Jane Austen, sa vie et son œuvre/1/4

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CHAPITRR IV


Une fille de pasteur dans une petite paroisse.
« L’abbaye de Northanger ». Le départ de Steventon.


La correspondance de Jane Austen va de 1796 à 1816. Entre ces deux dates, les lettres — ou du moins celles qui nous restent — s’espacent de la façon la plus irrégulière. Au cours d’une même année, si Cassandre Austen est chez son frère Edward à Godmersham ou à Chawton, ou si Jane est absente de la maison paternelle, les lettres se succèdent à quelques jours d’intervalle et forment une sorte de récit où l’on peut suivre, dans le plus menu détail, les occupations de chaque journée. Puis, au moment où les deux sœurs se retrouvent, la correspondance cesse pour reprendre quelques mois, ou même un ou deux ans plus tard, à l’occasion d’une nouvelle absence de Jane ou de Cassandre. De septembre 1796 à octobre 1798, le recueil de Lord Brabourne ne contient pas une lettre. Aussi en est-on réduit à imaginer ce que fut la vie de Jane Austen pendant les années dont les loisirs furent occupés par la composition d’« Orgueil et Parti pris » et de « Bon Sens et Sentimentalité ».

En octobre 1798, Jane Austen revient à Steventon après un séjour à Godmersham Park, tandis que Cassandre reste chez Mr. Edward Austen-Knight et passe chez lui une partie de l’hiver. Les lettres de cette époque contiennent, en même temps qu’une sorte de journal de la vie au presbytère, quelques traits nouveaux du caractère de Jane Austen et quelques indications précieuses sur ses goûts. Les descriptions de bals et de toilettes n’y manquent pas, non plus qu’en 1796, mais la jeune fille ne semble plus leur attribuer une importance capitale. « Il y aura un bal à Basingstoke jeudi prochain, écrit-elle en novembre. Nos assemblées ont périclité avec le tact le plus parfait depuis que nous avons supprimé notre voiture, si bien que la difficulté de nous rendre au bal et notre peu d’envie d’y assister ont marché de pair ». [1] Depuis qu’elle connaît la société plus élégante de Godmersham, elle est tentée de trouver bien provinciales et bien modestes les fêtes de Basingstoke ou des châteaux des environs. Peut-être aussi ce qu’elle avait appelé dans « Bon Sens et Sentimentalité » « l’appétit insatiable de la quinzième année » pour les plaisirs du bal commence-t-il à diminuer en elle. Un peu d’impatience et de mécontentement se trahit à cette époque, dans une lettre où elle compare les splendeurs de Godmersham à la simplicité de Steventon et du voisinage. « Les gens se sont mis à être tellement gênés et en sont réduits à une telle parcimonie que je suis furieuse. Le Kent est le véritable endroit où l’on peut être heureux. Là, du moins, tout le monde est ricbe ». [2] Pour la première fois, elle se prépare à aller au bal sans aucun enthousiasme : « Je m’attends à une soirée très ennuyeuse ; il n’y aura personne d’agréable avec qui danser et personne d’agréable à qui parler ». Il est vrai que son désenchantement ne dure pas. Après avoir passé la nuit à danser, elle revient sur son premier jugement. « Il n’y avait pas beaucoup de monde à notre bal qui n’a pas toutefois manqué d’agrément… Il y a eu vingt danses et je les ai toutes dansées sans la moindre fatigue. J’ai été ravie de me trouver capable de tant danser et avec tant de plaisir ».

Au moment où elle commença vraisemblablement son troisième roman, « L’abbaye de Northanger », Jane Austen assuma pour la première fois la charge de gouverner la maison. Mme Austen était alors souffrante, et se croyait menacée à chaque instant des maladies les plus graves. Sa fille la déchargea de la direction du ménage et, d’après le témoignage des lettres, s’acquitta à son bonheur de ses nouvelles fonctions. Elle parle assez ironiquement des maladies de Mme Austen : « Ma mère continue à bien se porter, son appétit est bon, ses nuits de même, mais elle se plaint de temps en temps d’asthme, d’hydropisie, de pleurésie et d’une maladie de foie ». [3] C’est au contraire sur un ton de sincère fierté qu’elle raconte à sa sœur ses prouesses de ménagère : « J’ai les clés de la cave et de l’office et, par deux fois, depuis que j’ai commencé cette lettre, il m’a fallu aller donner des ordres à la cuisine… Ma mère me charge de vous mander que je suis une excellente maîtresse de maison. Je lui obéis d’autant plus volontiers que je me flatte de m’acquitter de ce rôle mieux que d’aucun autre. La raison en est que je prends toujours soin de faire accommoder les plats que j’aime ; c’est en cela que, à mon sens, réside le principal attrait des occupations domestiques ».

En l’absence de Cassandre, c’est à Jane qu’incombe le devoir d’aller visiter les pauvres et les malades du village, devoir qu’elle ne met aucun empressement à remplir. Elle se rend dans les chaumières, porte du bouillon aux malades, parle gentiment aux paysans, écoute patiemment leurs doléances, mais sans oublier un instant que Miss Jane Austen appartient à une autre race, et, par droit de naissance, est infiniment au-dessus de ces pauvres gens. À une époque où seulement quelques créatures d’élite, un John Howard, une Elizabeth Fry, sentent s’éveiller en leur âme et éveillent autour d’elles la conscience des injustices sociales et le remords devant « ce que l’homme a fait de l’homme », Jane Austen n’éprouve au spectacle de la misère aucune pitié fraternelle. La douleur, la pauvreté dont elle est témoin la choquent comme une faute de goût qu’elle tâche d’oublier au plus vite. Les paroles qu’elle placera plus tard dans la bouche d’Emma Woodhouse résument les impressions rapportées de ses visites aux chaumières de Steventon : « Si nous éprouvons envers les malheureux un peu de commisération qui nous porte à faire notre possible pour les secourir, le reste n’est que vaine sympathie et ne sert qu’à nous allliger inutilement ». [4] Les lettres de 1798 n’expriment point de « vaine sympathie » à l’égard des petites gens. Jane Austen ne doute pas que ceux-ci aient été créés pour servir et respecter « their betters ». Si simple qu’elle soit, elle parle toujours de ses inférieurs avec une nuance de mépris amusé ou de condescendance un peu dédaigneuse : « La mère Bushel fera notre lessive encore une semaine… Ensuite, c’est la femme de John Steevens qui se chargera de notre purification. À la voir, on ne croirait pas que les choses qu’elle touche puissent jamais être propres, mais qui sait ?… John Bond vieillit, ce que les John Bond ne devraient jamais se permettre (il s’agit ici de l’homme de confiance du révérend Austen). Il ne peut plus faire de gros travaux… Lizzie Bond est entrée en apprentissage chez Miss Small ; nous pouvons donc espérer lui voir gâcher des robes dans quelques années ».

Au moment de Noël, elle va, suivant la coutume anglaise, distribuer aux indigents des vêtements chauds, et énumérant les objets qu’elle a donnés, ajoute : « Je n’ai aucune raison de supposer que les Batty auraient accepté quoi que ce soit, car je ne leur ai rien offert ». Comme elle l’avoue à sa sœur avec une entière franchise, elle réduit ses visites de charité au strict nécessaire, si bien que les bonnes vieilles du village lui parlent de « l’autre demoiselle », « t’other Miss Austen », sur un ton de regret dont elle saisit bien le sens. « Je suis allée voir hier Betty Londe, écrit-elle en novembre 1798, et elle m’a demandé tout particulièrement de vos nouvelles. Vous lui manquez beaucoup, parait-il, parce que vous alliez la voir très souvent. Ceci était un reproche indirect à mon adresse, reproche que je regrette d’avoir mérité et dont je ferai mon profit ». Elle est trop sincère vis-à-vis d’elle-même pour faire semblant de trouver agréables ses visites aux pauvres ; elle les fait car elle reconnaît là une de ses obligations de personne bien née et de fille de pasteur. Elle juge cependant odieux et ridicule qu’une femme de qualité fasse de la supériorité de son rang l’usage qu’en fait Lady Catherine de Bourgh, d’« Orgueil et Parti pris ». Lady Catherine, « toutes les fois qu’il y avait chez les paysans des querelles de ménage et lorsqu’ils se plaignaient trop fort ou tombaient dans une trop grande misère, faisait une rapide incursion au village pour régler les différends, faire cesser les plaintes et, en administrant une verte semonce aux coupables, ramener chez eux la bonne entente et le bien-être ». [5]

Jane Austen n’a aucun envie de s’arroger de tels droits, mais elle estime suffisant de réduire la charité aux limites strictes de la bienséance. Elle va d’une chaumière à l’autre parce qu’elle se doit à elle-même d’être secourable et bienveillante envers ses inférieurs. Puis, cette corvée terminée, elle rentre au presbytère pour s’occuper de choses plus intéressantes. Elle confie à Cassandre qu’elle a mieux résisté qu’elle ne l’aurait cru « à la terrible épreuve de se faire faire des toilettes » et, tout en lui disant « Vous savez combien il me déplaît de décrire les robes que je porte », se lance dans une description minutieuse de la forme qu’elle a choisie pour une nouvelle robe de bal « assez semblable à cette bleue que vous jugez si seyante ». À chaque nouvelle lettre apparaissent de nouveaux chiffons : « Ce matin j’ai changé d’avis et j’ai changé aussi les garnitures de mon bonnet. Elles sont maintenant telles que vous m’aviez conseillé de les mettre. J’ai senti que je ne pourrais goûter aucune vraie satisfaction si je restais insensible à vos avertissements ».

Parfois, au milieu de ce gentil bavardage, on relève le titre d’un roman que lisent alors les habitants du presbytère. « La Cloche de Minuit » de Mrs. Radcliffe, « Fitz-Albini » d’Egerton, « Le voyage aux Hébrides » et la « Vie de Johnson » de Boswell sont, avec les poèmes de Cowper, les seuls ouvrages dont parlent les lettres de 1798. « La Cloche de Minuit », dont il est intéressant de retrouver le titre dans la correspondance de Jane Austen, fait partie de la liste des livres qu’elle fera lire à son héroïne dans « L’abbaye de Northanger ». D’ailleurs, Jane Austen, tout en se moquant des romans à la Radcliffe, ne laisse pas d’avoir un goût très vif pour les ouvrages d’imagination. Elle écrit en décembre 1798 : « Je viens de recevoir un billet très poli de Mme Martin, me demandant de m’abonner à la bibliothèque qu’elle va ouvrir en janvier… Pour m’engager à devenir une de ses clientes, elle me dit que son choix de livres ne comprendra pas seulement des romans mais des ouvrages de tout genre. Elle aurait pu se dispenser de dire ce petit mensonge, surtout en s’adressant à des gens comme nous, qui sommes grands liseurs de romans et n’éprouvons aucune honte à l’être ». Ce fut peut-être parce qu’elle avait lu trop de mauvais romans, « où les personnages apparaissent seulement pour que l’auteur ait le plaisir de les décrire », [6] que Jane Austen résolut de faire, dans une nouvelle œuvre, la satire d’un genre faux et ridicule. À l’invraisemblance, à la sentimentalité mises en vogue par ces romans, elle entreprit d’opposer, dans un même récit, une vision humoristique des choses et des caractères. Après avoir rencontré dans les livres de son époque tant de déplorables Matildas, d’Elizas infortunées ou de larmoyantes Julias, il lui parut amusant de mettre en scène une héroïne « que personne n’aurait pu croire destinée à un pareil sort », et de lui faire trouver le bonheur, non pas après de tragiques et lamentables aventures, mais grâce au seul pouvoir de sa jeunesse et de sa simplicité.

À la fois satire du genre que Mrs. Radcliffe cultivait avec tant de succès et récit humoristique des aventures d’une jeune fille crédule et naïve, « L’abbaye de Northanger » occupe dans l’œuvre de Jane Austen une place à part. Parfois, les deux éléments dont le roman est composé se fondent harmonieusement, puis ils se dissocient si bien qu’il ne reste plus rien, à certains chapitres, de la satire ou de la parodie du début. Jane Austen étudie tantôt l’iniluence de lectures romanesques sur un esprit peu averti et tantôt simplement des caractères et des situations. Une seule chose demeure constante : l’humour à la lumière duquel l’auteur atteint son double but de se moquer du roman à la Radcliffe et de peindre la vie et les gens tels qu’ils sont. Les autres romans de Jane Austen ont gardé une exquise fraîcheur, ils ne « datent » pas, ils sont toujours jeunes parce qu’ils sont toujours vrais par leur fine analyse psychologique et leur observation pénétrante. Seul, « L’abbaye de Northanger » a vieilli. La critique, cependant si alerte et si fine, de romans tels que « Les Mystères d’Udolpho », « Le Nécromant de la Forêt-Noire » ou « La Cloche de Minuit », a depuis longtemps perdu l’intérêt et la portée qu’elle avait à l’époque où les ouvrages de Mrs. Radcliffe et de ses imitateurs procuraient à d’innombrables lectrices de délicieux frissons de terreur. Il ne reste plus à ces pages que le charme de leur spirituelle vivacité, de leur souriante ironie. La valeur de leur satire a disparu en même temps que l’objet de cette même satire. Pour goûter pleinement les pages où l’auteur tourne en ridicule l’invraisemblance et la sentimentalité des « Mystères d’Udolpho », il faudrait pouvoir prendre encore quelque intérêt aux aventures qui remplissaient de surprise et de pitié le cœur de nos arrières-grand’mères. D’ailleurs, si Jane Austen commença à écrire dans « L’abbaye de Northanger » une satire humoristique, elle renonça peu à peu à son intention première. À mesure que son récit avançait, son goût pour l’étude du réel et l’observation des caractères l’amenait insensiblement à délaisser les procédés indirects de la satire ou de la parodie. Il arriva à Jane Austen ce qui était arrivé à Cervantes, et plus tard à Fielding. Dans « Don Quichotte » et dans « Joseph Andrews » une même évolution se produit. Le héros, presque malgré la volonté créatrice de l’auteur, affirme son individualité ; son caractère se développe au cours du roman d’une façon toujours plus humaine, toujours plus près du réel. Le chevalier de la Manche, sa folie à part, se révèle le plus noble et le plus courtois des gentilshommes. De même, Joseph Andrews, qui fait d’abord un personnage assez ridicule, devient une figure virile, intéressante et vivante. Malgré les différences qui séparent « L’abbaye de Northanger », esquisse tracée par la main légère d’une jeune fille, des vigoureux et larges tableaux d’un Cervantes ou d’un Fielding, l’évolution du personnage principal comme celle de l’imagination qui l’évoque et l’étudie, suit une même courbe et, partant de la satire ou du domaine de la pure fantaisie, aboutit bientôt à la réalité.

Walter Scott disait d’« Emma », le cinquième roman de Jane Austen, que cet ouvrage avait une intrigue encore plus ténue que celle d’« Orgueil et Parti pris ». On pourrait faire à plus juste titre cette remarque au sujet de « L’abbaye de Northanger ». Catherine Morland, fille d’un pasteur de campagne, n’a jamais quitté la maison paternelle avant d’aller à Bath avec des amis. La petite provinciale est ravie de voir enfin le monde et de goûter aux plaisirs d’une grande ville. Dans un bal des fameuses « salles d’assemblée », elle rencontre un jeune homme, Henry Tilney, et après l’avoir revu à la promenade et au théâtre, se met à l’aimer de tout son cœur. Le père du jeune homme, croyant avoir trouvé la riche héritière qu’il souhaite pour belle-fille, invite Catherine à visiter la vieille abbaye de Northanger où il habite en compagnie de sa fille Eléonore. Catherine, qui a formé son esprit par la lecture des « romans délicieux de Mrs. Radcliffe », se réjouit à l’idée de voir une abbaye gothique avec des salles voûtées, des cloitres, des passages souterrains, des chambres secrètes et, peut-être, des ossements blanchis dans quelque recoin d’une pièce aujourd’hui abandonnée et jadis théâtre de sombres et sanglantes tragédies. Henry Tilney est pasteur d’une paroisse voisine de Northanger. Il vient voir son père et sa sœur avec d’autant plus d’empressement qu’il sait rencontrer auprès d’eux cette gentille Catherine dont la naïveté et même la sottise l’ont charmé. L’amour ne fait pas oublier à Catherine qu’elle doit profiter de son séjour à Northanger pour pénétrer quelques-uns des « redoutables secrets » que, au dire de Mrs. Radcliffe, toute demeure gothique ne peut manquer de cacher. Au prix de mille peines, elle parvient à ouvrir un petit cabinet de laque placé dans sa chambre. Elle fait jouer les ressorts d’un tiroir secret. Sa main tremblante rencontre une liasse de vieux papiers, elle la déroule ; son œil avide parcourt rapidement une page, puis une autre encore : les précieuses feuilles sont de vieilles notes de blanchissage auxquelles a été jointe, par une déplorable erreur, une facture de vétérinaire. Ce premier échec ne décourage pas Catherine. Elle est résolue à découvrir, à défaut d’oubliettes ou de documents mystérieux, une chambre écartée où, elle en est persuadée, le général Tilney, soi-disant veuf depuis bien des années, doit séquestrer sa malheureuse femme. Henry Tilney surprend un jour Catherine à la recherche de la chambre fatale. Il devine à ses explications embarrassées, le motif qui l’a poussée à explorer une aile inhabitée de l’abbaye. Il lui fait sentir combien il est inutile de vouloir trouver chez d’honnêtes gens, à l’esprit sain, aux mœurs adoucies par des siècles de civilisation, les exemples de cruauté dont les romans de Mrs. Radcliffe sont remplis. Catherine reconnaît maintenant et déplore sa sottise. Mais le général, apprenant que Catherine n’est pas une riche héritière, renvoie la jeune fille chez ses parents. Dès qu’il apprend le départ de Catherine et le motif qui a dicté la conduite de son père, Henry se rend chez les parents de la pauvre petite. Il est résolu à épouser Catherine dont il se sait aimé, et l’épouse après avoir vaincu la résistance qu’oppose le général Tilney au mariage de son fils avec une jeune personne sans fortune.

Sur cette donnée insignifiante, Jane Austen écrit des pages charmantes, et surtout — chose que nous ne retrouvons pas dans les autres romans, — elle exprime à plusieurs reprises ses goûts et ses opinions. Son rôle de critique, qu’elle ne prend cependant qu’à demi au sérieux, l’oblige à traiter son sujet d’une manière moins impersonnelle. Au lieu de se dérober derrière ses personnages, elle suspend par instant son récit pour discuter telle ou telle question, pour préciser ou commenter tel trait qu’elle juge significatif. À regarder les acteurs de sa petite comédie, à noter les impressions que leur conduite et leurs actions éveillent en elle, elle oublie le plus souvent le décor au milieu duquel se déroule son roman. Ce n’est pas dans « L’abbaye de Northanger » qu’il faut chercher des descriptions de Bath, de ses vieux monuments, de ses rues, de ses salles de fêtes. On y trouve seulement les indications nécessaires pour comprendre et suivre les allées et venues de Catherine et de ses amis. Quand elle narre les aventures de Catherine Morland, Jane Austen s’arrête à l’occasion pour réfléchir mais non pas pour regarder autour d’elle. Ses réflexions, qui sont parfois de véritables digressions, ont à certaines pages une valeur toute particulière, car elles nous apprennent ce que ni les lettres, ni les autres romans ne sauraient nous apprendre. Une défense éloquente du roman et des romanciers auxquels le public doit « un plaisir supérieur à celui que lui a jamais procuré n’importe quel autre genre d’ouvrage », a la valeur d’une apologie, d’une réponse anticipée à toutes les attaques, à toutes les critiques de son œuvre.

Et lorsque Jane Austen passe à d’autres sujets, moins graves, mais peut-être aussi importants à ses yeux, lorsqu’elle donne en passant son jugement sur la société, elle nous livre sans le vouloir quelque chose d’elle-même et du fond de sa pensée. La petite méditation, mi-sérieuse, mi-humoristique, à laquelle elle se laisse aller en décrivant les perplexités de Catherine à la veille d’un bal, est un amusant commentaire sur l’amour presque exagéré des chiffons que trahit chaque page de sa correspondance. « La robe et la coiffure qu’elle allait porter devinrent la grande préoccupation de Catherine. On ne saurait en cela excuser sa conduite. La toilette est, en toute occasion, une très frivole manière d’attirer l’attention et, parle souci exagéré de sa parure, on passe souvent à côté du but qu’on se proposait d’atteindre Le manque de temps seul empêcha Catherine de s’acheter une nouvelle robe pour ce bal, ce qui aurait été une erreur de jugement aussi grave que commune et contre laquelle une personne de l’autre sexe, un frère plutôt qu’une grand’tante, aurait pu la mettre en garde. Car il faut un homme pour mesurer l’indifférence des hommes à l’égard d’une nouvelle robe. Ce serait blesser grandement les sentiments de la plupart des dames que de leur faire comprendre combien le cœur masculin est peu sensible à ce qu’il y a de coûteux ou de nouveau dans leur parure, combien ce cœur reste de glace devant la texture d’une mousseline et combien il est peu enclin à éprouver la moindre tendresse à l’égard du linon à pois ou à fleurs, de la mousseline des Indes ou du jaconas. Une femme se fait belle uniquement pour sa satisfaction personnelle. Pas un homme ne l’en admire plus, pas une femme ne l’en aime davantage. Une toilette soignée et au goût du jour suffit à l’un, un petit air vieillot ou démodé sera ce que l’autre appréciera le mieux. Mais aucune de ces graves réflexions ne troubla la tranquillité de Catherine ». [7]

Quelques pages plus loin, c’est une ironique remarque sur la façon dont les hommes jugent les femmes et sur les cpialités qu’ils estiment en elles : « Si, pour la majeure et la moins sérieuse portion du sexe masculin, la bêtise des femmes sert à mettre en valeur le charme de leur personne, il y a cependant des hommes trop raisonnables et trop instruits pour désirer trouver chez les femmes autre chose que de l’ignorance ». Il n’y a dans cette ironie aucune note d’amertume ou de rancune personnelle. Mais si la jolie Miss Austen reçoit dans le monde la part de compliments qu’il faut à sa très légitime vanité, son bon sens se révolte à l’idée que par une contradiction incompréhensible de la logique masculine un homme intelligent puisse aimer et rechercher la sottise chez une femme.

Les digressions, assez nombreuses et toujours charmantes, dans lesquelles l’auteur s’adresse au lecteur sur le ton d’une causerie familière, sont encore un des traits par où « L’abbaye de Northanger » se différencie d’« Orgueil et Parti pris » et de « Bon Sens et Sentimentalité ». Néanmoins, ici comme dans les deux premiers romans, le mérite principal de l’œuvre réside dans la création de personnages dont la physionomie, si brièvement indiquée qu’elle soit, demeure dans notre mémoire. Catherine Morland, la figure centrale de « L’abbaye de Northanger », n’est pas à proprement parler une héroïne ou du moins une héroïne de roman, dans le sens qu’on donnait à ce nom à la fin du xviiie siècle. Elle est plutôt, si l’on peut inventer un mot nouveau pour décrire une figure nouvelle, une « anti-héroïne ». Sa personne, sa situation, ses aventures, sa conduite, sont en tous points l’opposé de ce qu’a consacré la tradition. Il plaît à l’auteur de s’occuper d’elle et c’est à cet accident heureux, et non point au don fatal de la beauté ou à quelque autre faveur de la destinée, que Catherine doit de nous être présentée. Sa naïveté, sa franchise, sa nature « ouverte, candide, sans affectation et sans ruse, capable d’aimer fortement mais simplement, sans jamais nourrir de prétentions ni connaître de déguisement », gagnent le cœur du spirituel et brillant Henry Tilney. Mais Jane Austen a soin de nous dire qu’il s’agit là d’un sentiment vrai, d’un attachement solide, bien différents de ceux qu’inspirent d’ordinaire les jeunes personnes dont les romanciers récompensent la vertu par un mariage toujours suivi d’une félicité sans mélange. Vers la fin du récit, Jane Austen nous rappellera une fois encore que le sort de Catherine Morland ne ressemble guère à celui des parangons de vertu ou des merveilles de beauté célébrés dans la plupart des romans. « Henry lui était maintenant sincèrement attaché, mais s’il reconnaissait et appréciait ses qualités, s’il trouvait un véritable plaisir à être auprès d’elle, je dois avouer que son affection n’avait eu d’autre source que la gratitude ou, en d’autres termes, que le fait d’avoir deviné l’inclination de la jeune fille l’avait disposé à penser sérieusement à elle. C’est un trait nouveau dans le roman, j’en conviens, et qui rabaisse terriblement la dignité d’une héroïne. Si, par hasard, le trait est aussi neuf dans la vie réelle qu’il l’est ici, on ne pourra pas du moins refuser d’admettre que je suis douée d’une imagination puissante et originale ». [8] Non seulement l’histoire de Catherine est une histoire banale et pauvre d’événements comparée à celle d’une Emily ou d’une Ellena, mais cette petite villageoise dont l’enfance s’est écoulée dans un vieux presbytère, ne se distingue en rien du commun des jeunes filles. Elle est jolie « seulement aux jours où elle est en beauté ». Quand deux messieurs, la voyant passer, disent qu’elle est « assez gentille », son humble vanité est pleinement satisfaite ; elle a « autant d’obligation à ces jeunes gens pour cette banale louange qu’une véritable et parfaite héroïne pourrait en avoir pour vingt sonnets écrits à la gloire de ses charmes ». [9] Elle appartient si peu à ces angéliques et nonpareilles créatures, ornement des romans de Mrs. Radcliffe, que dans son enfance, elle préfère les jeux bruyants de ses petits frères à la poétique occupation d’arroser un plant de rosier. Elle pousse si loin l’ignorance des grâces qui sont l’apanage d’une héroïne, que tout en aimant la campagne au milieu de laquelle elle a grandi, elle est naturellement indifférente à la beauté des fleurs. Il lui faut l’encouragement et l’exemple de son amie Eléonore Tilney pour apprendre à aimer les jacinthes.

À côté de Catherine, si jeunette, si naïve et, il faut bien le dire, un peu sotte, Henry Tilney offre l’agréable contraste d’un être à l’esprit vif et cultivé, aussi brillant, aussi vivant que Miss Morland est insignifiante. L’esprit de moquerie dont Henry Tilney est doué aime à s’exercer aux dépens de l’ignorance et de la vanité des femmes. Les discours qu’il débite, avec le plus grand sérieux, sur le parti qu’une femme peut toujours tirer de quelques aunes de mousseline, achetées sans nécessité, ou maladroitement taillées, semblent d’amusantes plaisanteries à l’innocente Catherine qui en saisit la gaieté mais non point l’ironie. Certain petit débat entre les deux jeunes filles et Henry a la vivacité de ceux qui durent souvent s’élever au presbytère de Steventon entre les enfants du pasteur : Eléonore s’est méprise sur la valeur d’une nouvelle que Catherine lui annonce en termes obscurs et Henry profite de l’occasion pour déplorer ironiquement la stupidité féminine. « Miss Morland, ma sœur n’a pas saisi le sens de vos expressions les plus claires. Pardonnez à sa sottise. Les craintes de la sœur se sont ajoutées à la faiblesse de la femme. Car, d’ordinaire, elle est loin d’être une sotte. — Catherine prit un air grave. — Et maintenant, Henry, dit Miss Tilney, puisque vous m’avez fait comprendre ce que voulait dire Miss Morland, vous ferez bien de lui expliquer ce que vous avez voulu dire. Assurez-lui que vous avez une haute opinion de l’intelligence des femmes. — Miss Morland, j’ai une très haute opinion de l’intelligence de toutes les femmes et en particulier de celles, quelles qu’elles soient, en la compagnie desquelles je me trouve… À mon avis, la nature a doué les femmes d’une si grande intelligence qu’elles n’ont jamais besoin d’en employer plus de la moitié ». [10] L’air entendu que prend le jeune homme, souvent chargé par Eléonore lorsqu’il va à Londres de l’achat de tissus ou de parures, rappelle ce passage de la correspondance où Jane Austen se demande avec quelque inquiétude si son frère Charles n’a pas oublié les bas de soie qu’elle l’avait prié de lui acheter.

Plus brillant causeur que les autres jeunes gens mis en scène par Jane Austen, Henry Tilney n’a de ressemblance avec aucun d’eux. Il a une physionomie bien personnelle et infiniment plus vivante que Darcy, Edouard Ferrars ou Edmond Bertram. Le seul personnage dont on pourrait le rapprocher est M. Bennet d’« Orgueil et Parti pris » dont il a la finesse et le sens du ridicule. Mais, chez Henry Tilney, la gaieté et l’entrain de la jeunesse adoucissent et rendent aimables des traits qui chez M. Bennet, sont mêlés d’amertume et d’humeur chagrine.

Parmi les personnages secondaires de « L’abbaye de Northanger », le général Tilney d’allure un peu caricaturale, et sa fille Eléonore timide et douce, n’ont rien qui retienne l’attention. L’intérêt qu’ils nous inspirent dépend non pas de leur caractère, mais du rôle joué par eux dans le récit des aventures de Catherine Morland. À côté d’eux, on voit quelques figures humoristiques finement, quoique rapidement étudiées. Dans le portrait de la vieille amie de Catherine, Mme Allen, la stupidité, la passivité de la bonne dame sont indiquées en quelques phrases délicieuses. Lorsque Henry Tilney se vante devant elle, sur un ton de gravité qu’elle croit sincère, d’avoir payé cinq shillings le mètre une belle mousseline de l’Inde, Mme Allen qui, malgré son âge, adore la toilette « est tout à fait frappée d’une si grande marque de génie ». Son incapacité de penser est telle qu’elle ne peut « jamais parler beaucoup ni rester absolument sans rien dire ». Quand elle est occupée à un travail de couture, « si elle casse son fil, perd son aiguille, entend passer une voiture dans la rue ou découvre une petite tache sur sa robe, il lui faut en faire la remarque à haute voix, qu’il y ait ou non auprès d’elle quelqu’un de loisir pour lui répondre ». [11] Isabelle Thorpe de Catherine, est une coquette vulgaire dont seuls des yeux naïfs ne voient pas les manèges pour attirer l’attention des jeunes gens. John Thorpe, le frère de cette remuante et prétentieuse personne, est un gros garçon « laid de visage et gauche de tournure qui se serait cru en danger d’être pris pour un élégant s’il n’avait pas porté des habits de palefrenier. Il aurait craint de passer pour un homme du monde s’il n’avait affecté un air de familiarité là où il aurait du montrer de la réserve et un air d’indifférence où il aurait pu se permettre un peu de familiarité ». Il ne fait pas grâce à la pauvre Catherine d’une seule prouesse de son cheval, animal vraiment unique à l’en croire : « Il ne pourrait pas faire moins de dix milles à l’heure ; vous lui attacheriez les jambes qu’il les ferait quand même ». Et ce lourdaud ne se contente pas de vanter son cheval, sa voiture, sa faconde conduire ; il s’érige en critique et juge du mérite de romans qu’il n’a pas même pris la peine de lire. « Camilla » de Miss Burney, est à ses yeux un ouvrage sans aucune valeur. Il arrive à cette fâcheuse conclusion par un raisonnement admirable. « C’est un roman très bête, écrit par cette femme dont tout le monde vous rabat les oreilles et qui a épousé un émigré français. AΛ’antde savoir cela, j’avais deviné ce que devait être l’ouvrage. Quand on m’eut dit que l’auteur avait épousé un émigré, je fus certain de ne jamais pouvoir arriver à le lire jusqu’au bout ». [12]

Les remarques de John Thorpe au sujet de « Camilla » servent uniquement à mettre en valeur la sottise du jeune homme. Plusieurs autres passages malgré leur tour ironique sont des morceaux de juste et fine critique littéraire. Cette critique perdit bien vite « quelque chose de son actualité » ainsi que le reconnut Jane Austen elle-même, dans l’Avertissement qu’elle écrivit en 1816 pour « L’abbaye de Northanger ». De 1803, époque où elle acheva le roman, à 1816, l’année où elle relut et retoucha une dernière fois son manuscrit, le goût du public avait évolué. Aux crimes, aux haines sanglantes, aux mystères effroyables dont les romans fantastiques, à la mode dix ans auparavant, étaient toujours emplis, les lecteurs et lectrices de 1816 préféraient les poèmes ou les romans écossais de Walter Scott et les romantiques héros de Byron. L’engouement dont l’école de la terreur avait joui un moment était tombé ; les romans de Mrs. Radcliffe avaient cessé d’offrir l’attrait d’un frisson nouveau. Les quelques chefs-d’œuvre isolés du genre fantastique, plus ou moins directement inspirés par « les Mystères d’Udolpho » : le « Moine » de Matthew Gregory Lewis, « Saint Léon » de Godwin, venaient d’être dépassés, en cette même année 1816, par le terrifiant « Frankenstein » de Mary Shelley. Mais ce « Frankenstein », le plus ingénieux, le plus hardi, le plus tragique des récits où le surnaturel s’allie à un sombre réalisme, n’était qu’un jeu d’esprit, entrepris par gageure d’écrire l’histoire la plus terrifiante que personne eût jamais contée. Pour la génération nouvelle, — génération de poètes plutôt que de romanciers, — créer des personnages monstrueux, ou doués d’un pouvoir surhumain, combiner des aventures dramatiques semblait un jeu puéril et vain. C’était désormais dans la nature et dans les richesses infinies de la réalité, illuminées par la flamme de l’inspiration lyrique, qu’on allait chercher la source de la beauté, du mystère et de l’émerveillement.

Les années d’attente pendant lesquelles « L’abbaye de Northanger » perdit sa valeur en tant que satire d’un genre bientôt démodé furent imposées à l’auteur par une curieuse série de mésaventures. Commencé en 1798, l’ouvrage fut abandonné, puis repris, et subit chaque fois des additions et des retouches. Une de ces additions est clairement indiquée par la mention, au chapitre V, d’un roman de Miss Edgeworth « Belinda ». « Belinda » ne parut qu’en 1801 ; le passage où son titre est cité n’est donc pas antérieur à cette date.

En 1803, Jane Austen crut avoir trouvé une occasion favorable de publier son roman. Elle vendit le manuscrit à des éditeurs de Londres, Crosby and Sons, qui promirent de faire paraître au plus tôt l’œuvre d’un auteur anonyme. Mais après cette vente, faite par l’intermédiaire de l’homme d’affaires d’Henry Austen, les éditeurs se ravisèrent, et le roman dont la publication avait été annoncée, ne parut pas. En avril 1809, Jane Austen, désirant rentrer en possession de son manuscrit, écrivit à Crosby and Sons. Elle leur rappela qu’ils avaient acheté, six ans auparavant, pour la somme de 10 livres sterling, le manuscrit d’un roman en deux volumes intitulé « Susan ». Elle les pria de publier l’ouvrage sans plus tarder, ajoutant que, s’ils y manquaient, elle se croirait autorisée à remettre en d’autres mains une seconde copie de son manuscrit. En réponse à cette lettre, Crosby and Sons firent savoir à l’auteur de « Susan » qu’ils étaient libres de disposer à leur gré de cette œuvre ; si l’auteur trouvait bon de faire publier son roman par un autre éditeur, ils feraient opposition à la publication. Le manuscrit resta donc dans les tiroirs de Crosby and Sons jusqu’en 1815.

Dans l’Avertissement au Lecteur, écrit en 1816 pour la première édition de « L’abbaye de Northanger », Jane Austen parle de sa déconvenue avec assez de bonne humeur : « Ce petit roman avait été achevé en 1803 et était destiné par son auteur à paraître la même année ». Le long intervalle qui a séparé sa composition de sa publication est dû, ajoute-t-elle, à l’étrange caprice d’un éditeur « qui avait pris la peine d’acheter un ouvrage sans toutefois juger que celui-ci valut la peine d’être publié ».[13]

Les termes de la lettre adressée à Crosby and Sons correspondent exactement aux faits mentionnés dans l’Avertissement au Lecteur. Cependant, un point reste à éclaircir. « Susan », le roman dont parle cette lettre, est-il celui dont Jane Austen fit « L’abbaye de Northanger » après avoir changé de Susan en Catherine le nom de l’héroïne ? Ne s’agirait-il pas ici du roman épistolaire « Lady Susan», composé avant 1796 ? Nullement. « Susan » et « Lady Susan », malgré la ressemblance de leurs titres, sont deux ouvrages entièrement différents. On sait que Jane Austen ne retoucha jamais « Lady Susan » et ne chercha pas à le publier. D’autre part, le changement de titre qu’il faut supposer pour admettre que le roman de 1803, « Susan », soit devenu « L’abbaye de Northanger » en 1817, n’a rien qui doive surprendre, puisque « Orgueil et Parti pris » fut en premier lieu intitulé « Premières Impressions » et que « Bon Sens et Sentimentalité » s’appela d’abord « Ellinor et Marianne ». Notons encore que « L’abbaye de Northanger » est le seul roman écrit avant 1803 qui réponde à la description de « roman en deux volumes ». « Orgueil et Parti pris » et a Bon Sens et Sentimentalité » ont trois volumes, comme la plupart des romans de cette époque. En 1815, Henry Austen songea à retrouver, s’il en était encore temps, le manuscrit vendu en 1803. Il se rendit chez l’éditeur qui, probablement enchanté de cette aubaine, consentit à se dessaisir du manuscrit dédaigné, contre paiement d’une même somme de 10 livres. La transaction terminée, Henry Austen se fit un plaisir d’apprendre au libraire que le manuscrit dont il avait fait si peu de cas était du même auteur qu’« Orgueil et Parti pris ».[14]

Avant de recevoir une forme et un titre définitifs, le roman achevé en 1803 devait connaître d’autres vicissitudes. Rentrée en possession de son manuscrit, Jane Austen le retoucha encore et écrivit l’Avertissement destiné à figurer dans la première édition. Puis, jugeant préférable de se consacrer tout entière à la composition d’un nouvel ouvrage, elle le mit encore une fois de côté. Une lettre de mars 1817 nous renseigne à ce sujet. « Miss Catherine » est délaissé pour le moment et je ne pense pas le publier jamais. J’ai quelque chose qui est prêt à paraître et qui paraîtra, je crois, dans un an. « Miss Catherine » désigne, à n’en pas douter, « L’abbaye de Northanger », et le roman presque achevé n’est autre que « Persuasion ». Les prévisions de l’auteur ne devaient pas se réaliser. Déjà gravement atteinte au mois de mars, Jane Austen mourut en juillet 1817, et ce fut seulement en 1818 qu’Henry Austen publia les deux manuscrits. Il les fit précéder d’un court mémoire dans lequel il retraçait d’une main pieuse les principaux traits du caractère et de l’œuvre de sa sœur. Dans cette édition posthume, le nom de l’auteur fut pour la première fois imprimé au-dessous du titre d’un roman, et le public apprit ainsi de façon certaine ce nom que quelques amis avaient jusqu’alors été seuls à connaître.


En mai et juin 1799, Jane Austen fit un séjour à Bath en compagnie de sa mère, tandis que Cassandre demeurait à Steventon. Cette visite lui permit d’ajouter quelques détails à « L’abbaye de Northanger ». Ses lettres, d’ailleurs, parlent fréquemment de promenades dans les jardins publics, d’illuminations, de feux d’artifice, de concerts et de soirées au théâtre qui rappellent les agréables occupations de Catherine Morland. Cassandre étant retenue à Steventon, il faut que sa sœur l’entretienne d’objets encore plus importants : de certain manteau neuf, si joli que Jane en le recevant a envie de s’écrier, comme le fermier de Steventon devant une superbe récolte de foin « Voilà ce que j’attendais depuis trois ans ! » ; de dentelles et de bas de soie qu’elle achète ; d’un voile dont les deux sœurs veulent faire cadeau à Mme James Austen et dont le prix ne dépasse pas « ce qu’elles avaient pensé offrir en sacrifice sur l’autel de la tendresse qu’on porte à une belle-sœur ». Mais elle n’admire point sans restrictions les parures à la mode. Elle saisit bien vite la bizarrerie de certaines élégances. Cassandre lui a confié la mission délicate d’un achat de fleurs ou de fruits destinés à orner un chapeau. Grande est la difficulté qu’elle éprouve à choisir entre deux garnitures également tentantes : « J’aurais quatre ou cinq branches de fleurs pour le même prix qu’il me faudrait mettre à une prune. Je ne me déciderai pas à acheter de fruits avant de recevoir de nouvelles instructions. Je ne peux pas m’empêcher de trouver qu’il est plus naturel de voir des fleurs, et non pas des fruits, pousser sur une tête. Quel est votre avis là-dessus ? »[15]

De retour à Steventon, après cet agréable séjour à Bath, la petite pointe d’impatience déjà sensible dans quelques lettres de l’année précédente, perce de nouveau. Non pas que Jane Austen ait perdu sa bonne humeur et son entrain accoutumés, mais ses remarques deviennent parfois un peu acerbes. L’étroitesse de son milieu, tout ce qu’il y a de monotone, d’artificiel, dans la société où elle vit, commence à agir sur elle. Sa perspicacité dans le jugement d’un caractère, sa tendance à remarquer les ridicules des gens qu’elle rencontre n’ont plus leur aménité première. Elle a même certaines phrases acides, à l’égard de jeunes gens et jeunes filles rencontrés au bal. Il ne s’agit point là d’un mouvement de dépit personnel, car elle est toujours la jolie Miss Austen et danse « neuf fois sur dix », mais après le bal elle raconte à Cassandre qu’« il y avait hier au soir pénurie de cavaliers, surtout de cavaliers qui fussent bons à quelque chose ». Elle lui écrit après un autre bal qu’« il y avait très peu de jolies femmes et celles-ci n’étaient que tout au plus passables ». Une jeune fille lui a paru « un bien singulier animal au cou blanc » et deux sœurs lui ont semblé « assez jolies avec beaucoup de nez ». Elle s’amuse encore dans le monde, mais surtout parce qu’elle aime à danser et à mettre une robe nouvelle. Les gens chez qui, en 1796, elle croyait trouver un inépuisable sujet d’études, n’ont plus rien, même dans leur insignifiance et leur stupidité, de nouveau à ses yeux. Elle ne trouve plus un plaisir aussi vif à les observer et son esprit s’emploie à relever chez eux, sans la moindre bienveillance, de légers ridicules ou des travers auxquels il est mesquin de s’attacher.

Un portrait qui la représente telle qu’elle était à cette époque nous permet de saisir sur son visage un reflet de cette impatience, de cette nuance de mécontentement que trahissent les lettres de 1798, de 1799 et de 1800. Ce portrait pour lequel l’artiste s’est inspiré d’une esquisse faite par Cassandre Austen, [16] est un dessin au crayon teinté à l’aquarelle. Vêtue d’une robe de mousseline dont la large échancrure est remplie d’une légère guimpe serrée autour du cou, la jeune fille, un sourire dans les yeux et l’ombre d’un sourire sur les lèvres étroitement jointes, semble retenir quelque spirituelle répartie ou quelque ironique remarque. Jolie, fraîche, avec des traits assez réguliers et un beau teint, elle intéresse et attire par ce mélange de simplicité piquante et de spirituelle vivacité dont elle avait doué Elizabeth Bennett, l’héroïne de son premier roman. Les yeux très grands, bien fendus, ont un regard droit. Leur expression pénétrante s’accorde avec le dessin net, un peu dur, de la bouche, et la pose de la tête bien attachée sur un cou rond, d’une ligne très pure. Il n’y a pas, dans ce visage, de véritable séduction mais assez de joliesse pour plaire avec assez d’expression pour charmer. Les courtes boucles brunes qui encadrent le front sont prises dans un de ces gentils bonnets de mousseline que Jane Austen cousait de ses mains adroites, et dont elle avait dit un jour à sa sœur : « Ces bonnets m’épargnent les tourments que coûtent une coiffure savante. Je cache dessous mes cheveux simplement nattés et comme mes petites boucles frisent assez bien naturellement, je suis dispensée de mettre des papillotes ». [17]

Ignorante comme elle l’était encore de la tristesse et de la douleur de vains regrets, Jane Austen, à cette heure où une existence trop étroite commençait à lui peser, n’était plus sans avoir vu souffrir autour d’elle. La vie de sa sœur avait été assombrie par un cruel événement, et si réservée, si secrète que fut Cassandre Austen, ceux qui l’aimaient — et Jane la première — avaient pu deviner quelque chose de sa souffrance. Cassandre Austen avait été fiancée à un jeune clergyman, ancien élève du pasteur. Pour obtenir plus tôt une situation qui lui permit de se marier, le jeune homme avait sollicité et obtenu le poste de chapelain d’un régiment commandé par un de ses parents, lord Craven. Le régiment fut envoyé aux Indes Occidentales où, au bout de quelques mois, le jeune homme mourut de la fièvre jaune. Avec son fiancé. Cassandre Austen vit disparaître sa jeunesse et demeura toujours fidèle au souvenir de l’ami d’enfance auquel elle s’était promise. Il ne reste dans la correspondance aucune allusion à cette triste et simple histoire, si ce n’est, dans une lettre de 1796, une brève phrase au sujet d’une amie qui croit Cassandre « très occupée à préparer ses toilettes de noces ». [18] Mais une lettre de Mme de Feuillide, datée de mai 1797, nous donne quelques détails sur l’événement : « Toute la famille est frappée par un coup si cruel, et surtout la pauvre Cassandre que je plains de tout mon cœur… Jane m’écrit que sa sœur fait preuve en cette circonstance d’un empire sur soi-même dont une àme moins noble serait incapable ». [19] Les deux sœurs étant si tendrement attachées l’une à l’autre, le deuil de Cassandre ne fut pas sans influer, passagèrement au moins, sur le caractère de Jane.

À son insu peut-être, Jane Austen souhaitait changer de milieu. Son souhait se réalisa de la façon la plus inattendue. Vers la fin de 1800, un jour que Cassandre et Jane rentraient au presbytère après avoir fait ensemble une promenade, leur mère les accueillit en leur disant : « Tout est décidé, mes enfants, nous avons résolu de quitter Steventon et de nous installer à Bath ». Jane qui ne savait presque rien de ce projet éprouva à cette nouvelle une surprise si grande qu’elle s’évanouit. [20] En dépit de ses petits mouvements d’humeur et tant qu’elle s’était cru destinée à passer sa vie à Steventon, elle avait aimé la vieille maison, le pays, tout ce qui, dans son village natal et dans les environs, était associé à ses souvenirs d’enfance. Dans la dernière lettre écrite avant de connaître les intentions de ses parents, elle avait parlé <lu jardin et s’était demandé comment disposer d’un nouveau morceau de terrain à droite de la grande allée d’ormes. « Vaudrait-il mieux en faire un petit verger en y plantant des pommiers, des poiriers et des cerisiers, ou le garnir de mélèzes, de frênes et d’acacias. Qu’en dites-vous ? Moi,je ne dis rien et suis prête à être de l’avis de tout le monde ». [21] La question de cette nouvelle plantation l’intéressait, quoiqu’elle s’en défendit, car elle aimait la campagne de cet amour qu’on rencontre si fréquemment en Angleterre, avec cette affection fraternelle, cette tendresse qui donnent un accent unique à tout ce que la nature a inspiré aux écrivains anglais. On a vu comment, si indifférente à de plus grands maux, elle déplorait la destruction des « beaux ormes chéris » du jardin. Le plaisir qu’elle goûtait à admirer la beauté d’un paysage était tel qu’elle le plaçait « parmi les délices qu’on doit connaître au paradis ». [22] Aussi, l’idée de quitter Steventon, l’horizon familier de ses paisibles collines, les fleurs, les arbres et les pelouses du presbytère, lui causa-t-elle tout d’abord une peine très grande. Mais cette peine s’effaça bien vite. Redoutant d’instinct toute émotion assez forte pour détruire l’équilibre de sa nature orientée spontanément vers la joie, elle accepta, avec une rapidité qu’on serait tenté de trouver extrême, la pensée d’un départ.

Un mois et demi après avoir parlé à Cassandre du morceau de terrain ajouté au jardin, elle ne parle plus que de Bath et sur le ton le plus enjoué. « Ma mère espère que nous aurons deux servantes ; mon père est le seul à n’être pas dans le secret. Nous nous proposons d’avoir une cuisinière sérieuse et une jeune fille écervelée ainsi qu’un valet respectable et d’âge mûr qui remplira la double fonction de mari de la première et d’amoureux de la seconde ». [23] Elle discute aussi la question du quartier et des rues où la famille pourrait trouver une maison bien située. En annonçant à Cassandre que le moment du départ dépend de la réponse que leur tante, Mme Leigh-Perrot, va faire à Mme Austen, Jane avoue à sa sœur combien elle sera désappointée si Mme Leigh-Perrot n’invite pas ses nièces à s’installer chez elle avant de louer une maison. « Je ne sais pas ce que je ferai s’il faut renoncer à notre projet d’aller toutes les deux à Bath en mai », lui dit-elle le plus sérieusement du monde. D’ailleurs, à quoi bon retarder le départ ? Avec cette remarquable économie d’émotions qui la caractérise, elle se donne sans arrière-pensée, bien plus, avec joie, à la satisfaction présente de tout arranger pour la nouvelle installation. « Ma mère a stipulé qu’elle ne voulait pas avoir l’embarras de meubler notre maison à Bath, et je lui ai promis que vous vous chargeriez bien volontiers de tout cela ». Elle donne seulement, d’un cœur déjà étranger, quelques paroles au pays qu’elle va quitter définitivement. Ces paroles montrent assez que, à vingt-cinq ans, Jane Austen était encore, en ce qui concerne les sentiments, à l’âge ingrat. En petite personne avisée et sage, elle a pesé les avantages matériels du changement, et les trouvant nombreux, ne s’embarrasse pas plus longtemps de considérations sentimentales. « De plus en plus, je m’accommode de l’idée de nous en aller. Nous avons vécu assez longtemps dans le pays : les bals de Basingstoke vont en déclinant, c’est incontestable. Il y a quelque chose d’intéressant dans le remue-ménage d’un départ et la perspective de passer à l’avenir l’été au bord de la mer ou dans le pays de Galles est absolument délicieuse. Nous jouirons ainsi pendant un certain temps de beaucoup des privilèges que j’ai souvent enviés aux femmes de marins ou de soldats. Cependant, il ne faudrait pas que tout le monde sache que je ne fais pas un grand sacrifice en quittant la campagne, car je ne pourrais plus espérer faire naître aucune tendre compassion, ni éveiller aucun intérêt chez les amis que nous quittons ».[24]

D’autres lettres, écrites quelques jours plus tard, ne contiennent que le récit des préparatifs de départ : le révérend George Austen veut se défaire des cinq cents volumes de sa bibliothèque, et Jane propose en riant à son frère aîné, qui succède à son père comme recteur de Steventon, de les acquérir au prix fort modique d’une demi-guinée le volume. Puis viennent quelques détails au sujet d’une soirée passée à Ashe Park où Jane se trouve presque en famille et où toute la compagnie « est de fort méchante humeur en jouant au vingt et un ». Viennent encore quelques projets, mais ceux-là se rapportent aux robes nouvelles dont il faudra faire emplette à Bath. « Ma robe rose durera tout au plus jusqu’à la fin de mon séjour à Steventon… Je vais vous charger de m’acheter une robe de mousseline unie et sombre pour le matin. J’en veux une autre très jolie, jaune et blanche, légère comme un nuage, mais, celle-là, je l’achèterai à Bath ».[25] C’est ainsi que Jane Austen quitte le village où elle est née, la maison paternelle, le frais jardin qui l’ont vu grandir. Elle part sans regrets, sans tristesse, heureuse de s’éloigner d’un milieu qui ne l’intéresse plus et qui lui a donné tout ce qu’il pouvait lui donner, puisqu’elle y a vécu des années sereines et trouvé le sujet de trois romans.

  1. Lettres. 17 novembre 1798.
  2. Lettres. 18 décembre 1798.
  3. Lettres. 18 décembre 1798.
  4. Emma. Chap. X.
  5. Orgueil et parti pris. Chap. XXX.
  6. Lettres. 25 novembre 1798.
  7. L’Abbaye de Northanger. Chap. X.
  8. L’abbaye de Nortlianger. Chap. XXX.
  9. L’abbaye de Xorthanger. Chap. III
  10. L’abbaye de Northanger. Chap. XIV.
  11. L’abbaye de Northanger. Chap. IX.
  12. L’abbaye de Northanger. Chap. VII.
  13. Avertissement au Lecteur « L’Abbaye de Northanger », édition de 1818.
  14. Memoir. Page 130.
  15. Lettres. 11 juin 1799.
  16. Ce portrait fut fait à Bath, quelques années après la mort de Jane Austen. Aux indications fournies par la petite esquisse de Cassandre, plusieurs membres de la famille ajoutèrent celles qu’ils empruntèrent à leurs souvenirs. Grâce à leur concours, le peintre qu’ils avaient chargé d’une tâche si délicate réussit à leur donner une image fidèle des traits et de la physionomie de Jane Austen.
  17. Lettres, 1er décembre 1798.
  18. Lettres. 1er septembre 1796.
  19. Jane Austen, her life and her letters. Page 103.
  20. Jane Austen, her homes and her friends. Chap. IX. Cité d’après des papiers de famille.
  21. Lettres. 20 novembre 1800.
  22. Jane Austen, her homes and her friends. Chap. IX.
  23. Lettres. 3 janvier 1801.
  24. Lettres. 3 janvier 1801.
  25. Lettres. 25 janvier 1801