait l’auteur du « Village », — qu’elle ne connaissait d’ailleurs que par son œuvre, — jusqu’à dire en riant que, si un jour elle se mariait, elle aimerait à devenir Mme Crabbe.

Quelques romans et l’œuvre de deux poètes, c’est là un bien mince bagage de lecture pour entreprendre d’écrire, mais la préparation littéraire de Jane Austen n’était pas de celles qui se font dans l’étude ni par le contact avec le monde des idées. Son savoir ne fut jamais ni étendu ni profond, mais du moins elle n’entendit à Steventon que ce langage correct et soigné dont se servaient alors les gens de bonne éducation. Elle apprit ainsi de bonne heure à parler et à écrire dans un style dont la simplicité même était une élégance, cependant que son jugement et son sens du ridicule trouvaient à s’exercer dans l’observation des faits de la vie journalière. De son enfance heureuse et tranquille, de ses premières années de jeunesse que pas un chagrin ne troubla, que pas un malheur n’assombrit, elle reçut et garda à travers la vie un inestimable don : celui d’observer tous les objets qui s’offraient à son étude avec le regard confiant et assuré de ses yeux toujours clairs comme des yeux d’enfant.

  1. Memoir of Jane Austen by .J. E. Austen Leigh. (Second edition, 1871). Page 10.
  2. Archbishop Secker. Instructions au clergé du diocèse d’Oxford, 1737. Cité par G. E. Mitton dans « Jane Austen and her Times ».
  3. L’abbaye de Northanger, chap. V.
  4. Jane Austen, her homes and her friends, by Constance Hill. Page 86.
  5. Jane Austen, her homes and her friends, by Constance Hill. Pages 31-2.
  6. Bon sens et Sentimentalité. Chap. VII
  7. Memoir of Jane Austen by J. E. Austen-Leigh. Page 30.
  8. The French Revolution and English Literature, by E. Dowden. Chap. I. Pages 23-27.
  9. Memoir of Jane Austen. Page 37.
  10. Letters of Jane Austen, edited by Lord Brabourne. Vol. I. Page 325.
  11. L’abbaye de Northanger. Chap. I.
  12. M. William Austen Leigh indique 1784 ou 1785 comme date probable du retour de Cassandre et de Jane à Steventon. Voir : « Jane Austen, her life and her letters. »
  13. The history of the Fairchild Family, by Mrs. Sherwood. Chap. 24. part. II.
  14. Emma. Chap. III.
  15. Le château de Mansfield. Chap. II.
  16. Historical and miscellaneous questions for the use of the young… by Richmal Mangnall (new edition, London 1889).
  17. Lettre à Mr. Clarke, bibliothécaire du prince Régent, 11 décembre 1815, citée dans « A Memoir of Jane Austen », by J. E. Austen-Leigh. Page 115.
  18. L’abbaye de Northanger. Chap. V.
  19. L’abbaye de Northanger. Chap. XIV.
  20. Memoir of Jane Austen. Page 84.
  21. Bon Sens et Sentimentalité, Chap. III.
  22. Lettres. Vol. I, 18 décembre 1798.