Jean-Daniel Dumas, le héros de la Monongahéla/Qui était commandant au fort Duquesne en juillet 1755 ?

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G. Duchamps, libraire-éditeur (p. 65-75).

Qui était commandant au fort
Duquesne en juillet 1755 ?


Deux auteurs, M. John Dawson Gilmary Shea et M. l’abbé Daniel, ont soutenu que M. Daniel Liénard de Beaujeu commandait au fort Duquesne en juillet 1755, et lui attribuent non seulement la victoire de la Monongahéla, mais aussi l’honneur d’avoir été l’auteur du projet d’embuscade dressée contre les troupes du général Braddock, c’est-à-dire qu’ils lui décernent tout le mérite de cette belle victoire.

Il sera pénible à certains esprits de voir disparaître la légende accréditée jusqu’à nos jours à ce sujet, mais la vérité historique a des droits imprescriptibles que l’on ne peut, que l’on ne doit pas méconnaître.

M. Shea, à qui l’Histoire du Canada est redevable de tant de travaux et de réimpressions de vieux ouvrages, a publié, en 1860, une brochure intitulée : Relations diverses sur La Bataille de la Malangueulé, gagnée le 9 juillet 1755 par les François sous M. de Beaujeu, commandant du fort Duquesne sur les Anglois sous M. Braddock, général en chef des troupes angloises. Recueillies par Jean-Marie Shea, Nouvelle-York. De La Presse Cramoisy, MDCCCLX.

M. Shea ne paraît pas avoir poussé bien loin ses recherches au sujet de l’erreur dans laquelle plusieurs historiens sont tombés, suivant lui, en disant que M. de Contrecœur et non M. de Beaujeu, était le commandant du fort Duquesne lors de la bataille de la Monongahéla.

Voyons sur quoi il fonde son assertion.

Voici la liste des pièces recueillies et publiées par cet historien :

1. Relation de l’action par M. de Godefroy, avec état de l’artillerie, etc.

2. Relation depuis le départ des troupes de Québec jusqu’au 30 du mois de septembre 1756.

3. Relation de l’action par M. Pouchot

4. Relation du combat tirée des archives du Dépôt général de la guerre.

5. Relation officielle, imprimée au Louvre.

6. Relation des divers mouvements qui se sont passés entre les François et les Anglois.

7. État de l’artillerie, munitions de guerre, etc.

8. Lettre de monsieur Lotbinière à monsieur le comte d’Argenson.

9. Extraits du registre du fort Duquesne.

Nous acceptons volontiers la Relation de M. de Godefroi, puisqu’il paraît avoir été témoin oculaire de l’affaire. En examinant attentivement cette pièce nous verrons que M. de Beaujeu y est qualifié de commandant de la petite troupe et non du fort. « Le 9, jour de l’action, M. de Beaujeu en partit avec environ 150 François tant officiers que cadets, soldats et miliciens, tout compris et environ 500 sauvages à huit heures du matin. De ce nombre de sauvages 300 prirent une autre route que le commandant ; ils passèrent la rivière Malangueulée, de sorte que le détachement se trouua près de l’ennemy bien foible, mais comme on étoit près de donner, les 300 sauvages rejoignirent le parti et on avança tout de suite pour frapper, environ à 3 lieues et demy du fort Duquesne où les ennemys étoient à dîner. On fit le cri et on donna dessus dans un endroit fort désavantageux pour nous, mais ils ne firent reculer notre monde que d’une dizaine de pas et cela à trois fois différentes. Ils avoient leurs canons chargés à raizins.[1] M. de Beaujeu fut tué à la troisième décharge. M. Dumas resta commandant ».

Deux pages plus loin, la liste des officiers tués dans le combat contient les noms suivants : « M. de Beaujeu, commandant, le chevalier de la Pérade et M. de Carqueville. Les blessés furent MM. Le Borgne, de Bailleul, Hertel et de Mont-midi.

Le mot Commandant apparaît trois fois dans cette relation, et M. de Beaujeu n’y est nulle part qualifié de commandant du fort.

La deuxième pièce intitulée : « Relation depuis le départ des trouppes de Québec, jusqu’au 30 du mois de septembre 1755 », n’est qu’un ouï-dire. L’auteur anonyme reconnaît lui-même n’avoir pas été présent à l’action ni au fort Duquesne. « Les regimans partagés par division de quatre ou cinq compagnies étoient partis pour se rendre en partie au fort Frontenac où nous devions former un camp et de là aller faire le siège de Choyen ; ce projet n’a pu avoir son exécution, ayant été obligé de les faire marcher pour empêcher les ennemis de faire celui du fort Saint-Frédéric, et on fut dans l’obligation de faire redescendre le régiment de la Reyne et notre première division qui étoit fort avancée ».

Les troisième, quatrième, et cinquième relations reconnaissent explicitement que M. de Contrecœur commandait au fort Duquesne. La sixième est encore un ouï-dire ; il n’y est d’ailleurs nullement question du commandant du fort. On voit tout simplement parmi les morts, « Monsieur de Beaujeu, Capitaine, Commandant. » Le document suivant est un État de l’artillerie, Munitions de guerre, etc., où il n’est pas non plus question du commandant. La lettre suivante est de M. de Lotbinière, elle est adressée, du Camp de Carillon, le 24 octobre 1755, à Monsieur le Comte d’Argenson. Il n’est aucunement question du commandant dans cette lettre.

M. Shea donne ensuite neuf extraits de sépultures faites au fort Duquesne. Parmi elles se trouve celle de M. de Beaujeu, capitaine d’infanterie, commandant du fort Duquesne et de l’armée. « On ne voit guère, dit M. Shea, la possibilité d’une erreur de la part de l’aumônier du fort quant à la personne du commandant. » Ceci paraît inattaquable. C’est le seul document sérieux qu’apporte M. Shea pour étayer son assertion. Disons tout de suite que M. de Beaujeu avait, en effet, été désigné au printemps de l’année 1755, par le gouverneur pour commander au fort Duquesne. Mais ajoutons que cet officier ne devait remplacer M. de Contrecœur qu’au départ de celui-ci. Or, comme en font foi la lettre de M. de Contrecœur à M. de Vaudreuil, en date du 14 juillet 1755, et celle du même officier au Ministre, du 20 du même mois, M. de Contrecœur n’était pas encore parti du fort à cette date. La lettre de M. Dumas, en date du 24 juillet 1756, confirme les deux lettres de son supérieur. Entre le certificat de l’aumônier et l’affirmation de M. de Contrecœur, il n’y a pas à hésiter. Les deux lettres officielles de ce dernier font foi. Du reste, l’erreur dans laquelle est tombé le Père Baron s’explique facilement par la commission de M. de Beaujeu.

M. Shea ignorait évidemment l’existence des lettres de MM. de Contrecœur et Dumas. Ses renseignements provenaient, d’ailleurs, comme il l’avoue lui-même ingénuement, d’une personne intéressée, c’est, en effet, à l’obligeance de l’honorable M. G. Saveuse de Beaujeu, de Montréal, qu’il les devait. Il procédait pour ainsi dire ex parte. L’on aperçoit bien le peu de solidité que présente son plaidoyer.

Quant aux preuves qu’apporte l’abbé Daniel à l’appui de sa thèse sur le même sujet, elles ne valent pas davantage. Il a, lui aussi, puisé ses arguments à la même source intéressée.

Voici ce que dit cet écrivain : « Quoiqu’on en ait dit et pensé jusqu’à présent, c’était M. de Beaujeu, et non M. de Contrecœur, qui commandait au fort Duquesne en 1755. C’est donc à lui, et à lui seul, que revient la gloire d’avoir triomphé de l’armée anglaise. Nous tenons à constater ce double point, afin de rectifier ce que nous avons avancé plus haut, sur la foi des autres.

« 1o M. de Beaujeu commandait seul au fort Duquesne. M. de Contrecœur ayant demandé, dans l’hiver précédent, son rappel, écrit une pieuse contemporaine, M. le marquis Duquesne avait envoyé M. de Beaujeu, capitaine, pour le relever, avec ordre toutefois à M. de Contrecœur de ne revenir qu’après l’expédition, supposé qu’on fut attaqué, comme on avait lieu de le croire. » « M. de Beaujeu qui commandait dans ce fort, lit-on dans un mémoire déposé aux Archives de la Marine, prévenu de la marche des ennemis et fort embarrassé, avec le peu de monde qu’il avait, de pouvoir empêcher ce siège, se détermina à aller au-devant. » — « Monseigneur, écrivait à son tour, au ministre des Colonies, Madame de Beaujeu, après la mort de son mari, j’espère que vous voudrez bien faire attention au malheur que je viens d’avoir de perdre mon mari. Il s’est sacrifié à la rivière de l’Ohio, dont M. le marquis Duquesne lui avait donné le commandement ce printemps ? Enfin, son acte de sépulture le déclare « Commandant au fort Duquesne. » Ce point nous paraît donc bien établi. Le second qui en découle, ne l’est pas moins ».

« II° C’est à M. de Beaujeu que revient la gloire d’avoir triomphé de l’armée anglaise, 1o C’est lui seul qui conçoit et exécute le dessein d’aller attaquer l’ennemi : « Il se détermina à aller au-devant, dit le Mémoire déjà cité ; il le proposa aux Sauvages qui étaient avec lui. » Parlant de son beau dévouement, sa tante, la Mère de la Nativité, écrit : « Le Seigneur nous a enlevé le cher de Beaujeu qui s’est exposé et a sacrifié sa vie pour le salut de la patrie. » 2o Lui seul commandait en chef : « Il avait sous lui, rapporte la pieuse Annaliste déjà mentionnée, « MM. Dumas et de Ligneris, et quelques officiers subalternes. » Elle ne dit pas un mot de M. de Contrecœur. 3 ° Enfin, lui seul décide du succès de la bataille, comme le prouve 1o son plan d’attaque si hardi et si habile, 2o sa bravoure à la tête des troupes, et 3o la vengeance que tirèrent les Sauvages de sa mort, en achevant la victoire.

« Suivant deux mémoires, il fut frappé à mort à la première décharge de l’ennemi ; d’après d’autres ce ne fut qu’à la troisième, lorsque l’action était déjà bien engagée ; « s’avançant au milieu des foudres et des feux, dit encore la même Annaliste, sa contemporaine, il tomba mort à la troisième décharge de l’ennemi. » De son côté, M. de Vaudreuil certifie que le chevalier de Beaujeu, capitaine d’infanterie du détachement de la Marine, a été tué le 9 juillet 1755, d’un coup de canon chargé à cartouche à la troisième décharge qu’il fit donner par les troupes et les Sauvages de la Colonie qu’il commandait. » Nous nous en sommes rapportés à ce dernier témoignage » dit en terminant l’abbé Daniel.

Examinons maintenant ces preuves. Quelle est cette pieuse contemporaine dont le dire a tant de poids auprès de l’abbé Daniel ? Nul ne le sait. Comment a-t-elle su ce qu’elle raconte ? Par ouï-dire, évidemment, car elle n’était certainement pas présente au fort lorsque fut décidée l’attaque et encore moins au combat. Ce témoignage n’a donc aucune valeur. On ne peut l’opposer à celui de MM. de Contrecœur et Dumas. Remarquons en passant que M. Daniel ne semble guère prêter d’attention aux mots suivants : avec ordre toutefois à M. de Contrecœur de ne revenir qu’après l’expédition. Que M. de Beaujeu ait été nommé pour relever M. de Contrecœur, c’est certain. Mais qu’il l’ait de fait relevé, rien ne le prouve ; au contraire, M. de Contrecœur avait l’ordre de ne quitter son poste qu’après l’attaque que l’on appréhendait. Est-il croyable qu’un officier de la trempe de M. de Contrecœur eût forfait à l’honneur en désobéissant à un ordre formel du gouverneur ? Non. Et n’est-ce pas ce qu’il faudrait conclure s’il eût cédé sa place avant la bataille ? Évidemment. Or rien n’autorise l’abbé Daniel à ternir ainsi la réputation de cet officier. Les documents cités au chapitre précédent prouvent le contraire, et toute la carrière de M. de Contrecœur donne un énergique démenti à l’imputation de l’abbé Daniel, voilée sans doute, mais explicite néanmoins. L’échafaudage si péniblement construit par cet historien tombe en pièces.

Madame de Beaujeu, sachant que son mari avait été désigné pour remplacer M. de Contrecœur » était de bonne foi. Mais sa lettre ne prouve tout au plus que M. de Beaujeu commandait la troupe envoyée pour rencontrer l’ennemi en chemin.

Quant au mémoire déposé aux archives de la Marine, c’est le document numéro 2 cité par M. Shea. Nous l’avons analysé plus haut.

La Mère de la Nativité ne fait que répéter ce qu’elle avait entendu dire, probablement par des membres de sa famille. Elle ne parle d’ailleurs aucunement du commandement du fort.

Enfin, l’abbé Daniel n’apporte aucune preuve que le plan d’attaque si hardi et si habile fût de M. de Beaujeu, plutôt que d’un autre.

Quant à la bravoure déployée par M. de Beaujeu, personne, que nous sachions, ne l’a jamais mise en doute. Elle demeure incontestée. Il ne s’agit nullement d’enlever la moindre parcelle du mérite de cet excellent officier qui avait d’ailleurs fait ses preuves auparavant, mais tout simplement de rétablir la vérité historique faussée, inconsciemment, nous en sommes convaincu, par ces deux historiens.

La lettre de M. de Vaudreuil, disant que M. de Beaujeu est tombé à la troisième décharge des ennemis, contient la vérité. Les Sauvages ont pu tirer vengeance de la mort de leur commandant, car ils l’aimaient, mais cela ne prouve rien au sujet du commandement du fort Duquesne.

Il ne faut pas oublier non plus que les pièces, produites par l’abbé Daniel, proviennent des papiers de M. G. Saveuse de Beaujeu, lequel était tout naturellement porté à se magnifier lui-même en exaltant un de ses parents.

En résumé, disons que les assertions de ces deux historiens ne sont pas justifiées par les faits, et qu’ils auraient été mieux inspirés en n’essayant pas de corriger l’erreur de leurs devanciers, sans se garantir une connaissance plus étendue et un examen plus approfondi des documents relatifs à cet important point d’histoire.

Nous ne leur en garderons toutefois pas rancune. Ils nous ont fourni l’occasion de rétablir les faits et de proclamer bien haut la gloire impérissable de M. Dumas, le véritable héros de la Monongahéla.

« La postérité, » dit Chateaubriand dans ses Mémoires d’Outre-tombe, « n’est pas aussi équitable dans ses arrêts qu’on le dit ; il y a des passions, des engouements, des erreurs de distance comme il y a des passions, des erreurs de proximité. » Cette assertion a été, jusqu’ici, applicable à l’histoire de notre héros. Elle ne devra plus l’être à l’avenir.

  1. À mitraille.