Jean-Arthur Rimbaud (Berrichon)/Deuxième partie

La bibliothèque libre.
Mercure de France (p. 131-296).


DEUXIÈME PARTIE


Suis-je trompé ? La charité serait-elle sœur de la mort pour moi ?

Sur la mer, que j’aimais comme si elle eût dû me laver d’une souillure, je voyais se lever la croix consolatrice. J’avais été damné par l’arc-en-ciel.

A. R.

L’ADOLESCENCE
ILLUMINATIONS, UNE SAISON EN ENFER
À Paul Claudel.

I

Paul Verlaine nous a tracé la physionomie d’Arthur Rimbaud lors de son arrivée à Paris en octobre 1871. « C’était — dit-il dans des notes parues à la Plume du 15 novembre 1895 — une vraie tête d’enfant, dodue et fraîche, sur un grand corps osseux et comme maladroit d’adolescent qui grandissait encore et de qui la voix, très accentuée en ardennais, presque patoisante, avait ces hauts et ces bas de la mue. » Depuis son retour de la Commune, le jeune homme s’était, chez sa mère, repris en effet, peu à peu, de teint et de mine. Son costume, sans être celui d’un gommeux ni d’un godelureau de province, se présentait fort correct, fort honorable.

Durant le très court laps de temps qui avait séparé la date de la première lettre de Rimbaud de la date de son arrivée dans la capitale, l’auteur des Poèmes saturniens avait à ses amis du « Parnasse contemporain » parlé de la prodigieuse recrue qu’on allait faire il leur avait communiqué les poèmes si savoureux et si spéciaux du provincial, ainsi que ses missives décelant une âme aussi grande que singulière. On attendait avec curiosité la venue du pénétrant rimeur des Assis. Charles Cros en particulier, Charles Cros, l’inventeur avant tout le monde du téléphone, du phonographe et de la photographie des couleurs, et qui fut en même temps un délicat poète dont l’œuvre, le Coffret de Santal, a été par un palikare de goût[1] quelque peu pillée, Charles Cros avait admiré. Il voulut aller avec Verlaine saluer Rimbaud à la descente du train. Mais, soit malentendu, soit station prolongée en un café, ils arrivèrent trop tard à la gare. Ce ne fut que rue Nicolet, chez Verlaine, où le voyageur, au débarqué, s’était aussitôt rendu, qu’ils purent lui souhaiter la bienvenue. Accueilli par Madame Verlaine et la mère de celle-ci, Madame Mauté, il causait déjà à ces femmes un étonnement, par son aspect d’extrême jeunesse.

Selon un récit fort tendancieux et léger[2], Rimbaud, dès cette première entrevue, se serait montré insociable. À table, il aurait mangé goulûment et n’aurait pas daigné répondre aux questions posées avec amabilité sur son existence à Charleville et sur sa poétique. La raison de cette attitude serait pourtant bien simple, bien claire et il faut, vraiment, être dénué de tout bon sens, de toute bonne vue, pour la mal voir, pour la faussement expliquer. Nous l’avons déjà fait connaître, cette raison. Faut-il répéter que Rimbaud était dans sa phase d’adolescence, qu’il se développait extraordinairement dans sa taille, allant atteindre 1 m. 80, et que, comme à tous les garçons de son âge, il lui fallait une abondante alimentation. L’on sait, en outre, qu’il était timide paradoxalement et peu causeur. Là, dans cette maison bourgeoise, dans ce milieu artiste tout nouveau pour lui, il demeurait dans la crainte que Cros et Verlaine, ces Parisiens considérés comme des esprits supérieurs et qui l’étaient de fait, ces Parisiens désinvoltes parlant avec la plus grande aisance et avec rapidité un français si joli, ne se moquassent, devant ou derrière lui, de sa provinciale gaucherie, de son accent ardennais un peu traînard, de sa voix muante, de son parler lourd qu’il sentait bien ne pas correspondre à l’efflorescence vertigineuse de sa pensée.


Les moqueries redoutées ne devaient pas, d’ailleurs, manquer de se produire. Non ce jour-là, car les interlocuteurs étaient ou trop intelligents ou trop réservés ; mais dans la suite, lorsqu’il eut affaire avec les prétentieux imbéciles vivant de tout temps, à Paris, dans le sillage des hommes de valeur pas assez énergiques ou trop pauvres pour pouvoir s’isoler. Et cela devait faire, et cela fit que la timidité d’Arthur Rimbaud, loin de s’atténuer au commerce des gens de lettres, s’augmenta et s’aigrit. Il en avait conscience, de cette timidité il en saisissait le côté absurde il en souffrait d’autant plus.

Dès en présence de personnes non familières (et Rimbaud ne se familiarisait pas facilement), ou dont la mise était plus recherchée que la sienne, une intense rougeur lui montait au visage et, la fierté héritée de sa mère appréhendant le ridicule de ce mouvement sanguin, il en éprouvait toujours comme une humiliation. Cela le rendait muet, lui mettait un tic nerveux dans la face. En ces instants, il eût voulu positivement se trouver à cent pieds sous terre. Fantin-Latour, questionné sur les manières d’être de Rimbaud, nous a dit que, durant l’unique séance de pose obtenue pour le portrait dans le Coin de Table, il ne proféra pas une parole ; et le grand peintre, alors qu’en réalité il y avait dans l’attitude de son modèle tout simplement une colère contre soi-même et peut-être une souffrance de se trouver assis, immobile, son menton dans sa longue et forte main noueusement articulée et gonflée d’engelures, le grand peintre crut voir du dédain impatient sur ce juvénile visage contracté, au regard bleu-clair luisant et souriant, à la forte bouche rouge plissée d’amertume.


Le pavillon de la rue Nicolet, à Montmartre, où Rimbaud venait d’être accueilli, était la propriété et l’habitation du beau-père de Verlaine, M. Mauté de Fleurville, normand d’origine et notaire honoraire.

Après la défaite de la Commune, sous laquelle il avait rempli la singulière fonction de chef du bureau de la Presse à l’Hôtel de Ville, Verlaine, se croyant compromis et n’ayant pas réintégré son antérieur emploi de la Préfecture de la Seine, avait consenti, malgré des inquiétudes sur l’accord possible, à venir là réfugier son ménage. L’existence en commun avec les beaux-parents n’allait pas du tout d’harmonie. Verlaine s’adonnait à l’alcool ; M. Mauté était de mœurs ultra-bourgeoises et chicanouses.

À l’arrivée d’Arthur Rimbaud, l’ex-tabellion, qui n’eût pu se faire à l’idée d’héberger un artiste sans le sou, ne s’était heureusement pas trouvé chez lui, et, parti en voyage d’affaires, il ne devait rentrer que dans une quinzaine dé jours. Verlaine proposa de garder l’arrivant jusqu’à l’aboutissement des démarches en vue de lui assurer un logement chez des amis. Les dames acquiescèrent, à la condition que pour la rentrée du redouté chef de maison l’hôte serait ailleurs.

Mais il mangeait trop sans doute, au sens des Parisiennes, ce garçon d’Ardenne aux mains gourdes et pas assez mondain ! On le supporta mal, tout de suite. Le voyant gêné, et d’ailleurs heureux de fuir son maussade intérieur, Verlaine l’emmenait dans Paris et commençait à l’initier aux ivresses de l’absinthe.


Or, l’auteur des Poèmes saturniens s’intéressait de plus en plus aux conversations géniales et « prophétiques » de son hôte s’apprivoisant dans la rue, à ses manières toujours imprévues de douceur pénétrante et de force terrible, de « grâce croisée de violence nouvelle ». Rentré chez lui, il ne cachait pas son enthousiasme à sa femme. Celle-ci — est-ce perversité native ? est-ce malins propos ouïs de son mari ? est-ce antipathie pour la singularité de Rimbaud ? — en prit ombrage. Pourtant, a écrit Verlaine dans ses Confessions, « il ne s’agissait en principe non pas même d’une sympathie quelconque entre deux natures si différentes que celle du poète des Assis et la mienne, mais d’une admiration, d’un étonnement extrêmes en face de ce gamin de seize ans qui avait dès alors écrit des choses, a dit excellemment Fénéon, peut-être au-dessus de la littérature ».

Hélas ! il était fatal qu’un être aussi extraordinaire fût, au point de vue moral, dès l’abord méconnu. Verlaine, ne pouvant lui-même deviner toutela délicatesse etla noblesse cachées sous les dehors étranges de Rimbaud, ne garda pas, c’est certain, vis-à-vis de sa femme et de sa belle-mère, en présence du « gamin » toute la mesure convenable et qu’auraient exigée ses responsabilités. On rentrait quelquefois ivres à la maison. Dès la première scène entre les époux à son sujet, le commensal, révolté par ce genre inattendu d’avanie, quitta sans rien dire la rue Nicolet et s’en fut errer seul dans Paris.

Combien de jours resta-t-il ainsi de nouveau sans gîte, sans pain, en contact avec les pires misères citadines ? Nous ne saurions le dire au juste. Nous savons seulement, par ce que nous en a confié un jour Verlaine, que lorsque celui-ci, alarmé, plein de remords au sujet de la disparition de Rimbaud, et s’étant mis du reste à sa recherche, le rencontra par hasard dans la rue, sa bonne mine avait disparu. Il était hâve, haillonneux, couvert de vermine, et, mourant de faim et de froid, il se proposait de retourner à pied auprès de sa mère. L’on eût dit que la boue l’avait encore fait grandir ! Ses habits souillés et déchirés paraissaient à présent trop petits. Toute sa personne d enfance calamiteuse et géante revêtait un aspect fantastique. C’était un ange de Memling dans les guenilles d’un Callot.


Je me revois — écrira-t-il dans Une Saison en Enfer au souvenir de cette détresse — la peau rongée par la boue et la peste, des vers plein les cheveux et les aisselles et encore de plus gros vers dans le cœur, étendu parmi les inconnus sans âge, sans sentiment… J’aurais pu y mourir… L’affreuse évocation ! J’exècre la misère.


Très ému de ce spectacle, Verlaine emmena tout de suite le miséreux se réconforter, en y employant les façons de spontanéité capables de toucher cet héroïque et farouche cœur. Puis, l’on s’en fut trouver Charles Cros et André Gill. Ceux-ci avisèrent, Verlaine les ayant quittés ; et ils décidèrent d’aller soumettre le cas à Théodore de Banville, leur aîné et leur maître.


L’accueil du poète des Exilés fut charmant. Il fit d’abord remarquer à ses visiteurs — nous racontons ceci d’après Stéphane Mallarmé[3], le tenant de Banville lui-même — que pour faire, comme ils disaient, du grand art, une chambre vant tout était nécessaire ; et il la loua aussitôt dans les combles de la maison habitée par lui, rue de Buci. Ensuite, madame de Banville meubla cette chambre d’un lit, d’une chaise, d’une table sur laquelle on prit soin de mettre du papier, de l’encre et des plumes. Et Rimbaud, un soir, vint s’y installer.

Les nuits précédentes, il avait couché dans les garnis ignobles environnant la place Maubert. Devant le lit immaculé, il fut saisi du scrupule d’y laisser traces de sa misère. Se dépouillant des lambeaux sordides qui le couvraient si mal, il en fit un paquet et les lança par dessus le toit en face de sa mansarde, au grand scandale, certes non escompté par lui, des bonnes de tous étages embusquées derrière les croisées de leurs cuisines et guettant les agissements du nouveau locataire dont le torse nu avait soudainement surgi de l’embrasure de sa fenêtre. Théodore de Banville, auquel on s’alla plaindre de pareille indécence, monta s’enquérir à la mansarde. « C’est, balbutia Rimbaud, tout surpris, tout rouge de confusion, que je ne puis fréquenter une chambre si propre, un lit si virginal, avec mes habits et ma chemise tout criblés de poux. » Le bon maître n’avait pas songé, jusque-là, que ce vagabond muet pût éprouver du dégoût pour ses haillons et peut-être tomber d’inanition. Il lui fit porter bien vite des habits de rechange et l’invita à partager son dîner.

Néanmoins, Rimbaud ne devait pas habiter plus de quelques jours la mansarde de la rue de Buci. Son vouloir de libres allures prit ombrage des chuchotements et des sourires commémoratifs du soir de son arrivée, sourires et chuchotements qu’en rentrant et sortant il surprenait aux physionomies des servantes rencontrées. Ne pouvant surmonter la sensation humiliante qu’il en éprouvait, dans cet escalier de service ; il résolut de ne plus reparaître à la maison.

L’exquise sollicitude de Théodore de Banville s’inquiéta de ne plus voir rentrer le trop sourcilleux poète. Elle s’informa. On lui dit que Rimbaud refusait catégoriquement de revenir habiter la chambrette. Charles Cros l’avait accueilli et logé dans son laboratoire. Madame de Banville y fit porter le lit et les autres menus meubles.


Il va sans dire qu’un être d’une telle susceptibilité d’âme et d’un pareil insouci matériel ne pouvait s’accommoder longtemps d’un gîte étranger, fùt-ce celui offert par le meilleur et le plus désintéressé des amis.

On a dit sottement de Rimbaud qu’il était insupportable. Il était, au contraire, pour ses familiers, un charmeur ; et il fut toujours, à ce titre, recherché. Seulement, depuis l’aventure Izambard, le commerce avec les vaniteux lui devenait très pénible. Il redoutait d’eux d’inconscientes trahisons, leur préférait les purs idiots ; et c’est pourquoi, d’ailleurs, il ne fit pas long séjour dans le laboratoire de Cros, où, en même temps que lui, se trouvait hospitalisé un jeune et bellâtre peintre, de talent et d’intelligence médiocres.

Il alla demeurer, rue Racine, avec le génial et fantastique Cabaner, au cœur excellent. Puis, on le vit rue Victor-Cousin.

Enfin, se trouvant en possession d’une petite somme d’argent, il put, moyennant 12 frs. 50 demi-terme du loyer, aller occuper un domicile bien sien, rue Campagne-Première, à Montparnasse. Il y emménagea en janvier 1872, pour y rester jusqu’en avril suivant, date de son retour à Charleville.


Arrivé à Paris fin septembre 1871, il n’y aura donc demeuré que six mois. De sorte que, chez les littérateurs français comme partout ailleurs hors des Ardennes natales il ne fut, en définitive, qu’un passant ; un « passant considérable » a dit cet autre halluciné du verbe, Mallarmé.

Si l’on juge de la valeur d’une personnalité par le nombre et la durée des haines qu’elle suscite, il a fallu bien peu de temps à Rimbaud pour s’élever au-dessus de ses contemporains et provoquer leur envie, « l’envie aux yeux de basilic ». Jamais homme, à notre connaissance ne se sentit, en six mois d’existence, autant diffamé que cet adolescent vivant de privations dans une fièvre de génie. Jamais calomnies ne se répercutèrent avec plus de persistance que celles dont on voulut l’atteindre.

Aussi, malgré des traces laissées nombreuses et ineffaçables dans le souvenir d’une génération bruyante d’artistes, l’action d’Arthur Rimbaud à Paris est-elle demeurée jusqu’ici de signification obscure. On l’a comprise généralement mal souvent, pas du tout. On a systématiquement expliqué à côté. Puis, la lâcheté et l’hypocrisie s’en mêlant, on a volontiers commenté à rebours et propagé avec complaisance telles méchantes interprétations, devenues bientôt matière à gorges-chaudes. Pour un Paul Verlaine, un Charles Cros, un Raoul Ponchon, un Forain, un Cabaner, admirateurs, avec combien de vagues Parnassiens, destinés à asseoir leur médiocrité sur un rond de cuir ou sur un siège d’assemblée parlementaire ; avec combien de prétentieux photographes et de faux peintres, le natif et immense poète des Illuminations eut-il affaire, qui, à l’applaudissement de leurs pareils, outragèrent son orgueil légitime de dieu en haillons de leur suffisance bien mise d’imbéciles ?

Quand on sait la vie antérieure de Rimbaud, quand on songe à tout ce qu’il y avait de suprême et angélique ambition dans les visées de cet enfant de seize ans plus poète que jamais personne ne le fut, comme on sent, à y bien réfléchir, qu’il dut, en fin de compte, se complaire honoré par le mépris de gens qualifiant Villiers de l’Isle-Adam de crapule ou de raté ! Comme ensuite, poursuivant la réflexion, on comprend qu’il se soit parfois ingénié à les scandaliser en assumant le masque excessif de tout ce qui blessait leur pudibonderie de Prudhommes déguisés ! Lui, toute droiture, toute sincérité dans le génie et, d’ordinaire, si méditatif et clos, réservé incroyablement, comme, aux heures d’ivresse alcoolique, il dut jouir du spectacle de la terreur et du dégoût causés à ces pleutres par l’outrance et le paradoxe cyniques de ses gestes mystificateurs et de ses fausses confidences !


On lui fit d’abord, naturellement, une réputation d’ivrogne. Or Rimbaud, jusqu’ici, malgré qu’il eût déjà pensé à s’exciter l’esprit par des moyens artificiels, ignorait l’ébriété. Quelques gouttes d’absinthe, dans la crise mentale qu’il traversait, devaient suffire pour le mettre hors de soi. Nous venons de l’inférer : on le vit, dans ces moments d’ivresse, prendre une audace extrême de langage et devenir d’une violence extravagante d’invectives et de sarcasmes. Mais n’était-ce pas surtout, pour lui, revanche à sa folle timidité ? Et cela amusait Verlaine. Et cela amusait les rimeurs de rencontre, qui, tant qu’elles ne les atteignirent personnellement, trouvèrent drôles les ébriétés agressives de ce jeune homme si taciturne en sang-froid, et ne se firent point faute de l’abreuver, mais qui, dès que leur infatuation se vit l’objet direct des appréciations tranchantes du voyant, se mirent à le haïr de toute la malice venimeuse de leur âme de prudence et de lâcheté.

Ivrogne ? C’est bien vrai, oui, qu’il consentit, un temps, à attiser son feu intérieur en absorbant de l’alcool et du haschich ; mais cela, qui l’exaltait moins divinement que la contemplation de sa propre pensée, il le faisait, insistons-y, plus encore pour avoir l’occasion de stupéfier ses détracteurs que pour la jouissance égoïste, l’expérimentation d’extrêmes irritations des sens embrasant sa cervelle de visions tantôt amères et tantôt douces, soleils noirs et lunes blanches, fulgurances de malheur et de béatitude :

Qu’est-ce pour nous, mon cœur, que les nappes de sang
Et de braise, et mille meurtres, et les longs cris
De rage, sanglots de tout enfer renversant
Tout ordre ; et l’Aquilon encor sur les débris ;

Et toute vengeance ? — Rien !… Mais si, toute encore,
Nous la voulons ! Industriels, princes, sénats :
Périssez ! Puissance, justice, histoire : à bas !
Ça nous est dû. Le sang ! le sang ! la flamme d’or !


Tout à la guerre, à la vengeance, à la terreur.
Mon esprit tournons dans la morsure : Ah, passez,
Républiques de ce monde ! Des empereurs,
Des régiments, des colons, des peuples assez !

Qui remuerait les tourbillons de feu furieux,
Que nous et ceux que nous nous imaginons frères ?
A nous, romanesques amis : ça va nous plaire !
Jamais nous ne travaillerons, ô flots de feux !

Europe, Asie, Amérique, disparaissez.
Notre marche vengeresse a tout occupé,
Cités et campagnes ! — Nous serons écrasés !
Les volcans sauteront ! Et l’Océan frappé…

Oh ! mes amis ! — Mon cœur, c’est sûr, ils sont des frères :
Noirs inconnus, si nous allions ! Allons ! Allons…
Ô malheur ! je me sens frémir, la vieille terre,
Sur moi de plus en plus à vous ! la terre fond.


Nous croyons pouvoir, sans crainte de nous méprendre, attribuer ces vers de destruction, ce « vertige tourbillonnant dans un sarcasme féroce, à l’influence de l’absinthe. Ils ont été faits à Paris, dans un café et en présence d’amis, au commencement de 1872 ou plutôt fin 1871. Après coup, le poète, revenu au calme, y a ajouté, afin qu’on ne se méprît pas, ce commentaire ironique


Ce n’est rien ; j’y suis, j’y suis toujours.

Voici maintenant un poème en prose, probablement composé après une absorption de haschich. On le doit dater du commencement de 1872, avril probablement, et il a été incontestablement écrit à Charleville. La phrase qui l’achève, ironique également, est un après-coup dicté par le souvenir d’une lecture de Thomas de Quincey. Il semble que Rimbaud vient d’éprouver pour la première fois la plénitude des effets du poison :


MATINÉE D’IVRESSE

Ô mon Bien ! Ô mon Beau ! Fanfare atroce où je ne trébuche point. Chevalet féerique ! Hourra pour l’œuvre inouïe et pour le corps merveilleux, pour la première fois ! Cela commença sous les rires des enfants, cela finira par eux. Ce poison va rester dans toutes nos veines, même quand, la fanfare tournant, nous serons rendus à l’ancienne inharmonie. Ô maintenant, nous si digne de ces tortures ! rassemblons fervemment cette promesse surhumaine faite à notre corps et à notre âme créés : cette promesse, cette démence ! L’élégance, la science, la violence ! On nous a promis d’enterrer dans l’ombre l’arbre du bien et du mal, de déporter les honnêtetés tyranniques, afin que nous amenions notre très pur amour. Cela commença par quelques dégoûts et cela finit — ne pouvant nous saisir sur-le-champ de cette éternité — cela finit par une débandade de parfums.

Rire des enfants, discrétions des esclaves, austérité des vierges, horreur des figures et des objets d’ici, sacrés soyez-vous par le souvenir de cette veille. Cela commençait par toute la rustrerie, voici que cela finit par des anges de flamme et de glace.

Petite veille d’ivresse, sainte ! quand ce ne serait que pour le masque dont tu nous as gratifié. Nous t’affirmons, méthode ! Nous n’oublions pas que tu as glorifié hier chacun de nos âges. Nous avons foi au poison. Nous savons donner notre vie tout entière tous les jours.

Voici le temps des Assassins.


Et les cancans des camarades allaient leur train de boules de neige, se grossissant, se salissant, se noircissant dans leur roulement à travers les rues du Quartier-Latin, de Montparnasse et de Montmartre. Victor Hugo, au cours d’une soiréeà laquelle, dès novembre 1871, Rimbaud fut convié, avait appelé « Shakespeare enfant » le poète du Bateau ivre. Carjat, le lendemain, l’avait voulu photographier pour sa collection des célébrités contemporaines. Fantin-Latour, en janvier 1872, l’avait voulu, à la grande fureur d’Albert Mérat, peindre dans son tableau pour le Salon : Coin de Table. Son génie, malgré qu’incompris, était évident et déjà illustre. Les subalternes de lettres en écumaient d’envie. À partir du jour où, après l’avoir grisé, ils s’entendirent qualifier par lui selon leur étiage, Arthur Rimbaud ne fut plus qu’un voyou, un brigand, un pédéraste !

Lui ne prévoyait pas quel calvaire la rancune de ces gens lui préparait ainsi. Ingénument, fondu dans son rêve gigantesque de beauté et de bonté, tout cœur et tout esprit, il les aimait en les malmenant. Il les aimait, sans doute aussi parce qu’ils lui faisaient goûter la félicité de l’opprobre.


II

Il ne faudrait pas croire, car ce serait commettre une grossière erreur, que les heures de Rimbaud, à Paris, s’écoulèrent dans les cafés. Sa nature s’opposait violemment à ce qu’il restât longtemps assis ; elle s’opposait également à ce qu’il fût jamais l’assidu de quelqu’un. Quand il ne parcourait pas, solitaire et intéressé, les rues kaleïdoscopiques des quartiers si divers de la grande ville, promenades qu’il préférait à tout, il fréquentait aux bibliothèques et aux musées, toujours sans compagnie, si ce n’est au Louvre où, parfois, il rencontrait Forain, miséreux comme lui, chercheur comme lui de nouveautés esthétiques, contempteur comme lui des bourgeoisismes et ces deux gamins de génie, à l’esprit amer et infernal, tout en parcourant les galeries, noyaient de leur dérision, certes autorisée, qui les célébrités de la peinture moderne, qui les notoriétés actuelles de la Httérature.

On doit, pour une part, attribuer aux premières visites dans les musées l’inspiration du sonnet des Voyelles et des Chercheuses de Poux. Rimbaud s’efforçait, dès lors, à réaliser en poésie une synthèse émotive au moyen d’un langage intéressant à la fois tous les modes de sentir ; et il y réussissait admirablement par ce tableau si musical, si bien quintuplement sensuel dans sa pureté harmonieuse


LES CHERCHEUSES DE POUX


Quand le front de l’enfant plein de routes tourmentes
Implore l’essaim blanc des rêves indistincts,
Il vient près de son lit deux grandes soeurs charmantes
Avec de frêltes doigts aux ongles argentins.


Elles assoient l’enfant auprès d’une croisée
Grande ouverte où l’air bleu baigne un fouillis de fleurs
Et, dans ses lourds cheveux où tombe la rosée,
Promènent leurs doigts fins, terribles et charmeurs.

Il écoute chanter leurs haleines craintives
Qui fleurent de longs miels végétaux et rosés
Et qu’interrompt parfois un sifflement, salives
Reprises sur la lèvre ou désirs de baisers.

Il entend leurs cils noirs battant sous les silences
Parfumés ; et leurs doigts électriques et doux
Font crépiter parmi ses grises indolences
Sous leurs ongles royaux la mort des petits poux.

Voilà que monte en lui le vin de la Paresse,
Soupir d’harmonica qui pourrait délirer :
L’enfant se sent, selon la lenteur des caresses,
Sourdre et mourir sans cesse un désir de pleurer.


Dans les premiers moments de sa vie parisienne, après qu’il eut quitté la maison de Théodore de Banville et après la présentation à Victor Hugo, Rimbaud reçut de quelques admirateurs une aide pécuniaire. Mais ce subside, très restreint et d’ailleurs précaire, il ne toléra pas qu’on le lui servît longtemps. Se complaire redevable, en même temps qu’obligé, n’était point de son éducation ; cela, au surplus, l’eût gêné dans ses prétentions à la liberté totale. Il essaya, sans y réussir, de divers métiers, entre autres celui de camelot, en vendant sur le trottoir de la rue de Rivoli des anneaux pour la sureté des clefs, et celui de chroniqueur, en portant au Figaro des proses, qu’on mit alors au panier et qu’il serait aujourd’hui intéressant de connaitre, si l’on en juge par le titre de deux d’entre elles : les Nuits blanches, le Bureau des Cocardiers.

De sorte que l’existence menée par le jeune homme à Paris, durant ce semestre, fut, en général, celle effroyable de ces pauvres trop fiers pour demander secours, trop honnêtes pour commettre un quelconque larçin. Aussi, quoiqu’il crût avec une rapidité insolite et que cet état physiologique nécessitât, nous l’avons déjà dit, une surabondance d’alimentation, passa-t-il souvent des jours entiers, et même plusieurs jours de suite, sans manger. S’il dinait, c’était, la plupart du temps, de croûtes ramassées dans la rue ou de détritus des marchés. Avec un estomac garni de cette façon, étant donné que sa complexion trop nerveuse supportait mal la boisson, la moindre libation offerte par Cros ou Verlaine devait, c’est évident, le mettre en démence. Et cette constatation ne suffirait-elle point aussi pour ramener à leur valeur les anecdotes ressassées par ses ennemis et grossies par écho, tant celle du dîner des Vilains Bonshommes[4] que les autres ?


Ah, les haillons pourris, le pain trempé de pluie, l’ivresse, les mille amours qui m’ont crucifié ! Elle ne finira donc point cette goule reine de millions d’âmes et de corps morts et qui seront jugés !


s’écrira encore Rimbaud, dans Une Saison en Enfer, au souvenir de cette vie.

Cependant la haine calomniatrice s’acharnait contre lui. Ah, messieurs les arrivistes de lettres, futurs journalistes, il ne fait pas bon vivre parmi vous quand on est pauvre et qu’on a du talent ! Et la méchante réputation qu’on lui faisait poursuivra Rimbaud jusqu’au delà du tombeau, même quand l’histoire de sa vie l’aura montré dans sa vérité de noblesse. Il aurait excité, a-t-on prétendu, le fâcheux penchant du Pauvre Lélian[5] aux excès alcooliques. Répétons qu’avant de connaître Verlaine, Rimbaud ne s’était jamais grisé, et faisons remarquer qu’après sa rupture avec Verlaine il se déshabituera de boire en très peu de temps : ce sont là des faits qui ne peuvent, à cette heure, être contestés par personne. Nous savons en outre que, dès le commencement de 1872, c’est-à-dire six mois après son entrée en relations avec le poète des Romances sans Paroles, il touchera la lie de ces breuvages affolants et qu’il les prendra en dégoût. N’a-t-il pas, aux Illuminations, chansonné sa répugnance et démontré par là que si, à l’époque de son retour à Charleville, après Paris, il éprouvait des soifs, ce n’étaient déjà plus des soifs de vin et de spiritueux ? Il est, au surplus, prouvé que l’une des principales causes des dissentiments qui, plus tard, s’élevèrent à Londres entre les deux amis fut la véhémence des reproches faits par Rimbaud à Verlaine au sujet de son incorrigible ivrognerie.


Nous reproduirons ici les chansons auxquelles il vient d’être fait allusion. L’intérêt biographique présenté par elles nous y oblige conçues dans l’esprit de la chanson populaire et dans son rythme, elles forment comme le prélude, comme l’ouverture de « l’opéra fabuleux » que va devenir le poète. Puis, les éditions jusqu’ici parues des Illuminations les ont présentées selon une mauvaise distribution, avec des lacunes ; cela, non certes par la faute des éditeurs, mais parce que le manuscrit d’après lequel on les imprima en premier, des brouillons ou des copies sans doute, était mal en ordre et sans pagination. La version qu’on va lire nous est fournie par un manuscrit autographe daté de mai 1872[6] elle semble par son dispositif être la version initiale et apparaît aussi comme la plus complète et la mieux à la portée du public.


COMÉDIE DE LA SOIF[7]


1. les parents


Nous sommes tes Grands Parents,
             Les Grands !
Couverts des froides sueurs
De la lune et des verdures.
Nos vins secs avaient du cœur !
Au soleil sans imposture
Que faut-il à l’homme ? boire.


moi. — Mourir aux fleuves barbares.


Nous sommes tes Grands Parents
             Des champs.
L’eau est au fond des osiers :
Vois le courant du fossé
Autour du château mouillé.

Descendons en nos celliers
Après, le cidre et le lait.

moi. — Aller où boivent les vaches.

Nous sommes les Grands Parents ;
         Tiens, prends
Les liqueurs dans nos armoires.
Le Thé, le Café, si rares,
Frémissent dans les bouilloires.
— Vois les images, les fleurs,
Nous rentrons du cimetière.

moi. — Ah tarir toutes les urnes !


2. L’ESPRIT


Éternelles Ondines,
  Divisez l’eau fine.

Vénus, sœur de l’azur
  Émeus le flot pur.

Juifs errants de Norwège,
  Dites-moi la neige.

Anciens exilés chers,
  Dites-moi la mer.

moi. — Non, plus ces boissons pures

  Ces fleurs d’eau pour verres.
Légendes ni figures
  Ne me désaltèrent.

Chansonnier, ta filleule
  C’est ma soif si folle,
Hydre intime sans gueules
  Qui mine et désole.


3. LES AMIS


Viens, les Vins sont aux plages,
Et les flots par minions
Vois le Bitter sauvage
Rouler du haut des monts !

Gagnons, pèlerins sages,
L’Absinthe aux verts piliers.

moi. — Plus ces paysages,

Qu’est l’ivresse, Amis ?

J’aime autant, mieux, même,
Pourrir dans l’étang,
Sous l’affreuse crème,
Près des bois flottants.


4. LE PAUVRE SONGE


Peut-être un Soir m’attend
Où je boirai tranquille
En quelque vieille Ville,
Et mourrai plus content
Puisque je suis patient !

Si mon mal se résigne,
Si jamais j’ai quelque or
Choisirai-je le Nord
Ou le Pays des Vignes ?…
— Ah, songer est indigne

Puisque c’est pure perte !
Et si je redeviens
Le voyageur ancien,
Jamais l’auberge verte
Ne peut bien m’être ouverte.


5. CONCLUSION


Les pigeons qui tremblent dans la prairie,
Le gibier, qui court et qui voit la nuit,
Les bêtes des eaux, la bête asservie,
Les derniers papillons !… ont soif aussi.

Mais fondre où fond ce nuage sans guide,
Oh ! favorisé de ce qui est frais !
Expirer en ces violettes humides
Dont les aurores chargent les forêts ?

Cela, disons-nous, a été écrit à Charleville en mai 1873, dans le même temps, par conséquent, que Verlaine écrivait à Paris les « Ariettes oubliées » des Romances sans Paroles. Nous verrons que les deux poètes se communiquaient alors, par correspondance, leurs essais. Rimbaud, au foyer austère de sa mère, après le supplice parisien, s’interrogeait ; il faisait un premier examen de conscience. La Comédie de la Soif n’est pas encore Une Saison en Enfer, mais c’est déjà bien immense de lassitude temporelle et d’aspirations hors du monde.

Dans la première de ces chansons, il se demande s’il pourrait adopter la vie de ses ancêtres terriens en le travail paisible et aisé, tout en buvant comme eux, aux heures de soif, les rafraîchissements admis ; et il se répond : non ! plutôt mourir que vivre ainsi, plutôt être une brute totale. Et il termine par le vœu d’épuiser les hanaps de la vie, d’approfondir tous les secrets de la mort.

Dans la seconde, il se demande s’il va revenir à la poésie courante, à l’esprit des légendes et des mythologies ; et il se répond : non ! car cela ne s’accorderait plus avec ses besoins idéaux. Les chants qu’il adopterait maintenant seraient plutôt ceux de la soif d’inconnu qui le torture si intimement.

Dans la troisième, il se demande s’il écoutera les appels de ses amis de Paris, qui l’invitent à venir continuer avec eux cette vie de bohème littéraire, pleine d’ivresses et d’hallucinations alcooliques ; et sa réponse est toujours : non ! Il préférerait à cela la consomption de son être dans l’immobilité, le sommeil de l’anéantissement.

Dans la quatrième, il émet cette hypothèse, qu’il lui arrivera un jour, étant rassasié de connaissance et las de souffrance, de vivre paisiblement dans un pays de son choix. Mais aussitôt il repousse l’hypothèse, la trouvant misérable et indigne de lui ; car il ne doit jamais espérer ni paix, ni satiété.

Dans la cinquième, il constate que parmi la nature toute la faune est mue par une soif de jouissances matérielles. En agissant comme les bêtes de toute espèce, il ne s’en différencierait point ; et, « étincelle d’orde la lumière nature », il conclut qu’il doit aller se confondre en l’extase et le mouvement des mondes supérieurs, ou bien aller expirer, comme Narcisse, dans l’épanouissement frais et fleuri de sa pensée muette et cachée.


Il nous serait aisé de poursuivre par d’autres citations, soit des Illuminations, soit d’Une Saison en Enfer, la démonstration du prompt renoncement à l’alcool. À quoi bon ? Personne n’ignore à présent que Rimbaud n’aurait su jamais s’attarder à quoi que ce fût, et que cela constitue peut-être la caractéristique essentielle de sa personnalité.

Revenons à son existence à Paris jusqu’en avril 1873, date à laquelle on sait qu’il regagna Charleville.


III

Arthur Rimbaud, donc, n’était pas de nature à se lier facilement. Il n’avait pas l’habitude, en dépit de la largesse de son cœur, de rechercher la compagnie de quiconque. Assurément, ce fut Verlaine, d’un caractère plus liant, plus lierre, qui rechercha la sienne.

Dans ce temps-là, sait-on, le ménage du poète de la Bonne Chanson n’allait pas du tout d’accord[8]. La vie auprès de sa femme, chez les hostiles beaux-parents, lui devenait pénible, le rendait maussade. Il n’y a rien d’étrange à ce qu’il ait été heureux, lui si vagant, de fuir les positifs reproches, lourds et menaçants de chicane, dont retentissait presque perpétuellement à son endroit le pavillon de l’ancien notaire, pour aller oublier ses chagrins matrimoniaux dans la compagnie du poète du Baleau ivre, dont la conversation lui ouvrait bien des fenêtres sur du rêve jusqu’alors inaperçu. Sa sensibilité intellectuelle, son sentimentalisme s’émouvaient fortement des spéculations métaphysiques, du sensorialisme et des ambitions linguistiques de Rimbaud.

Précisément, celui-ci s’ingéniait à une rénovation de l’art poétique tout entier. Il venait d’écrire le sonnet des


VOYELLES :


A, noir ; E, blanc ; I, rouge ; U, vert ; O, bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes.
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfe d’ombre. E, candeur des vapeurs et des tentes,
Lance de glaçons fiers, rais blancs, frissons d’ombelles !
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes.

U, cycles, vibrements divins des mers virides ;
Paix des pâtis semés d’animaux ; paix des rides
Qu’imprima l’alchimie aux doux fronts studieux.


Ô, suprême clairon plein de strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges…
— Ô l’Oméga, rayon violet de ses yeux[9] !

                                    __

L’étoile a pleuré rose au cœur de tes oreilles,
L’infini roulé blanc de ta nuque à tes reins ;
La mer a perlé rousse à tes mammes vermeilles,
Et l’Homme saigné noir à ton flanc souverain…

Et Verlaine, en l’esprit duquel dormaient des virtualités de révolte prosodique, s’excitait, se suscitait sous le fouet de tant de puissance sensorielle et d’originalité mentale.

Le sonnet des Voyelles, les Chercheuses de Poux avaient été le premier coup de mine dans la disposition intérieure de l’édifice technique du Parnasse. Ce coup de mine, en ébranlant les cloisons et les charpentes, devait logiquement amener l’écroulement des façades. Les rythmes fixés de la versification banvillesque, rythmes traditionnels pour la plupart, ne pouvaient plus contenir ou loger à l’aise la somme de vie lyrique qu’entendait promouvoir Rimbaud. Il nous a dit qu’il trouvait alors dérisoires les célébrités de la poésie moderne, depuis Victor Hugo jusqu’à y compris Catulle Mendès, et qu’il préférait à cette poésie la littérature démodée, les contes de fées et la chanson populaire. Après avoir inventé la couleur des voyelles, il lui fallait « régler la forme et le mouvement de chaque consonne » et, étant ainsi maître de l’assonance et de l’allitération, chercher, dans son instinct, de nouveaux rythmes. Nous savons bien qu’il se moquera plus tard, bientôt, — quelle est celle de ses créations dont cet esprit si vertigineusement évolutif ne se gaussera pas ? — de ces ambitions littéraires ; mais il les eut en toute fermeté de conviction et les réalisa dans une mesure plus grande qu’il ne devait le croire lui-même. Il parvenait, dit Verlaine, à des miracles « de ténuité, de flou vrai, de charmant presque inappréciable à force d’être grêle et fluet ». Cela est vrai, si l’on ne considère que l’extérieur, l’immédiatement appréciable de poèmes tels que Éternité et Chanson de la plus haute Tour ; mais si l’on s’attache au fond, on s’aperçoit qu’ils sont, au contraire, d’une singulière intensité de pensée et d’une terrible précia’ion verbale.

Écoutez ces vers de onze syllabes, sans césure, à combinaison nouvelle de rimes à peine distinctes : ils sont d’avant les Romances sans Paroles et l’Art poétique de Verlaine ; l’indécision en la précision de la fuite de l’âme, et de quelle âme ! s’y surprend singulièrement dans combien plus de vertu particulariste et de musique rare


LARME


Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises,
Je buvais, accroupi dans quelque bruyère
Entourée de tendres bois de noisetiers,
Par un brouillard d’après-midi tiède et vert.
 
Que pouvais-je boire dans cette jeune Oise,
Ormeaux sans voix, gazon sans fleurs, ciel couvert.
Que tirais-je à la gourde de colocase ?
Quelque liqueur d’or, fade et qui fait suer !

Tel, j’eusse été mauvaise enseigne d’auberge.
Puis l’orage changea le ciel, jusqu’au soir.
Ce furent des pays noirs, des lacs, des perches,
Des colonnades sous la nuit bleue, des gares.

L’eau des bois se perdait sur des sables vierges,
Le vent, du ciel, jetait des glaçons aux mares…
Or ! tel qu’un pêcheur d’or ou de coquillages,
Dire que je n’ai pas eu souci de boire !


Écoutez encore ceux-ci, de sonorités plus noires dans le mouvement musical, différant à chaque strophe :


LA RIVIÈRE DE CASSIS

La Rivière de Cassis roule ignorée
      En des vaux étranges :
La voix de cent corbeaux l’accompagne, vraie
      Et bonne voix d’anges :
Avec les grands mouvements des sapinaies
      Quand plusieurs vents plongent.

Tout roule avec des mystères révoltants
      De campagnes d’anciens temps :
De donjons visités, de parcs importants :
      C’est en ces bords qu’on entend
Les passions mortes des chevaliers errants :
      Mais que salubre est le vent !

Que le piéton regarde à ces clairevoies :
      Il ira plus courageux.
Soldats des forêts que le Seigneur envoie,
      Chers corbeaux délicieux !
Faites fuir d’ici le paysan matois
      Qui trinque d’un moignon vieux.

Verlaine a dit aussi de ces poèmes de Rimbaud qu’ils étaient des vers faux exprès. À notre humble avis, cela n’est pas possible. C’est le fond, ici, qui commande la forme, évidemment. L’irradiation part du centre et dépasse la circonférence à son gré, s’il importe. Et l’on peut comparer, n’est-ce pas ? la poésie à la lumière, au feu — s’il fallait faire ressembler les poèmes parnassiens à un globe astral de cercle délimité, il faudrait bien faire ressembler les poèmes rimbaldiens de 1872 au rayonnement illimité des étoiles car, en effet, ils sont plus lointains, plus avant dans l’infini. Non, ce ne sont pas là des vers faux exprès. Ce sont des vers se libérant, rompant la muraille qui les encerclait.

Et les innovations prosodiques de Rimbaud iront crescendo, nécessairement et vite, jusqu’à la création entière du vers libre qui amènera, logiquement, la prose inouïe des Illuminations.


BONNE PENSÉE DU MATIN

À quatre heures du matin, l’été,
Le sommeil d’amour dure encore.
Sous les bosquets l’aube évapore
       L’odeur du soir fêté.

Mais là-bas dans l’immense chantier
Vers le soleil des Hespérides,
En bras de chemise, les Charpentiers
       Déjà s’agitent.

Dans leur désert de mousse, tranquilles,
Ils préparent les lambris précieux
Où la richesse de la Ville
       Rira sous de faux cieux.

Ah pour ces Ouvriers charmants
Sujets d’un roi de Babylone,
Vénus laisse un peu les Amants,
      Dont l’âme est en couronne.

      Ô Reine des Bergers !
Porte aux travailleurs l’eau-de-vie.
Pour que leurs forces soient en paix
En attendant le bain dans la mer, à midi.


MOUVEMENT

Le mouvement de lacet sur la berge des chutes du fleuve,
Le gouffre à l’étambot,
La célérité de la rampe,
L’énorme passade du courant
Mènent par les lumières inouïes
Et la nouveauté chimique
Les voyageurs entourés des trombes du val
Et du strom.

Ce sont les conquérants du monde
Cherchant la fortune chimique personnelle
Le sport et le confort voyagent avec eux ;
Ils emmènent l’éducation
Des races, des classes et des bêtes sur ce vaisseau :
Repos et vertige
A la lumière diluvienne,
Aux terribles soirs d’étude.

Car de la causerie parmi les appareils, le sang, les
     fleurs, le feu, les bijoux,
Des comptes agités à ce bord fuyard,

On voit, roulant comme une digue au delà de la route
   hydraulique motrice,
Monstrueux ; s’éclairant sans fin, leur stock d’études ;
Eux chassés dans l’extase harmonique
Et l’héroïsme de la découverte.

Aux accidents atmosphériques les plus surprenants,
Un couple de jeunesse s’isole sur l’arche,
— Est-ce ancienne sauvagerie qu’on pardonne ? —
Et chante et se poste.

Est-ce que, au point de vue technique, tous les essais de vers libres produits depuis la publication, en 1886, des Illuminations, ne tiennent pas entre ces deux poèmes-là ? Nous ne parlons pas du fond, qui est inimitable et d’une émotion unique, aussi bien dans le premier, simple rêverie, que dans le second, évocation grandiose du voyage maritime que Rimbaud et Verlaine feront ensemble d’Anvers à Londres, au mois de mai 1873. A-t-on jamais plus magiquement que dans ce Mouvement figuré le rythme d’un vaisseau partant, voguant, accostant ?

Loin de nous la pensée de vouloir diminuer en rien le mérite des poètes ayant, par la suite, adopté cette nouvelle prosodie et qui, du reste, reconnaissent en Rimbaud leur précurseur. Ils ont, conscients, promulgué les lois de cette découverte et l’ont triomphalement appliquée : de même que le grammairien formule les préceptes d’une langue qu’il n’a point créée et peut la parler en toute sûreté. Pourtant, lorsque l’auteur d’Une Saison en Enfer émet ceci, qu’après avoir inventé la couleur des voyelles il doit trouver des rythmes instinctifs où seront réglés la forme et le mouvement des consonnes, est-ce qu’il ne donne pas la théorie totale du vers libre ? Rendons à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu.


Mais, en 1872, les temps n’étaient pas venus d’admettre ce nouvel art poétique. On était trop près de Leconte de Lisle et de Théodore de Banville. Personne n’aurait osé épouser, en leur audace entière, les doctrines de Rimbaud. Il a fallu que passassent sur leur éclosion trois lustres, durant lesquels elles dormirent dans les limbes de l’inédit et le silence des hommes de lettres, pour qu’une nouvelle génération de poètes s’en éprît et les fécondât.

Verlaine lui-même, bien que séduit, était encore trop possédé par la technique parnassienne. II s’était servi de cette méthode poétique avec une grande adresse, et en avait obtenu des résultats fort appréciés. Certes, au fond, il était d’avis de chercher du nouveau. Néanmoins, les succès d’estime remportés par les Fêtes galantes et la Bonne Chanson le faisaient reculer prudemment devant une modification aussi violente de la prosodie. Aussi bien, ne s’assimila-t-il les théories de son ami que dans la mesure où elles pouvaient lui fournir encore plus d’adresse et d’originalité ; et il se trouve que, pour si peu qu’il s’en soit assimilé, cela suffit pour faire de lui un chef d’école et un grand lyrique. Dans son Art poétique, auquel il a été déjà fait allusion plus haut, il nous a donné la nomenclature des réformes acceptées. Elles s’adaptent merveilleusement à sa nature de souplesse et de douceur félines. — Il lui faut de la musique avant toute chose, des romances sans paroles en un mot. Pour arriver à ce résultat, il emploiera de préférence, comme son maître actuel, le nombre impair ; mais ses vers resteront symétriques. Il choisira des termes, non pas hallucinés, mais imprécis, équivoques, donnant lieu à la méprise il préférera la nuance à la couleur, bannira l’ironie, évitera la rhétorique et la rime riche. Et il conclut par une description générale du vers où il est impossible à toute intelligence loyale de ne pas reconnaître l’inspiration de Rimbaud :

Que ton vers soit la chose envolée
Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée
Vers d’autres cieux à d’autres amours.

Que ton vers soit la bonne aventure
Éparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym…
Et tout le reste est littérature.


IV

Cependant, d’étranges bruits couraient dans Paris sur la qualité de l’affection éprouvée par Verlaine à l’égard de son jeune ami. Aux réunions des cénacles, les appréciations les plus odieuses touchant les mœurs des deux poètes furent d’abord chuchotées, puis à haute voix émises et colportées de cabarets en cafés. On disait qu’au point de vue sexuel, Rimbaud avait des goûts dépravés et que Verlaine était mû vers lui par une honteuse passion. On ajoutait — suprême sottise — que cette passion, en affaiblissant les facultés intellectuelles de l’auteur des Fêtes galantes, était cause de la mauvaise tenue des vers qu’il faisait à présent. Or, ces vers étaient les « ariettes » des Romances sans Paroles.

Un rapport de police, figurant au dossier du procès de Bruxelles dont nous parlerons plus loin, s’est fait l’écho de ces grossières et mauvaises interprétations. Tout le monde, à peu près, sait comment sont menées les enquêtes de la police parisienne. L’enquêteur, un individu de mentalité fruste et soumise auquel on a ordonné de trouver des indices corroborant l’imputation qui a motivé la mise en mouvement de la justice, se présente et informe chez les concierges, chez les petits boutiquiers, provinciaux enclins à la médisance et tout à fait incapables d’estimer à leur valeur significative les manières d’être, les gestes et les propos des personnes cultivées et d’une intelligence au-dessus de la moyenne populaire. Ce qu’il en rapporte ne peut être que suspect, sinon erroné. Pourtant, les tribunaux en font état.

Dans le cas particulier de l’enquête sur Verlaine et Rimbaud, il se peut que la belle-famille de celui-là ait été appelée à fournir des matériaux à l’information ; ainsi que certains camarades de Verlaine, ennemis de Rimbaud. En haut lieu administratif, on n’aurait dû tenir compte non plus de ces dépositions, ni, à plus forte raison, les transmettre à une juridiction étrangère pouvant s’en autoriser pour une condamnation sévère envers un malheureux écrivain en posture d’être soupçonné déjà de participation aux faits de la Commune. Car les Mauté, juste à ce moment, intentaient contre Verlaine le procès en séparation, et les amis du Parnasse se trouvaient encore sous l’émotion immédiate des sarcasmes et des invectives de Rimbaud. Dans ces conditions, ils n’offraient, les uns et les autres, aucune garantie d’impartialité.

En nous basant sur le plus irrécusable des témoignages, celui de Verlaine libre, qui était bien l’homme le moins dissimulé sous le rapport des mœurs, nous avons affirmé, à maintes reprises, la gratuité dans les faits de tout le tapage de sodomie produit autour de cette liaison. Ici, nous allons essayer de présenter des observations démonstratives. La tâche est délicate, difficile. Rien n’est plus ardu que la démonstration de la vérité. Le lecteur, nous ayant fait au préalable l’honneur de croire que nous ne parlons sous l’empire d’aucun préjugé ou parti-pris, voudra nous prêter son attention.


La différence d’humanité entre les deux poètes était grande il faut l’établir au point où nous en sommes de cette étude, c’est-à-dire à l’heure où ils se trouvent réunis.

En 1872, Rimbaud avait dix-sept ans ; Verlaine en avait vingt-huit. La physionomie de celui-ci présentait, au regard vulgaire, de la laideur le visage de celui-là, « visage parfaitement ovale d’ange en exil », était d’une beauté et d’une juvénilité attirantes ; et, tandis que l’un ne paraissait, par ses traits, qu’un enfant, l’autre marquait, d’aspect, plus que son âge. Quoi d’étonnant à ce que, tes voyant amis, la malveillance du commun se soit basée sur ces apparences pour conclure de leur camaraderie ce que l’on sait ? Au reste, Rimbaud et Verlaine ayant eu, ou plutôt croyant avoir eu à souffrir par les femmes, ne se gênaient pas, aux moments surtout d’ébriété ou de paradoxe, pour clamer leur mépris, certes affecté, à l’égard du sexe féminin. On peut supposer aussi, en cequi concerne particulièrement Rimbaud, que son état de virginité corporelle, son dégoût des vulgarités, son actuel amoralisme, ou, mieux, sa volonté de vivre par l’esprit au-dessus de la morale, l’aient poussé à tenir des propos compromettants. Pourtant, au point de vue matériel : d’homosexualité, il n’en était absolument rien ; il n’en pouvait, nous allons voir, rien être.

Car, s’il est vrai que les impressions, chez Verlaine, montaient par les sens au cerveau pour redescendre aussitôt au cœur et, par le sang, se répandre furieusement dans toute la chair, il n’est pas moins vrai que, chez Rimbaud, elles arrivaient au cerveau pour s’y embraser et s’y consumer sur place. L’un, celui-ci, était un cérébral ; l’autre, celui-là, était un cardiaque. L’un était chaste impérieusement ; l’autre était passivement luxurieux ; l’un était spiritualiste, l’autre sentimentaliste. Tous ceux qui ont été mis à même d’observer Rimbaud, et Verlaine tout le premier, savent qu’en dépit de son imagination sensuelle il éprouvait la plus grande répulsion pour l’œuvre de chair ; ajoutons qu’il ne pouvait sans souffrance subir d’autrui le moindre attouchement[10]. L’auteur de Parallèlement, au contraire, recherchait tout cela.


Dans un très beau poème, Crimen amoris[11], que Verlaine, parmi les volutes de sa songerie et des contingences de regret, va bientôt écrire dans sa prison des Petits-Carmes à Bruxelles, l’auteur des Illuminations, sous un prétexte vaguement diabolique, est évoqué très ressemblant. Nous citerons ici quelques strophes de ce poème, en soulignant les passages les plus objectifs. On y verra non seulement agir Rimbaud dans le monde littéraire, mais encore on l’entendra préciser le sens très pur, très large, qu’en opposition à son entourage luxurieux il donnait au mot Amour.


Dans un palais, soie et or, dans Ecbatane,
De beaux démons, des satans adolescents,
Au son d’une musique mahométane
Font litière aux Sept Péchés de leurs cinq sens…

Or, le plus beau d’entre tous ces mauvais anges
Avait seize ans sous sa couronne de fleurs.
Les bras croisés sur les colliers et les franges,
Il rêve, l’œil plein de flammes et de pleurs.

En vain la fête autour se faisait plus folle,
En vain les satans, ses frères et ses sœurs,
Pour l’arracher au souci qui le désole,
L’encourageaient d’appels de bras caresseurs :

Il résistait à toutes câlineries,
Et le chagrin mettait un papillon noir
A son cher front tout brûlant d’orfèvreries
Ô l’immortel et terrible désespoir !

Il leur disait : « Ô vous, laissez-moi tranquille ! »
Puis les ayant baisés tous bien tendrement
Il s’évada d’avec eux d’un geste agile,
Leur laissant aux mains des pans de vêtement.

Le voyez-vous sur la tour la plus céleste
Du haut palais avec une torche au poing ?
Il la brandit comme un héros fait d’un ceste
D’en bas on croit que c’est une aube qui point.

Qu’est-ce qu’il dit de sa voix profonde et tendre
Qui se marie au claquement clair du feu
Et que la lune est extatique d’entendre ?
— « Oh, je serai celui-là qui créera Dieu !

« Nous avons tous trop souffert, anges et hommes,
De ce conflit entre le Pire et le Mieux.
Humilions, misérables que nous sommes,
Tous nos élans dans le plus simple des vœux.
 
« Ô vous tous, ô nous tous, ô les pécheurs tristes,
Ô les gais Saints pourquoi ce schisme têtu ?
Que n’avons-nous fait, en habiles artistes,
De nos travaux la seule et même vertu !

«  Assez et trop de ces luttes trop égales
Il va falloir qu’enfin se rejoignent les
Sept Péchés aux Trois Vertus Théologales !
Assez et trop de ces combats durs et laids !

« Et pour réponse à Jésus qui crut bien faire
En maintenant l’équilibre de ce duel,
Par moi l’Enfer dont c’est ici le repaire
Se sacrifie à l’Amour universel ! »…


Chez Verlaine comme chez Rimbaud, pris isolément, il y avait au point de vue anatomique une singulière contradiction. La structure virile, athlétique de l’adolescent démentait son visage enfantin, presque féminin ; la structure molle et quasi féminine de l’homme fait contrastait avec son masque de vieux faune. On sait, d’autre part, que Rimbaud, à dix-sept ans, possédait la conscience intellectuelle d’un homme mûr, et que Verlaine, à vingt-huit ans, demeurait l’enfant qu’il devait toujours être. Il n’est pas jusqu’à leur manière d’agir qui ne fût, chez chacun, contradictoire de l’apparence. L’adolescent au visage de fillette montrait une énergie directe de héros ; l’homme fait, malgré sa tête de Barbare, présentait une langueur flottante de femme sinueuse. Le Bateau ivre, conçu à seize ans, c’est l’audace dans la force ; Sagesse, écrit à trente ans, c’est la prostration dans la crainte. Quant aux rapports sociaux : Rimbaud, de visage amène, fuyait généralement autrui ; Verlaine, de physionomie farouche, se mourait dans la solitude. L’un et l’autre, diront les psycho-physiologistes, furent des anormaux. Le génie est toujours anormal.

Que l’admiration poétique de Verlaine ait pu dégénérer en affection passionnelle : il serait hasardeux d’en disconvenir. Son tempérament, en somme, l’y portait, et peut-être aussi l’excitation que lui constituaient, à cette époque, les interprétations des camarades et de sa belle-famille. Mais, dans les raisons attachant Rimbaud à Verlaine, il n’y eut, il ne pouvait jamais y avoir autre chose qu’une sympathie spirituelle, la fraternité d’un génie en action pour un génie virtuel, la pitié d’une âme précocement libérée envers une âme souffrant encore des liens sociaux, et la volonté, en surcroît, de se créer un disciple avec cette nature vibrante et délicate, mais hé !as trop faible et menaçant de se rompre comme une corde trop mince aux tensions trop fortes de la vie civile.

Aussi bien, dès février 1872, lorsqu’il crut s’apercevoir du caractère équivoque pris peu à peu par l’amitié de Verlaine éloigné du lit conjugal, Rimbaud prit la détermination de quitter Paris et de retourner près de sa mère, dans les Ardennes.


Depuis le dernier départ de son fils, Madame Rimbaud, dans le prolongement insolite de la séparation, s’anéantissait de chagrin. Elle ne savait où se trouvait le fugitif.

Un matin de la fin de cet hiver, il lui arriva de Paris une lettre anonyme, la renseignant de façon déplorable, mais levant tout de même un peu de son Inquiétude. Il était dit, dans ce papier suspect, qu’Arthur s’enivrait ; que ses ivresses causaient du scandale rue Campagne-Première, où il avait son domicile ; qu’il paraissait être en train de mal tourner ; que c’était grand dommage, et que sa mère, pour l’arracher aux mauvaises fréquentations, ferait bien de le rappeler au foyer de famille. Qui avait adressé cette lettre ? On ne le sut jamais, au juste. L’impression de Madame Rimbaud fut qu’elle émanait de son fils lui-même, dont l’amour-propre aurait cru déchoir à demander ouvertement les subsides nécessaires au retour par chemin de fer.

L’instinct maternel était-il en défaut ? Il faudrait croire que non, puisque, dès en possession des fonds contenus dans l’objurgatrice lettre écrite aussitôt par sa mère, Rimbaud, quittant la capitale avec bonheur, alla prendre le train à la gare de l’Est[12].


V

Quelle impression générale rapportait-il de ses six mois d’existence à Paris ? Nous pouvons assurer que ce fut de l’écœurement, de la désolation.

L’arrivisme obséquieux de quelques-uns des littérateurs rencontrés, lesquels ne répugnaient point à poursuivre de leur galanterie intéressée les femmes susceptibles, à quelque titre que ce fût, de s’entremettre en leur faveur, l’avait, par dessus tout, révolté.


J’ai eu raison — écrira-t-il dans Une Saison en Enfer — de mépriser ces bonshommes qui ne perdraient pas l’occasion d’une caresse, parasites de la propreté et de la santé de nos femmes, aujourd’hui qu’elles sont si peu d’accord avec nous. J’ai eu raison dans tous mes dédains, puisque je m’évade.


Ah ! certes, il les avait dédaignés et méprisés. Il ne leur avait célé, même, ni son dédain ni son mépris. Ces messieurs ne le lui pardonnèrent jamais, et s’en vengèrent bassement. Mais depuis quand l’homme de génie n’a-t-il plus le droit de dédaigner, de mépriser les imbéciles, les pignoufs et les pleutres (ce sont les propres expressions de Rimbaud) ? Nous demandons cela aux écrivains de la génération suivante qui, trop pressés de juger, crurent devoir s’autoriser des rages pédagogiques et parnassiennes pour propager des monstruosités sur le compte du grand, du pur, de l’absolu poète envers lequel ils sont, pour la plupart, redevables, soit directement, soit à travers Verlaine, d’une forte part de leur talent.


Au cours du printemps de 1872, à Charleville, Rimbaud se complut a vivre isolé, presque misanthrope. Rencontrait-il, par hasard, quelque ami de collège ? Il s’ingéniait à l’écarter en lui tenant des propos bouleversant toute morale acquise. De plus en plus visionnaire, plongé presque continuellement dans une muette rêverie, par les rues, par la campagne, à travers les forêts et parmi les rochers, à grandes enjambées il allait, sans paraître s’intéresser à rien de réel. Ses regards d’extase, doux et terribles à la fois, bleus de ciel et bleus d’acier, fixés sur l’Infini en même temps que fondus dans les flammes de sa pensée crépitante de forces destructrices et débordante de puissance créatrice, fascinaient les êtres se plaçant sous leur rayonnement et qui, éloignés, gardaient de ce contact lumineux une crainte sacrée.

À la maison, sa mère, si énergiquement active et qui savait son fils tel, lui faisait quelquefois, non sans une appréhension, reproche au sujet de son apparente oisiveté. Il répondait, d’une voix de volonté sanglotante, qu’il travaillait beaucoup, au contraire, et que son travail, encore que travail de pensée, était des plus exténuants.

— Mais cela ne mène pratiquement à rien, faisait observer Madame Rimbaud.

— Tant pis répondait-il j’écris : il le faut !

Et, en effet, la nuit, dans sa chambre, il « brassait son sang » noter en prose ses illuminations : Enfance, Ornières, etc. ; à composer ses poèmes en vers libres, ses chansons : Larme, la Rivière de Cassis, Bonne Pensée du Matin, Patience, Jeune Ménage, Michel et Christine, Mémoire, Entends comme brame, Comédie de la Soif, Chanson de la plus haute Tour, Éternité. À Paris, il venait d’écrire : Barbare, Mystique, Après le Déluge, Fleurs, Aube, Scènes, Qu’est-ce pour nous mon cœur, etc. Il écrira bientôt, soit à Bruxelles, soit à Londres, soit à Charleville Âge d’Or, Ô Saisons ô Châteaux, Fêtes de la Faim, Génie, Solde, Jeunesse, Guerre, Villes, Métropolitain, Promonloire, Parade, Conte, etc. C’est donc l’époque qui montre la phase la plus pleine et la plus éblouissante de son génie littéraire. Il y atteint des hauteurs inconnues, en France, jusqu’à lui. C’est vraiment l’infini de la pensée, dans la profondeur aussi. Cela donne au lecteur le vertige. Et quant à la langue, et quant au style, « flammes et cristal, diamant, fleuves et fleurs et grandes voix de bronze et d’or », ils sont la magnificence même, avec leurs facettes omnicolores. Jamais personne n’a autant fait exprimer à la parole. Quelle densité d’idées ! Quelle intensité de vision dans le surnaturel On est aveuglé par tant de luminosité. Rimbaud, le Rimbaud des Illuminations, c’est Pascal doublé du saint Jean de l’Apocalypse. Plus encore : c’est l’Esprit lui-même, paganisme et christianisme confondus. Vraiment, comme l’a émis la froide perspicacité de Félix Fénéon, cela est au-dessus de toute littérature.


GÉNIE


Il est l’affection et le présent puisqu’il a fait la maison ouverte à l’hiver écumeux et à la rumeur de l’été – lui qui a purifié les boissons et les aliments — lui qui est le charme des lieux fuyants et le délice surhumain des stations. — Il est l’affection et l’avenir, la force et l’amour que nous, debout dans les rages et les ennuis, nous voyons passer dans le ciel de tempête et les drapeaux d’extase.

Il est l’amour, mesure parfaite et réinventée, raison merveilleuse et imprévue, et l’éternité : machine aimée des qualités fatales. Nous avons tous eu l’épouvante de sa concession et de la nôtre : ô jouissance de notre santé, élan de nos facultés, affection égoïste et passion pour lui, — lui qui nous aime pour sa vie infinie…

Et nous nous le rappelons et il voyage… Et si l’Adoration s’en va, sonne, sa promesse sonne : « Arrière ces superstitions, ces anciens corps, ces ménages et ces âges. C’est cette époque-ci qui a sombré ! »

Il ne s’en ira pas, il ne redescendra pas d’un ciel, il n’accomplira pas la rédemption des colères des femmes et des gaietés des hommes et de tout ce Péché : car c’est fait, lui étant, et étant aimé.

Ô ses souffles, ses têtes, ses courses la terrible célérité de la perfection des formes et de l’action.

Ô fécondité de l’esprit et immensité de l’univers !

Son corps ! le dégagement rêvé, le brisement de la grâce croisée de violence nouvelle !

Sa vue, sa vue ! tous les agenouillages anciens et les peines relevées à sa suite.

Son jour ! l’abolition de toutes souffrances sonores et mouvantes dans la musique plus intense.

Son pas ! les migrations plus énormes que les anciennes invasions.

Ô lui et nous ! L’orgueil plus bienveillant que les charités perdues.

Ô monde ! et le chant clair des malheurs nouveaux !

Il nous a connus tous et nous a tous aimés : sachons, cette nuit d’hiver, de cap en cap, du pôletumultueux au château, de la foule à la plage, de regards en regards, forces et sentiments las, le héler et le voir, et le renvoyer, et, sous les marées et au haut des déserts de neige, suivre ses vues, — ses souffles, — son corps, — son jour.


Et quand il s’est ainsi, pour ainsi dire, lui-même objectivé ; qu’il a, en pleine joie, décrit son pouvoir, il se retourne vers les hommes, et, non sans raillerie, leur offre ses créations dontt il voudrait bien enfin — le pauvre — tirer quelque matériel profit :


SOLDE


À vendre ce que les Juifs n’ont pas vendu, ce que noblesse ni crime n’ont goûté, ce qu’ignore l’amour maudit et la probité infernale des masses ! ce que le temps ni la science n’ont pas à reconnaître

Les Voix reconstituées ; l’éveil fraternel de toutes les énergies chorales et orchestrales et leurs applications instantanées l’occasion, unique, de dégager nos sens !

À vendre les Corps sans prix, hors de toute race, de tout monde, de tout sexe, de toute descendance ! Les richesses jaillissant à chaque démarche ! Solde de diamants sans contrôle

À vendre l’anarchie pour les masses ; la satisfaction irrépressible pour les amateurs supérieurs ; la mort atroce pour les fidèles et les amants !

À vendre les habitations et les migrations, sports, féeries et conforts parfaits, et le bruit, le mouvement et l’avenir qu’ils font !

À vendre les applications de calcul et les sauts d’harmonie inouïs. Les trouvailles et les termes non soupçonnés, possession immédiate.

Élan insensé et infini aux splendeurs invisibles, aux délices insensibles, — et ses secrets affolants pour chaque vice — et sa gaieté effrayante pour la foule.

À vendre les corps, les voix, l’immense opulence inquestionnable, ce qu’on ne vendra jamais. Les vendeurs ne sont pas à bout de solde ! Les voyageurs n’ont pas à rendre leur commission de si tôt !


Écoutez-le encore, s’objurguant le génie :

JEUNESSE IV


Tu en es encore à la tentation d’Antoine. L’ébat du zèle écourté, les tics d’orgueil puéril, l’affaissement et l’effroi. Mais tu te mettras à ce travail : toutes les possibilités harmoniques et architecturales s’émouvront autour de ton siège. Des êtres parfaits, imprévus, s’offriront à tes expériences. Dans tes environs affluera rêveusement la curiosité d’anciennes foules et de luxes oisifs. Ta mémoire et tes sens ne seront que la nourriture de ton impulsion créatrice. Quant au monde, quand tu sortiras, que sera-t-il devenu ? En tout cas, rien des apparences actuelles.


C’est dans cet état de spiritualité que le trouvaient à Charleville les lettres des amis de Paris : Forain, Verlaine.

Ce dernier, aussitôt Rimbaud en allé, avait éprouvé remords encore de son attitude envers l’adolescent et lui avait écrit pour demander pardon. Mais l’illuminé se préoccupait d’autre chose, et ses communications avaient été d’abord purement littéraires. À la fin, réfléchissant que la Chasse spirituelle se trouvait à présent tout entière entre les mains de Verlaine, et désirant vraisemblablement faire publier, il avait écrit de façon affectueuse en réclamant son manuscrit.

Au reçu de la lettre tant attendue, le Pauvre Lélian eut, à la vérité, un premier mouvement raisonnable et mit l’objet réclamé sous enveloppe, se disposant ainsi à l’expédier. Pour quelles raisons n’alla-t-il pas jusqu’à le confier à la poste et revint-il, de cette façon, sur son premier mouvement ? Nous ne saurions rien affirmer sur ce point. Devons-nous supposer que de garder ce manuscrit apparut soudain à Verlaine comme le plus sûr moyen de se ménager encore des rapports avec Rimbaud ? Pensa-t-il que, la chose étant destinée à être imprimée à Paris, il n’était pas utile de la retourner à Charleville, où une colère de l’auteur pourrait la détruire ? Toujours est-il qu’au lieu de renvoyer la Chasse spirituelle, il posta à son ami des lettres atermoyantes, lettres cordiales, trop cordiales, où se lisaient des serments de ne plus donner prise au grief qui les avait séparés et de se conduire désormais envers Rimbaud de la façon dont celui-ci, sévèrement, l’entendait c’est-à-dire sans que jamais déviassent en de la saleté charnelle leurs rapports d’esprit à esprit, d’âme à âme. Il joignait à ces lettres des vers devant figurer plus tard aux Romances sans Paroles, vers se soumettant timidement à la nouvelle technique de Rimbaud et qui sont, en dépit de la méprise volontaire des mots, très évocateurs, très démonstratifs même, du différend survenu.à Paris entre les deux poètes

Il faut, voyez-vous, nous pardonner les choses.
De cette façon nous serons bien heureuses,
Et si notre vie a des instants moroses,
Du moins nous serons, n’est-ce pas ? deux pleureuses.

Ô que nous mêlions, âmes soeurs que nous sommes,
A nos vœux confus la douceur puérile
De cheminer loin des femmes et des hommes,
Dans le frais oubli de ce qui nous exile.

Soyons deux enfants, soyons deux jeunes filles
Éprises de rien et de tout étonnées,
Qui s’en vont pâlir sous les chastes charmilles
Sans même savoir qu’elles sont pardonnées.


Dans les moments où il n’était pas possédé par ses visions, Rimbaud, à Charleville, s’ennuyait mortellement. Il répondait à ces lettres, à ces vers par l’envoi de poèmes et d’épîtres chargées de sarcasmes, d’amertume et peut-être d’imprudents conseils. Il n’oubliait pas son manuscrit, certes. À plusieurs reprises, il fit part à sa mère d’inquiétudes à ce sujet. Il ne lui avait pas célé non plus son amitié pour Verlaine, ni les méchants commentaires que cette amitié faisait naître. Mais voici qu’il se reprenait à prêter l’oreille aux suggestions de son démon du départ ! Puisant dans sa terrible énergie d’âme le mépris des compromissions, il envisageait peu à peu comme nécessaire un nouveau voyage à Paris. On l’y appelait désespérément ; et puis, il y rentrerait en possession de ses anciens poèmes et les ferait éditer. Il aimait, d’esprit, beaucoup Verlaine ; il l’aimait comme la force aime la faiblesse, paternellement, maternellement, fraternellement ; et il se sentait la résolution suffisante, et il se savait l’autorité nécessaire pour le maintenir dans les limites acceptées. Celui-ci, d’ailleurs, montrait la plus vive contrition et multipliait ses larmoyants appels. Madame Rimbaud, de toute son âpre force de persuasion, s’opposa bien à la fuite de son cher fils vers les affreux dangers de cette fréquentation. Elle réussit, pendant un certain temps, à le retenir dans IesArdennes. Pourtant, vers la fin du mois de juillet, c’est-à-dire plus de trois mois après la date du retour à Charleville, Rimbaud demanda soudainement à sa mère les moyens pécuniaires de se rendre à Paris.

Verlaine, se figurant être sous le coup d’une arrestation pour les faits insurrectionnels de 1871 et croyant le moment arrivé de quitter la France, venait de faire entrevoir à son correspondant des voyages à l’étranger. La fatalité, ce démon qui, toujours, de tout lieu, força Rimbaud de s’évader, fut plus impérieuse que tout. Pour un départ en Belgique, il alla rejoindre son ami.


VI


Si, en ce juillet 1872, parmi les motifs de la détermination prise par Verlaine de s’expatrier, il y avait une crainte d’être judiciairement inquiété au sujet de sa participation presque illusoire à la Commune, il y avait aussi le désir — dit-il lui-même — d’échapper aux « platitudes » chicanières de la rue Nicolet ; il y avait enfin et surtout, comme nous venons de le voir, la joie poétique de fuir


En compagnie illustre et fraternelle vers
Tous les points du moral et physique univers[13].


La rencontre eut lieu à la gare du Nord. C’était par un de ces après-midi de Paris accablés de soleil.

Aussitôt Rimbaud descendu du train, les deux amis, heureux de se revoir, entrèrent dans le plus proche café. Là, tout en se rafraîchissant et sustentant, ils devisèrent des moyens de franchir sans encombre la frontière. Verlaine, à tout prix, ne voulait pas, avant de partir, aller rue Nicolet. Il fut décidé qu’on se mettrait en route le soir même. Et, au lieu de prendre les billets pour Bruxelles, ce qui eût pu donner l’éveil à l’agent de police possiblement de surveillance aux guichets, on les prit pour Arras, ce qui constituait à Verlaine, vu sa parenté artésienne, un plausible prétexte de voyage. L’un et l’autre étaient sans bagage et vêtus comme pour une promenade.

Dans Mes Prisons, sous le titre de « Une… manquée », le Pauvre Lélian a raconté tout au long, avec humour, l’aventure burlesque qu’ils eurent aussitôt leur arrivée à Arras. Au cas où, vraiment, Verlaine eût été l’objet des recherches de la police, leur baudelairienne mystification aurait pu être dangereuse. Par bonheur, il n’en fut rien. Forcés seulement de rétrograder en chemin de fer sur Paris, dès leur retour ils repartirent vers la Belgique par une autre gare, celle de l’Est, où, toujours en précaution de dépister la possible surveillance policière, ils crurent ne devoir prendre leursbillets que pour Charleville, résidence de Rimbaud.

Arrivés à Charleville, entre deux trains, ils allèrent trouver l’ami Bretagne, le vieux bohème qui, jadis, les avait mis en rapports. Celui-ci, tout heureux et fier, sans doute, d’avoir à protéger des proscrits, voulut bien se charger d’aller quérir aux guichets de la gare deux billets à destination de Vireux.

De Vireux, ayant à pied passé la frontière, ils se dirigèrent gaiement sur Bruxelles, par Walcourt et Charleroi — selon que l’indiquent les deux premiers « paysages belges » des Romances sans Paroles :


Gares prochaines,
Gais chemins grands…
Quelles aubaines,
Bons juifs errants !


Jusqu’en septembre, date à laquelle Verlaine eut avec sa femme l’entrevue racontée dans Birds in the night[14], les deux amis résidèrent ensemble à Bruxelles ; non sans, du boulevard Anspach, où ils se rencontrèrent avec des communards, rayonner vers les villes les plus caractéristiques de la Belgique et de la Hollande.

Ces pérégrinations s’accomplissaient de façon épique, dans le plus ingénu détachement des institutions sociales, dans de la mystification aussi, dans de l’ivresse, joyeusement, follement. Rimbaud, voyageur-né, se voyait pour la première fois à même de satisfaire aisément sa passion locomotrice, ainsi que son avidité d’impressions nouvelles ; son compagnon, très sensitif et d’habitudes plutôt sédentaires, se trouvait pour la première fois engagé dans un vagabondage ardent, au cours duquel se succédaient des sites de caractères les plus divers, souvent les plus opposés, et de la beauté mystique desquels le visionnaire lui faisait prendre conscience. On conçoit le bonheur que ce fut pour de tels poètes ; pour Verlaine surtout, dont les aspirations avaient été jusqu’ici contenues par les exigences civiles et dépravées et étriquées par le milieu parisien des cafés littéraires et politiques de la fin du second Empire.

Pourtant Rimbaud, parmi cette fête pour son énorme curiosité, ne laissait pas de se préoccuper de moyens pratiques d’existence. Il était de ceux qui, par leur organisation musculaire et leur éducation, ne se dérobent à aucun travail. Aux heures de calme, il se reprochait sans doute d’être pécuniairement une charge pour son ami. Celui-ci, l’insouciance même sous le rapport budgétaire, protestait bien quand la délicatesse du jeune homme s’ouvrait de ses préoccupations. Mais, tout de même, on se mit en quête de travaux matériellement profitables.

S’il faut en croire les pièces du dossier du procès de Bruxelles en 1873[15], ce n’est que lorsqu’ils eurent éprouvé l’impossibilité de trouver emploi quelconque en Belgique de leur bon vouloir laborieux, qu’ils se décidèrent à passer en Angleterre.

Ni l’un, ni l’autre ne connaissait la langue anglaise. Ils comptaient sur l’obligeance des réfugiés de la Commune, amis de Verlaine, pour s’initier aux coutumes d’Outre-Manche et pour se faire piloter dans Londres qui, mieux que Bruxelles, devait offrir l’utilisation de leur activité.


De même que Verlaine l’a fait dans les Romances sans Paroles, Rimbaud nous a laissé des souvenirs du séjour en Belgique. C’est, dans le premier recueil de ses illuminations : Bruxelles daté de juillet, Âge d’or ; c’est la première des Villes, hallucination synthétique, vision prophétique, projection d’ensemble et récréation sur l’écran du rêve des impressions accumulées au cours de ces deux mois de vie belge :


VILLES


Ce sont des villes C’est un peuple pour qui se sont montés ces Alleghanys et ces Libans de rêve ! Des chalets de cristal et de bois se meuvent sur des rails et des poulies invisibles. Les vieux cratères ceints de colosses et de palmiers de cuivre rugissent mélodieusement dans les feux. Des fêtes amoureuses sonnent sur les canaux pendus derrière les chalets. La chasse des carillons crie dans les gorges. Des corporations de chanteurs géants accourent dans des vêtements et des oriflammes éclatants comme la lumière des cimes. Sur les plates-formes, au milieu des gouffres, les Rolands sonnent leur bravoure. Sur les passerelles de l’abîme et les toits des auberges, l’ardeur du ciel pavoise les mâts. L’écroulement des apothéoses rejoint les champs des hauteurs où les centauresses séraphiques évoluent parmi les avalanches. Au-dessus du niveau des plus hautes crêtes, une mer troublée par la naissance éternelle de Vénus, chargée de flottes orphéoniques et de la rumeur des perles et des conques précieuses, la mer s’assombrit parfois avec des éclats mortels. Sur les versants, des moissons de fleurs grandes comme nos armes et nos coupes mugissent. Des cortèges de Mabs en robes rousses, opalines, montent des ravines. Là-haut, les pieds dans la cascade et les ronces, les cerfs tettent Diane. Les Bacchantes des banlieues sanglotent et la lune brûle et hurle. Vénus entre dans les cavernes des forgerons et des ermites. Des groupes de beffrois chantent les idées des peuples. Des châteaux bâtis en os sort la musique inconnue. Toutes les légendes évoluent et les élans se ruent dans les bourgs. Le paradis des orages s’effondre. Les sauvages dansent sans cesse la Fête de la Nuit. Et, une heure, je suis descendu dans le mouvement d’un boulevard de Bagdad où des compagnies ont chanté la joie du travail nouveau, sous une brise épaisse, circulant sans pouvoir éluder les fabuleux fantômes des monts où l’on a dû se retrouver.


Il suffirait, ce semble, de confronter les « paysages belges » des Romances sans Paroles avec ce poème en prose, cette illumination, pour se faire une nette idée de la différence existant entre le génie de Verlaine et le génie de Rimbaud, et pour voir combien celui de l’auteur des Illuminations est plus haut, plus vaste, plus intrinsèque en spiritualité, plus mystique, plus sur un autre plan que l’ordinaire humanité, plus divin. Comment Verlaine, dont l’âme, merveilleuse aussi, fut puérile, trop humaine, passive, n’aurait-il pas été dominé, subjugué par une pareille puissance d’imagination, une telle souveraineté de vision, une semblable majesté d’expression ? Et l’on comprendra, au reste, pourquoi le Pauvre Lélian s’est toujours effacé devant son ami, sans qu’il ait été besoin pour cela d’autres raisons que sa littéraire admiration pourquoi, à l’époque où il s’entendait qualifier dûment de grand poète, il proclamait que Rimbaud était un très grand poète. Ne l’a-t-il pas aussi, dans Jadis et Naguère, appelé la Muse[16] ?

Dans Vies, Rimbaud fait encore allusion à son voyage en pays flamand. « A quelque fête de nuit, dans une cité du Nord, j’ai rencontré — dit-il — toutes les femmes des anciens peintres. » Ce qui attesterait qu’il ne se fit point faute d’aller visiter les musées et d’assister aux fêtes des Corporations, lesquelles, à Anvers particulièrement, se développent en somptuosités archaïques.


VII

Est-elle aimée ?… Aux premières heures bleues
Se détruira-t-elle comme les fleurs feues…
 
Devant la splendide étendue où l’on sente
Souffler la ville énormément florissante !

C’est trop beau c’est trop beau ! mais c’est nécessaire
— Pour la Pêcheuse et la chanson du Corsaire,

Et aussi puisque les derniers masques crurent
Encore aux fêtes de nuit sur la mer pure !


s’écria l’auteur du Bateau ivre quand, sur le port d’Anvers, en face de l’Escaut, les deux pérégrins devisèrent de prendre le steamer qui vers l’Angleterre devait, pour la première fois, les bercer sur la mer « troublée par la naissance éternelle de Vénus ».

Ils s’embarquèrent au commencement de septembre.

Arrivés à Londres, ils allèrent tout de suite, à Langham Street, se présenter chez M. Félix Régamey, qui, dans Verlaine dessinateur, décrira ainsi l’entrevue : « Verlaine est beau à sa manière et, quoique fort peu pourvu de linge, il n’a nullement l’air terrassé par le sort. Nous passons des heures charmantes. Mais il n’est pas seul. Un camarade muet l’accompagne, qui ne brille pas non plus par l’élégance : c’est Rimbaud ». Puis, leur curiosité « wagonnant et paquebottant insensément », erra, disent MM. Jean Bourguignon et Ch. Houin[17] « des parcs immenses, des somptueux hôtels du West-End, aux taudis malsains de Bethnal-Green, aux horreurs de White-Chapel », jusqu’à ce que, l’argent leur allant faire défaut, ils se résignassent à élire domicile dans l’ancien room de Vermersch : Howland Street, 34-35, quartier français.


Selon Verlaine[18], Rimbaud aurait mené en Angleterre une vie paisible de flânerie et de leçons. Il nous paraît bien que ce n’est pas tout à fait exact. Comment, ou pourquoi, l’auteur des Romances sans Paroles a-t-il pu commettre cette inexactitude, de même qu’il a commis celle de dater les Illuminations de 1873-1870, alors qu’en réalité, et sans conteste aujourd’hui possible, elles sont de 1872-1873 ? Outre que la nature de Rimbaud, comme nous l’avons vu, s’opposait à ce qu’il goûtât jamais la paix, sa vie à Londres, de même que partout ailleurs, ne pouvait être que très active, très occupée. Quand on constate que de septembre à décembre, c’est-à-dire en moins de quatre mois, il trouva moyen de s’assimiler la langue et la littérature anglaises, au point de pouvoir converser dans l’idiome avec des lettrés comme Swinburne, au point de pouvoir professer ; qu’il écrivit pas mal d’illuminations qu’il explora dans tous ses quartiers cette énorme capitale, à lui devenue bientôt familière ; qu’il fut relativement assidu aux musées et aux bibliothèques, sans compter ses rapports avec les réfugiés français et les démarches pour trouver des emplois ; quand on songe à ce que tout cela dut lui prendre de temps, on se demande comment il aurait pu trouver des loisirs pour la flânerie. Il faut supposer plutôt, étant connu le caractère farouche, délicat et orgueilleux de Rimbaud, qu’il passait, dans l’activité studieuse, la plus grande partie de ses journées loin de son compagnon : cela, moins pour n’aller pas dans les « cafés potables, wine-rooms, alsopps-bars et autres mastroquets indigènes », que pour ménager les fonds communs en ne partageant point le repas de midi. Du reste, Verlaine avait lui-même fort à faire, en ce temps-là, de se débattre, de se concerter avec les avoués et autres gens de loi parisiens, au sujet de l’instance en séparation de corps et de biens lancée décidément par son épouse.

La correspondance datée de Londres, publiée sans beaucoup d’ordre par M. Edmond Lepelletier dans sa biographie de Verlaine, si pleine d’inexactitudes, de jugements téméraires et d’insinuations calomnieuses à l’égard de Rimbaud, nous montre néanmoins la physionomie vraie du Pauvre Lélian à cette époque. Constatons que, dans les Croquis londoniens, non plus que dans la confidence des stations aux cabarets anglais, Rimbaud n’est jamais évoqué et que si, dans la partie grave de cette correspondance, il est parlé de lui, c’est toujours avec la plus grande déférence et de très dignes protestations au sujet de « l’immonde accusation » d’homosexualité. Ne serait-ce pas à inférer de cela que les deux poètes, soit chez des réfugiés, soit en un café accoutumé, ne se trouvaient guère ensemble que le soir, et que Rimbaud, peu communicatif de sa nature, ne tenait guère Verlaine au courant de ses diurnes occupations ? À ces réunions vespérales, entre Parisiens et Londoniens lettrés, s’engageaient des conversations « toutes d’intellectualité », dit Verlaine, et qui, Rimbaud présent, loin de pousser le poète de Langueur[19] à l’indolence, loin de l’exciter dans sa fâcheuse passion pour l’alcool, l’auraient, au contraire, incité au travail ; et, de fait, cela n’appert-il pas de la lettre en laquelle, un peu plus tard, de sa prison de Mons, Verlaine écrira, en recommandant l’impression des Romances sans Paroles : « Je tiens beaucoup à la dédicace à Rimbaud, d’abord comme protestation [contre l’accusation d’homosexualité], puis parce que ces vers ont été faits lui étant là et m’ayant poussé beaucoup à les faire. » Ce qui, entre parenthèses, n’empêchera pas M. Lepelletier, dont la sympathie pour Rimbaud était nécessairement négative, de supprimer cette dédicace à l’édition princeps du petit volume. Verlaine d’ailleurs, on devine pourquoi, ne la rétablira point aux éditions subséquentes.

Il transparait encore de cette correspondance verlainienne que Rimbaud ne fut pas, à Londres, sans insister auprès de son ami pour rentrer en possession de la Chasse spiriluelle. À l’inventaire des objets que Verlaine charge M. Lepelletier de réclamer aux Mauté, figure ce manuscrit, ainsi que des lettres de son auteur renfermant des vers et des poèmes en prose, le tout spécialement décrit. Or, l’auteur de Parallèlement n’était pas, à ce moment-là surtout, homme à se préoccuper beaucoup des papiers d’autrui. En dépit d’une première réclamation, il avait laissé ceux de Rimbaud rue Nicolet, à Paris, et cela au moment même où il allait se rencontrer avec leur propriétaire. Il a donc fallu, pour qu’il se décidât à les porter sur la liste des objets revendiqués, qu’on lui fît des instances. Nous allons voir jusqu’à quel point Rimbaud, sans en accuser personnellement son ami, fut navré de cette dépossession.


À Charleville, Madame Rimbaud, malgré que désormais accoutumée aux fugues subites de son fils, ne se résignait pas. Que faire ? Elle le laissait bien, depuis son retour de Paris, puiser librement dans la bourse familiale ; mais il y employait une telle discrétion, qu’elle demeurait épouvantée à songer qu’il pouvait, loin d’elle, souffrir de la misère, et humiliée à penser qu’il vécût aux dépens d’un étranger. On lui dit un jour — dans les petites villes tout se sait et se répète — qu’Arthur avait été vu aux environs de la gare, dans la compagnie du père Bretagne et de Verlaine. Elle s’empressa, naturellement, d’aller s’enquérir auprès du bohème carolopolitain. Et, comme celui-ci répondait vaguement aux questions fermement posées, à bout de patience, se souvenant que le bonhomme avait été l’initiateur des relations avec Verlaine, elle le semonça de façon si légitimement sévère, qu’il en fut, comme naguère M. Izambard, tout éberlué, tout tremblant.

Néanmoins, elle venait d’apprendre que la fuite de Verlaine à l’étranger avait pour cause la crainte d’être arrêté à Paris pour participation au mouvement insurrectionnel de 1871. Dans la conscience de la bourgeoisie de province, communard était synonyme de scélérat ; et, bien qu’Arthur eût déjà expliqué à sa mère le peu de gravité des faits reprochables à l’ancien chef du bureau de la Presse, et qu’elle l’admît, Madame Rimbaud ne se sentit pas moins envahir par la crainte d’une arrestation possible de Verlaine rejaillissant en déshonneur sur son fils. Aussi, sans pouvoir envisager des moyens pratiques et honorables de faire cesser la compromission, cette femme si énergique se morfondait-elle dans un redoublement de désespoir, désespoir que parvenait à peine à atténuer la conscience des devoirs envers ses autres enfants.

Elle vivait ainsi depuis de longs mois à Charleville, lorsque lui arriva, timbrée d’Angleterre, une lettre d’Arthur. C’était vers le milieu de novembre 1872.

L’épître était assez rassurante, en somme. On était en sûreté à l’étranger ; on s’y portait bien ; on apprenait la langue anglaise ; on donnait des leçons de français. Il était aussi mandé que, Verlaine plaidant en séparation et les Mauté ayant beaucoup d’animosité contre leur gendre, la perte des papiers confiés autrefois à l’ami, et demeurés par sa négligence à Paris, était à craindre. Ces manuscrits, ajoutait-on, seraient d’un grand secours ; on les ferait éditer et ils deviendraient ainsi une référence livresque permettant de trouver à Londres des leçons plus avantageuses au pécuniaire ; et Rimbaud terminait en priant sa mère de vouloir bien faire réclamer ces papiers, ou d’aller elle-même les chercher, soit chez Madame Verlaine mère, chargée de récupérer les objets personnels laissés rue Nicolet, soit chez les Mauté, au cas où, en défi des requêtes, ceux-ci se seraient cru le droit de les garder.

Madame Rimbaud n’était pas femme à remettre au lendemain ce qu’il ne lui paraissait pas impossible de faire le jour même elle n’était femme non plus à charger volontiers les autres de ses commissions. Aussitôt la lecture de la lettre, elle alla confier la garde de ses filles aux chanoinesses du Saint-Sépulcre, qui les avaient déjà dans leur institution comme demi-pensionnaires, et elle partit pour Paris.


Sa première visite fut pour la mère de Verlaine, dont Arthur lui avait donné l’adresse. Elle se trouva en présence d’une femme plongée, comme elle, dans la détresse cordiale. La sympathie s’établit aussitôt. Toutes deux n’étaient-elles pas de semblable origine, et n’avaient-elles pas, l’une et l’autre, épousé un militaire ? On causa. On fit ses réciproques doléances. Madame Rimbaud reprochait à Verlaine d’être, par ses appels incessants, la cause des dérangements actuels de son fils. Puisque la liaison des deux jeunes gens causait du désordre et du chagrin dans les familles, il appartenait au plus âgé, à Verlaine par conséquent, d’être le plus raisonnable, de rompre et de se rendre compte qu’en définitive et du point de vue de la loi, en excitant la passion d’Arthur pour les voyages et en l’attirant ainsi dans une voie irrégulière et moralement préjudiciable, il s’exposait à une accusation de détournement de mineur. Madame Verlaine, tout en protestant, priait son interlocutrice de ne pas ainsi envisager les choses. Il y avait assez de scandale comme cela, par la faute des seuls Mauté, qui ne surent jamais s’y prendre pour retenir Paul dans son ménage. De reproches à Arthur Rimbaud, elle n’en avait aucun à mettre en avant. C’était un garçon bien intelligent, bien honnête et tout à fait incapable de faire le mal. Pour ce qui était des manuscrits réclamés, Madame Verlaine n’avait rien reçu des beaux-parents de son fils, ni directement, ni par un tiers. En fin de compte, Madame Rimbaud ayant demandé si l’on pouvait courir le risque d’un accueil chez les Mauté, la mère de Verlaine s’offrit à la conduire jusqu’à leur maison.

Rue Nicolet, bien que Madame Rimbaud y ait été reçue aimablement, la sympathie ne s’établit point. On lui parut de prévenances et de condoléances, d’abord trop appuyées. Elle flaira, sous ces manières, de l’arrière-pensée. Bref, comme elle savait se trouver chez un ancien notaire, qu’elle connaissait, par ce qu’elle en avait déjà observé, la politesse de commande des tabellions et leur manque parfois de scrupules sentimentaux, malgré toutes ces civilités, toutes ces cérémonies, elle ne fut pas conquise. Sous ses apparences provinciales, quasi paysannes, elle avait, au demeurant, l’esprit beaucoup plus large et le sens familial plus développé que ces Parisiens-là elle leur était bien supérieure en intelligence native et en force intrinsèque de caractère. Ce fut avec une dignité de dehors froids qu’elle écouta émettre les griefs les plus imprévus et les plus ridicules contre Verlaine. Quand ils en arrivèrent aux articulations contre son fils Arthur, maitrisant sa maternelle indignation, cette femme de fer parvint à les entendre sans sourciller. Elle était sûre, maintenant, de siéger en face de gens prêts à user de tous moyens, d’apparences, de fallaces, pour écarter de leur famille un membre dûment ou indûment déplaisant. Ah ceux-là n’eussent pas demandé mieux que de se rallier à l’idée d’une accusation en détournement de mineur. Mais Madame Rimbaud se garda bien de la soumettre ici, cette idée. Elle se contenta, sous la bordée de malveillances aigres-douces qui, en voulant atteindre son enfant, semblaient vouloir l’atteindre elle-même, de dresser altièrement la tête et de plonger dans le regard oblitéré de ces mondains l’éclat de ses yeux bleus foudroyants d’orgueil et de mépris, mépris que les processives âmes ne surent évidemment point discerner. Et elle serait partie dédaigneusement, si elle n’avait eu à accomplir sa mission relative aux manuscrits. Ce fut avec laconisme, d’un ton de politesse stricte, qu’elle les réclama. On mit en avant des prétextes obliques dépôt dont ne devait compte qu’à Verlaine, procès en cours, etc., pour ne pas accorder satisfaction. Elle prit alors congé, sans se donner la peine de faire remarquer que, Verlaine ayant redemandé les choses pour les restituer à Rimbaud, l’on commettait, en agissant ainsi, un abus envers son fils mineur.


Parmi les autographes confisqués[20] se trouvait-il des lettres pouvant, par une interprétation maligne, induire des adversaires décidés à faire flèches de tout bois en des imputations contre Verlaine ? C’est possible. Les deux poètes usaient, à ce moment, de la méprise des mots. En tout cas, pour les Mauté, comme pour les avoués et autres gens d’affaires de ce temps-là, la Chasse spirituelle devait être, à coup sûr, parfaitement incompréhensible. Chronologiquement, elle se placerait, croyons-nous, entre le Bateau ivre et les illuminations. Il faut joindre à la Chasse spirituelle, comme égarées, comme perdues, des pièces de vers dont l’une, les Veilleurs, est, au sentiment de Verlaine, la plus belle qu’ait écrite Rimbaud. On voit combien cette confiscation a été coupable envers l’auteur, combien elle le demeure envers les Lettres françaises.


Aussitôt rentrée à Charleville, Madame Rimbaud manda à son fils le résultat négatif de ses démarches au sujet des manuscrits. Elle lui remontra en même temps le péril qu’il y avait, pour sa bonne réputation, à continuer des relations avec Verlaine. Afin de couper court à toutes insinuations, à toutes accusations calomnieuses, le plus simple, dans l’intérêt surtout de l’ami, serait qu’Arthur le quittât et revînt à la maison, concluait-elle judicieusement et fermement. Elle joignait à sa lettre des fonds pour le retour.

Les deux poètes, se croyant forts de leur innocence, ne se rendirent pas tout d’abord à ce conseil. Rimbaud, savons-nous, repoussait de tout son hautain mépris les ordures en question. Quant à Verlaine, sa correspondance avec M. Edmond Lepelletier révèle qu’il aurait considéré l’éloignement du jeune homme comme une maladresse pouvant, aux yeux de ses beaux-parents, constituer un aveu.

Madame Rimbaud — confie-t-il — s’occupe très véhémentement de l’affaire. Elle croit qu’en me séparant de son fils je fléchirais ça. Moi, je crois que ce serait leur donner leur seule arme « Ils ont cané, donc ils sont coupables ». Tandis que nous sommes prêts, Rimbaud et moi, à montrer, s’il le faut, notre virginité à toute la clique.


Cependant Rimbaud, à Londres, commençait à s’irriter contre son compagnon, auquel il reprochait toujours d’être, par sa négligence, la cause de la perte des manuscrits. Celui-ci fit bien de nouvelles tentatives pour les recouvrer mais il n’y réussit, paraît-il, point.

Et le jeune poète maudit, fatigué, écœuré de l’indécision du « pitoyable frère » passant ses heures à se griser, à se lamenter et, plutôt que d’agir comme il eût fallu, à poster ses doléances à des camarades parisiens incapables de le servir, quitta l’Angleterre, après quelque dispute, et revint en France. C’était vers le milieu de décembre 1872.


VIII


Il y avait plus d’un mois qu’il était de retour à Charleville ; après les orages de Paris et de Londres, il essayait, dans la vie familiale, de s’accalmer et de se déprendre des vers, remâchant l’amertume de la lutte pour l’Art, examinant avec un relatif sang-froid la direction qu’il allait falloir donner désormais à sa vie, — lorsqu’il reçut d’Angleterre une lettre de Verlaine, très touchante, annonçant une grave maladie et marquant un profond désespoir de se trouver, à la veille de la mort, abandonné de tout le monde.

Point n’était besoin de faire à Rimbaud un long appel douloureux pour que se présentât, devant sa conscience, l’impérieuse nécessité de se dévouer ; en dépit detout, il aimait toujours beaucoup le Pauvre Lélian. Il fit part de la lettre à sa mère. Celle-ci, le voyant très ému et se félicitant, à part soi, du bon cœur de son fils, loin de s’opposer au départ pour Londres, lui remit spontanément l’argent nécessaire au voyage, aller et retour, et à l’existence durant quelques jours. Toutefois, il fut convenu que, issue heureuse ou Malheureuse de la maladie, Arthur reviendrait au plus tôt dans les Ardennes.

Nous ne savons ce qu’était la maladie de Verlaine. Voici ce que, sans préciser, il en a dit lui-même dans une lettre à M. Edmond Lepelletier :


Mon cher ami, si je ne t’ai pas écrit, c’est par l’unique raison que j’ignorais ta nouvelle adresse, sans quoi tu eusses reçu voilà huit jours, en même temps que les deux ou trois que je considère comme mes amis sérieux, une espèce de lettre de faire-part où je leur faisais mes adieux. En même temps je télégraphiais à ma mère et à ma femme de venir vite, car je me sentais positivement crever. Ma mère seule vint, et c’est d’elle que je tiens ton adresse nouvelle. Deux jours après, Rimbaud, parti d’ici depuis plus d’un mois, arrivait, et ses bons soins, joints à ceux de ma mère et de ma cousine, ont réussi à me sauver cette fois, non certes d’une claquaison prochaine, mais d’une crise qui eût été mortelle dans la solitude. Je le supplie de m’écrire. J’ai bien besoin de témoignages amicaux… L’heure me presse, et d’ailleurs ma faiblesse est extrême.


Dès que Rimbaud eut constaté son ami en bonne voie de guérison, laissant Madame Verlaine et la cousine au chevet du malade, il rentra dans les Ardennes. D’ailleurs, la demande judiciaire en séparation suivait son cours il ne voulait pas, selon le conseil réitéré des mères, donner davantage prise aux griefs calomnieux dont son amitié faisait l’objet.

Nous sommes au commencement de 1873.


À Charleville, Rimbaud ne semble plus, au même titre, préoccupé de la confiscation de ses manuscrits. Néanmoins, il s’ouvre à sa mère du désir qu’il a de faire éditer un ouvrage. On dirait que la Chasse spirituelle ne lui apparaît déjà plus, à ce moment, comme suffisamment représentative de son génie. Il en déplore toujours la perte, c’est vrai il en invective les détenteurs. Mais ce qu’il voudrait voir imprimé, c’est autre chose. Et il poursuit les Illuminations : Ouvriers, Ville, Métropolitain, Promontoire, Parade, Veillées, etc…

Dans ces poèmes en prose, la joie et l’orgueil égotistes d’être un suprême et unique poète commencent, on dirait, à s’affaisser. Les hallucinations systématiques, les symbolisations outrées disparaissent ; les visions proprement dites deviennent moins personnelles, plus larges, et montent dans la réalisation des « possibilités harmoniques et architecturales » à des sommets de synthèse jusqu’ici inaccédés.

Comment se pourrait-il que ces imageries, ces symphonies colossales aient été créées, comme on l’a cru, sinon en même temps, du moins tout de suite après le chuchotis ultra-subjectif des chansons ? L’esthétique et la technique en sont très différentes. A moins qu’on ne veuille voir le point de transition dans le morceau suivant, symbole, semble-t-il, des forces destructrices et créatrices de l’esprit de Rimbaud se mêlant et communiant pour mourir momentanément dans la désillusion.


CONTE


Un Prince était vexé de ne s’être employé jamais qu’à la perfection des générosités vulgaires. Il prévoyait d’étonnantes révolutions de l’amour, et soupçonnait ses femmes de pouvoir mieux que cette complaisance agrémentée de ciel et de luxe. Il voulait voir la vérité, l’heure du désir et de la satisfaction essentiels. Que ce fût ou non une aberration de piété, il voulut. Il possédait au moins un assez large pouvoir humain.

Toutes les femmes qui l’avaient connu furent assassinées quel saccage du jardin de la Beauté ! Sous le sabre, elles le bénirent. Il n’en commanda point de nouvelles, — Les femmes réapparurent.

Il tua tous ceux qui le suivaient, après la chasse ou les libations. — Tous le suivaient.

Il s’amusa à égorger les bêtes de luxe. Il fit flamber les palais. Il se ruait sur les gens et les taillait en pièces. — La foule, les toits d’or, les belles bêtes existaient encore.

Peut-on s’extasier dans la destruction, se rajeunir parla cruauté ! Le peuple ne murmura pas. Personne n’offrit le concours de ses vues.

Un soir, il galopait fièrement. Un Génie apparut, d’une beauté ineffable, inavouable même. De sa physionomie et de son maintien ressortait la promesse d’un amour multiple et complexe ! d’un bonheur indicible, insupportable même ! Le Prince et le Génie s’anéantirent probablement dans la santé essentielle. Comment n’auraient-ils pas pu en mourir ? Ensemble donc ils moururent.

Mais ce Prince décéda, dans son palais, à un âge ordinaire. Le Prince était le Génie. Le Génie était le Prince. — La musique savante manque à notre désir.


Il y a, en effet, dans ce morceau souverain, qui fait songer au roi Louis II de Bavière, un narcissisme bien proche en signification de celui si dolent de la Comédie de la Soif.

Faut-il attribuer à la contagion du spleen anglais la tristesse forte et l’ironique découragement que ces géantes productions indiquent chez Rimbaud ? Aucune parole de dégoût concernant Londres ne se trouve pourtant dans son œuvre. Tous ceux qui ont connu le poète après ses séjours en Angleterre savent combien il préférait la ville et les coutumes londoniennes aux rues et aux habitudes de Paris. Pour lui, Londres était incomparablement plus habitable, et les relations avec les Anglais infiniment mieux adéquates à son caractère, que la France et les Français. Tout de la capitale du Royaume-Uni, relativement, lui plaisait alors : les immenses proportions de la ville, l’activité industrielle, les musées, la langue, le brouillard. Il n’est jusqu’à la morgue silencieuse et flegmatique des habitants, jusqu’à leur humour, qui, en s’appariant, en quelque sorte, à sa propre taciturnité, à son ironie dédaigneuse et pince-sansrire, ne lui fussent objets de préférence, au regard du bavardage superficiel et vantard des Parisiens et de leur débraillé. Écoutez, d’ailleurs, ce poème en prose par lequel il s’identifie avec Londres :


VILLE


Je suis un éphémère et point trop mécontent citoyen d’une métropole crue moderne, parce que tout goût connu a été éludé dans les ameublements et l’extérieur des maisons aussi bien que dans le plan de la ville. Ici vous ne signaleriez les traces d’aucun monument de superstition. La morale et la langue sont réduites à leur plus simple expression, enfin Ces millions de gens qui n’ont pas besoin de se connaître amènent si pareillement l’éducation, le métier et la vieillesse, que ce cours de vie doit être plusieurs fois moins long que ce qu’une statistique folle trouve pour les peuples du Continent. Aussi comme, de ma fenêtre, je vois des spectres nouveaux roulant à travers l’épaisse et éternelle fumée de charbon — notre ombre des bois, notre nuit d’été ! — des Erynnies nouvelles, devant mon cottage qui est ma patrie et tout mon cœur — puisque tout ici ressemble à ceci — la Mort sans pleurs, notre active fille et servante, un Amour désespéré et un joli Crime piaulent dans la boue de la rue.


Il va bientôt parler l’anglais « mieux que les Anglais eux-mêmes », et nous le verrons, à la fin de sa trop courte vie, user préférablement de cette langue, choisir, quand il éprouvera le besoin de se distraire par la lecture, les ouvrages d’idiome britannique. Ce ne peut donc être l’Angleterre qui causait à Rimbaud cette douloureuse lassitude de soi, ce volupteux dégoût d’un art en lequel il avait conscience d’œuvrer mieux que quiconque, parce qu’il était « mille fois le plus riche » en pensée et en imagination.

On ne saurait, non plus, attribuer cet état psychique au manque absolu de ressources pécuniaires et d’espoirs sous ce rapport. Il était sobre naturellement, et sans besoins de luxe matériel. En outre de ses petits gains de professeur et des solidarités de Verlaine, il avait l’argent mis par sa mère à sa disposition et il était assuré de trouver toujours près d’elle, quoi qu’il arrivât, un cordial et substantiel refuge.

Ce serait plutôt dans le domaine de la conscience pratique s’éveillant, et aussi parmi des phénomènes patho-physiologiques, qu’il conviendrait de rechercher les déterminantes de ce singulier état mental d’adolescent.

Londres, au point de vue de la possibilité de vivre dans le siècle, loin de déprimer le jeune homme, lui a, au contraire, ouvert les yeux. De cette énorme cité où, parmi un féroce mouvement, l’on vit comme dans un désert froid et silencieux, il regarde avec colère les traîtrises que, sous son tumulte gracieux, cache Paris. La calomnie à son égard s’y poursuit, et l’écho lui en est apporté par les correspondants de son ami. Les gens qu’il a naguère si juvénilement bafoués — il commence à s’en rendre compte — ne lui pardonneront jamais ses imprudences ; ils s’opposeront, de toute la noirceur accumulée de leurs rancunes, à ce que son génie, du reste incompris d’eux, arrive à la lumière. Et lui, qui jusqu’alors a dédaigné la sottise et la diffamation, sent qu’à cause d’elles son avenir littéraire pourrait bien être perdu. Il se prend à envisager le mal réel que peuvent faire l’envie et la haine, de si bas qu’elles partent. Ses candides illusions de bonté, d’amourdu prochain s’envolent chaque jour davantage. Il lui reste bien « l’orgueil plus bienveillant que les charités perdues » ; mais son échafaudage de bonté universelle croule. « Pas une main amie ! » Personne ne l’admet. « Ma sagesse », va-t-il dire, « est aussi dédaignée que le chaos ». C’est peut-être qu’il est monté trop haut. Cependant, il ne redescendra pas encore de son ciel. « Qu’est mon néant », s’écrie-t-il sarcastiquement, « auprès de la stupeur qui vous attend ?… »

Verlaine lui-même, en lequel il avait vu une âme capable de lui être mystiquement fraternelle, un esprit assez libre pour marcher avec lui à la conquête de la vérité divine, ce Verlaine dont il rêvait de faire un « fils du Soleil » ne lui paraît plus que l’esclave social dont les passions terrestres, excitées tant par l’atmosphère spéciale des tavernes londoniennes que par les nostalgies matrimoniales, le désenchantent, l’aigrissent, l’exaspèrent.


VAGABONDS


Pitoyable frère que d’atroces veillées je lui dus ! « Je ne me saisissais pas fervemment de cette entreprise. Je m’étais joué de son infirmité. Par ma faute nous retournerions en exil, en esclavage. » Il me supposait un guignon et une innocence très bizarres, et il ajoutait des raisons inquiétantes.

Je répondais en ricanant à ce satanique docteur, et finissais par gagner la fenêtre. Je créais, par delà la campagne traversée par des bandes de musique rare, les fantômes du futur luxe nocturne.

Après cette distraction vaguement hygiénique, je m’étendais sur une paillasse. Et presque chaque nuit, aussitôt endormi, le pauvre frère se levait, la bouche pourrie, les yeux arrachés — tel qu’il se rêvait et me tirait dans la salle en hurlant son songe de chagrin idiot.

J’avais en effet, en toute sincérité d’esprit, pris l’engagement de le rendre à son état primitif de fils du Soleil, — et nous errions, nourris du vin des Palermes et du biscuit de la route, moi pressé de trouver le lieu et la formule.


Il a comme le pressentiment des malheurs qui vont survenir du fait de la faiblesse de son ami. Aussi, le fuit-il dorénavant le plus possible. Verlaine rappelle désespérément celui qu’il appelle « l’homme aux semelles de vent ». Rimbaud revient, pour repartir presque aussitôt, pardonnant toujours pour s’encolérer ensuite. C’est le pardon de Jésus à la Samaritaine qui trop aima. Et ce pardon, quoi qu’il advienne, sera toujours acquis au Pauvre Lélian. Car Rimbaud, même après le drame de Bruxelles, encore qu’il en paraisse autrement par la rixe de la Forêt-Noire, n’aura jamais pour le souvenir de Verlaine un seul mot de mépris ou de rancune. La rancune ne saurait siéger dans l’âme des Forts.


Il est à noter également qu’en ce début de l’année 1873, la physionomie de l’adolescent se modifiait à nouveau. Etait-ce le résultat des fatigues corporelles éprouvées au cours des deux années précédentes, de l’alimentation irrégulière, d’une hygiène déplorable, dessoucis, du surmenage cérébral ? Ou bien était-ce déjà l’effet d’une fatalité pathologique ? Son teint, devenu terreux, plombé, se marbre de rougeurs fiévreuses le bleu de ses yeux pâlit, et les pupilles, se rétrécissant parfois jusqu’à presque disparaître, donnent au regard un caractère infiniment vague et comme mourant. Il maigrit dans son corps et dans son visage dont l’ovale, autrefois si pur, s’altère de saillies et de creux. Des journées entières, lui si instable, il reste enfermé dans sa chambre, étendu, les yeux mi-clos, sur son lit. À l’heure des repas, sa mère ou ses sœurs l’appellent-elles ? Il refuse de manger. Et, si on le questionne sur sa santé en lui offrant des soins, il répond, d’une voix lointaine et bourrue, qu’il ne souffre pas, qu’il n’a besoin dp rien, et prie qu’on le laisse en paix et qu’on ne s’alarme point. Mais, le matin, les bougies consumées attestent qu’il a veillé toute la nuit.

Les jours qu’il est debout, il ne se plaint non plus. Pourtant, il mange peu et comme avec dégoût. Au toucher de ses mains, devenues sèches et pâles, on constate qu’il a la fièvre. Lui montre-t-on de l’inquiétude à ce sujet ? Comme agacé, il répond à peine. Et, méditatif et sombre, image vivante, à dix-huit ans ! de la plus poignante, de la plus irrémédiable désolation, il s’en va errer par la ville et par la campagne.

Tous ces symptômes, soit comme cause, soit comme effet, correspondraient-ils à l’amertume marquée dans les derniers poèmes en prose ? Rimbaud, lui, croit que cet état morbide fut occasionné surtout par le surmenage intellectuel, puisque, dans Une Saison en Enfer, après avoir décrit les efforts mentaux dont sont résultées les Illuminations, il ajoute :


Ma santé fut menacée. La terreur venait. Je tombais dans des sommeils de plusieurs jours, et, levé, je continuais les rêves les plus tristes. J'étais mûr pour le trépas, et, par une route de dangers, ma faiblesse me menait aux confins du monde et de la Cimmérie, patrie de l'ombre et des tourbillons.


Mais l'énergie extraordinaire, que, sous cette langueur momentanée, il porte en lui, va se réveiller. D'un effort tilanesque, il se dressera en face de la folie menaçante et lui « jouera le bon tour » de l'étrangler, comme cela, en ricanant. Rire satanique et archangélique tout ensemble, dont l'écho, par Une Saison en Enfer, se répercutera d'âge en âge, pour témoigner de; la surhumanité de Jean-Arthur Rimbaud…


IX


Dans le courant du mois de mars, étant toujours en proie à ces malaises, il fit, de Charleville, quelques courts voyages dans des capitales, aux fins exclusives d'y trouver un éditeur. Sa mère ne protestait pas, disposée qu'elle était à faire les frais d'un volume.

Au commencement d’avril, la famille partit pour Roche. Il s’agissait de surveiller la reconstruction des bâtiments d’exploitation de la propriété, détruits, quelques années auparavant, par un incendie, et d’y installer un fermier. Le jour du vendredi saint, 12 avril, Arthur, revenant de» Belgique, rejoignit là les siens. Il était de plusen plus souffrant.

Aussitôt arrivé, il ne s’en mit pas moins au : travail et commença, en vue des éditeurs Poolet Cie découverts à Bruxelles, d’écrire Une Saison en Enfer.

Quelques illuminations également ont étéécrites, dans ce moment-là, à Roche: Vies, Démocratie, dont l’inspiration est la même que celle de la partie d’Une Saison en Enfer intitulée Mauvais Sang, et, sans doute, indice du renoncement proche à la littérature visionnaire, celle-ci :


DÉPART

Assez vu. La vision s’est rencontrée à tous les airs.

Assez eu. Rumeurs des villes, le soir, et au soleil, et toujours.

Assez connu. Les arrêts de la vie. — Ô Rumeurs et Visions !

Départ dans l’affection et le bruit neufs.

Oserons-nous formuler l’hypothèse que ce court poème en prose devait, dans les intentions de l’auteur, fermer le livre des Illuminations ? Nous pouvons, en tout cas, opiner que si, en 1873, l’ouvrage n’a pas été envoyé à l’imprimerie, c’est à cause de la survenue du drame de Bruxelles. Verlaine était détenteur de la plus grosse partie du manuscrit, envoyé, morceau par morceau, dans des lettres ; et cette circonstance est heureuse, jusqu’à un certain point, pour la Littérature, puisque, si les Illuminations étaient demeurées toutes entre les mains de leur auteur, il les aurait détruites, par la suite, en même temps que les autres et que l’édition d’Une Saison en Enfer.


Roche, section de la commune de Chuffilly, est un hameau agricole sans grand caractère et peuplé d’une douzaine de familles de laboureurs. On y trouve un château qui, au moyen âge, dut être une maison-forte servant de rendez-vous de chasse aux seigneurs de la Cour, dans le temps qu’Attigny, voisin, était résidence royale ; mais cet édifice, décapité à la Révolution et aménagé en maison bourgeoise, n’offre plus aucun intérêt architectonique, et son seul charme consisterait en ce qu’il est discrètement, invisiblement tapi parmi d’arborescentes et d’aromatiques végétations.

La campagne environnante, d’une assez grande fertilité, est dénuée de tout agrément. C’est la Beauce en petit. Un peintre n’y trouverait à s’inspirer que de ciels fort mobiles et variés.

La maison des Cuif, aïeux maternels de Rimbaud, se trouve sur la route conduisant d’Attigny à Vouziers. C’est un pavillon Louis XVI, dont les ouvertures de façade regardent immédiatement la route. Un chartil, donnant accès dans la cour de la ferme, le flanque, surmonté d’un colombier à toit en pointe coupée ; et ces dispositions font que l’ensemble de la construction présente un aspect de prééminence sur les autres habitations du hameau. En 1873, les ruines des écuries et des granges incendiées, recouvertes en partie par le houblon sauvage et l’ortie, ajoutaient encore au caractère, lequel n’était pas alors sans grandeur.

La maison d’habitation proprement dite, encore qu’elle fût indemne de l’incendie, se trouvait néanmoins en état de délabrement. Inhabitée depuis 1865, elle avait été ravagée, en 1870-71, par l’invasion et l’occupation allemandes. La famille Rimbaud y campa plutôt qu’elle ne s’y installa. On devait vivre dans ces précaires conditions jusqu’à l’achèvement des reconstructions aux immeubles. Mais on avait compté sans la lenteur des artisans de campagne. À cause d’elle, on se vit obligé de séjourner à Roche beaucoup plus longtemps qu’on n’aurait voulu.

C’est parmi ce désastre en quelque sorte, qu’Arthur Rimbaud fit Une Saison en Enfer. Toujours douloureux et quand même énergique, dans les moments où, à la pelle et à la pioche, il ne remuait pas des décombres, il s’installait, pour écrire, au pied d’un mur calciné et exposé en plein midi. — « Je suis assis, lépreux, sur les pots cassés et les orties, au pied d’un mur rongé par le soleil[21]. » — Et, lorsque les maçons et les charpentiers eurent enfin pris possession du chantier, il continua son œuvre dans une sorte de grenier à grain dont il avait fait sa chambre, au premier étage de la maison.


Presque toute la partie d’Une Saison en Enfer intitulée Mauvais Sang, en laquelle il interroge impitoyablement ses hérédités et sa vie passée, a été écrite ici et la, fin avril et commencement de mai 1873 ; ainsi que les illuminations intitulées Vies, où il s’explore âprement la conscience.


VIES II


Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m’ont précédé ; un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l’amour. À présent, gentilhomme d’une campagne maigre au ciel sobre, j’essaie de m’émouvoir au souvenir de l’enfance mendiante, de l’apprentissage ou de l’arrivée en sabots, des polémiques, des cinq ou six veuvages et de quelques noces où ma forte tête m’empêcha de monter au diapason des camarades-Je ne regrette pas ma vieille part de gaîté divine : l’air sobre de cette aigre campagne alimente fort activement mon atroce scepticisme. Mais comme ce scepticisme ne peut désormais être mis en œuvre, et que, d’ailleurs, je suis dévoué à un trouble nouveau, — j’attends de devenir un très méchant fou.


Vers la fin de mai, un rapprochement se produisit avec Verlaine. Celui-ci, quittant l’Angleterre, était venu achever sa convalescence à Jéhonville (Ardennes belges), chez une tante paternelle, et, de là, il avait correspondu avec son ami.

Rimbaud, obligé pour le rejoindre de passer par Mézières-Charleville, alla d’abord rendre visite à son fidèle camarade de collège, Ernest Delahaye, qui voulut bien l’accompagner jusqu’à Bouillon, ville-frontière de Belgique, située sur la Semoy, entre Sedan et Paliseul. C’est là que les deux poètes s’étaient donné rendez-vous. Après l’agape du revoir, qui fut délicate et de joyeuse ivresse, le bon et souriant Delahaye étant rentré seul en France, Rimbaud et Verlaine prirent, sans tarder, le train pour Liège, ville encore non explorée par eux ; puis, par Anvers, ils repartirent, le 25 mai, pour l’Angleterre.

C’est durant cette traversée, dont l’auteur des Romances sans Paroles a dit, dans une lettre à M. Edmond Lepelletier, qu’elle fut « inouïe de beauté », que l’auteur du Bateau ivre rythma Mouvement[22], ce point extrême, avec Marine, de la libération du vers.


Une des raisons qui semblent avoir décidé le visionnaire à retourner encore dans la compagnie du Pauvre Lélian est qu’il voyait de plus en plus s’altérer, dans la stabilité et le calme villageois, sa santé et aussi son équilibre intellectuel.


Je dus voyager, distraire les enchantements assemblés dans mon cerveau. Sur la mer, que j’aimais comme si elle eût dû me laver d’une souillure, je voyais se lever la croix consolatrice. J’avais été damné par l’arc-en-ciel[23].


Cette raison, pourtant, est aujourd’hui de second rang. Car, plus que jamais, il obéit à la force subconsciente dont nous avons parlé, force qui l’obligeait et devait l’obliger toujours à partir, à s’en aller, ce conquérant d’un autre monde que le nôtre, cherchant en vain, sur la terre, sa patrie spirituelle, cherchant en vain, parmi les réalités, des existences capables de communier seulement de cœur avec lui !


De nouveau fixés à Londres, les deux poètes ne tardèrent point à y filer des jours horribles de dissentiment, très irritables et très découragés qu’ils étaient devenus, l’un en face de l’autre. Rimbaud, lassé de la vie de cabaret menée par Verlaine, fatigué de ses doléances capricieuses, le laissait seul fréquenter de plus en plus les endroits de « cette ville de la Bible » où « le gaz flambe et nage », où « les enseignes sont vermeilles » et où « tout saute, piaule, miaule et glapit »

Dans le brouillard rose et jaune et sale des Sohos
Avec des indeeds et des all rights et des hâos[24].

C’est que le jeune homme, dans cette fin de crise de la puberté, se prenait peu à peu de conscience positive. Son manque de fortune lui commande de s’ingénier avec plus de constance vers des travaux pécuniairement productifs. Et, désormais plus correct de manières et de tenue, ainsi que l’exige la respectability, il trouve des leçons à donner, leçons de mince rapport toujours, mais qui lui permettent, croit-il, de ne plus encourir le reproche de vivre à charge de son ami.

Est-ce l’effet de son état maladif ? Est-ce la conséquence de l’irritation ressentie à voir Verlaine se déprimer dans des conditions sentimentales plus absurdes que jamais ? Il devient très acariâtre envers le « compagnon d’enfer ». Lorsqu’ils sont ensemble, ce sont des conflits acerbes, dont le Pauvre Lélian parlera à sa mère, ce qui permettra à celle-ci de déposer bientôt, au bureau de police de Bruxelles, que son fils a eu à se plaindre du caractère méchant de Rimbaud. — Pauvre, trop faible mère qui pourrait songer à faire reproche de cette injustice à votre douleur du moment…

Il semble, en vérité, que Rimbaud cherche à se faire haïr de Verlaine. Il l’épouvante par des colères et des mystifications sinistres, par des voies de fait même ; il l’accable de railleries, « passe des heures à lui faire honte de tout ce qui l’a pu toucher au monde, et s’indigne s’il pleure[25] ». Verlaine ne comprend pas.

Il avait été convenu entre eux, en Belgique, que c’en serait fini des récriminations au sujet du procès en cours, fini des ébriétés affolantes, fini des langueurs et des paresses, et qu’on s’appliquerait exclusivement, et avec énergie, à trouver le « lieu et la formule ». Ce dernier départ pour Londres avec Verlaine était l’ultime effort pour rendre celui-ci « à son état primitif de fils du Soleil », à sa pureté lumineuse de poète dégagé des amours terrestres. Verlaine, certes, subissait cette domination intellectuelle, cette volonté idéaliste, cette emprise spirituelle qui, en déterminant l’éclosion de sa personnalité poétique, lui laissera à jamais sa marque ; il est des poèmes dans son œuvre qui veulent être, qui sont des illuminations, par exemple : Beams (Romances sans Paroles), Kaleïdoscope (Jadis et Naguère), écrits dans la compagnie de Rimbaud. On peut même affirmer que le spiritualisme transcendantal du visionnaire, en opprimant le sentimentalisme de Verlaine, jeta dans l’âme de celui-ci les germes d’un mysticisme, qui par la suite, en la prison de Mons, devait fleurir en foi catholique : conséquence apparemment immédiate d’une illumination reçue d’une image du Sacré-Cœur, mais conséquence lointaine et certaine de sa liaison avec Rimbaud. Toutefois, il n’était pas aisé d’affranchir entièrement une nature si passive devant les suggestions de la chair, et l’Église catholique ne devait pas y réussir davantage que l’auteur d’Une Saison en Enfer. Du reste, il faut croire Rimbaud lorsque, dans cet étrange et si terriblement chaste ouvrage, il dit de la « vierge folle » qu’elle était « dans son âme comme dans un palais qu’on a vidé pour ne pas voir une personne si peu noble que vous ».

Parallèlement aux initiations métaphysiques de son ami, Verlaine, qui ne parvenait à découvrir pourquoi « l’époux infernal » « voulait tant s’évader de la réalité », recevait chaque jour plus, de son milieu de bars, des excitations passionnelles. La confidence en transparaît aux Croquis londoniens. Et cela exaspérait au plus haut point Rimbaud. Les scènes entre eux se multipliaient au cours de nuits atroces. « Debout dans les rages et les ennuis », le jeune homme comprenait à présent qu’il perdait son temps en si molle compagnie. Il dut, une fois, sentant venir la congestion cérébrale, tant cette vie l’enfiévrait, entrer à l’hôpital…

C’est durant ce dernier et court séjour avec Verlaine à Londres que se place, sans nul doute, une circonstance physiologique qui pourrait bien avoir eu une influence sur le changement de vues de l’illuminé.

Ses dix-huit ans viennent de s’ouvrir à la vie sexuelle. Il aime d’amour plus qu’imaginatif une Londonienne « rare, sinon unique », a témoigné Verlaine. Quelle était cette Anglaise ? Était-ce une miss à laquelle il donnait des leçons ? Nous ne savons. Il ne parait pas, même, qu’il ait fait, à Verlaine ou à d’autres, de grandes confidences verbales à ce propos. Ce dut être une personne d’un rang social relativement élevé, puisqu’il n’osa pas aller loin vis-à-vis d’elle dans ses déclarations et qu’il se crut obligé, sa timidité et sa réserve l’empêchant de se présenter dans l’appartement de la belle autrement qu’en imagination, de chercher un dérivatif auprès des prostituées de la banlieue s’offrant à lui, — ainsi qu’il appert de :


BOTTOM


La réalité étant trop épineuse pour mon grand caractère, — je me trouvai néanmoins chezmadame,en gros oiseau gris-bleu s’essorant vers les moulures du plafond et traînant l’aile dans les ombres de la soirée.

Je fus, au pied du baldaquin supportant ses bijoux adorés et ses chefs-d’œuvre physiques, un gros ours aux gencives violettes et au poil chenu «le chagrin, les yeux aux cristaux et smx argents des consoles.

Tout se fit ombre et aquarium ardent. Au matin, — aube de juin batailleuse, — je courus aux champs, âne, claironnant et brandissant mon grief, jusqu’à ce que les Sabines de la banlieue vinrent se jeter à mon poitrail.


Nous laisserons à la Science le soin d’établir si, et comment, l’initiation à la vie sexuelle détermine un nouvel état mental chez le pubère et le rend plus apte à saisir les nécessités de la vie matérielle et sociale, au détriment de sa spiritualité. Constatons seulement que c’est ’au moment où Arthur Rimbaud perd sa virginité corporelle que les visions tendent à cesser et que l’état pathologique où nous venons de le voir s’améliore. À la réflexion, du reste, tout outre qu’un chaste aurait-il pu produire les Illuminations ?

Il n’éprouvera plus jamais la joie exclusive d’être un grand poète. Il constate même l’impossibilité d’être cela dans les temps modernes, cela qui, selon lui, comporte la pureté, la chasteté, la sainteté. « Les saints des forts s’écrie-t-il dans Une Saison en Enfer ; — les anachorètes : des artistes comme il n’en faut plus ! » La vie, la vie positive, cette « farce à mener par tous », le requiert. Il voudrait s’y soumettre. Mais comment ?…


Et Verlaine, de plus en plus affaissé sous ses déboires matrimoniaux, de plus en plus sollicité par l’alcool, continuait de s’intoxiquer et de s’exciter, « vierge folle », dans ses cabarets habituels. L’ami ne prenait dorénavant part à ses chagrins, à ses joies, que pour les moquer énergiquement, tâchant par là de le galvaniser dans une attitude plus virile et plus digne. Inutiles efforts. Et c’étaient, dans les cafés où ils se rencontraient le soir avec des amis, d’imprévue et ridicules scandales pouvant rejaillir en honte sur l’un et sur l’autre. Bref, comme le déclarera spontanément Rimbaud au bureau de police de Bruxelles, la société de Verlaine à Londres lui était devenue impossible.


HONTE



Tant que la lame n’aura
Pas coupé cette cervelle,
Ce paquet blanc, vert et gras
À vapeur jamais nouvelle…

(Ah ! Lui devrait couper son
Nez, sa lèvre, ses oreilles,

Son ventre ! et faire abandon
De ses jambes, ô merveille !)

Mais, non vrai, je crois que tant
Que pour sa tête la lame,
Que les cailloux pour son flanc,
Que pour ses boyaux la flamme

N’auront pas agi, l’enfant
Gêneur, la si sotte bête,
Ne doit cesser un instant
De ruser et d’être traître

Comme un chat des Monts-Rocheux,
D’empuantir toutes sphères !
— Qu’à sa mort pourtant, mon Dieu !
S’élève quelque prière…


C’est à la suite d’une de ces scènes, plus extravagante sans doute que les précédentes, d’une « discussion née des reproches que je lui faisais sur son indolence et sur sa manière d’agir envers les personnes de notre connaissance » — atténuera Rimbaud devant le juge d’instruction de Bruxelles, — que Verlaine, sans rien dire, le 4 ou le 5 juillet 1873, quitta l’Angleterre et s’enfuit en Belgique.


X


Dans l’explication fournie par Rimbaud au magistrat brabançon[26] et concernant l’objet de la discussion qui détermina ce départ furtif de Verlaine, il faudrait, pour arriver à la connaissance entière de la vérité, surtout lire entre et sous les lignes. Un procès-verbal d’interrogatoire n’offre jamais que le résumé, plus ou moins intelligemment présenté par le greffier sous la dictée du juge plus ou moins bien compréhensif lui-même, des réponses au questionnaire. Il va de soi, au surplus, que Rimbaud, si habile ait été le magistrat, n’alla pas lui confier par le menu l’intimité de ses griefs contre le « pauvre frère » qu’il s’efforçait, dès lors, à sauver d’une terrible inculpation. Aussi, chercherons-nous, parmi les faits ignorés et insoupçonnés de la justice belge, d’autres motifs à la « discussion » que les reproches faits à Verlaine sur son indolence et sa manière d’agir avec les personnes de connaissance.

Nous venons de montrer la tension dans les rapports des deux amis à Londres. Ils étaient devenus intolérables l’un à l’autre, c’est positif. La sentimentalité de Verlaine, en désespoir de cause et peut-être par esprit d’imitation, s’était reprise à l’amour conjugal. Malmené par Rimbaud, incité par la nostalgie du ménage réel, du foyer familial, il essayait, par l’entremise de sa mère, de négocier avec sa femme une réconciliation et Madame Verlaine, heureuse à l’idée du retour de son fils près d’elle à Paris, lui célait sans doute les difficultés et ne le désespérait point, voyant certes aussi, quoique bien à tort, dans la séparation des deux poètes te moyen d’enrayer la dissipation d’une fortune qui était loin d’être inépuisable. Elle avait réussi à savoir, peut-être à obtenir, que son Paul ne serait l’objet d’aucune poursuite relativement à la Commune.

À la fin de juin, le Pauvre Lélian recevait de sa mère de bonnes nouvelles quant à la marche des négociations matrimoniales. Il n’y avait plus, au dire de l’excellente femme, puisqu’on restait sceptique à l’endroit de la bénévolence des conseils de guerre répressifs, qu’à prendre rendez-vous à Bruxelles pour y sceller, en quelque sorte, le pacte réconciliateur ; mais il fallait absolument, si l’on voulait à ce rendez-vous une issue contraire de celle du rendez-vous de l’an passé,, celui raconté dans Birds in the night, que Rimbaud fût écarté.

Lorsque celui-ci eut connaissance de cette combinaison, sa clairvoyance, sa divination se laissèrent aller envers Verlaine à des sarcasmes. au sujet d’un si fol espoir ; et ce fut là, croyons-nous, le point de départ de la discussion. Rimbaud, nous l’avons laissé entendre et Une Saison en Enfer le crie, ne demandait pas mieux que de se séparer de Verlaine ; mais, en ce moment, il le voyait courir à une déception tragique, et son affection lui commandait de le retenir par les moyens éprouvés de la moquerie violente. Verlaine, cette fois, résista. Rimbaud émit à nouveau la prétention, légitime, de rentrer, avant toute rupture, en possession des papiers laissés imprudemment chez les Mauté, papiers qui, eu égard à l’incompréhension malveillante, pouvaient constituer une arme, contre Verlaine surtout ; et cela, il le fit avec une fermeté telle, que le Pauvre Lélian eut la sensation de se trouver en face de l’irrévocable : il y avait si longtemps que Rimbaud insistait pour ravoir ses manuscrits !

Aussi, fût-ce une grande détresse pour le poète de la Bonne Chanson. Bercé sur les ailes de la chimère reconvolante des justes amours, il voit son essor retenu par la juste réclamation de l’amitié. Se laisser accompagner par Rimbaud dans la rencontre désirée avec l’épouse, par Rimbaud, grief majeur de celle-ci contre l’époux, est un jeu vraiment dangereux, vraiment impossible à tenter ; et cependant — la suite des déboires conjugaux de Verlaine le prouvera — le seul gage que les Mauté eussent pu donner à une réconciliation, le seul acte qui aurait pu garantir la sincérité d’un rapprochement, Rimbaud voulant rompre, était la restitution de ces papiers.

Hélas ! Verlaine, pour son propre malheur, devait toujours manquer de prudence positive. Au lieu de se rendre à la judicieuse et inexorable logique de son ami, il préféra, dans le trouble de sa conscience et de son cœur, le lendemain ou le surlendemain de la discussion, s’enfuir subrepticement après avoir, en catimini, donné, par lettre, rendez-vous à sa femme et à sa mère.


Aussitôt en mer, le Pauvre Lélian, réfléchissant sans doute aux observations de son ami, lui écrivit pour s’excuser de son muet départ. Dans sa lettre, il disait que si, dans les trois jours, sa femme ne répondait pas à son appel, il se tuerait. On connaît le cœur de Rimbaud. Sûr d’avance que la jeune dame Verlaine ne viendrait pas au rendez-vous, et craignant qu’alors l’époux, dans une crise d’exaltation, se livrât à l’extrémité annoncée ou à toute autre aussi funeste[27], il posta deux lettres au fugitif pour l’engager, soit à revenir à Londres, soit à lui fournir les moyens d’aller le rejoindre à Bruxelles. Il voulait, cela éclate d’évidence, protéger Verlaine contre lui-même.

Arrivé à Bruxelles, le Pauvre Lélian y rencontra seulement sa mère. Sa femme, bien entendu, avait refusé de venir ; et il en fut affreusement déçu. Pourtant, la maman, dans le désir de ramener son fils avec elle à Paris, essayait de lui rendre de l’espoir.

À la poste, il trouva les lettres de l’abandonné, et lui télégraphia aussitôt de venir le retrouver à l’hôtel de Courtrai, rue des Brasseurs.

Rimbaud arriva le mardi 8 juillet.


Quand le souverain poète des Illuminations entra dans la chambre où étaient réunis Verlaine et sa mère, l’auteur des Romances sans Paroles se sentait une lassitude déjà des’ propos terre-àterre dont, bien affectueusement pourtant, on voulait le capturer depuis deux ou trois jours. L’ami apparaissant, ce lui fut la vision de ta liberté et de la poésie reconquises. Encore, il obéit exagérément à son impulsion. S’étant jeté ; dans les bras de Rimbaud, il clama le vœu de ne jamais plus quitter son congénère spirituel, son maître !

L’étonnement de Madame Verlaine fut grand en présence de cette joie extravagante, se substituant si vite au désespoir de la minute précédente. Cependant la fin de !a journée fut calme, dans de la cordialité.

Le mercredi, on examina ta situation et l’on délibéra sur les décisions à prendre. Verlaine, s’imaginant l’ami retrouvé pour toujours, et sachant qu’il n’y avait rien à faire de pratique pour eux en Belgique, fut d’abord d’avis de retourner en Angleterre pour reprendre la vie en commun dans de l’idéal et dans des occupations de professorat. Rimbaud, décidé foncièrement, dès avant son départ de Londres, à cesser tout compagnonnage avec Verlaine une fois la catastrophe évitée, ne voulut pas se ranger à cet avis ; il objecta qu’avant de prendre une détermination engageant l’avenir, il entendait faire un voyage à Paris pour y rentrer, coûte que coûte, en possession de ses papiers : le « veuf » resterait, en attendant, sous l’égide de sa mère. Tantôt Verlaine, assombri par cette décision, manifestait l’intention d’accompagner Rimbaud à Paris pour, disait-il, aller faire justice de sa femme et )de ses beaux-parents tantôt il se refusait à l’acrcompagner, sous le prétexte que Paris lui rappellerait de trop tristes souvenirs. Parfois aussi, dans des moments de défi pervers et d’irritation malicieuse, il disait vouloir se rendre rue Nicolet pour y faire une dernière tentative de rentrée en grâce, et, alors, il défendait à Rimbaud de l’accompagner et le menaçait d’un abandon sans le sou sur le pavé de Bruxelles. Le jeune homme, de caractère si direct, s’énervait de ces flottements ; la colère lui montait de cette méprise. Il déclara, ce jour-là, être bien décidé, puisqu’il en était ainsi, à ne point quitter Verlaine d’une semelle, tant que celui-ci ne lui aurait pas rendu ses manuscrits ou tant qu’il ne lui aurait pas, par don ou par prêt, remis l’argent nécessaire au voyage pour aller les quérir lui-même chez les Mauté. Mais à cette heure, aussitôt que Rimbaud parlait de s’en aller à Paris, Verlaine tombait en détresse, refusait l’argent et faisait mille instances pour retenir l’obstiné. Rimbaud ne fléchissait point. Verlaine entrait en fureur. Il n’y avait, dans ces conditions, pas de solution possible au débat. Verlaine sortit et alla s’enivrer…

Les conseils de la nuit, en affermissant Rimbaud dans sa volonté de rupture et de départ, ne firent qu’accroître son indignation et renforcer sa décision.

Dès l’aube du jeudi, il signifie à Verlaine sa résolution de partir le jour même pour Paris ; il lui demande péremptoirement le louis indispensable au trajet en chemin de fer et lui annonce, en même temps, que tout rapport entre eux doit cesser, que c’est l’intérêt de tous et, par dessus tout, le sien à lui, Verlaine ! Celui-ci, empêché par l’alcool de sagement réfléchir durant la nuit, reçoit ces injonctions comme une blessure a sa sentimentalité, et, dans le dessein d’atténuer sa souffrance, il descend, vers six heures du matin, pour aller encore absorber des liqueurs.

À midi, il rentra, très surexcité par l’ivresse. Néanmoins Rimbaud, impatient de partir, lui formule de nouveau, avec énergie, sa requête. Verlaine sort un revolver de sa poche.

— Que comptes-tu faire de cela ? dit Rimbaud

— C’est pour vous, c’est pour moi, c’est poui tout le monde ! balbutie Verlaine.

Le geste, pourtant, n’inquiète pas trop Ie jeune homme. La scène se passe devant Madame Verlaine : est-ce la présence de celle-ci qui le rassure ? Cependant son interlocuteur est comme fou et redescend boire.

C’est à ce moment que, profitant de l’absence de l’absinthé, Rimbaud, pour couper court à une altercation qui prenait des allures sinistres, demanda à Madame Verlaine les vingt francs indispensables au départ.

La pauvre femme, troublée, hésitait encore, quand son fils remonta et, furieux, voulut s’interposer. Puis, comme Rimbaud, écœuré de ce marchandage, jurait que nulle pression ne l’obligerait désormais à rester et qu’il allait partir à pied, sur-le-champ, le Pauvre Lélian alla fermer à clef la porte donnant sur le palier, s’assit sur une chaise contre cette porte, sortit son revolver et tira sur son contradicteur debout contre le mur d’en face et impassible dans son masque de jeunesse, en lui criant :

— Tiens, voilà pour toi, puisque tu pars !…

Un premier coup de feu atteignit Rimbaud au poignet gauche ; un second alla se perdre dans le parquet.

On sait la suite le remords immédiat de Verlaine, exprimé dans les termes les plus contrits ; le geste qui lui fit tendre l’arme à sa victime pour qu’elle lui brulât la cervelle ; le pardon accordé tout de suite ; le pansement à l’hôpital Saint-Jean ; le retour à l’hôtel, où Verlaine et sa mère proposèrent au blessé de rester avec eux ou de retourner à l’hôpital à leurs frais jusqu’à guérison complète le refus de Rimbaud, sa volonté persistante de s’en aller, non à Paris, maintenant qu’il avaitune balle dans le poignet et le bras en écharpe, mais dans les Ardennes, auprès des siens la nouvelle crise de désespoir de Verlaine ; les vingt francs donnés toutefois par Madame Verlaine mère à l’ami si indulgent de son fils, et leur acheminement à tous les trois vers la gare du Midi.

Chemin faisant, le Pauvre Lélian, qui nonobstant ne parvenait à se résigner à la séparation, tentait toujours, par les arguments crus les mieux capables de toucher le poète des Illuminations, de le retenir. Devant Rimbaud inébranlable, son exaltation croissait, croissait… Par quelle aberration, après la scène de l’hôtel, avait-il remis et gardé le revolver armé dans sa poche ? Sa main droite le soupesait sans trêve, machinalement sans doute… Place Rouppe, sous l’empire d’une nouvelle folie homicide, il se détache soudain du groupe, fait rapidement quelques pas en avant et, revolver au poing, revient brusquement sur Rimbaud qui, pris de peur cette fois, s’enfuit, poursuivi par le forcené, et va se réfugier près d’un agent de police en demandant protection. Voici d’ailleurs comment Verlaine, dans Mes Prisons, confirme ce récit tracé d’après le dossier du procès qui va résulter des faits :

En juillet 1873, à Bruxelles, par suite d’une dispute dans la rue, consécutive à deux coups de revolver dont le premier avait blessé sans gravité l’un des interlocuteurs et sur lesquels ceux-ci, deux amis, avaient passé outre en vertu d’un pardon demandé et accordé dès la chose faite, — celui qui avait eu le si regrettable geste, d’ailleurs dans l’absinthe auparavant et depuis, eut un mot tellement énergique et fouilla dans la poche droite de son veston où l’arme encore chargée et dégagée du cran d’arrêt se trouvait par malchance, — ce d’une tellement significative façon, que l’autre, pris de peur, s’enfuit à toutes jambes par la vaste chaussée (de Hall, si ma mémoire est bonne) poursuivi par le furieux, à l’ébahissement des ponsPelches traînant leur flemme d’après-midi sous un soleil qui faisait rage. Un sergent de ville qui flânait par là ne tarda pas à cueillir délinquant et témoin. Après un très sommaire interrogatoire au cours duquel l’agresseur se dénonça plutôt que l’autre ne l’accusait, tous deux, sur l’injonction du représentant de la force armée, se rendirent en sa compagnie à l’hôtel de ville, l’agent me tenant par le bras, car il n’est que temps de dire que c’était moi l’auteur de l’attentat et de l’essai de récidive dont l’objet se trouvait n’être autre qu’Arthur Rimbaud…

Madame Verlaine, dans un état d’affolement très compréhensible, rejoignit les deux amis et les suivit au poste de la Grand-Place. Il était environ six heures après-midi.

Procès-verbal fut dressé. L’agent déclara nous continuons de raconter sur pièces — que Rimbaud, en se réfugiant près de lui, fort ému et montrant son bras en écharpe, avait dit qu’il craignait d’être tué par Verlaine, duquel, la veille vers deux heures (ici il y a erreur sur )e procèsverbal, c’est : le même jour à deux heures, qu’il faut rectifier), il avait déjà essuyé un coup de feu. Le commissaire de police, dans son interrogatoire succinct, demanda à Verlaine des explications sur ces violences ; et Verlaine répondit que la raison en était dans l’obstination de Rimbaud à vouloir se séparer de lui. Rimbaud, questionné à son tour, exposa, sans davantage préciser, que la société de Verlaine à Londres lui était devenue impossible et que cependant il n’en gardait pas rancune ; il refusa de porter plainte formelle et, sur observation du commissaire, il fit remarquer que si, tout à l’heure, son ancien compagnon l’avait laissé partir librement, jamais la pensée ne lui serait venue de parler à l’agent de sa blessure préalable ni de s’en plaindre : et ceci explique pourquoi, sur tous les documents du procès, le blessé n’est jamais cité que comme témoin. Madame Verlaine, interrogée ensuite, ne sut résister à l’effroi maternel qui lui fit croire qu’en chargeant la victime, elle déchargerait le coupable. « Depuis deux ans environ, dit-elle, Rimbaud vit aux dépens de mon fils qui a eu à se plaindre de son caractère acariâtre et méchant. » Son égoïsme tendre, sans qu’elle se rendît compte qu’en déposant ainsi elle ouvrait le champ à des suppositions de crime passionnel, la faisait injuste et aveugle : nous ne songeons pas, répétons-le, à lui en faire reproche. Elle ajouta pourtant que son fils avait agi dans un moment d’égarement alcoolique. Laissons Verlaine raconter lui-même l’issue de la comparution :


Après le plus court, mais, grâce à un insouci à moi plus peut-être qu’à mon compagnondes conséquences qui pouvaient s’ensuivre pour votre serviteur, le plus circonstancié des procès-verbaux (est-ce bien l’expression ? ), le magistrat relâcha Rimbaud, tout naturellement, mais en le prévenant d’avoir à se tenir à la disposition et décida que je serais conduit sur-le-champ à l’Amigo[28].


L’administration de la justice de Brabant, saisie de l’affaire, ouvrit une instruction. Après une nuit passée à l’Amigo, le « violon » bruxellois, Verlaine se vit incarcérer à la prison préventive des Petits-Carmes, sous l’inculpation de tentative d’assassinat ; tandis que Rimbaud, entré à l’hôpital Saint-Jean, se faisait soigner de sa blessure.

Dès le 12 juillet, deux jours après le drame, le magistrat instructeur vint à l’hôpital recueillir la déposition du « témoin ». Cette déposition et aussi celle qui sera prise le 18 juillet ont été publiées par M. Edmond Lepelletier dans sa biographie de Verlaine, avec ça et là des infidéiités sans grande importance d’ailleurs[29], si ce n’est que la déposition du 18, au contraire des dires de M. Lepelletier, fait, non pas partie de l’instruction en appel, mais de l’instruction en première instance. Ce qui est jusqu’ici demeuré ignoré — et on se demandera en craignant comprendre, pourquoi l’auteur de Paul Verlaine, qui eut à sa disposition le dossier, n’a pas produit ni même signalé dans son récit du procès, une pièce aussi importante — c’est l’acte spontané du blessé allant, à sa sortie de l’hôpital, où la balle de revolver avait été extraite la veille, porter lui-même dans le cabinet du juge d’instruction, avant de partir pour la France, la déclaration suivante écrite sur timbre (pièce no 18 du dossier).


Je soussigné Arthur Rimbaud, 19 ans[30], homme de lettres, demeurant ordinairement à Charleville (Ardennes françaises) déclare, pour rendre hommage à la vérité, que le jeudi 10 courant vers 2 heures, au moment où M. Paul Verlaine, dans la chambre de sa mère, a tiré sur moi un coup de revolver qui m’a blessé légèrement au poignet gauche, M. Verlaine était dans un tel état d’ivresse qu’il n’avait point conscience de son action

Que je suis intimement persuadé qu’en achetant cette arme, M. Verlaine n’avait aucune intention hostile contre moi, et qu’il n’y avait point de préméditation criminelle dans l’acte de fermer la porte à clef sur nous ;

Que la cause de l’ivresse de M. Verlaine tenait simplement à l’idée des contrariétés avec Mme Verlaine, sa femme.

Je déclare, en outre, lui offrir volontiers et consentir à ma renonciation pure et simple à toute action criminelle, correctionnelle et civile et me désister dès aujourd’hui des bénéfices de toute poursuite qui serait ou pourrait être intentée par le Ministère Public contre M. Verlaine pour le fait dont s’agit.

A. Rimbaud.
Samedi, 19 juillet 1873.

En marge : Cette pièce nous a été remise dans notre cabinet par M. Rimbaud.

Le juge d’instruction,
Th. T’Serstevens.


Aussitôt l’incarcération de Verlaine, le parquet de Paris, informé, avait transmis à la justice belge les articulations de la demande en séparation de corps introduite par les Mauté, au nombre desquelles se trouvait celle incriminant la liaison des deux poètes. Si bien que, dès la première comparution devant le magistrat instructeur, ils furent interrogés sur la nature de leurs relations. À la question du jugedemandant s’ils avaient eu ensemble des rapports d’homosexualité, Verlaine répondit : « Non », tranquillement. Rimbaud, lui, n’attendit même pas la question ; il la prévint en la repoussant dédaigneusement


D. — Connaissez-vous le motif des dissentiments de Verlaine et de sa femme ?

R. — Verlaine ne voulait pas que sa femme continuât d’habiter chez son père.

D. — N’invoque-t-elle pas aussi comme grief votre intimité avec Verlaine ?

R. — Oui, elle nous accuse même de relations immorales. Mais je ne veux pas me donner la peine de démentir de pareilles calomnies.


Toute la vérité des faits de cette liaison, comme la psychologie respective des deux poètes en l’occurrence, est là, dans leurs paroles comme dans leur attitude. Il est déplorable que la perspicacité des magistrats brabançons ne s’y soit point tenue. Mais, pour un juge de tout pays, quel témoignage d’un artiste aux allures irrégulières et singulières pourrait détruire les allégations de la procédure engagée par un ancien notaire ? L’instruction sur ce point fut poursuivie. En ce qui concernait personnellement Verlaine, elle aggrava les présomptions. Et tous les efforts de Rimbaud pour sauver son agresseur n’aboutirent qu’à correctionnaliser l’affaire, à muer l’inculpation de tentative d’assassinat en accusation de coups et blessures, c’est-à-dire à conduire Verlaine devant une juridiction où les chances d’acquittement sont moindres qu’en cour d’assises. Les présomptions retenues lui valurent le maximum de la peine, deux ans de prison. Le jugement fut rendu le 8 août 1873.

De l’examen du dossier, il ne résulte nullement que les juges bruxellois, pour justifier, si l’on peut dire, leur sévérité, aient fait entrer en ligne de compte la compromission de l’accusé dans les faits insurrectionnels de 1871, ni sa qualité de poète — comme l’a écrit fort légèrement M. Lepelletier. Peut-être l’organe du Ministère publie, dans son réquisitoire, en a-t-il fait mention à l’audience. Verlaine, en tout cas, dans Mes Prisons, au chapitre où il décrit avec une gaieté un peu rancunière ce réquisitoire, n’en dit pas un mot et se gausse seulement de ce que le magistrat debout lui ait reproché d’être étranger.

Donc, la rigueur de la condamnation a été due uniquement aux calomnies, aux diffamations venues de France. Il y a plus. Après que le Pauvre Lélian eut fait appel de ce jugement, il arriva de la Préfecture de police de Paris un rapport, daté du 21 août 1873, qui, loin d’atténuer ou de modifier les présomptions contre Verlaine, les confirma, au contraire, et les augmenta. Les renseignements contenus dans ce rapport, dont nous avons déjà parlé plus haut, venaient indubitablement de la même source que ceux acquis au début de l’affaire ; et il s’ensuit que si Verlaine, le 27 août, en appel, ne fut pas condamné à plus forte peine, il ne le dut point à ses anciens amis ni à ses beaux-parents, mais à la loi elle-même, dont, en première instance, ou lui avait appliqué le maximum pénal. Puisse, du moins, ce terrible exemple servir de leçon à messieurs les potiniers des lettres et des arts !…


XI


Les coups de revolver de Verlaine ne furent pas, on le conçoit, pour ramener Rimbaud à la poésie écrite, dont on sait qu’il se détachait peu à peu ; descendant ainsi les degrés de la haute tour qu’il s’était édifiée dans le ciel et du sommet de laquelle, en considérant à ses pieds le combat des hommes, il avait rèvé, il avait vu la communion des bons et des méchants dans la joie et l’épanouissement spirituel de l’amour réinventé. À ce moment-la, s’il trouvait la terre laide, il espérait encore la venue d’un temps où tous les cœurs s’éprendraient. Maintenant, c’était fini. L’homme qu’il avait aimé le plus au monde, l’esprit qui lui avait semblé le mieux apparenté au sien et que, un instant, il avait cru pouvoir emporter avec lui au faite de la tour, près du soleil, se révélait inaffranchissable des passions communes et incapable à jamais de gravir les lumineuses puretés. Ce fut, pour le mage, pour l’ange que Rimbaud se sentait être, la chute mate dans les ténèbres et les affres de la réalité.

Sur le lit d’hôpital, parmi la froideur de la salle aux blancheurs de linceul et aux relents pharmaceutiques, son âme se débat dans une détresse d’agonie ; et les visites inquisitoriales du juge d’instruction sont pour elle des coups de couteau plus douloureux que ne le sont pour sa chair les coups de bistouri du médecin cherchant dans son poignet le plomb qui lui engourdit le bras. Les questions tendent visiblement à interpréter en trivialités honteuses ce que les candeurs de son génie avaient apporté d’héroïque pureté dans sa liaison avec Verlaine ; il n’est jusqu’à ses élans cordiaux qui ne soient appréciés à rebours. La rancœur, ressentie naguère à Londres, de n’être compris par personne, même par son compagnon, se transforme de crainte en certitude. Nul être humain, même parmi ceux à qui il sera donné de fouiller dans son intimité morale, ne doit donc jamais parvenir à le connaître !

Dès lors, il lui apparaît que certainement il n’est pas du monde réel et que tous ses efforts pour divulguer les splendeurs et promouvoir les êtres de son monde, à lui, ne servent de rien. Et « l’odeur de l’encens » lui revient toute « puissante ». Il retourne en arrière, dans sa vie : il se voit communiant mystique, ravi dans les graves beautés de l’Évangile et dans les magnificences de la liturgie catholique. Après avoir vécu la vie littéraire, cet enfer, cette vie factice de « saltimbanque, mendiant, artiste, bandit » ; après avoir connu toute la poésie, toute I’idéologie, après les avoir recréées après avoir rêvé de posséder toutes les impressions possibles et impossibles, il songe à se faire prêtre, « gardiendes aromates sacrés, confesseur, martyr » … Prêtre. Être prêtre ! Ne serait-ce pas la voie dans laquelle les trois rois de sa vie, son cœur, son âme et son esprit, pourraient sans vanité opérer les miracles que le torrent de son impulsion créatrice, filtré par le malheur, lui commande encore ? Mais son « mauvais sang » bouillonne et ricane de révolte à cette idée :


Je ne me crois pas embarqué pour une noce avec Jésus-Christ pour beau-père, — dit-il. — Je ne suis pas prisonnier de ma raison. J’ai dit : Dieu. Je veux la liberté dans le salut[31].).

C’est que les forces séraphiques de sa patience ne doivent pas triompher encore dans la bataille engagée contre les forces sataniques de son impétuosité. Il le sent de reste quand, le juge d’instruction lui posant des questions insidieuses, il se laisse aller aux violences de son irrépressible emportement.

Car les interrogatoires de Rimbaud n’offrirent pas, en leur aspect réel, le calme présenté par les procès-verbaux. Le jeune homme opposa aux investigations judiciaires traquant Verlaine dans le secret de sa vie privée la protestation véhémente d’un frère défendant son frère contre la salissure, sinon souhaitée, sinon voulue par leurs ennemis communs, du moins imbécilement crue, du moins malignementsupposée pareux.En même temps que la répulsion et la colère éprouvées devant cette curiosité trop zélée de magistrats voûtant absolument découvrir de l’immoralité dans ce qui était seulement un paradoxe d’amitié chez deux grands poètes, illui montait du cœur à la gorge un intense dégoût, un mépris définitif à l’endroit des initiateurs, des propagateurs de la calomnie, ceux qu’il appelle désormais « les mendiants, les brigands, les amis de la mort, les arriérés de toutes sortes » de l’enfer parisien. Hermine, il s’était autrefois, parmi ces gens, « roulé dans la boue », sûr que rien ne pourrait jamais essentiellement altérer sa blancheur impavide et voici que la poussière impure dont il lui faut se secouer aujourd’hui aveugle les puissances sociales disposant de l’honneur des individus, et qui ont peine à discerner que ces pulvérulences sont étrangères à sa nature


Il y a, dans l’œuvre de Paul Verlaine, des témoignages certains et précis de la chasteté d’Arthur Rimbaud.

Outre le poème Crimen amoris, dont nous avons cité plus haut des strophes fidèlement évocatrices, et qui n’est si beau que parce qu’il est dicté tout entier par le souvenir de l’auteur des Illuminations, on peut lire, dans Jadis et Naguère, la si touchante protestation de ce sonnet de mètre impair :


VERS POUR ÊTRE CALOMNIÉ


Ce soir je m’étais penché sur ton sommeil.
Tout ton corps dormait chaste sur l’humble lit,
Et j’ai vu, comme un qui s’applique et qui lit,
Ah ! j’ai vu que tout est vain sous le soleil

Qu’on vive, ô quelle délicate merveille,
Tant notre appareil est une fleur qui plie !

Ô pensée aboutissant à la folie !
Va, pauvre, dors, moi, l’effroi pour toi m’éveiile.

Ah ! misère de t’aimer, mon frêle amour
Qui vas respirant comme on expire un jour !
Ô regard fermé que la mort fera tel !

Ô bouche qui ris en songe sur ma bouche,
En attendant l’autre rire plus farouche !
Vite, éveille-toi. Dis, l’âme est immortelle ?


Écrits à Londres en 1873, dans la compagnie de Rimbaud et incontestablement inspirés par sa présence, ces quatorze vers ne forment-ils pas comme la paraphrase anticipée, contemporaine plutôt, de ce passage d’Une Saison en Enfer où Rimbaud met dans la bouche de la "vierge folle", Verlaine, ces paroles :


À côté de son cher corps endormi, que d’heures des nuits j’ai veillé, cherchant pourquoi il voulait tant s’évader de laréalité. Jamais homme n’eut pareil vœu


et de cet autre passage, où toujours parle la « vierge folle » :


Ainsi, mon chagrin se renouvelant sans cesse, et me trouvant plus égarée à mes yeux, — comme à tous les yeux qui auraient voulu me fixer, si je n’eusse été condamnée pour jamais à l’oubli de tous ! — j’avais de plus en plus faim de sa bonté. Avec ses baisers et ses étreintes amies, c’était bien un ciel, un sombre ciel, où j’entrais, et où j’aurais voulu être laissée, pauvre, sourde, muette, aveugle. Déjà j’en prenais l’habitude. Je nous voyais comme deux bons enfants, libres de se promener dans le Paradis de tristesse. Nous nous accordions. Bien émus, nous travaillions ensemble. Mais, après une pénétrante caresse, il disait « Comme ça te paraîtra drôle, quand je n’y serai plus, ce par quoi tu as passé. Quand tu n’auras plus mes bras sous ton cou, ni mon cœur pour t’y reposer, ni cette bouche sur tes yeux. Parce qu’il faudra que je m’en aille, très loin, un jour. Puis il faut que j’en aide d’autres : c’est mon devoir. Quoique ce ne soit guère ragoûtant… chère âme... » Tout de suite, je me pressentais, lui parti, en proie au vertige, précipitée dans l’ombre la plus affreuse : la mort.


(Comme cette dernière phrase restitue bien la psychologie de Verlaine à Bruxelles, au moment des coups de revolver !)


Dans Jadis et Naguère, on trouve encore un sonnet de protestation, cette fois plus véhémente, le Poète et la Muse, sonnet composé après 1875 et dans lequel, ayant de réaliste façon, décrit, aux deux quatrains, sa cohabitation

avec Rimbaud, Verlaine place ces tercets :

 
Qu’on l’entende comme on voudra, ce n’est pas ça
Vous ne comprenez rien aux choses, bonnes gens.
Je vous dis que ce n’est pas ce que l’on pensa.

Seule, ô chambre qui fuis en cônes affligeants,
Seule, tu sais ! Mais sans doute combien de nuits
De noce auront dévirginé leurs nuits depuis !

tercets desquels l’Explication, écrite dans la prison de Vouziers en mai 1885, se lit dans Parallèlement :

Le bonheur de saigner sur le cœur d’un ami,
Le besoin de pleurer bien longtemps sur son sein,
Le désir de parler à lui, bas à demi,
Le rêve de rester ensemble sans dessein !

Le malheur d’avoir tant de belles ennemies,
La satiété d’être une machine obscène,
L’horreur des cris impurs de toutes ces lamies,
Le cauchemar d’une incessante mise en scène !

Mourir pour sa Patrie ou pour son Dieu, gaiement,
Ou pour l’autre, en ses bras, et baisant chastement
La main qui ne trahit, la bouche qui ne ment !

Le seul morceau de Verlaine, concernant Rimbaud et sa liaison avec lui, qui pourrait offrir flanc à l’équivoque par la place qu’il occupe dans Parallèlement, ce livre « où je feins[32] — dit le Pauvre Lélian dans Mes Prisons — de communier plutôt avec le diable », est Læti et errabundi. Ces vers ont été faits à l’hôpital Tenon en 1887, c’est-à-dire à une époque où la gloire naissante de Verlaine s’agrémentait, en l'esprit de certains, d’un piment de sodomie, et ils ont paru pour la première fois dans un journal littéraire dirigé par M. Georges Lecomte et intitulé la Cravache. Nous croyons bien avoir été le premier à les lire au chevet du malade ; et nous nous rappelons que, devant l’observation par nous faite sur l’équivoque y contenue, le poète protesta, non sans remords visible d’avoir écrit quelque chose qui pût encore prêter à de malignes et ordurières interprétations quant à ses relations avec Rimbaud. Puis il nous expliqua le sens, très simple, du poème et nous en fit toucher la réelle signification en nous soulignant ce vers :

Scandaleux sans savoir pourquoi,


qui, évidemment, ramène toute la pièce au point.

Néanmoins la méprise tapie dans Læti et errabundi avait, faut-il croire, dépassé les intentions de l’auteur. On glosa dans les milieux littéraires. Verlaine en fut très impressionné, dominé qu’il demeurait par la crainte instinctive du « dieu parmi les demi-dieux », alors en Orient, et de son courroux au cas où, revenant en France, il aurait connaissance de la chose ; et c’est pourquoi, sans doute, dans les Dédicaces, les deux sonnets à Arthur Rimbaud, composés à deux ans de distance l’un de l’autre, réprouvent, en l’expliquant du reste, l’équivoque de Læti et errabundi.

Le premier de ces sonnets, écrit en 1889 ou 1890, avant la mort du dédicataire, se termine par ces vers :

L’histoire t’a sculpté triomphant de la mort
Et jusqu’aux purs excès jouissant de la vie,
Tes pieds blancs posés sur la tête de l’Envie !


Dans le second, écrit en 1891, Verlaine vient d’apprendre la mort de son ami et, devant un dessin d’Isabelle Rimbaud représentant son frère en costume oriental, il s’écrie :

Toi mort, mort, mort…
Ah, mort ! Vivant plutôt en moi de mille feux
 
D’admiration sainte et de souvenirs feus
Mieux que tous les aspects vivants, même comment
Grandioses ! de mille feux brûlant vraiment
De bonne foi dans l’amour chaste aux fiers aveux

De son côté, au chapitre d’Une Saison en Enfer intitulé Délires I, commençant par ces mots : « Écoutons la confession d’un compagnon d’Enfer » et se terminant dans cette exclamation : « Drôle de ménage », chapitre dont nous venons de citer un peu plus haut deux passages, Arthur Rimbaud nous offre, derrière la métaphore, derrière la méprise volontaire des mots désignant les personnages, une représentation terriblement exacte de la liaison. Pour qui sait pénétrer un texte et n’en a point peur, la « vierge folle » c’est le Pauvre Lélian tout entier, dans son âme comme dans son tempérament, caractère de femme et d’enfant, passion et faiblesse, expliquant, par les raccourcis de langage que lui attribue l’auteur, sa vie à Londres avec Rimbaud, « l’époux infernal », noirci à sublime dessein, et prédisant même la conversion verlainienne de demain.

C’est d’abord une invocation pénitente au Christ :

Ô divin Époux, mon Seigneur, ne refusez pas la confession de la plus triste de vos servantes. Je suis perdue. Je suis soute. Je suis impure. Quelle vie !
Pardon, divin Seigneur, pardon ! Ah ! pardon que de larmes Et que de larmes encore plus tard, j’espère !
Plus tard, je connaîtrai le divin Époux ! Je suis

née soumise à Lui. — L’autre peut me battre maintenant !

Et se poursuit la confidence, en laquelle, toujours par la bouche de la « vierge folle », « l’époux infernal », Rimbaud, fait de lui même, sans ménagements aucuns, un portrait dont la couleur hurle de chasteté et de spiritualité et où l’on voit que, sur le bord du gouffre de la chair, il n’a pas le vertige. Écoutons :

Je suis esclave de l’Époux infernal, celui qui a perdu les vierges folles. C’est bien ce démon-là. Ce n’est pas un spectre, ce n’est pas un fantôme. Mais moi qui ai perdu la sagesse, qui suis damnée et morte au monde, — on ne me tuera pas ! Comment vous le décrire ? Je ne sais même plus parler. Je suis en deuil, je pleure, j’ai peur. Un peu de fraîcheur, Seigneur, si vous voulez, si vous voulez bien !

Je suis veuve… — J’étais veuve. — Mais oui, j’ai été bien sérieuse jadis, et je ne suis pas née pour devenir squelette !… — Lui était presque un enfant… Ses délicatesses mystérieuses m’avaient séduite. J’ai oublié tout mon devoir humain pour le suivre. Quelle vie ! La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde. Je vais où il va, il le faut. Et souvent il s’emporte contre moi, moi, la pauvre âme. Le Démon ! — C’est un démon, vous savez,ce n’est pas un homme [33]

Je voyais tout le décor dont, en esprit, il s’entourait vêtements, draps, meubles : je lui prêtais des armes, une autre figure. Je voyais tout ce qui le touchait, comme il aurait voulu le créer pour lui. Quand il me semblait avoir l’esprit inerte, je le suivais, moi, dans des actions étranges et compliquées, loin, bonnes ou mauvaises : j’étais sûre de ne jamais entrer dans son monde… Enfin sa charité est ensorcelée, et j’en suis la prisonnière. Aucune autre âme n’aurait assez de force, — force de désespoir ! — pour la supporter, pour être protégée et aimée par lui. D’ailleurs, je ne me le ngurais pas avec une autre âme : on voit son Ange, jamais l’Ange d’un autre, — je crois. J’étais dans son dme comme dans un palais qu’on a vidé pour ne pas voir une personne si peu noble que vous : voilà tout…

Tristement dépitée, je lui dis quelquefois : « Je te comprends ». — Il haussait les épaules.

Il veut vivre somnambule. Seules, sa bonté et sa charité lui donneraient-elles droit dans le monde réel ? Par instants, j’oublie la pitié où je suis tombée : lui me rendra forte, nous voyagerons, nous chasserons dans les déserts, nous dormirons sur les pavés des villes inconnues, sans soins, sans peine. Ou je me réveillerai, et les lois et les moeurs auront changé, — grâce à son pouvoir magique ; ou le monde, en restant le même, me laissera à mes désirs, joies, nonchalances. Oh ! la vie d’aventures qui existe dans les livres des enfants, pour me récompenser, j’ai tant souffert, me la donneras-tu ? Il ne peut pas. J’ignore son idéal. Il m’a dit avoir des regrets, des espoirs cela ne doit, pas me regarder. Parle-t-il à Dieu ? Peut-être devrais-je m’adresser à Dieu

S’il m’expliquait ses tristesses, les comprendrais-je plus que ses railleries ? Il m’attaque, il passe des heures à me faire honte de tout ce qui m’a pu toucher au monde, et s’indigne si je pleure.

… Hélas ! il y avait des jours où tous les hommes agissant lui paraissaient les jouets de délires grotesques ; il riait affreusement, longtemps. — Puis, il reprenait ses manières de jeune mère, de sœur aînée. S’il était moins sauvage, nous serions sauvés ! Mais sa douceur aussi est mortelle…


Il va sans dire que l’expression d’époux infernal, non plus d’ailleurs que celle de vierge folle, ne doit éveiller ici aucune idée de matérialité, quelle que soit la nudité de style employée. Il en est de même pour les propositions d’apparence réaliste, telles que « nous voyagerons, nous chasserons dans les déserts, etc. », qui ne sauraient avoir un sens autre que spirituel ou mystique. Nous sommes en Enfer, c’est-à-dire dans un lieu d’où les corps sont absents et l’auteur, à son grand regret — il l’a dit — ne peut s’expliquer « sans paroles païennes ». L’apostrophe de l’époux infernal coupant, vers la fin du chapitre, la confidence de la vierge folle :


— Tu vois cet élégant jeune homme, entrant dans la belle et calme maison il s’appelle Duval, Dufour, Armand, Maurice, que sais-je ? Une femme s’est dévouée à aimer ce méchant idiot : elle est morte, c’est certes une sainte au ciel, à présent. Tu me feras mourir comme il a fait mourir cette femme. C’est notre sort, à nous cœurs charitables…


viendrait encore souligner, par l’interversion du genre des personnages, cette évidence que, dans ce « drôle de ménage », il n’y avait ni chair, ni sexe, ni rien de matériellement passionnel, et que les partenaires y sont uniquement des âmes. A-t-on remarqué aussi, en cette apostrophe, l’angoisse de Rimbaud, prévoyant son avenir perdu par la faute de son ami.


Il est clair que si le jeune poète avait ainsi exposé, au regard du juge d’instruction de Bruxelles, la psychologie de cette liaison, de ce ménage, le magistrat n’y eût rien compris ou aurait, comme l’avaient fait les Parnassiens et la belle-famille de Verlaine, compris à rebours de la vérité. Il se borna donc, ainsi que nous l’avons dit, à protester, selon la violence de certain côté de son tempérament, contre les suppositions le concernant : sa charité ne perdant point de vue, au demeurant, qu’elle se devait de faire tous les efforts possibles pour détourner du Pauvre Lélian de trop cruelles suites à ses inconscients gestes de meurtre. Et, lorsqu’il eut porté au Palais de Justice la confirmation écrite de son désistement de toute plainte (on a lu plus haut ce document), il alla prendre le train pour les Ardennes.


XII


À Roche, lorsque, le 20 juillet, vers midi, il entra dans la maison familiale, le bras en écharpe et la figure pleine de désespoir et de souffrance, on était à déjeuner, Madame Rimbaud, tenue par son fils au courant des événements, l’attendait.

À peine entré, sans répondre aux paroles de bienvenue, il va s’effondrer sur une chaise. Une crise affreuse de sanglots le secoue. « Ô Verlaine ! Verlaine ! » gémit-il seulement de temps à autre.

Quand la crise fut calmée, sa mère lui demanda s’il se rendait compte enfin du tort qu’il s’était fait en ne suivant pas le conseil, si souvent répété, de rompre avec Verlaine. Il jura, avec invectives à l’adresse des auteurs responsables du malheur, que c’en était bien fini désormais, et quoi qu’il arrivât, de cette amitié calamiteuse.

— Et tes papiers, te les a-t-on rendus, au moins ?

— Non. Je les compte à présent perdus. Du reste, je ne veux plus tenter de les ravoir.

La journée s’acheva pour lui dans la tristesse la plus morne. Il ne fallait pas songer à le consoler, refermé qu’il était ainsi farouchement sur sa peine. On essaya de le distraire. Ce fut en vain.

Dès le lendemain, s’isolant dans son grenier à grain où, au printemps, il l’avait ébauchée, il continua d’écrire et de mettre au point Une Saison en Enfer.

Ce jour-là et les jours suivants, dans la salle à manger, à la table de famille, il est de plus en plus triste, muet. Mais, aux heures de travail, à travers le plancher, on perçoit les sanglots qui réitèrent, convulsifs, coupés, tour à tour, de gémissements, de ricanements, de cris de colère, de malédictions.


L’état d’âme dans lequel nous avons vu Rimbaud à l’hôpital Saint-Jean de Bruxelles ne se modifiait guère parmi l’auguste sérénité de l’estivale campagne. « Le combat spirituel aussi brutal que la bataille d’hommes persistait à faire rage en lui.

La nouvelle de la condamnation de Verlaine vint exaspérer encore son dégoût du monde des lettres ; et la sévérité du tribunal brabançon l’affermit dans l’assurance que « la vision de la justice est le plaisir deDieu seul », que Dieu seul a le pouvoir de découvrir la vérité dans l’âme et le corps.

Dieu. S’il ne l’avait nié jadis, il l’avait blasphémé ; il s’était armé d’imprécations contre lui. Aujourd’hui, il ne voulait pas encore rendre les armes. Et c’est de ce fatidique conflit intérieur entre sa nouvelle vision de la divinité et sa volonté de révolte, la raison présidant au combat, qu’est sortie Une Saison en Enfer.

Nous ne croyons pas que cet ouvrage, de même que les Illuminations dont il diffère tant, ait un équivalent d’intensité en aucune littérature. Jamais drame de conscience, que nous sachions, ne fut, sur des substructions de sincérité aussi fortes, construit avec une telle puissance et une telle âpreté de verbe dévêtu, ne fut conduit avec une telle rigueur de logique dans la mêlée la plus effroyable qu’on puisse imaginer des milices du Bien en rivalité impitoyable avec celles du Mal, — et c’est surtout en cela qu’il serait, depuis les cathédrales gothiques, ce livre de quarante-cinq pages, l’affirmation la plus dense, la plus substantielle du christianisme, un témoignage poignant de la réalité catholique. Chaque mot y est un geste ; chaque proposition y est une scène ; chaque alinéa y est un acte ; il n’est jusqu’à la ponctuation qui n’y agisse décisivement. Tous coups portés par les adversaires semblent mortels ; et cependant les blessés, immortels qu’ils sont comme les lois divines, se relèvent toujours pour frapper sans moins d’énergie ni de fureur.

Ah il était revenu de bien loin, Jean-Arthur Rimbaud qui, un an auparavant, avait entrevu la communion des vices et des vertus et avait pensé, par cette fusion, ramener l’humanité & l’Eden, « à l’Orient et à la sagesse, première et éternelle ». Sophisme cela, sophisme de la folie ! juge-t-il à présent. Il le voit bien, ce rêve est l’Impossible. Aussi, chargé du péché d’autrui dont il se sent, dont il se croit, dont il est solidaire, car « les cadavres des méchants et des fainéants tombent sur le cœur des autres », c’est bien en Enfer qu’il est, « en bas », son être de lumière en butte à l’ignominie et à la griffe du monde, lui qui n’en est pas de ce monde, lui qui a vainement exploré ses atavismes et ses hérédités pour y reconnaître quelqu’un de semblable à lui, lui qui a gardé permanent dans sa conscience le reflet, le sceau de la dignité édénique !


N’eus-je pas une fois une jeunesse aimable, héroïque, fabuleuse, à écrire sur des feuilles d’or, trop de chance ! Par quel crime, par quelle erreur, ai-jee mérité ma faiblesse actuelle ? Vous qui prétendez que des bêtes poussent des sanglots de chagrin, que des malades désespèrent, que des morts rêvent mal, tâchez de raconter ma chute et mon sommeil. Moi, je ne puis pas plus m’expliquer que le mendiant avec ses continuels Pater et Ave Maria. Je ne sais plus parler[34] !


Il ne sait plus parler, maintenant que faible, maintenant que les yeux dessillés à la sombre réalité terrestre, il a vu~ce monde méchant, peccamineux, maudit, incitateur de crime et de mort ; qui est « bien l’Enfer, l’ancien, celui dont le fils de l’Homme ouvrit les portes », et qu’il personnifie dans Satan en lui dédiant son ouvrage.

Mais quelle erreur personnelle lui a donc valu sa chute, cette chute dans cette nuit ? « Je n’ai pas fait le mal », dit-il. Ne serait-ce point le péché originel, cette tare adamique, qui, par transmission, en l’ayant fait naître poète, lui obscurcit parfois l’esprit et l’endort ? Oui, c’est cela car,« s’il avait été éveillé jusqu’à ce moment-ci », son esprit, c’est qu’il n’aurait pas « cédé aux instincts délétères, à une époque immémoriale ». Pour avoir voulu, comme le premier homme, goûter aux fruits de l’arbre de la science du bien et du mal, le voici identifié avec l’humanité selon le concept catholique, avec cette humanité dont il assume, dès la première page de son livre, les désastres, les forfaits et la démence.

Son esprit dort. « S’il était bien éveillé toujours à partir de ce moment », il serait bientôt à la vérité « qui peut-être nous entoure avec ses anges pleurant ». « S’il avait toujours été bien éveillé », il voguerait « en pleine sagesse !… Ô pureté, pureté » !

Il ne sait plus parler. Il ne veut plus parler. Car parler comme parlent les autres hommes, à quoi bon ? Il le saurait, certes. Il l’a fait autrefois, et mieux qu’eux ! À présent, il trouve cela stupide


N’y a-t-il pas un supplice réel en ce que, depuis cette déclaration de la science, le christianisme, l’homme se joue[35], se prouve des évidences, se gonfle du plaisir de répéter ces preuves, et ne vit que comme cela ? Torture subtile, niaise ; source de mes divagations spirituelles. La nature pourrait s’ennuyer, peut-être ! M. Prudhomme est né avec le Christ.


Sans doute, il y aura des heures où son esprit sera bien éveillé, où il voguera en pleine sagesse, dans la pureté. « Mais l’horloge ne sera pas arrivée à ne plus sonner que l’heure de la pure douleur », et le péché originel reviendra « déchirante infortune ! » — arrêter de nouveau son ascension vers Dieu, vérité, justice, charité, lumière, beauté. Il retombera alors dans la Nuit de l’Enfer, dans le monde délirant et grotesque, qui lui soufflera le doute, l’erreur, la haine, « magies, parfums faux, musiques puériles », l’art, la laideur, la sottise[36] ; qui lui criera : « Orgueil » quand il aura des élans mystiques, non plus pour les bizarreries du style et les nouveautés de la pensée, mais vers la perfection morale, le Ciel ; qui l’humiliera, qui essayera de le déshonorer. Ce sera « le sommeil dans un nid de flammes » ; et il se complaira encore, peut-être, dans les menteuses délices de ce supplice, où « les hallucinations sont innombrables ». Nonobstant, quoique passé ma !tre en ces « fantasmagories », pour ne pas exciter l’envie, il s’en taira. « Poètes et visionnaires seraient jaloux », déclare-t-il. « Je suis mille fois le plus riche, soyons avare comme la mer.

Et, avec une cruauté de « bête féroce a, il raille, dans les chapitres intitulés Délires, ce à quoi son cœur et son imagination se sont jusqu’ici le plus attachés au monde ; il est sans pitié pour lui-même, sans pitié pour les créations antérieures de son génie.

De temps en temps, un Éclair vient sillonner sa nuit Tu travailleras à la sueur de ton front ! C’est la parole de Dieu à Adam après le péché, reprise par « l’Ecclésiaste moderne, c’est-à-dire Tout le monde ». Hélas ! il a « horreur de tous les métiers » ; le laboureur, ainsi que l’écrivain, le dégoûte : « la main à plume vaut la main à charrue » ; il n’aura jamais sa main… Et l’éclair s’efface. Le damné retombe dans l’obscurité, bientôt resillonnée de la fulgurance, qui montre maintenant le travail et le salut dans le sacerdoce ou dans le cloître[37]… La nuit se referme,suggérant l’idée du suicide.

Est-ce l’aube qui pointe


Non non à présent — s’écrie Rimbaud — je me révolte contre la mort ! Le travail paraît trop léger à mon orgueil ma trahison au monde serait un trop court. Au dernier moment, j’attaquerais à droite, à gauche. Alors — oh ! – chère pauvre âme, l’éternité serait-elle pas perdue pour nous !


Le Matin paraît. Les ténèbres sont dissipées. Comme toujours, ce matin-là, les yeux las du maudit « se réveillent à l’étoile d’argent N, au guide qu’est le travail « sans que s’émeuvent les Rois de la vie, les trois mages, le coeur, l’âme, l’esprit ». Pourtant, la fraîcheur et la tendresse aurorales lui font entrevoir, au ciel renaissant, par delà l’horizon encore imprécis, une lumière réconfortante d’espoir :


Quand irons-nous, par delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer — les premiers ! — Noël sur la terre ?… Le chant des cieux, la marche des peuples ! Esclaves, ne maudissons pas la vie.


Et c’est cet espoir même du salut dans l’élaboration d’une œuvre de sagesse pour laquelle, affranchi desnécessités matérielles et loin des civilisations insanes et inanes, s’émouvront de concert soncœur, son âme etson esprit,en puissance enfin de s’élever par un mysticisme vierge vers la perfection divine, vers la pure beauté qu’il sait saluer à présent ; c’est cet espoir même qui le fait renoncer à l’art de la poésie — « point de cantiques », dit-il dans son Adieu — et délibérément chercher, par le moyen du travail positif et rémunérateur, à acquérir la fortune qu’il n’a pas et à conquérir par là l’indépendance totale, le droit à l’Idéal…

Or, voici arriver l’automne, la maturité. Il n’a pourtant que dix-huit ans ! Mais pourquoi regretterait-il la continuation de sa jeunesse, puisqu’il est engagé « à la découverte de la clarté divine », qui ne s’enclot dans aucune période de temps ? À présent que, par devoir assumé, il est décidé au travail vulgaire, à l’étreinte de « la réalité rugueuse », sa « barque élevée dans les brumes immobiles tourne », malgré lui, « vers le port de la misère, la cité énorme au ciel taché de feu et de boue » : il évoque Paris. Et cette évocation ramène en son souvenir la vision de l’essor prodigieux de son génie, condamné aujourd’hui par sa conscience à se taire et dont, avec un dernier regret, il prononce magnifiquement l’arrêt :


Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie. Un grand vaisseau d’or, au-dessus de moi, agite ses pavillons multicolores sous les brises du matin. J’ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J’ai essayé d’inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J’ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d’artiste et de conteur emportée. — Moi ! moi…

Enfin — conclut-il dans un sublime mouvement de repentir et de sacrifice — je demanderai pardon pour m’être nourri de mensonge. Et allons.

… Allons ! — « En marche » — Quoiqu’il ne se reconnaisse à Paris aucunes relations capables de l’aider à la conquête d’une position d’attente et libératrice, il lui faut y partir. « L’heure nouvelle est au moins très sévère », dit-il. Il n’a pas d’amis. C’est vrai. Mais ne se rit-il pas à présent des vaines et traîtresses affections, et ce détachement ne serait-il pas plutôt une chance de victoire ? Dans le mutisme de sa vie solitaire au milieu des foules bavardes, durant cette vigile en le labeur machina ! qui le laissera s’imprégner de « vigueur et de tendresse réelle », il se préparera du moins, avec « une ardente patience », à entrer aux « splendides villes » de son but idéal, dans les fêtes de sa pensée, où il lui sera enfin loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps.


Nous ne nous targuons point d’avoir, en ces quelques pages, donné une complète explication d’Une Saison en Enfer. Ajournant même nos observations sur ce que cette œuvre comporte de prophétique, nous avons essayé seulement, pour rester biographe, d’en indiquer l’arabesque psychologique. L’écriture de Rimbaud, en général, offre, par ses racines comme par sa tige et ses ramures, par la pensée comme par l’expression, un tel prolongement, une telle marque d’infini, qu’il faudrait l’attention de plusieurs générations d’analystes pour en mesurer, pour en saisir toute l’étendue. Il y a dans la parole de ce passant parmi nous, et peut-être davantage dans son silence, matière à dissertations aussi bien pour les théosophes et les théologiens que pour les philosophes et les esthéticiens. Voici qu’on commence à proclamer d’Une Saison en Enfer qu’elle est un chef-d’œuvre de la littérature française. Il nous paraît, après y avoir longuement réfléchi, qu’elle est autre chose d’encore plus exceptionnel. Elle est, de même au reste que les Illuminations, un fait métaphysique, un miracle. Car Rimbaud, évidemment, fut plus qu’un écrivain, plus qu’un poète, plus qu’un homme. Il est, selon l’expression de Paul Claudel, « un esprit angélique certainement éclairé de la lumière d’en haut » ; il est, selon la définition de Paul Valéry, « un feu, un acte pur de divination ».

Faut-il voir dans le seul ouvrage que cet être extraordinaire daigna faire imprimer, mais dont il détruisit les exemplaires aussitôt l’édition parue, dès qu’il constata que ses contemporains ne le comprendraient point ou que mal ; faut-il voir dans Une Saison en Enfer un mouvement de conversion ? Oui. C’est bien une conversion, dans le sens absolu du mot. En ce fait, que l’auteur y part de l’esprit pour, par une marche circulaire à travers le monde, en des cyclones de pensée, revenir à l’esprit. Et ce qu’il y a d’énorme dans cet événement, c’est qu’il semble entraîner avec lui l’humanité. « Le monde marche ! » s’écrie Rimbaud. « Pourquoi ne tournerait-il pas ? » Puis : « C’est la vision des Nombres ; nous allons à I’Esprit : c’est très certain, c’est oracle, ce que je dis ». Or, « par l’esprit on va à Dieu ».

Si ce n’est des effluves mystiques dégagés par la spiritualité de Rimbaud, d’où viendrait que ses amis les mieux capables tout au moins de le sentir, Verlaine, Germain Nouveau, — nous n’osons dire Forain ni nommer Paul Bourget, — soient devenus, sous des aspects divers, des catholiques croyants ? d’où viendrait, et ceci est encore plus significatif, que les quelques grandes intelligences, de sa génération et de la suivante, qui furent ou sont ferventes de son œuvre, J.-K. Huysmans, dont les livres religieux dans l’ensemble et par leurs données forment en quelque sorte le commentaire d’Une Saison en Enfer écrit selon la technique indiquée par le sonnet des Voyelles, Paul Claudel, Francis Jammes, d’autres, soient revenus à la foi catholique ? Nous savons, en outre, que Louis Le Cardonnel est le poète de la génération symboliste qui, le premier, lut les Illuminations dans le manuscrit.

« C’est à Rimbaud, nous écrit Paul Claudel, que je dois humainement mon retour à la foi. Je pataugeais dans les marécages du rationalisme, et je pensais que le monde entier est aussi explicable qu’une machine à battre, quand la petite livraison de la Vogue du 13 mai 1886[38] est venue briser les murs de la prison infecte où j’étouffais et m’apporter la prodigieuse révélation du surnaturel partout présent autour de nous. Aucun livre ne m’a aidé plus que la Saison en Enfer dans cette terrible agonie qu’est la reconquête de la vérité perdue. »

Enfin, que signifierait donc la prose parabolique suivante, trouvée parmi des ébauches d’Une Saison Enfer et faisant corps avec elles, si ce n’est qu’Arthur Rimbaud, au moment où il la traça, un jour de mars ou avril 1873, à Charleville ou à Roche, était revenu à l’Évangile ? Il s’y évoque, ange et paralytique guéri par Jésus, quittant avec assurance le monde des infirmes et des damnés de la littérature.


Cette saison, la piscine des cinq galeries était un point d’ennui. Il semblait que ce fût un sinistre lavoir, toujours accablé de la pluie et noir ; et les mendiants s’agitant sur les marches intérieures blêmies par ces lueurs d’orages précurseurs des éclairs d’enfer, tu plaisantais sur leurs yeux bleus aveugles, sur les linges blancs ou bleus dont s’entouraient leurs moignons. Ô buanderie militaire, ô bain populaire L’eau était toujours noire, et nul infirme n’y tombait même en songe.

C’est là que Jésus fit la première action grave avec les infâmes infirmes. Il y avait un jour, de février, mars ou avril, où le soleil de deux heures après midi laissait s’étaler une grande faulx de lumière sur l’eau ensevelie ; et comme, là-bas, loin derrière les infirmes, j’aurais pu voir tout ce que ce rayon seul éveillait de bourgeons et de cristaux et de vers, dans ce lavoir, pareil à un ange blanc couché sur le côté, tous les reflets infiniment pâles remuaient.

L’eau de Mort. Tous les péchés, fils légers et tenaces du démon, qui pour les cœurs un peu sensibles rendaient ces hommes plus efTrayants que des monstres, voulaient se jeter à cette eau. Les infirmes descendaient, ne raillant plus ; mais avec envie.

Les premiers entrés sortaient guéris, disait-on. Non. Les péchés les rejetaient sur les marches, et les forçaient de chercher d’autres postes car leur démon ne ’peut rester qu’aux lieux où l’aumône est sûre.

Jésus entra aussitôt après l’heure de midi. Personne ne lavait ni ne descendait de bêtes. La lumière dans la piscine était jaune comme les dernières feuilles des vignes. Le divin Maître se tenait contre une colonne ; il regardait les fils du Péché le démon tirait sa langue en leur langue, et riait.

Le Paralytique se leva, qui était resté couché sur le ftanc. la ce fut d’un pas singulièrement assuré qu’ils le virent franchir la galerie et disparaître dans la ville, les Damnés[39].


Lui, Rimbaud, qui, durant les années passées, aurait cru déchoir à s’inspirer d’un art littéraire quel qu’il fût, paraphrase saint Jean, ce saint Jean avec lequel d’ailleurs il offre tant d’affinités, ce Jean dont au baptême il a reçu le nom, ce saint Jean à qui l’hôpital de Bruxelles est dédié, ce Jean sous le nom duquel, en l’hôpital de la Conception à Marseille, il préférera mourir


Une Saison en Enfer terminée, il envoya le manuscrit aux éditeurs Poot et Cie. Ensuite, il se rendit à plusieurs reprises dans la capitale belge — ce qui prouverait qu’il n’en avait pas été expulsé au moment du procès — pour, sans nul doute, y surveiller l’impression de son livre. C’est, croyons-nous, lors d’un de ces voyages qu’il fit porter à Verlaine, détenu aux Petits-Carmes, l’exemplaire possédé actuellement par M. Louis Barthou.

Aussitôt l’édition confectionnée, Rimbaud, ne voulant pas apparemment qu’elle fût mise en vente, la rapporta tout entière à Roche. Quelques jours après, il fit parvenir à son ami J. L. Forain un lot de trois ou quatre exemplaires, destinés — nous écrit M. Jean Richepin — à Ponchon, Forain, un autre et lui, Richepin[40]. Puis, il partit pour Paris. C’était vers la fin d’octobre de cette année 1873.

Alfred Poussin, le poète des Versiculets, nous a dit l’avoir rencontré le 1er novembre, près de l’Odéon, au café Tabourey, fréquenté presque exclusivement par des littérateurs. L’ayant vu à l’écart de tout le monde et assis devant une table non servie, l’auteur de la Jument morte, arrivé récemment de sa province avec le désir de se créer des relations dans le monde des lettres, lui offrit à boire, pour la seule raison que le garçon servant avait, non sans dédain, désigné le solitaire comme un poète. Rimbaud était pâle et, de même qu’à l’ordinaire, muet. Son attitude, ainsi que son visage, décelait quelque chose de virilement amer et de redoutable, qui impressionnait. Il ne répondit pas aux propos amènes de son amphitryon imprévu, — et Poussin, le reste de sa vie, devait garder de cette rencontre un souvenir d’effroi. Cependant, à côté, les autres consommateurs causaient de Rimbaud entre haut et bas, sinistrement et avec une bêtise lâche.

À la fermeture du café — aube du Jour des Morts — le calomnié reprit à grandes enjambées le chemin des Ardennes.

Arrivé à Roche, il jeta au feu le tas presque intact des exemplaires d’Une Saison en Enfer. Il brûla, en même temps, tout ce qui de ses manuscrits antérieurs se trouvait à la maison.

Et c’est ainsi qu’en pleine adolescence, ses dix-neuf ans venant, de sonner, Arthur Rimbaud consomma la « trahison au monde », de son verbe miraculeux.

Le poète se naufrageait lui-même. Mais les épaves de son embarcation, recueillies, sont à présent des phares.


Paris-Roche, 1910-1911.

  1. Jean Moréas. Quel poète n’a-t-il pas imité ? Charmant hommeau demeurant, que son amour de la langue et de la poésie françaises fit le héraut du Symbolisme. Rimbaud a été mis par lui très gentiment à contribution pour les Cantilènes et le Pèlerin passionné.
  2. Cf. Edmond Lepelletier, Paul Verlaine, sa vie, son œuvre.
  3. Voir : Divagations, Fasquelle, édit.
  4. Voici un récit succinct, mais vrai jusque dans le moindre détail, du « drame » en question. Ce soir-là, aux Vilains Bonshommes, on avait lu beaucoup de vers après le dessert et le café. Beaucoup de vers, même à la fin d’un dîner (plutôt modeste), ce n’est pas toujours des moins fatigants, particulièrement quand ces vers sont un peu bien déclamatoires comme ceux dont vraiment il s’agissait (et non de vers du bon poète Jean Aicard). Ces vers étaient d’un monsieur qui faisait beaucoup de sonnets à l’époque et de qui le nom m’échappe. Et, sur le début suivant, après passablement d’autres choses d’autres gens,


    On dirait des soldats d’Agrippa d’Aubigné
    Alignés au cordeau par Philibert Delorme…


    Rimbaud eut le tort incontestable de protester d’abord entre haut et bas contre la prolongation d’à la fin abusives récitations. Sur quoi M. Étienne Carjat, le photographe-poète de qui le récitateur était l’ami littéraire et artistique, s’interposa trop vite et trop vivement à mon gré, traitant l’interrupteur de gamin. Rimbaud qui ne savait supporter la boisson, et que l’on avait contracté, dans ces « agapes » plutôt modérées, la mauvaise habitude de gâter au point de vue du vin et des liqueurs, — Rimbaud qui se trouvait gris, prit mal la chose, se saisit d’une canne à épée à moi qui était derrière nous, voisins immédiats, et, par dessus la table large de près de deux mètres, dirigea vers M. Carjat qui se trouvait en face ou tout comme, la lame dégainée qui ne fit pas heureusement de très grands ravages, puisque le sympathique ex-directeur du Boulevard ne reçut, si j’en crois ma mémoire qui est excellente dans ce cas, qu’une éraflure très légère à une main ». (Paul Verlaine, préface aux poésies complètes de A. Rimbaud, édition Vanier). Ajoutons à ce récit que M. Carjat était un géant, portant beau. Très « costeaud », comme on dit à la Villette, il prétendait en imposer à tout le monde. Après cette histoire, il détruisit les clichés de ses photographies de Rimbaud.

  5. Anagramme de Paul Verlaine.
  6. Collection L. Barthou. Selon M. Georges Maurevert, ce manuscrit aurait jadis appartenu à Forain. Rimbaud l’aurait donc envoyé à celui-ci, de Charleville.
  7. Le poète, croyons-nous, entrevoyait aur ces chansons de la musique de son ami Cabaner. Outre la variante sans titres qui figure au recueil des Illuminations, il en existe une autre ayant pour titre général : Soif, et subdivisée ainsi : chanson I, chanson II, chanson III, chanson IV, chanson V. Une quatrième variante porte comme titre général : Enfer de la soif.
  8. Cf. Edmond Lepelletier, Paul Verlaine.
  9. Cette variante de Voyelles et le quatrain inédit, qui suit, sur la couleur des sensations font aussi partie de la collection d’autographes de M. Louis Barthou. François Coppée — est-ce faute de sincérité ou de compréhension ? — a voulu voir dans le sonnet des Voyelles l’œuvre d’un fumiste. M. Ernest Gaubert, plus explicite dans du scepticisme, a voulu, un jour, démontrer que Rimbaud n’avait senti la couleur des sons que d’après les illustrations d’un abécédaire… Comme si le Bateau ivre, les Chercheuses de Poux, les Illuminations n’eussent point été là pour infirmer d’avance cette trop facile, trop puérile thèse !
  10. « Je m’éloignais du contact. Étonnante virginité ! » écrit Rimbaud dans l’un des brouillons d’Une saison en Enfer.
  11. Paul Verlaine, Jadis el Naguère. Notons tout de suite que Crimen amoris est postérieur à Une Saison en Enfer, dont il semble inspiré. Il fut composé après le drame de Bruxelles, qu’il évoque subsidiairement, en septembre ou octobre 1873. Rimbaud avait fait tenir à Verlaine, dès septembre, un exemplaire d’Une Saison en Enfer mal paginé et qui semblerait, à cause de cela, avoir été le premier confectionné.
  12. Il existe plusieurs portraits du poète faits à l’époque de sa vie parisienne. Ce sont, d’abord, les deux photographies d’Étienne Carjat, tirées à peu d’heures de distance en la fin de 1871, dont l’une représente Rimbaud au calme, dont l’autre le montre excité. (Celle-ci a servi de document pour les dessins parus dans les Poètes maudits et les Hommes d’Aujourd’hui ; celle-là a été utilisée pour le dessin dans la Revue d’Ardenne et d’Argonne et reproduite au Rimbaud d’Ernest Delahaye). Puis, c’est une peinture d’après le vif, faite au commencement de 1872 par Fantin-Latour, dans son tableau du Coin de Table, tableau dont nous avons parlé plus haut et qui est, du reste, fort connu. Cette toile compte parmi les plus belles œuvres du maitre-peintre ; elle est la propriété, à cette heure, de M. Émile Blémont, l’un des poètes portraiturés avec Rimbaud, et nous avons tout lieu de croire qu’elle ira, un jour, figurer au musée du Louvre. Une répétition à la gouachedu Rimbaud de Fantin-Latour a été reproduite en tête de l’édition des Œuvres du poète établie par le Mercure de France. L’héliogravure qui est en tête du présent volume reproduit l’une des photographies de Carjat.
  13. Paul Verlaine, Amour.
  14. Paul Verlaine, Romances sans Paroles.
  15. Voir à l’appendice.
  16. Le Poète et la Muse. Rapprocher aussi des Romances sans Paroles les vers suivants, écrits par Rimbaud en avril 1872 et qui sont, par conséquent, antérieurs aux « Paysages belges.»


    Entends comme brame
    Près des acacias,
    En avril, la rame
    Viride du bois !

    Dans sa vapeur nette,
    Vers Phoebé tu vois
    S’agiter la tête
    De saints d’autrefois...

    Loin des claires meules
    Des caps, des beaux toits,
    Ces chers Anciens veulent
    Ce philtre sournois...

    Or, ni fériale
    Ni astrale ! n’est
    La brume qu’exhale
    Ce nocturne effet.

    Néanmoins ils restent,
    — Sicile, Allemagne,
    Dans ce brouillard triste
    Et blêmi, justement !

  17. Revue d’Ardenne et d’Argonne.
  18. Cf. Les Hommes d’Aujourd’hui.
  19. Paul Verlaine, Jadis et Naguère.
  20. Voir à ce sujet la préface de Verlaine aux Poésies complètes d’Arthur Rimbaud, page X (édition Vanier. 1895.).
  21. Une Saison en Enfer.
  22. Voir page 171.
  23. Une Saison en Enfer.
  24. Paul Verlaine, Sonnet boiteux (Jadis et Naguère).
  25. Une Saison en Enfer, Délires I.
  26. Voyez à l’Appendice la première déposition de Rimbaud devant ce magistrat, en date du 12 juillet 1873.
  27. Dans une lettre de Verlaine à M. Lepelletier, lettre datée de Londres, on lit ce passage :

    Il y a bien l’enfant aussi que l’on voudrait m’escamoter, et qu’en attendant on cache à ma mère qui n’en peut mais ; pour ça, comme c’est un délit atroce, point je pense ne m’est besoin de m’en remettre à autre chose qu’aux justices humaine ou divine. De cette dernière, s’il le faut, je serai le bras provoqué…

  28. Paul Verlaine, Mes Prisons.
  29. Voyez le texte exact de ces documents à l’Appendice.
  30. Né le 20 octobre 1854, Rimbaud n’avait en réalité que 18 ans. Il se vieillit, Cela lui arrivait quelquefois. Cette sorte de pudeur est fréquente chez les jeunes gens.
  31. Une Saison en Enfer.
  32. Feins est souligné par Verlaine.
  33. Les mots en petites capitales sont ceux soulignés au texte par Rimbaud lui-même.
  34. Les mots en italique ont été soulignés par Rimbaud.
  35. Souligné par Rimbaud.
  36. « Maintenant — a écrit Rimbaud dans une ébauche du chapitre Délires II d’Une Saison en Enfer — je puis dire que l’art est une sottise. »
  37. Dans l’ébauche de Délires II déjà citée, on lit : « Quel cloître possible pour ce beau dégoût ! »
  38. La Vogue, dirigée par M. Gustave Kahn, publiait à cette date les Illuminations, encore inédites.
  39. Les variantes qu’offre ce texte,par rapport à celui de la même prose dans les Œuvres de Jean-Arthur Rimbaud, sont données par un nouvel examen à la loupe du manuscrit appartenant à M. F.-A.Cazals. Ce manuscrit, répétons-le, n’est qu’un brouillon, une ébauche rapide tracée d’une écriture menue et malaisément déchiffrable.
  40. N’oublions pas qu’à cette époque MM. Jean Richepin et Raoul Ponchon formaient, avec quelques autres jeunes écrivains, le groupe des Vivants, adverse au Parnasse.