Jean-Paul (Revue des Deux Mondes)/2

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JEAN-PAUL.

SA VIE LITTÉRAIRE. — SES ŒUVRES.[1]

La biographie de Jean-Paul n’offre guère qu’une suite non interrompue d’idylles ; c’est un état de calme dont nul orage ne saurait troubler la sérénité monotone, une pastorale sur laquelle toute influence de temps et de lieu perd ses droits, et qui semble avoir pour but de s’élever contre cette maxime de Goethe, qui prétendait « qu’il ne nous resterait plus rien, si nous nous défaisions une bonne fois de tout ce que nous tenons des hommes et des circonstances. » Ne perdons pas de vue le centre bien étroit où il était né. L’absence de toute éducation régulière, l’isolement de cette vie champêtre, ne pouvaient que livrer son enfance à toute sorte de rêveries mêlées de terreurs bizarres et de superstitions qu’il couvait avec amour déjà, lorsqu’à douze ans on le fit entrer au collége de Schwarzenbach. Là, ses progrès furent rapides ; nous le voyons passer du latin au grec, du grec à l’hébreu, se farcir la mémoire de mots choisis et de citations, et donner dès cet âge dans le travers si familier aux gens d’université, travers qui, du reste, chez lui ne devait que croître et se développer avec le temps. L’imagination, comme on pense, ne perdit rien à cette vie nouvelle ; aux heures de récréation, les rêveries continuaient d’aller leur train, et plus d’une fois on laissa là son thème hébreu ou grec pour attraper au vol la fine mouche de la fantaisie. Il lut des romans, apprit la musique, et se livra sur le clavier à l’improvisation qu’il appelait : une délivrance de soi-même (Selbstfreylassung). Remarquons, en passant, la répugnance qu’il témoigna dès cette époque pour les véritables études classiques, qui, de leur côté, se vengèrent bien de ses dédains.

En 1779, il se trouvait à Leipzig lorsque la nouvelle de la mort de son père vint l’y surprendre. Toute ressource allait lui manquer ; il s’agissait d’embrasser une profession au plus vite, mais laquelle ? Il hésita un moment, et vit la misère qui lui tendait une plume ; il la prit. L’épreuve fut longue et cruelle, mais son courage ne fléchit pas. Jean-Paul avait alors dix-huit ans environ, et les trésors intérieurs de sa jeunesse lui fournirent, ainsi qu’il devait l’écrire plus tard, de quoi tenir tête aux accablantes réalités du dehors. Le croirait-on ? cette jeunesse en butte à tous les déboires, à toutes les humiliantes nécessités de la vie littéraire, passa plus tard à ses yeux pour le plus heureux temps qu’il eût vécu. C’est là un thème auquel il revient sans cesse, un motif qu’il reprend et varie avec une complaisance toute naïve. Quoi de plus enchanteur que cette vie intérieure dont l’explosion splendide étouffait les rumeurs d’ici-bas ! quels temps que ceux où le sourire d’une fillette, la rencontre d’une fleur dans l’herbe, un peu de musique ou de clair de lune, l’enivraient d’extase et le rendaient plus heureux que des millions désormais ne pourraient le faire ! Ce souvenir de jeunesse se mêle à toutes les peines de son âge mûr comme pour en adoucir l’amertume et les amener à se résoudre en une sereine mélancolie. « Qu’il m’arrive souvent, s’écrie-t-il, de rechercher avec une douloureuse avidité ces jours comiques à la fois et sacrés où j’étais plus sot et plus heureux, plus fou et plus honnête, où je n’avais point encore été chassé du paradis de la jeunesse ! » Et le vrai signe constatant à ses yeux le caractère du poète, c’était « de rester éternellement jeune, et d’être tout le long du jour et de la vie ce que les autres hommes ne sont tous qu’un moment, à savoir, amoureux ou ivre. » Sous ce point de vue, les romans de Jean-Paul peuvent compter pour autant de réminiscences de l’histoire de sa jeunesse. Partout cet état d’une ame incessamment tournée vers les rêves d’un âge d’or vous frappe dans ses écrits ; et si de la question littéraire vous passez à la morale, vous retrouvez cette innocence candide, cette pureté des premiers ans qui devait si vivement impressionner les rigides matrones du cercle de Weimar, quelque peu effarouchées de la licence où menaçait d’incliner la poésie allemande pendant la période illustre. On compta un moment sur lui pour rendre à la Muse son autorité morale fort compromise par les privautés du maître Wolfgang et les incroyables tentatives du disciple Lenz. Compter sur lui en pareille occasion, c’était ne pas le connaître. Il n’y avait et ne pouvait y avoir rien à attendre pour l’action de cette existence vouée aux rêves d’un éternel printemps, et qui plus tard, après des déceptions sans nombre et sentant bien, quant au fonds, la vanité des théories anciennes, n’en persista pas moins de parti pris dans cet enthousiasme bénévole et candide d’une ame adolescente à qui le monde ne s’est pas ouvert encore. On n’ignore pas quels désenchantemens attendent sur le seuil de la vie les ames honnêtes et crédules, dupes sublimes des plus sincères illusions, diamans bruts que le fil de l’acier va polir s’ils résistent. Eh bien ! c’est là surtout que Jean-Paul excelle ; jamais il ne rencontre mieux que lorsqu’il s’agit pour lui de peindre ce brusque choc de l’idéal contre la réalité, ce mélange de ridicule et de sentimental que la situation porte avec elle, témoin les Années d’école buissonnière (Flegeljahre), une de ses plus charmantes productions, la seule classique peut-être, en cela que la diffusion, ce défaut habituel du maître, ne s’y laisse presque pas surprendre. Quel dommage que les extrêmes l’aient si fort tenté dans la suite, et qu’il se soit tenu si peu à ce milieu parfait une fois trouvé entre l’exagération d’une indifférence humoristique et la sensiblerie ! Et ces extrêmes dont nous parlions, n’est-ce pas aussi le propre de la jeunesse d’y donner à plein collier ? n’est-ce pas elle qui, rebutée au contact du réel, se jettera soudain dans la misanthropie et le scepticisme, affectant aux yeux du monde je ne sais quelle fausse énergie de convention, quitte à se vouer huit jours plus tard au culte oisif et solitaire d’un idéal à jamais refoulé dans les profondeurs de l’être ? Je viens de nommer les extrêmes où Richter se complaît. Tandis qu’il tourne avec mépris le dos à la société, tandis qu’il enveloppe en un égal sarcasme l’homme et le monde, vous le voyez se recoquiller en lui-même, s’enfermer dans tout ce que la vie a d’étroit, de borné, de mesquin, et finir par retrouver là, au sein d’une médiocrité paisible et cachée, dans le commerce des espérances d’une autre vie, le bonheur perdu pour lui au dehors. Étudiez Jean-Paul sous ce point de vue, et vous aurez le secret de son scepticisme à la fois élégiaque et satirique, de ces échappées lumineuses perçant tout à coup le réalisme le plus bourgeois.

Du reste, le scepticisme était assez dans les idées du temps, qui prêchaient, comme on sait, la tolérance d’opinions, la liberté d’esprit, et favorisaient outre mesure toute levée de boucliers contre les systèmes et les formules du passé. Jean-Paul usa largement du privilége. On le destinait à la théologie ; il y échappa sous prétexte qu’il se sentait quelque peu hétérodoxe, et les lignes suivantes écrites par lui à son précepteur Vogel prouvent du moins que dès l’âge de dix-huit ans la recherche de certaines vérités ne lui coûtait plus rien : « Envoyez-moi donc les Fragmens de Lessing ; j’espère ne point encourir vos disgraces en continuant à vous demander ce livre que vous persistez à me refuser par des motifs dont je ne mets pas en doute la sincérité. Toutefois, je me pose ce dilemme irrésistible, à mon avis, dans tous les temps : ou ce livre contient des vérités, ou il contient des erreurs. Dans le premier cas, rien ne doit m’empêcher de le lire ; dans le second, il ne saurait me convaincre qu’à la condition de produire des argumens vraiment forts, et, je vous le demande, qu’est-ce que je risque alors de remplacer une vérité qui ne s’appuie à mes yeux sur aucune base solide, qui n’existe chez moi qu’à l’état de préjugé, de la remplacer, dis-je, par une erreur qui me paraît plus vraisemblable et plus claire ? » Il lut beaucoup Lessing et de bonne heure, et ses premiers aphorismes, en reproduisant presque trait pour trait le ton et les manières de l’auteur de Nathan, témoignent de ce commerce de prédilection. Il s’enthousiasmait pour ces lectures dont il sortait ivre de joie et le cœur plein de tendresse pour l’humanité, ce qui ne l’empêchait pas un moment après de maugréer contre le monde, qu’il appelait, en dépit des belles illusions de l’heure précédente, une folle et ridicule mascarade. « Vous voulez savoir le plan de ma vie ? J’abandonne au hasard le soin de l’ébaucher. Mes vues ont jusqu’ici rencontré peu de sympathies, et je vogue sur l’océan de la destinée sans gouvernail, bien que non pas sans voiles. J’ai rompu tout-à-fait avec la théologie ; je ne professe pas une science, mais toutes en tant qu’elles m’attirent ou se rapportent à mon métier d’homme de lettres. La philosophie elle-même m’est devenue indifférente depuis que je doute de tout. Mais je me sens le cœur si plein ! si plein ! que je me tais. Dans mes prochaines lettres, je vous parlerai de la nature de mon scepticisme et du dégoût que m’inspire cette folle mascarade et arlequinade qu’on appelle la vie. » Hâtons-nous de le dire, ces velléités d’humeur noire lui venaient surtout de deux amis morts depuis à la fleur de l’âge et dont une hypocondrie sans remède irritait sourdement le scepticisme acariâtre. L’un d’eux, Jean-Bernard Hermann, rongé de misère et d’ennui, ne sortait de lui-même que pour darder son venin au dehors, unissait au cynisme d’un Diogène de tabagie les capricieuses fantaisies d’humeur d’une jeune fille. Jean-Paul écrivait de lui qu’il était comme l’alouette qui chante dans le bleu du ciel et bâtit en même temps son nid dans les immondices. Du reste, il eut un moment l’intention d’en faire le héros d’un roman et de peindre dans ses faiblesses et sa grandeur cette existence dévastée par le besoin et l’excès de l’étude ; il voulut aussi, après sa mort, donner une édition de ses œuvres (Hermann avait publié nombre d’écrits scientifiques, entre autres un morceau particulièrement remarqué à Berlin et intitulé, je crois, de la Pluralité des Élémens) ; mais l’entreprise en resta là, ni plus ni moins que tant d’autres de ses propres œuvres qui devaient rester inachevées. Le second des deux amis, mais celui-ci d’une hypocondrie plus douce, bien que d’une indifférence religieuse non moins profonde, était Laurent de OErthel, fils aîné d’un commerçant enrichi qui habitait une terre noble dans le voisinage du collége de Hof. Laurent occupait dans la propriété de son père un délicieux pavillon construit exprès pour lui et donnant sur la Saale, bordée à cette époque d’un rideau de saules verts et de peupliers. C’était là, dans cette jolie chambre d’où la vue s’étendait sur les jardins et les prairies des environs ; c’était là qu’on se réunissait le soir pour lire les romans nouveaux, là qu’on se passionnait au clair de lune pour Werther ou Siegwart. Douces larmes que d’autres bien amères devaient remplacer avant peu, douleurs factices qui préludaient aux vraies douleurs ! Bientôt le noble jeune homme sur qui reposaient tant d’espérances s’inclina tristement, épuisé, lui aussi, par l’étude. À peine de retour de l’université, un mal sans espoir l’entreprit, et Jean-Paul vit s’en aller jour par jour, heure par heure, cette jeunesse délicate qui s’attachait à lui comme le lierre au chêne, et dont il finit par recueillir le dernier soupir dans cette même chambre où tous les deux ils avaient tant pleuré sur de romanesques infortunes.

Le souvenir de Laurent de OErthel se trouve évoqué avec une grace pleine de mélancolie dans l’avant-propos de la seconde édition des Procès groënlandais[2]. « Moi et Adam OErthel de Hof, écrit Jean-Paul, nous étions à cette époque deux amis de collége, d’université et de jeunesse, Gymnasium, — Universitäts, — und Jugendfreunde, et tout cela nous le sommes encore après bien des années, je l’espère du moins, quoique l’un de nous soit mort déjà depuis long-temps. Le riche et maladif jeune homme consumait alors ses soirées, encombrées de travaux académiques, à copier pour l’impression les manuscrits de son robuste, mais pauvre ami ; car celui-ci, en dépit de la main la plus nette, désespérait en vrai littérateur novice, de pouvoir jamais écrire assez lisiblement pour le prote. Aujourd’hui, quand j’y pense, je comprends à peine comment je consentis à un si long sacrifice de sa part. — Mais c’était alors le temps de la première amitié, temps où l’on reçoit tout sans compter, parce qu’on se sent prêt à tout donner de même. Temps heureux ! non, vous n’avez pas fui pour jamais dans l’éternité, votre élément divin ; il nous reste de vous encore à tous de belles heures, et moi je veux les employer, ces heures, à aimer l’ami qui me viendra plus tard comme s’il était pour moi un ami de jeunesse, et à me souvenir de ce noble OErthel qui m’a quitté si tôt. »

Ce fut vers cette époque et sous l’influence de ces dispositions sentimentales, qu’il entreprit ses Exercices en matière de pensée (Uebungen im Denken), titre bizarre d’un plus bizarre ouvrage, et dont il publia les deux premières livraisons à Hof, en novembre et décembre 1780, et la troisième à Leipzig, en 1781. « Ces essais, dit-il dans un avis placé en tête, sont tout simplement composés pour moi. Je ne les ai point faits dans le but d’apprendre aux gens quoi que ce soit de neuf, mais seulement afin de m’exercer et de me mettre à même d’y arriver quelque jour. On trouvera que je me contredis et déclare faux mainte fois ce que j’avais d’abord donné pour vrai ; mais que voulez-vous ? on est homme, et par conséquent point toujours le même. » Jamais parole ne fut plus vraie ; la contradiction avec lui-même, avec le monde, avec tout ce qui, de près ou de loin, le touche, voilà le fonds du caractère de Jean-Paul. Sous ce rapport, il est homme et jeune homme jusqu’à la fin. Je ne conseille pas aux biographes qui veulent des héros d’une seule pièce de s’adresser jamais à celui-ci. Qu’en feraient-ils, bon Dieu ? Les conditions de l’art classique (et l’égalité d’humeur dans un sentiment donné en est une) n’ont rien à voir dans cette nature, qui ne procède guère que par boutades et soubresauts, qui passe du gai sourire à la mélancolie la plus sombre, de la misanthropie à l’attendrissement, tout cela de la meilleure foi du monde, sans se douter qu’un sentiment parfaitement contraire à celui qui l’absorbe va s’emparer d’elle une heure après. Vous verrez ses yeux fondre en larmes au souvenir de l’excellent camarade qu’il a perdu ; mais aussi que de sanglots non moins sincères lui coûteront les aventures de cette pauvre miss Harlowe ! Humoriste dans la force du terme, sa misanthropie et son scepticisme n’ont jamais qu’une durée transitoire ; l’état normal, chez lui, c’est la sérénité ; le fond de son ame est d’azur comme le firmament. Çà et là quelques nuages viennent bien l’obscurcir, mais le grain passé et l’arc-en-ciel se lève, un arc-en-ciel vu à travers les larmes, et voilà pourquoi le monde, qu’il appelait tantôt une pitoyable mascarade, lui apparaît maintenant sous les riantes couleurs d’une vallée de joie et de bénédictions. On raconte qu’à la suite d’une assez longue entrevue avec l’auteur de Werther et de Faust, l’empereur Napoléon se leva brusquement, et, lui frappant l’épaule, s’écria : « Monsieur de Goethe, vous êtes un homme, vous ! » Peut-être aurait-il dit à Jean-Paul. : « Vous êtes un enfant. » Et cette fois encore son coup d’œil si juste ne l’eût pas trompé.

Cette sérénité d’esprit que nous venons de lui reconnaître l’aidera à traverser les plus pénibles circonstances d’une vie bien cruellement éprouvée. L’affreuse misère où la mort de son père l’a laissé s’accroîtra de jour en jour, il verra un de ses frères se noyer pour ne plus être à charge à sa pauvre mère, l’autre tomber dans le vice et l’ignominie ; il verra la mort éclaircir le cercle étroit de ses amis, et ses plus belles espérances d’écrivain s’en aller en fumée. N’importe, il prend une trop vive part à l’existence humaine et chérit trop ses belles illusions pour ne point tenir bon au milieu des calamités qui l’assiégent. Comment ne point secouer ce scepticisme de tête, quand on a tant de foi dans ses propres sensations ? comment lui, si indulgent pour les petitesses du monde, consentirait-il long-temps à donner des airs d’esprit fort ? « Plus d’un pense avoir fait preuve de dévotion lorsqu’il a bien déclamé contre ce monde qu’il est convenu d’appeler une vallée de misères. Quant à moi, j’avise qu’il serait mieux de dire vallée de délices. Dieu, à ce qu’il me semble, doit être plus porté à se montrer content de celui qui trouve tout pour le mieux dans ce monde, que de celui à qui rien ne sourit. Au milieu de tant de délices dont regorge le monde, n’est-il point d’une noire ingratitude de l’appeler un séjour de peine et de misère ? »

Jean-Paul avait dix-huit ans lorsqu’il vint à Leipzig pour y mener la vie d’université ; bientôt cependant les faibles ressources dont il disposait lui manquèrent par la mort de son père. Dès-lors plus de loisirs pour les rêveries, plus de belles promenades au clair de lune, plus d’entretiens philosophiques mêlés de libations nocturnes dans la taverne des Trois Roses. À la médiocrité de l’existence succédait tout à coup un dénuement profond, et le rêveur fantasque, ainsi surpris à l’improviste, avisa d’abord aux moyens de porter secours à sa vieille mère. « Savez-vous, écrivait-il à cette époque (septembre 1781), au recteur Werner de Schwarzenbach ; savez-vous quelle pensée m’occupe et me pousse au travail ? Ma mère. Je lui dois d’adoucir la seconde moitié d’une vie si cruellement éprouvée, et de la consoler autant qu’il est en moi de la perte que nous venons de faire, comme aussi je dois à mes frères de contribuer à leur bonheur. N’étaient ces considérations, mes études auraient, je vous le jure, une tout autre direction ; je ne travaillerais alors qu’à ce qui me plaît, qu’aux choses pour lesquelles je me sentirais de véritables forces, et jamais je ne consentirais à prendre un emploi. » J’ignore de quel emploi il veut parler ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’il se mît à l’œuvre sans relâche, et, laissant là désormais toute étude non suivie d’un résultat immédiat, ne chercha plus dans ses lectures que les matériaux d’un ouvrage à produire. C’est ainsi qu’il dévora le livre de Hippel sur le mariage, il emprunta à Liscov son ironie acerbe, son trait satirique à Swift ; il lut (je cite ici ses propres expressions) Voltaire pour l’esprit, Rousseau pour l’éloquence, Toussaint pour la finesse des aperçus, Helvétius pour la magnificence du style, etc. Je laisse à penser quel singulier enfantement dut résulter de ces lectures entreprises en dehors de toute considération générale, et seulement dans un but de compilation. Ce fut dans cet habit d’arlequin que le premier livre de Jean-Paul se produisit aux yeux du monde. Les Procès groënlandais sont tout simplement une collection d’articles satiriques sur la vie littéraire en Allemagne. Jean-Paul avait écrit à dix-huit ans un éloge de la folie, d’après Érasme, qui se trouve remanié dans ce livre, auquel on peut, il me semble, faire le reproche que son auteur adresse à si bon droit à la satire allemande du XVIIe siècle, lorsqu’il s’écrie que la satire allemande se met en chasse, moins pour forcer les loups et les bêtes fauves que pour s’amuser à forcer le menu gibier, tel que lièvres, cœurs de lièvres et autres pauvres diables. C’est là, à mon sens, le blâme le plus sérieux que pusse encourir Jean-Paul de la part de la critique ; il lui arrive en effet trop souvent d’oublier le fond pour le détail, de négliger le point de vue général pour la première question incidente qui s’offre à lui, et qu’il va traiter avec complaisance, au risque de se perdre dans l’infini de je ne sais quel monde microscopique, et cela non-seulement dans ses Procès groënlandais, œuvre conseillée à l’inexpérience par la nécessité, juvenalia juvenile, comme il l’appelait lui-même en jouant sur les mots, selon son habitude, mais encore dans les Papiers du Diable, qui virent le jour six ans après (1789) et généralement dans la plupart des digressions entremêlées à ses romans. Comment l’exemple de Rabener ne l’instruisait-il pas, de ce Rabener dont il disait avec tant d’esprit qu’il passa sa vie à faire des autodafés à propos de misères ?

Dans la préface publiée en tête de la seconde édition des Procès groënlandais (Berlin 1821), Jean-Paul raconte d’une manière touchante les circonstances qui accompagnèrent la naissance de son premier livre. « Sur ces entrefaites, dit-il, vint l’hiver avec sa misère et la mienne. Le pauvre petit livre dut quitter sa ville natale et partir seul pour Berlin, où le vieux libraire Frédéric Voss l’attendait. Pendant ce temps, son père eut à supporter plus d’une de ces petites contrariétés qu’on appelle vulgairement dans la vie poêle sans feu et ventre vide. Enfin le petit voyageur revint un jour frapper à ma froide chambre, rapportant que le digne libraire, l’éditeur et l’ami de Lessing et de Hippel prenait ma modeste couvée sous sa protection, et se proposait de ne rien négliger pour qu’à la première foire de Leipzig mes petits drôles fussent mêlés et confondus parmi les autres bandes de savans et d’enfans perdus. En général les critiques de leur côté, ne se montrèrent pas trop impitoyables. Un seul, c’était à Leipzig, je m’en souviens encore, voyant la pauvre couvée passer sous l’arbre où il se tenait perché en sentinelle littéraire, lui décocha, comme font les singes, toute sorte de ses méchans projectiles. »

Aux ennuis de toute espèce qui fondirent sur lui à cette époque, il faut ajouter les désagrémens que lui attira sa manière de se vêtir. Si, comme on l’a dit, la pensée de l’homme réagit sur son corps, un esprit aussi original que le sien ne pouvait manquer de donner à son enveloppe matérielle quelque chose de sa physionomie excentrique. Il rompit net avec la mode, porta ses cheveux ras dans un temps où la queue était en honneur, et, sous prétexte de respirer avec plus de liberté, alla sans cravate et la chemise au vent ; si bien qu’un voisin devant la fenêtre duquel il passait et repassait dans ses promenades du soir, ennuyé de ce manége et prétendant jouir seul du jardin, imagina de se plaindre au nom de la morale publique, et le fit déloger incontinent. On trouve, dans sa correspondance, des pages entières consacrées à défendre sa mise. À Leipzig, on s’était ému ; à Hof, ce fut bien autre chose. De retour dans sa ville natale, un ébahissement unanime l’accueillit, et cela non-seulement chez ces honnêtes bourgeois scrupuleux observateurs des mœurs antiques, mais au sein même de sa famille. Une lettre qu’il écrit à OErthel, pour le prier de lui envoyer un livre, se termine ainsi : « Pardonne-moi ce style misérable ; mais que veux-tu ? je t’écris au milieu de gens en train de s’extasier sur mes cheveux. » Le lendemain, il adresse au même un apologue sur cette espèce de révolution causée dans le pays par son costume. « Il y avait une fois un fou qui habitait une ville uniquement peuplée de fous. D’ordinaire, quelques exceptions se rencontrent, mais ici on n’en comptait aucune. Les honorables de l’endroit portaient sur leur bonnet une certaine quantité de grelots sur lesquels on voyait gravé un bel âne. Pendant long-temps, notre fou dut s’en tenir à porter à sa cape de simples jetons sans figures ; enfin, un peu d’argent qu’il eut lui donna le moyen de se procurer à son tour des grelots sur lesquels il fit graver un bel âne d’après nature. Quels yeux vont ouvrir ces gens lorsqu’ils m’apercevront ! se dit-il en mettant son bonnet devant la glace. Il courut la ville tout le jour, visita ses amis, visita même quelques-uns de ses ennemis, mais personne ne prit garde à lui. L’imbécile, qui oublia que les fous ne tiennent jamais compte d’une folie, lorsque cette folie est la leur ! Pour qu’une extravagance soit admirée, il la faut neuve ; il la faut originale pour qu’on la blâme. Notre fou s’en alla visiter une autre ville. Dans celle-là, la mode avait adopté l’image d’un mulet. Or, la cité en question était située non loin du pays d’Utopie, où se trouve une ville qui préfère à son tour le cheval à l’âne. La vanité de notre fou portant son âne pour la première fois peut à peine donner une idée de la vanité triomphante qui gonfla toute sa personne, lorsqu’il lui advint de dépouiller ce même âne pour mettre un mulet à sa place. Un superbe animal ! s’écria-t-il ; c’est dommage qu’il ne se propage point comme la mode qui l’ennoblit. Le compère allait recommencer à porter haut la tête ; par bonheur, un petit incident l’empêcha d’être désenchanté de nouveau. Sa mère lui écrivit : Viens pour les fêtes, et surtout veille à tes habits neufs et ne manque pas de nous rapporter ton bel âne. Lui répondit : J’arrive ; mais au lieu d’âne je rapporte un mulet, qui me sied infiniment mieux. Il revint donc avec un mulet dans sa ville natale. Du plus loin qu’il l’aperçut, le surintendant s’écria : Notre jeune homme prétend donc insulter les gens d’église, qu’il dédaigne les ânes ? Le ciel éclaire son esprit. — C’est un oison, dirent les femmes ; il n’a point d’âne — Qui n’a point d’âne est un âne, poursuivirent les bourgeois en chœur. Mais regardez-le donc. Dieu me pardonne ! il porte un mulet ! Mulet lui-même. — L’orgueil de notre fou s’accrut encore du blâme et il se sentit si fier d’une folie que les fous critiquaient, qu’il écrivit toute l’histoire à son camarade OErthel. » Vainement ses amis intervinrent, Jean-Paul n’en démordit pas. Au lieu de se laisser convaincre par leurs argumens épistolaires, il les réfuta l’un après l’autre avec le sérieux et la patience d’un rhéteur byzantin, invoquant des raisons de fortune et de santé en faveur de ses goûts excentriques. Cette manie de porter les cheveux courts lui épargnait son temps et son argent, et le débarrassait de l’insupportable tyrannie du coiffeur. Quant à la cravate, il en faisait le procès en deux mots. Quoi de plus dangereux en effet que cette habitude de se serrer les veines du cou (il était de nature apoplectique), et comment tolérer de gaieté de cœur une si effroyable gêne ? Et lorsque par hasard quelque sage du bon vieux temps, l’excellent Vogel par exemple, lui disait en souriant qu’il fallait autant que possible faire comme tout le monde, et que la vraie philosophie n’était point de prétendre que les autres se réglassent sur nous, mais bien au contraire de nous conformer, nous, à la règle commune, il se fâchait tout rouge, et commençait à déclamer contre les proverbes, « qui, poursuivait-il, ne prouvent rien, ou plutôt prouvent trop, car si je ne résiste au torrent, le torrent finira par emporter ce qu’il peut y avoir de bon en moi. Le royaume du vice est tout aussi grand, tout aussi vaste que celui de la mode, et si je dois hurler avec les loups, pourquoi ne déroberais-je point avec eux ? Quant à moi, je tiens cette coutume de consulter dans nos moindres actions le jugement d’autrui pour la ruine de tout repos, de toute sagesse, de toute vertu. » Bizarre discussion où de part et d’autre, comme on pense, les sophismes ne manquent pas, où les noms de Diogène et de Rousseau devaient jouer leur rôle, et qui ressemble assez, comme toutes les discussions de ce genre, à une partie d’échecs, avec cette différence que les idées, ici, remplacent les pions dans la manœuvre.

Quand on pense à la situation de fortune où se trouvait Jean-Paul à cette époque, on ne peut s’empêcher d’admirer le ton d’enjouement qui éclate dans toute cette correspondance pleine de folles boutades et de traits mordans. Il fallait certes que cette verve humoristique dont abondent tous ses écrits fût bien profondément enracinée au centre de son être pour ne point se démentir en d’aussi difficiles circonstances : en effet, de tous côtés la misère le pressait, cette affreuse misère de l’homme de lettres à qui l’éditeur manque, ce dénuement sans espérance contre lequel le travail lui-même ne peut rien ; car si le tisserand à son métier, si le forgeron à son enclume, assurent par leur sueur de la journée le pain du soir à leur famille, le malheureux ouvrier qui n’a d’autre instrument que son cerveau, d’autre moyen d’existence que sa pensée, se débat dans le vide, seul avec ses rêves qu’il agite et traduit dans sa veille inféconde en hiéroglyphes incompris dont nul ne veut, que nul ne paie. Jean-Paul en était là. Son premier livre avait échoué devant le public, partant point d’éditeur pour le second. Chaque jour cependant sa pénurie augmentait ; ses lettres contiennent à ce sujet les plus tristes révélations : « Je dois 2 thalers à ma table d’hôte, 10 thalers à l’homme qui me loge, etc., etc. ; mais, à tout prendre, ce n’est point encore là ce qui m’inquiète car je puis les faire attendre jusqu’à la Saint-Michel, époque à laquelle je ne puis manquer d’être en mesure de payer. » Illusion de poète qui rêve un éditeur et procède déjà comme s’il le tenait ! Quel auteur ne s’obstine à prendre pour de l’argent comptant le manuscrit qu’il garde en portefeuille ? Comment la Saint-Michel se passerait-elle sans lui fournir un éditeur ? Infailliblement à cette époque il paiera ses créanciers du produit de son livre. Aussi n’a-t-il point à se tourmenter de ses dettes ; ce qui l’inquiète, ce sont les menus frais de la vie usuelle, ces dépenses inévitables que chaque jour, chaque instant amène, réalités suprêmes, désastreuses, où vient se briser la baguette de la Fantaisie impuissante à mettre un écu sonnant dans la poche du pauvre diable à qui elle fait voir des mines d’or en perspective ; ce qui l’inquiète, c’est la blanchisseuse qu’il faut payer chaque semaine, c’est la laitière qui ne veut plus continuer à lui fournir son déjeuner, c’est le tailleur qui refuse de rajuster son vieil habit noir à crédit. Quel secours implorer dans une telle extrémité ? à qui s’adresser ? À sa mère ? Hélas la pauvre femme ! elle-même aurait eu besoin qu’on vint à son aide. Outre Jean-Paul, qui puisait dans sa bourse autant qu’il le pouvait, la digne femme avait encore d’autres enfans qu’elle assistait de ses faibles moyens : Adam, d’abord barbier à Schwarzenbach, puis soldat, et qui finit par mal tourner, et Henri, malheureux jeune homme qui se noya pour ne plus être à charge à sa mère. On le voit, de cruelles épreuves attendaient l’écrivain à l’entrée de la vie.

Sur ces entrefaites, Jean-Paul était revenu à Leipzig, inébranlable dans ses projets, résolu à dompter la fortune à force de persévérance et d’entêtement. Comme on le suppose, la Saint-Michel n’amena point de libraire. Vainement les auteurs en renom intercédèrent pour lui, vainement il offrit son ouvrage de porte en porte ; nul n’osait se décider à faire cause commune avec un écrivain original sans doute, mais dont l’originalité tardait bien à réussir, et les Papiers du Diable, composés à cette époque, ne furent publiés que sept ans après. Le vieux Vogel ne s’était pas trompé en lui écrivant, sur le simple examen du manuscrit des secondes satires : « Votre livre ne sera lu que des fins connaisseurs, et comme il n’a point trait au reste du monde, le reste du monde s’en abstiendra. Il y a là trop de sublimités et de casse-têtes, du moins pour le commun des martyrs. On se défie en général de ces plaisirs qu’on achète au prix de tant d’efforts, de ces merveilles qu’on n’aperçoit qu’à l’aide d’une lunette d’approche ; et les gens préfèrent de beaucoup la monnaie courante et sonnante d’un héritage que le simple cours des choses amène, à l’or qu’il faut extraire des profondeurs de la terre, si précieux d’ailleurs que soit cet or. » À quoi Jean-Paul répondait en abondant dans le sens des critiques : « Vous avez pleinement raison, je suis las moi-même de cet esprit forcé, de cette expression obscure, de ces débauches intellectuelles ; mais comment faire pour résister au mauvais goût, lorsqu’on n’a point sous la main un ami qui vous éclaire et vous ramène à l’ordre ? et si par bonheur on l’avait, l’écouterait-on ? D’ordinaire on ne s’en remet guère qu’à sa propre expérience. Hélas ! L’expérience est une bonne école ! quel dommage qu’il en coûte si cher d’y aller ! » Les illusions littéraires des premiers jours s’évanouissaient à chaque heure. Jean-Paul ne perdit pas courage. La Gazette de Berlin, sans témoigner un bien vif enthousiasme pour la première partie des Procès groënlandais, avait néanmoins soutenu le livre. Mais que pouvait une voix perdue dans le nombre, une marque isolée de sympathie au milieu de ce concert de bravos et de sifflets ? La prophétie de Vogel s’était réalisée. L’ouvrage n’eut pas même un succès de scandale, et de la disgrace du public tomba dans celle du libraire, qui, trouvant l’article d’un médiocre débit, déclina prudemment toute nouvelle proposition de l’auteur. C’était à en briser sa plume de désespoir et de honte ! Jean-Paul avait trop de confiance en ses forces, trop de sérénité dans l’esprit et dans l’ame, pour se laisser abattre. Rebuté par l’un, il se tourna vers l’autre, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il eût fait le tour de tous les libraires de Leipzig. « J’attends un mot de vous, écrit-il à l’un d’eux, qui me rende mes espérances, car, je vous l’avouerai, jusqu’ici la fortune ne m’a point gâté, et je ne suis encore que le jouet de la contradiction qui existe entre ma vocation et ma destinée. J’abandonne entièrement à votre goût, à votre impartialité, le soin de fixer les conditions de mon travail. » Le plus souvent ces lettres demeuraient sans réponse ; alors il s’adressait aux amis des libraires et les suppliait d’intervenir en sa faveur. Triste et douloureuse correspondance où se trahit à chaque ligne la misère de l’un et la sotte vanité des autres, qu’on prendrait volontiers pour des excellences à leur façon d’éconduire ce génie qu’à son avénement du lendemain ils salueront plus bas que terre.

En même temps qu’il épuisait toute démarche auprès des libraires de Leipzig, il écrivait à Berlin, à Goettingen, et sa correspondance étrangère ne réussissait pas mieux que l’autre. Décidément, la fortune lui en voulait, une succession si opiniâtre de désappointemens et de contrariétés aurait pu ébranler son courage, et dans ces tristes circonstances il chercha si son fonds littéraire ne lui fournirait point quelque préservatif moral contre les mauvaises dispostions d’esprit. Ce topique fut un petit livre de piété (Andachtsbuch) qu’il rédigea avec le soin le plus minutieux, espèce de bréviaire à son usage particulier, et dont il suffit de nommer divers chapitres intitulés Douleur, Vertu, Rêves de gloire, Colère, pour qu’on en devine à l’instant la destination philosophique. On y voit le pauvre écrivain, ballotté entre ses inquiétudes et ses espérances user presque de supercherie envers lui-même pour relever ses forces abattues, et à défaut de consolations bien efficaces se proposer des sentences de résignation du genre de celles-ci par exemple : Figure-toi toujours un état pire que celui où tu es. — Au lieu d’accuser la destinée, ne t’en prends qu’à toi seul des douleurs qui t’arrivent. — L’affliction ne sert de rien, elle est au contraire le vrai mal. — Ne dis jamais : Plut à Dieu que ce fussent d’autres souffrances que celles que j’endure, je les supporterais mieux !… Mais, hélas ! que peut un aphorisme contre l’affreuse réalité de la misère ? La situation n’était plus tenable. Après tant de beaux rêves déçus, il fallait se résigner à retourner l’oreille basse au point d’où l’on était parti. Déjà il avait sondé sa mère à ce sujet. « En supposant que je vous revienne un de ces jours, où m’établirai-je sous le toit que vous habitez maintenant ? » La maison qu’elle possédait à Hof était vendue. « Écrivez-moi si vous pouvez me donner un coin où je me glisse en arrivant. »

La grande affaire était de quitter Leipzig, car ses ennemis avaient l’œil sur lui, et d’ailleurs l’étrangeté de son costume le désignait d’une manière infaillible à la surveillance des gens intéressés. N’importe, l’époque du déménagement est fixée. La nuit venue, son ami OErthel l’attendait avec son bagage (fardeau bien mince, on l’imagine) sur la grand’route où la diligence devait le prendre. Il ne s’agissait plus que de sortir des murs, et notre imperturbable humoriste invente à cette fin un expédient digne de Mascarille. De la dernière pièce de monnaie qui lui reste il achète une queue, la fourre sous son chapeau, et trompe ainsi la vigilance de ses argus. Comment reconnaître Jean-Paul l’excentrique sous un déguisement qui le fait ressembler à tout le monde ? Du reste le trait, bien qu’original, n’était pas nouveau. On se souvient de l’histoire du baron de Münchhausen se tirant lui-même par la queue d’un bourbier où il s’est laissé choir.

De retour à Hof, Jean-Paul reprit sa correspondance long-temps interrompue avec le pasteur Vogel, qui habitait Rehau, à deux lieues de là. Le bonhomme, quelque peu voltairien, s’arrangea à merveille du tour d’esprit hétérodoxe de notre aventureux humoriste, et des relations de plus en plus intimes s’établirent entre eux, relations qui valurent au jeune écrivain l’avantage de ne point manquer de livres dans son exil. La situation n’offrait certes rien de bien brillant encore, mais du moins pouvait-on la prendre en patience et s’y résigner sans avoir la perspective de mourir de faim au premier jour. De bonnes ames veillaient de près sur l’indigente famille, à laquelle parvenaient çà et là de petits secours discrètement ménagés. Outre le digne pasteur Vogel, je citerai dans le nombre ce Christian Otto, connu depuis sous le pseudonyme de Georgius dans les lettres allemandes, et qui dans ces pénibles circonstances, donna toujours à la mère de Jean-Paul les plus nobles marques d’intérêt ; car c’était encore la pauvre vieille mère qui pourvoyait, à force de travail et de courage, aux nécessités de la communauté. Son rouet et son économie suffisaient à tout, aussi fallait-il s’épargner la dépense. Le cabinet d’étude de Jean-Paul servait en même temps de pièce commune ; c’était là qu’il vivait avec trois de ses frères et sa mère, et tandis que celle-ci nettoyait ou balayait, faisait la cuisine ou la lessive, passant des soins du ménage au travail du rouet et de la quenouille, Jean-Paul, assis dans un coin devant une table de bois chargée de manuscrits et de livres de toute espèce, extrayait, annotait, compilait, plongé jusqu’au cou dans son œuvre, dont les occupations domestiques paraissaient le distraire aussi peu que le battement d’ailes des pigeons familiers qui roucoulaient autour de lui.

Vers le commencement de 1787, le père de OErthel invita Jean-Paul à venir à sa terre de Toepen pour y surveiller l’éducation de son second fils. Bien que dès cette époque il respirât déjà plus librement, il s’en fallait que notre poète se vît au bout de ses tribulations : d’abord, le vieux conseiller, homme de mœurs brutales et grossières, au lieu d’avoir égard à tout ce que la position du jeune écrivain commandait de ménagemens et de délicatesses, le traitait comme un de ses gens, et dans sa suffisance de marchand enrichi ne lui épargnait au besoin ni la réprimande ni les blessantes rebuffades ; d’autre part, le petit écolier ne profitait en aucune manière des leçons qu’on lui donnait, et semblait prendre tâche de déjouer toutes les espérances de son maître. Sans la présence du frère aîné, Jean-Paul eût déserté le poste ; le bonheur voulut qu’il trouvât, pour lui alléger cette nouvelle épreuve, l’amitié de ce noble Laurent, du camarade si dévoué de Leipzig, et les bons soins de sa mère, qui ne manquait jamais, au bout du mois, d’augmenter en cachette de quelques thalers les appointemens du modeste précepteur. En outre, le domaine de Toepen avait l’incontestable avantage d’être situé aux environs de Hol, à deux pas de Rehau, et si les livres n’abondaient guère au château du riche conseiller, du moins était-il très facile de s’en procurer à l’aide de petits pèlerinages entrepris le dimanche à la bibliothèque de l’excellent Vogel. Nous avons parlé plus haut de la tolérance du digne vieillard. Le ministre chargé du soin de diriger la conscience des habitans de Toepen était loin de professer de pareils sentimens : sous prétexte de défendre les saintes Écritures, dont il ne voyait que la lettre, impuissant d’ailleurs à comprendre la portée du paradoxe de Jean-Paul, cet homme l’attaqua de front par un libelle, le poursuivit publiquement dans sa chaire, et n’eut pas honte de le dénoncer à la famille de OErthel comme athée et capable de pervertir le jeune élève qu’on lui confiait. À cette indigne manifestation Jean-Paul riposta dédaigneusement, froidement. Nous citerons quelques mots de sa réponse, qui pourrait bien se trouver aujourd’hui de circonstance.

« Si j’ai tant tardé jusqu’ici à vous écrire, c’est que franchement j’avais mieux à faire que de m’occuper de vos injures ; cependant je dois à l’honneur de monsieur le conseiller de repousser des calomnies qui doivent nécessairement l’atteindre à son tour : car si je suis un apôtre d’athéisme et de suicide qu’est-il donc, le père qui n’hésite point à donner un tel apôtre pour précepteur à son enfant ? Mais non, vous feriez mieux de me dire, vous, ce qu’est un ministre de Dieu qui intente sans preuves une aussi mortelle accusation contre un homme chrétien comme lui, et qui ne l’a jamais offensé ? Peut-être mettrez-vous cette prédication indigne, également blessante pour la morale religieuse, pour les convenances humaines et pour la raison ; peut-être, dis-je, la mettrez-vous sur le compte de la chaleur qu’il faisait ce jour-là (la lettre de Jean-Paul est datée du 3 septembre). Mais il s’agit ici moins de votre tête que de votre cœur, dont la démence me semble pire. Quand avez-vous reçu ma profession de foi, que vous prétendez si bien me connaître, et jouer à mon égard dans ce village le rôle de grand-inquisiteur ? Pour moi, je vous l’avouerai franchement, si j’étais ministre de la religion, au lieu d’imiter ces braves pasteurs qui passent leur vie à prêcher la morale, comme si pour mériter le ciel il suffisait d’être vertueux, je les accuserais tout simplement d’hérésie ; je convertirais cette sainte place en un champ libre où je déverserais impunément mon venin et ma haine sur toute chose ; j’y soutiendrais que l’erreur gagne à vieillir comme le vin, je dirais que je suis le seul sage et que les autres sont des fous, que les livres nouveaux sont malsains comme le pain nouveau, et j’étendrais si bien mon bras, qu’il finirait par se trouver aussi long que le bras temporel. J’ai dû prendre ces précautions pour qu’à l’avenir vous ne m’accusiez plus d’athéisme. Souffrez maintenant que j’aille droit mon chemin, cherchant la vérité que j’aime et que je défends, parce que c’est mon devoir de l’aimer et de la défendre. Laissez-moi croire aussi que nous n’avons dans ce bas monde à nous proposer que l’imitation de Dieu et du Christ, la connaissance parfaite de ces deux natures étant réservée à l’autre, au monde à venir, et qu’un homme qui aime mieux prouver la divinité du Christ que suivre ses préceptes évangéliques ressemble à un paysan qui passerait sa journée à rechercher si son maître est de bonne et légitime noblesse, au lieu de le servir fidèlement et de l’aimer. Croyez enfin que c’est votre entêtement seul que je hais et non vous, non votre état, de tous les états le plus vénérable et celui dont on abuse le plus. »

Enfin, après tant de longues et infructueuses démarches, Jean-Paul venait de découvrir un éditeur pour ses satires. Il ne s’agissait plus que de s’entendre sur le titre, celui que l’auteur proposait ne convenant point au libraire[3] : « Ne vous fâchez pas, lui écrivait ce dernier, si je vous avoue ici que je me suis imposé la loi de ne jamais imprimer un livre dont le titre ne me semble pas devoir du premier coup entraîner le public. Après tout, si je publie un ouvrage, c’est pour le vendre ; et, sans perdre le temps en recherches inutiles, je crois qu’avec quelques petits changemens, notre livre pourrait très bien s’appeler : Choix des papiers de sir Lucifer. » Jean-Paul n’était point en position de repousser les exigences du libraire ; il se contenta donc d’une légère variante dans le titre indiqué, et l’ouvrage fut mis sous l’invocation du diable. Toutefois le patronage infernal dont le crédit n’a jamais fait défaut aux auteurs qui l’ont invoqué ne réussit point de prime abord à produire l’ouvrage à la lumière. Il fallait que la fortune du malheureux écrivain fût bien rebelle et bien désespérée pour oser défier ainsi le diable lui-même, cet infaillible fabricateur de succès. De jour en jour, la publication était différée ; enfin du 8 août on renvoya les choses au 15 mai de l’année suivante. « Pauvre livre, s’écriait Jean-Paul en s’attendrissant sur la destinée de cet enfant de son génie, quand sortiras-tu des sept tours où tu gémis en captivité ? quand verras-tu le monde, le beau Leipzig et sa rue des Libraires ? Hélas ! pauvre escargot, tu languis désormais dans la coquille du pupitre en attendant que le printemps te ranime ! Et dire, livre infortuné, que moi je ne puis rien, et que l’éditeur, qui peut tout, ne veut rien faire ! » Il était écrit que Jean-Paul viderait à cette occasion la coupe du désenchantement littéraire. Quand l’ouvrage parut, l’éditeur, qui ne se gênait guère pour traiter l’auteur en écrivain sans conséquence, l’oublia complètement dans la distribution des premiers exemplaires. Jean-Paul aimait passionnément à se voir imprimé, et cette naïveté assez commune aux gens qui débutent dans les lettres se perpétua chez lui jusqu’à la fin, avec tant d’autres sensations juvéniles dont cette ame essentiellement candide n’abdiqua jamais le partage. On comprend d’après cela quelle ardeur Jean-Paul dut mettre à relever l’oubli de l’arrogant libraire ; un zèle de néophyte ne l’égare point cependant, et c’est du ton le plus modeste qu’il revendique ses droits. « Je suis certes fort heureux que mon livre soit enfin sorti de l’œuf, mais le diable et moi le serions bien davantage, si vous consentiez à nous en envoyer quelques exemplaires ; nous avons à nous deux tant d’amis à qui nous voudrions l’offrir. » L’infortuné ne savait pas ce qu’il demandait, l’ouvrage arriva à la fin, mais criblé de fautes, rempli de contresens et de phrases tronquées. C’était bien la peine d’avoir attendu si long-temps, d’avoir tant supporté de déboires et d’humiliations pour qu’au jour de la publication tous les ennuis, toutes les tortures préliminaires fussent encore dépassés par la honte de voir son style si misérablement défiguré !

À ces tribulations littéraires vinrent se joindre des épreuves bien autrement douloureuses : d’abord Laurent de OErthel qui mourut, puis Hermann, les deux amis d’université, les deux figures mélancoliques et souffrantes entre lesquelles avait marché jusque-là sa jeunesse couronnée d’épines. « Quand mon frère périt[4], écrivait-il à cette époque, il me sembla que jamais pareil jour ne se lèverait pour déchirer encore mon cœur, et pourtant ce jour est venu. »

À la mort de OErthel, les liens les plus chers qui retenaient Jean-Paul à Toepen se trouvèrent naturellement rompus ; il quitta donc cette résidence et revint à Hof. Du reste, ses idées s’étaient singulièrement modifiées ; l’adversité, les soucis, quelques années avaient ramené à des mœurs plus faciles, à des goûts plus modérés, l’esprit jadis insociable et vagabond. Aussi l’étonnement fut-il grand lorsqu’on le vit inaugurer une ère nouvelle par la réforme complète du costume excentrique qu’il avait adopté. C’en était fait, l’étudiant débraillé de Leipzig sacrifiait aux convenances de l’époque son célèbre costume à la Hamlet. Jean-Paul reprenait la queue, grave et mémorable évènement qu’il a soin d’annoncer à ses amis par circulaire. « Je me suis décidé à faire peau neuve, écrit-il à Vogel, et à relier définitivement en un volume à la française mon corps autrefois broché. Me voici donc le cilice au col et les cheveux dûment noués et tordus dans une espèce de suffixum, ou, si vous l’aimez mieux, d’accentus acutus vulgairement appelé queue. En somme, je n’ai qu’à me louer de m’être enfin rendu à vos conseils si maladroitement repoussés par moi dans le temps ; car depuis que j’ai dépouillé le vieil homme et traduit mon corps de l’anglais en allemand de ce pays, je sens que je vais et viens avec plus d’aisance et de liberté. » Ainsi on se laissait tout doucement aller à la pente commune, on abandonnait le paradoxe pour les idées bourgeoises ; on reprenait la queue. C’est un peu l’histoire de chacun. Qui n’a senti de ces velléités de lutte, de ces tendances provocatrices qui, sous quelques manifestations puériles qu’elles se trahissent, n’en existent pas moins au fond du cœur dans cette effervescence des premiers jours ? À la longue cependant, on s’aperçoit qu’on est tout seul de son parti ; peu à peu l’irrésolution s’en mêle, on se demande qui a raison, et dans le doute on fait comme Jean-Paul, on se range, on reprend la queue.

De là aux idées de mariage il semble qu’il n’y avait qu’un pas. Toutefois du côté du cœur Jean-Paul conservait toutes ses illusions, toutes ses vaporeuses rêveries. Un trouble secret, une incessante aspiration vers un idéal pressenti le possède et l’agite. S’il se promène au clair de lune, s’il voit au déclin d’un beau jour d’été le soleil se coucher dans sa gloire, à l’effusion de son enthousiasme un sentiment de regret succède presque aussitôt. Il cherche autour de lui une ame sœur de la sienne pour se répandre en cantiques d’amour au spectacle de ces magnificences de la nature. On comprend à quel point, en de pareilles heures, devait déborder du sein de Jean-Paul cette passion vague de l’infini, cette extase sans nom dans notre langue, et sur laquelle il faut pourtant bien revenir, lorsqu’il s’agit d’un Allemand de la famille du chantre d’Hesperus. Qu’est-ce en effet que la Sehnsucht ? Comment la définir ? Imaginez la soif ardente, l’incurable langueur d’une ame que rien n’apaise et qui se dit : Cette voix éolienne dont je fus ravie venait du ciel, ces voluptés que je rêve ne sont pas de ce monde, ce cœur qui seul me peut comprendre bat dans une autre sphère, et cependant, trésors insaisissables, ma vie se consume à les poursuivre, et mes efforts n’ont point de trêve ! Telle est la Sehnsucht. Ce sentiment faisait désormais à Jean-Paul un besoin de la société des femmes, des jeunes filles surtout, dont le naïf commerce convenait si bien à sa nature ingénue et discrète. Il s’était composé dans son entourage une petite académie à laquelle il prenait plaisir de communiquer ses inspirations. Ce fut pour cet auditoire d’élite qu’il écrivit la plupart de ses fantaisies détachées. Il les leur lisait le soir, ou les leur envoyait par lettres. Une de ces lettres donnera quelque idée du ton affectueux, presque paternel de cette correspondance où les caprices de l’imagination se mêlaient aux plus douces paroles du cœur. « Pour deux ou trois minutes dont on se souvient, on oublie des journées, des semaines entières. Et plut à Dieu, encore, qu’il nous restât de chaque jour ces trois minutes mémorables ! la vie alors et la jouissance de la vie auraient un sens. Mais, hélas ! le monde est ainsi fait, que c’est à peine si nos heures valent la peine, je ne dis pas qu’on se les rappelle, mais tout simplement qu’on les vive. Et voilà pourquoi j’imaginai hier le rêve suivant, qui n’a d’autre mérite que de prolonger en moi l’écho si doux de l’une de ces heures. Avant que le créateur eût revêtu d’un corps, pour l’envoyer sur terre, l’ame de notre jeune amie, les deux génies qui s’attachent invisibles à tous nos pas s’avancèrent devant lui. Le génie du mal, à la lèvre blême et contractée, à l’œil implacable, aux mains avides, s’élança sur la chère ame nue encore et dit : « Je veux la perdre. » À ces mots, l’ame innocente tressaillit devant lui, devant son créateur, devant son bon génie. Cependant l’esprit du mal poursuivit en grimaçant vis-à-vis d’un miroir : « C’est ainsi que je prétends la perdre, par ces minauderies qu’elle dédaignera jusqu’à ce qu’elle s’y laisse prendre et les imite. J’étalerai sous ses yeux des diamans, des fleurs et des tissus, toutes les pompes de la mode, et je l’enjôlerai en lui donnant de quoi se procurer tant de merveilles. Si ma voix qui parle en elle n’est point écoutée, j’emprunterai la voix des jeunes gens pour la flatter, la tromper, la séduire ; j’éveillerai son amour sans le lui rendre, et s’il lui arrive de faire le bien, ce ne sera point pour le bien lui-même, mais parce qu’elle croira plaire davantage par là, » — Mais le bon génie baisa l’ame frémissante, et, s’agenouillant devant le Créateur : « Couronne, dit-il, et pare d’un beau corps la belle ame, et cette enveloppe ne se détachera d’elle qu’immaculée. Donne-lui de beaux yeux, dont jamais le mensonge n’altérera l’azur céleste ; mets un cœur sensible dans sa poitrine, un cœur qui ne doit s’arrêter qu’après avoir battu pour la nature et la vertu. Je te le rapporterai de la terre épanoui comme une fleur qui brise enfin son enveloppe, car je veux me mêler aux rayons de la lune, aux enchantemens des nuits de mai pour évoquer dans son sein des soupirs d’une douce langueur. Ma voix, en l’appelant, aura de musicales inflexions, et je causerai du haut de ton ciel avec elle. J’emprunterai l’accent de sa mère ou d’une amie, afin de l’attacher à moi. Souvent je veux, dans l’ombre et la solitude, voltiger autour d’elle, et par une larme dont son œil s’embellit, lui révéler le secret de ma présence et de mon amour, et je la conduirai de la sorte à travers la chaude journée de la vie jusque dans la vieillesse, jusqu’à cette heure où son doux éclat doit pâlir devant l’éternité, comme fait la lune à l’aurore. » — Le bon génie triompha, et tous deux descendirent sur la terre, haïs de l’esprit du mal qui les accompagna[5].— Ô toi pour qui j’ai écrit ces lignes, pense à moi, et si ma voix éloignée sur la terre ou pour jamais éteinte par-dessous n’atteint plus jusqu’à toi, que ces pages te la rappellent. » — Je l’ai dit, d’aimables causeries littéraires entremêlées de lectures confidentielles faisaient le charme de cette réunion toute choisie, où l’intimité la plus honnête, la plus tendre, régnait entre le professeur et les élèves. Au sortir de si sensibles épreuves, l’ame du poète se rassérénait dans cette atmosphère virginale, et cet esprit d’ordinaire si ombrageux, si indépendant, aimait à se mettre au niveau de ces imaginations de jeunes filles, dont il éclairait les curiosités instinctives aux lueurs d’une philosophie douce et modérée ; car on ne s’en tenait pas aux simples questions poétiques, et de temps à autre les points les plus délicats étaient touchés. Ainsi un jour une des jolies disciples demande au maître de lui exposer dans une lettre ses idées sur l’immortalité de l’ame. L’immortalité de l’ame ! s’écrie alors Jean-Paul ; mais il y aurait là de quoi écrire des volumes, et vous parlez d’une lettre ; mais c’est là un sujet qui sillonne la création entière, qui serpente à travers les mondes et les siècles, dont le nom seul rouvre à l’instant dans la tombe tous les yeux que la mort a fermés. L’immortalité de l’ame ! mais il serait plus aisé d’en parler tout un jour que d’en parler une heure ! » Néanmoins Jean-Paul se met en devoir de répondre peu de temps après, il adresse à sa blonde métaphysicienne une dissertation en règle sur la durée de l’ame et sa conscience après la mort : programme éblouissant où je trouve en germe les idées principales qui fleuriront avec magnificence dans la Vallée de Campan. Il va sans dire que la teinte poétique domine, et qu’en cette philosophie de sentiment la démonstration n’affecte pas un tour bien rigoureux ; cependant, à n’envisager que le but qu’on se propose, en tant que prélude à de grands travaux qui plus tard atteindront leur harmonie, c’est parfait. Vous diriez un papillon émissaire lâché dans l’azur attiédi d’une de ces belles journées par lesquelles s’annonce le printemps. Je ne résiste pas au plaisir d’extraire une pensée de ce discours, qu’il faudrait pouvoir donner dans son ensemble. « Ce n’est qu’à la condition d’avoir les yeux tournés vers une autre vie, reprend Jean-Paul en terminant, que celle-ci nous deviendra supportable ou heureuse ; de même que l’arc-en-ciel, en s’arrondissant au-dessus de nos têtes, embellit encore pour nous le spectacle de la terre en fleur, ainsi ce que nous cherchons dans l’autre vie prête du charme à tout ce que celle-ci renferme. »

À mesure qu’on s’oublie à contempler le docte groupe, on voit s’en détacher trois aimables figures : Hélène, Renée, Caroline. Je cite leurs noms de jeunes filles, les seuls qui se rencontrent dans la correspondance de Jean-Paul. Quant aux autres, ils importent peu, et ce qui m’intéresserait bien davantage serait de savoir au juste ce qui se passa dans son cœur, et jusqu’à quel point ces familiarités intellectuelles avec de si gracieuses créatures réagirent sur ses sensations. Les aima-t-il toutes trois ? Sans doute, mais de quel amour ? Là est le secret, et si je m’en fie à ses tablettes, je m’aperçois que lui-même ne savait trop que penser là-dessus, lorsqu’il se posait, pour éclaircir son trouble, des questions du genre de celle-ci : « Jusqu’où doit aller l’amitié à l’égard du sexe féminin, et quelle est la différence qui existe entre elle et l’amour ? » La demande avait de quoi embarrasser un ingénu de vingt-quatre ans qui agitait des mondes dans ses rêves, mais n’en baissait pas moins les yeux devant une femme. Aussi n’y répondit-il point, que nous sachions. Après tout, la grande affaire pour lui, c’était d’aimer, de se laisser vivre ; qu’avait-il besoin de connaître la ligne de démarcation, d’éclairer à la lanterne sourde de l’analyse ces confuses tendresses d’une conscience encore novice ? Tels grands secrets qui se dérobent à nos investigations les plus assidues vont s’échapper spontanément de nous-mêmes à l’instant où nous y songeons le moins, et peut-être eût-il suffi à Jean-Paul de relire les lettres qu’il écrivait à Caroline pour y saisir cette nuance qui décide. Évidemment ses préférences eussent incliné vers celle-ci. Il la voyait plus belle qu’elle n’était à travers ce prisme de transfiguration, qui, à défaut d’autre attribut, suffirait pour caractériser l’amour. Illusions charmantes qui ne devaient pas se prolonger ! Au printemps, on se dispersa, et de tous ces beaux rêves de jeunesse il ne resta que d’agréables souvenirs que Jean-Paul enferma soigneusement et pour la vie dans le coin le plus secret de cette mémoire du cœur dont il avait reçu le don.

Je ne sais, mais il semble qu’avant de s’éloigner, ces jolies fées des premières amours conjurèrent un peu la mauvaise fortune qui s’acharnait à poursuivre Jean-Paul. En effet, on dirait qu’à dater de cette période, un rayon plus doux visite la cellule du pauvre écrivain. Mécontent de ses premiers essais dans la satire, travaillé du besoin d’établir sa réputation littéraire sur des bases moins problématiques, il entreprit d’écrire un ouvrage de plus longue haleine. C’était alors en Allemagne comme aujourd’hui en France, le roman réussissait fort. Jean-Paul déserta donc l’école de Rabener pour se ranger sous la bannière de Klinger et de Hippel, les lauréats du jour. Sans doute qu’un certain esprit de calcul dut entrer dans sa détermination. En choisissant un genre en faveur chez le plus grand nombre, il assurait du moins un éditeur à son ouvrage. Et franchement, après de si douloureuses perplexités auxquelles nous l’avons vu en butte, pouvons-nous lui en vouloir de la spéculation ? Dans tous les cas, ses prévisions se réalisèrent. Le manuscrit de la Loge invisible terminé, Jean-Paul l’adressa sans autre recommandation qu’une épître de sa main à un libraire de Berlin, lequel, chose incroyable, éprouva à la lecture de ces pages une émotion si vive et si profonde, qu’il se prit à l’instant du plus sympathique enthousiasme pour leur auteur inconnu. « Laissez-moi vous dire tout ce que j’ai dans l’ame, écrit-il à Jean-Paul, en lui accusant réception de la Loge invisible, dont il compte bien ne pas se dessaisir ; laissez-moi vous exprimer à quel point votre œuvre m’a ravi ; et j’ignore encore qui vous êtes, où vous vivez, ce que vous faites ? De grace, un mot de vous. » Jean-Paul, qui n’avait signé son manuscrit que de simples initiales, se déclare alors ouvertement, et d’un ton de bonhomie qui trahit une émotion que de moins naïfs chercheraient à déguiser : « Cher ami, répond-il, combien je suis heureux de votre excellent suffrage, et surtout de cette affinité qu’il me semble découvrir entre nos ames ! Pour comprendre toute ma joie, il vous faudrait connaître le sol béotien où la destinée m’a planté, connaître le froid glacial que les gens qui m’entourent affectent envers tout ce qui peut élever l’être humain au-dessus de l’état bourgeois, car ici le cœur n’est rien qu’un muscle plus ou moins volumineux ; et de quelques amis capables de ressentir autre chose que des impressions physiques, il ne me reste, hélas ! que les tombeaux. Vous me demandez ce que je suis ? Hélas ! rien, ou plutôt un faiseur de riens. Jusqu’à ce jour, mes occupations se résument en ceci : j’ai travaillé pour le diable et beaucoup lu dans la solitude. Quant à ce qui regarde les besoins de la vie, je ne saurais pas que je suis pauvre, si je n’avais une vieille mère qui devrait, elle, ne point le savoir. » Le jour où parut la Loge invisible fut pour Jean-Paul une véritable fête. Il comptait alors vingt-six ans, et le premier exemplaire qu’il eut de son livre lui arriva le matin même de l’anniversaire de sa naissance. On juge si l’honnête Jean-Paul négligea de célébrer la double circonstance. Voici de quel trait cette date mémorable est consignée dans son journal : 5 mars 1793 : « Le génie éternel m’ouvrit à Hof un ciel d’azur. — Mon livre était là, ma joie fut presque de l’extase ; je passai deux bienheureuses journées tout entières occupées à la lecture de mon œuvre. » Ceci me rappelle un raffinement du même goût que pratiquait naguère encore en Allemagne un des plus furieux enthousiastes de l’auteur d’Hesperus et de Titan. Le brave homme dont je parle, quelque peu maniaque comme on verra, avait coutume de se désigner à lui-même dans le cours de l’année une soirée qu’il consacrait d’avance in petto au culte exclusif de sa divinité. Ce soir-là, il rentrait de bonne heure, s’enfermait avec soin dans sa chambre, allumait huit bougies, et les pieds sur les chenets, sa pipe bien bourrée, il se mettait à déguster à loisir, en gourmet, la prose poétique de Siebenkaes ou de Quintus Fixlein, s’interrompant çà et là pour méditer sur sa lecture et se verser un large verre de punch aux oranges. La séance littéraire se prolongeait ainsi jusque vers minuit, heure à laquelle le volume tombait des mains du dilettante, qui d’ordinaire essuyait une larme avant de s’endormir dans les fantastiques illusions de cette double ivresse. — Notre homme appelait cela célébrer la fête de Jean-Paul.

La Loge invisible est moins un livre qu’un fragment ; les deux derniers volumes n’ont jamais paru. « En dépit de mes vues et de mes promesses, dit Jean-Paul dans une préface générale publiée, vers 1825, en tête de ses œuvres complètes, la Loge invisible demeure une ruine née. Il y a trente ans, j’eusse terminé l’ouvrage avec toute l’ardeur que j’avais mise à l’entreprendre, mais la vieillesse ne bâtit pas ; tout ce qu’elle peut faire, c’est de rapiécer les ébauches des premiers jours. En supposant que chez elle la force créatrice fût restée la même, elle n’a plus de goût pour les combinaisons, pour les sentimens d’autrefois qui ne lui paraissent pas dignes qu’on les reprenne. Si on s’enquiert de la raison pour laquelle cette œuvre n’a point été terminée, tant mieux ! J’aimerais moins qu’on me demandât pourquoi elle a été commencée. Mais quelle vie ici-bas ne voyons-nous pas s’interrompre ? Prenons donc notre mal en patience, et songeons, en regrettant de ne pas savoir ce qu’il advient des secondes amours de Kunz et du désespoir d’Élise[6], songeons que cette vie n’offre partout que des énigmes, énigmes dont la tombe a le secret, et que l’histoire entière de l’humanité n’est elle-même qu’un grand roman qui ne se complète jamais. » Du reste, il ne faut pas s’exagérer le mal ; d’abord le mérite de l’œuvre fragmentaire telle que nous la possédons ne me semble pas de nature à justifier d’inépuisables regrets ; ensuite avec la vagabonde poétique de Jean-Paul, un volume de plus ou de moins importe assez peu, et c’est là, à mon sens, la plus vive critique qu’on puisse faire à ce genre où l’action principale ne compte pour rien, et qui ne vit que de digressions et d’épisodes. Évidemment l’inexpérience du jeune homme se trahit à chaque pas. L’imitation aussi s’en mêle : il va des contes de revenant de Klinger aux fadeurs sentimentales de Hippel, et, brochant sur le tout, ses chaleureuses sympathies pour Rousseau se font jour dans certaines pages éloquentes sur l’éducation, dont une femme d’esprit nous disait un jour à Weimar : C’est de l’Émile lu au clair de lune. Quant à la donnée du livre, elle repose tout entière sur le contraste de l’idée avec la vie réelle, motif de prédilection que Jean-Paul excelle à traiter, et qu’une analyse clairvoyante retrouvera toujours au cœur de ses romans. Le héros est un de ces sublimes fous que l’idéal tourmente, une de ces ames maladives que le vol de la fantaisie emporte sans cesse au-delà de nos sphères. Avec un pareil caractère comment s’attendre à ce que l’action marche droit et ne s’égare point en toute sorte de réflexions, de songes, d’aphorismes, d’épanchemens lyriques et de satires ?

Peut-être convient-il ici de caractériser une bonne fois le roman de Jean-Paul. Remarquez que nous disons le roman, et non point la Loge invisible, Hesperus, Siebenkaes ou Titan, car parmi toutes les œuvres de Richter, on n’en citerait point une où il se résume tout entier. À la manière de la plupart des humoristes, il s’abandonne trop volontiers aux émotions qui le sollicitent, pour qu’à tout instant quelque digression inadmissible ne vienne pas déranger l’économie de sa composition. Vous le voyez commencer un livre, un chapitre, un paragraphe, avec la ferme volonté d’aller droit son chemin ; puis, au premier sentier, l’humeur le gagne : adieu les caractères, le bon sens, la logique ! les idées s’engendrent d’elles-mêmes, se croisent et s’entortillent en toute sorte de combinaisons bizarres, mais prodigieuses, et que lui seul sait trouver. De là un imprévu dont rien n’approche, un choc étrange, monstrueux, fantastique, où le mot devient une idée qui miroite et s’épanouit en une gerbe lumineuse d’où mille autres étincelles jaillissent, où le son jeté au hasard groupe autour de lui d’autres sons, et forme une sorte de musique accidentelle, une sorte de fugue dans le contrepoint général, quelque chose, en un mot, dont on n’a d’exemple dans aucune langue, dans aucun art, dans aucun style. Qu’on juge d’après cela si Jean-Paul est un de ces hommes qu’un simple spécimen fait connaître : inégal, capricieux, fantasque, extravagant comme on ne l’est pas, chez lui les qualités et les défauts se mêlent en un tissu inextricable, et sa main sème les diamans, un peu comme le Créateur sème les rosées, sans s’inquiéter si le sol qui les reçoit est de fange ou de fleurs. Aussi, lorsqu’il me dit que Titan est son chef-d’œuvre, je n’en crois rien. Richter n’a point fait de chef-d’œuvre, mais une œuvre unique, une œuvre bizarre singulière, immense, où tout se tient, le faux et le vrai ; le sublime et le grotesque, où l’épopée coudoie le conte bleu, où les rayons les plus purs, les plus doux d’une philosophie éthérée plongent sans s’y confondre comme il arrive dans ces intérieurs de Rembrandt, à travers la nuit et les ténèbres ; quelque chose enfin de confus et d’impénétrable comme le chaos, mais d’aussi vaste et d’aussi fécond, — et c’est cette œuvre qu’il s’agit de remuer de fond en comble, ce chaos qu’il faut débrouiller, si l’on veut connaître enfin le véritable Jean-Paul ; c’est là qu’il faut aller surprendre le colosse.

En général, chez lui, le vague des idées vous irrite encore moins que la fantaisie du discours, et quelque familier que l’on puisse être avec ces nébuleuses imaginations de la métaphysique et de la poésie du Nord, quelque bonne volonté qu’on ait d’ailleurs, on se déconcerte en présence de ce style sinueux à dessein, de cet imprévu sans cesse renaissant dans la formule et dans le mot, de ces phrases serpentines qui décrivent des courbes à perte de vue, et vont se repliant sur elles-mêmes, sans aboutir jamais, car la fantaisie est leur but. Quant à la grammaire, il n’en saurait jamais être question, non que Richter ignore la syntaxe mais ne faut-il pas que son humeur ait le dessus ? Le voilà donc trafiquant avec une libéralité fastueuse des parenthèses, des phrases incidentes, inventant les néologismes par milliers, soufflant sur la poussière des archaïsmes et les remettant à la lumière ; enjoué, satirique, rêveur, sentencieux jusqu’au pédantisme ; disposant, accouplant, emboîtant les idées et les mots dans les combinaisons les plus charmantes, dans les plus adultères agglomérations. Il y a, dans je ne sais quel roman, une académie fantastique dont les membres sont jour et nuit occupés à piler dans un mortier des substantifs et des adverbes. Jean-Paul rappelle en tout point ces pharmaciens littéraires, il élabore ses parties du discours, comme ferait ses drogues un chimiste ; il les combine, les manipule, les traite par les semblables et les contraires, et des élémens les plus simples ainsi passés à l’alambic de son esprit, il finit par extraire presque toujours des sels nouveaux qui vous ravivent. Que dire ensuite de ces éternelles métaphores, de ces allusions sans cesse renaissantes, de ces interjections prodigieuses, de ces calembours, de ces jurons, de ces veines épigrammatiques qui jaillissent tout à coup du discours ? que dire de cette école buissonnière à travers les ronces et les fleurs du style et de la poésie, à travers les émeraudes et les cailloux, les ténèbres et le soleil ? C’est un imbroglio dont rien n’approche ; de toutes parts obscurité, dissonance, confusion : worse confounded ; Shakspeare a trouvé le mot.

Qu’on ne pense point que là s’arrête cet esprit original, toujours en travail de minutieuses recherches. Si le style est l’homme, comme l’a dit Buffon, à plus forte raison le style est l’œuvre ; et de même que la netteté de la conception entraîne toute clarté dans l’exposition, de même d’une phraséologie maniérée, sinueuse, inextricable en ses mille tours, on n’ira point conclure à l’unité du sujet, à la lucidité générale du plan. Il s’ensuit donc que cette variété singulière, ce luxe de formules inusitées, cette superfétation parasite qui nous inquiète chez Richter dans l’économie de sa pensée, se rencontreront naturellement dans toutes les grandes combinaisons de son œuvre. Il y a dans la manière dont tout cela s’arrange et s’organise quelque chose qui vous rappelle ces chinoiseries merveilleuses, ces petits chefs-d’œuvre de patience et de curiosité, où d’innombrables boules s’enchevêtrent dans l’ivoire. Impossible chez lui de trouver un morceau, fiction romanesque ou traité de morale, qui ne s’enveloppe dans toute espèce de langes fantastiques, dans quelque narration extravagante, au moyen de laquelle il se rattache à l’auteur ; car il faut toujours que Jean-Paul intervienne et joue son personnage dans la pièce. C’est alors qu’il vous expose du plus grand sang-froid une géographie imaginaire dont il ne perd jamais l’occasion de faire étalage. Écoutez-le, il vous parlera fort sérieusement de Flachsenfingen, Haarhaar, Scheerau, respectables cités dont il connaît la statistique, les mœurs, la politique, la littérature, et dûment pourvues d’une collection irréprochable d’altesses sérénissimes, de conseillers auliques, de chambellans qui s’entretiennent avec lui d’affaires de l’état dans le plus aristocratique dialecte, et l’encouragent le plus souvent à continuer ses travaux. Pas une histoire qui ne procède par digressions, pas un chapitre qui ne traîne avec lui des chiffons volumineux. Au moment où l’intrigue commence, où l’intérêt semble enfin vouloir poindre, arrive, on ne sait d’où, une intercalation luxuriante, un extra-blatt, avec ses pointes satiriques, ses allusions, ses moralités, une divagation sur des sujets que nulle intelligence ne peut prévoir, et le lecteur, abasourdi, s’épuise en conjectures, se fend la tête pour comprendre le mot de cette énigme inextricable, ou bien, las de tant de tribulations, fatigué de voir qu’on le bafoue, ferme le livre et n’y revient jamais.

Tout ceci est exact, et cependant comment oser nier que des rayons de la vérité la plus pure éclairent ce chaos, que des piliers de lumière éblouissante s’y dressent ? Et d’ailleurs, est-ce bien un chaos, ou les yeux plutôt ne nous manquent-ils pas ? Sommes-nous sûrs d’avoir dans le regard une assez vive, une assez profonde clairvoyance, pour que pas un détail, pas une intention ne nous échappe, et que les phénomènes les plus dignes d’intérêt ne serpentent point par myriades dans cette prétendue obscurité ? Tout se passe-t-il donc au grand soleil dans la nature ? En dehors de cette création visible et sonore qui s’agite bruyamment sous le ciel, n’en est-il point une autre, mystérieuse, imperceptible, qui ne livre qu’à l’œil de la science, qu’aux plus minutieuses investigations du microscope, le secret de sa vie incessante et multiple ?

Dans Hesperus écrit deux ans plus tard que la Loge invisible en 1794, le même ordre d’idées se reproduit. Évidemment les ingrédiens qui eussent au besoin servi à compléter le premier roman, resté inachevé, ont dû passer dans le second. La Muse est avant tout ménagère, et, pour chanter comme la cigale, elle n’en veille pas moins avec la sollicitude parcimonieuse de la fourmi sur le menu grain des idées. C’est dire qu’on retrouve ici tout l’appareil romanesque, toutes les invraisemblances de la Loge invisible, et que les ames visionnaires, les esprits éthérés que l’ennui de cette vie écrase, jouent un grand rôle dans la comédie. Déjà la Loge invisible contenait plus d’un passage ayant trait à ces natures supérieures qui, à défaut d’autres mérites, apportent sur la terre un sentiment d’ironique mépris pour tout ce qui s’y fait, une aspiration inénarrable vers la mort et l’horizon infini qui s’ouvre devant elle. Emmanuel, dans Hesperus, est le représentant de cette classe. Il n’y a que les mystiques d’Alexandrie, que cette extravagante légion des Jamblique, des Plotin et des Porphyre, qui puisse donner une idée de ce brahme au corps macéré, de ce pythagoricien qu’une plaisanterie afflige et que Shakspeare rend triste jusqu’à la mort, de cet être sans réalité ni pesanteur, qui torture sa chair pour alléger son esprit, avivant par le jeûne et l’abstinence les hallucinations de son cerveau. À l’exemple des esprits inquiets que je viens de nommer, Dieu et l’immortalité de l’ame incessamment l’occupent, et l’on ne saurait dire à quelle myriade d’aphorismes saugrenus donnent lieu dans sa philosophie ces deux vérités rayonnantes, cariatides inébranlables de l’ordre universel. Je prends au hasard dans le nombre : « Il n’est donné à l’homme ici-bas, observe quelque part cet incroyable personnage, que deux minutes et demie, une minute pour sourire, une autre pour soupirer, une demi pour aimer ; car au milieu de cette troisième minute il meurt. » Peut-être ne saurait-on mieux apprécier de semblables folies qu’en leur appliquant les propres paroles de Jean-Paul : « Ce sont là des choses qu’on écrit lorsqu’on a trop complaisamment savouré l’acide du citron, la fleur de thé, la canne à sucre et l’arrak. » Jean-Paul distingue plusieurs espèces d’hommes, l’homme-dieu, l’homme-bête, l’homme-plante, et c’est dans la première de ces trois catégories qu’il range son insensé Emmanuel. Ici naturellement la question sociale se présente. Qu’on se rassure, je ne la discuterai pas. Aussi bien serions-nous fort embarrassé d’émettre un jugement ; car d’un côté nous avouons qu’il y a un abus étrange à vouloir présenter comme l’idéal de la race humaine des individus dont on peut dire en somme que la maison des fous les réclame, des êtres qui, sans utilité pour leurs semblables, n’en mordent pas moins, en parasites, aux plus beaux fruits de la vie, quitte à les rejeter ensuite avec dédain ; de l’autre, pourquoi ne confesserions-nous pas notre faible pour cette famille errante des Werther et des René, famille humaine aussi, et qui eut pour vocation la souffrance ?

Au sortir de cet idéalisme effréné de la Loge invisible et d’Hesperus, de cette poésie transcendantale toujours dans les nuages, on a peine à s’accoutumer au réalisme si borné de Quintus Fixlein et de Siebenkaes. Évidemment, dans la pensée de l’auteur, les deux romans dont je parle sont destinés à faire la contre-partie de sa première manière, qu’il retrouvera plus tard dans le Titan et la Vallée de Campan. Au premier abord, on se demande quelles relations peuvent exister entre la métaphysique de tout à l’heure et le style bourgeois d’à-présent, entre ce rêveur en démence qui se perdait dans l’infini et ce pauvre avocat de province qui se perd à son tour dans les minutieuses occupations de la vie de ménage. Et cependant, pour peu qu’on y prenne garde, on trouve le fil conducteur au moyen duquel s’opère cet embranchement de deux genres également familiers à Jean-Paul, je veux parler du caractère de Victor dans Hesperus, de ce singulier personnage à la fois poète et philosophe, courtisan et enthousiaste, « qui possède trois ames de fou, une ame humoristique, une ame sensible, une ame philosophique, » et qui, au fond, n’est autre que Jean-Paul lui-même, avec sa verve humoristique et sa sentimentalité.

Quintus Fixlein et le recueil de fantaisies imprimé sous le titre original, de Fleurs, Épines et Fruits, ouvrages spécialement réservés, comme nous le disions, à l’étude de la vie domestique, à l’analyse des misères du coin du feu, commencent dans le roman de Jean-Paul une série nouvelle, la série vraiment humoristique. En persévérant dans son premier système, l’auteur de la Loge invisible et d’Hesperus, avec une verve bien autrement poétique et généreuse, une imagination déjà tempérée d’un grain de réalisme, n’en eût pas moins risqué de passer pour continuer la manière de Klinger, et, je n’hésite pas à le déclarer, le vrai Jean-Paul, celui que l’Allemagne appelle à bon droit l’inimitable, n’existe qu’à la condition d’avoir créé ce genre, où tout lui appartient en propre, l’idée et la forme, le détail et l’ensemble. Dans la préface de Quintus Fixlein, Jean-Paul touche lui-même à ce point de contraste qui distingue ce livre des précédens. « Je n’ai jamais pu découvrir, dit-il, que trois sentiers à suivre pour arriver à une existence plus heureuse ; le premier perce dans la hauteur et vous mène tellement au-dessus des orages de la vie que le monde extérieur, avec ses sauts de loup, ses infirmeries et ses paratonnerres, finit par prendre sous vos pieds les misérables dimensions d’un étroit jardinet d’enfant ; le second mène en bas, dans le jardinet en question, ou, pour mieux dire, dans l’ornière, d’où, s’il vous arrive par hasard de mettre le nez hors de votre nid d’alouettes, vous n’apercevez plus ni infirmeries, ni paratonnerres, ni sauts de loup, mais seulement des moissons dont chaque épi vous semble désormais un arbre ; le troisième enfin, qui me paraît à la fois le plus difficile et le plus sage, est celui qui va de l’un à l’autre de ces deux sentiers. » Que pensera-t-on maintenant de ces extrêmes, de cette incroyable doctrine d’un homme qui aime mieux nager dans le vide ou ramper dans le sillon que de marcher tout bonnement sur la terre en prenant les influences et les sauts de loup pour ce qu’ils sont, en contemplant les montagnes et la vallée, la nature et la vie humaine, de leur point de vue régulier, et non plus de ce regard d’en haut qui rapetisse, ou de ce regard d’en bas qui grossit ? Là cependant est Jean-Paul tout entier. Suivez la première de ces trois voies, vous aboutirez à l’Emmanuel d’Hesperus, au Spencer de Titan, à ces créations qu’à défaut d’un terme plus propre à rendre ma pensée j’appellerai transcendantales ; prenez la troisième, elle vous mène droit à Siebenkaes, à Lenette, à Wuz, à Fixlein, à tout ce petit monde qui se débat sous le microscope de l’humoriste. On ne manquera pas d’observer qu’en ceci le point intermédiaire se trouve bien légèrement méconnu, car après tout, entre cet individu flottant dans les nuages et cet individu tapi dans son ornière, entre cet aigle et ce ciron, il y a l’homme, l’homme sérieux, moral, sain de corps et d’esprit. Mais songeons que nous sommes en Allemagne et non dans la France du XVIIe siècle, et qu’il s’agit ici de Jean-Paul Richter et non de Molière.

De même que certains élémens ont passé de la Loge invisible dans Hesperus, de même la fraîche et mélancolique idylle de Maria Wuz renferme en abrégé le roman de Quintus Fixlein, étude biographique consacrée à l’analyse de la modeste et béate félicité d’un brave pasteur qui exerce aussi dans sa campagne les fonctions de maître d’école. Nulle part pourtant Jean-Paul n’a mieux réussi que dans Siebenkaes à rendre ces misères et ces joies d’une existence médiocre. Comme peinture de certaines douleurs inqualifiables qu’une ame poétique mise en contact avec les réalités suffocantes d’une vie étroite et besogneuse peut seule ressentir, Siebenkaes, l’Avocat des pauvres, est un chef-d’œuvre. D’une touche si délicate et si fine, d’un coloris si vrai, d’un art si merveilleux de faire intervenir l’idéal au sein de l’intérieur le plus bourgeois, il n’y a d’exemple que dans les tableaux de Mieris et de Gérard Dow. Je cherche en vain parmi nos productions contemporaines un équivalent à cette littérature. Peut-être M. de Balzac, dans quelques passages de la Recherche de l’absolu ou d’Eugénie Grandet, en donnerait-il une idée lointaine ; mais non : M. de Balzac, humoriste par l’esprit seulement, plus cousin de Rabelais que de Cervantes, n’a rien de la sensibilité chaleureuse, de l’onction sympathique du sublime rêveur allemand. D’ailleurs, chez M. de Balzac, l’étude de la vie réelle recherche trop assidûment certains détails dont le goût n’est point sans reproche et qu’il faudrait omettre. On y respire ça et là cette odeur nauséabonde de la pension bourgeoise décrite avec tant de complaisance dans le Père Goriot. Jean-Paul, au contraire, si bas qu’il descende, épure toujours à je ne sais quels filtres poétiques les réalités incompatibles avec les convenances d’une œuvre littéraire. De là sans doute le reproche qu’on lui fait de subtiliser, de quintessencier ; mais l’auteur d’Hesperus et de Siebenkaes est avant tout poète. Son analyse lui vient de la Muse, un peu hermine, comme on sait, et qui, lorsqu’il s’agirait de se crotter, préfère s’en tenir à la devise bretonne : Plutôt mourir.

L’intérieur de Siebenkaes, sa misère, les tribulations à la fois si tristes et si bouffonnes de sa vie d’homme de lettres sont autant de tableaux d’une vérité frappante et que le rédacteur besogneux des Papiers du Diable se trouvait, hélas ! mieux que personne en état de peindre d’après nature. L’ouvrage fit sensation en Allemagne. On a toujours aimé de l’autre côté du Rhin cette poésie de coin du feu, cette idylle bourgeoise qui prend pour théâtre, non plus les campagnes fortunées de l’Eurotas, mais une étroite chambre bien nue et bien obscure où s’escrime au milieu d’un tas de bouquins et de paperasses un pauvre diable d’auteur inconnu qui dépose la plume pour souffler dans ses doigts. Et puis cette fois les personnages du roman étaient connus de tous, le tableau de genre avait l’intérêt d’un portrait de famille. Comment s’y tromper en effet ? Comment ne pas retrouver Jean-Paul dans Siebenkaes, l’excentrique et insouciant libelliste des Procès groënlandais dans ce bonhomme toujours en humeur de productions fantasques, toujours dans les étoiles, lorsque les soins de la vie réclameraient sa présence sur la terre ? Et cette Lenette prosaïque, cette femme d’ordre, de bon sens, qui ne comprend rien aux choses de l’imagination, dont les naïvetés irritent l’esprit supérieur de son époux mais qui en revanche tient le ménage et souffre sans se plaindre, n’est-elle pas, sauf quelques modifications dans l’âge et la physionomie, faite à la ressemblance de la digne mère que nous avons vue poser à son rouet dans la maison de Hof ? On connaît cette Pauline de la préface de Quintus Fixlein[7], cette douce et pudique jeune fille que le poète rencontre la veille de son mariage avec un ancien militaire, et dont la destinée lui inspire au soleil couchant de si mélancoliques réflexions, telle est Lenette, telles sont presque toutes les héroïnes de Jean-Paul, natures souffrantes et résignées, chastes ames vouées au sacrifice, à l’obscurité, à l’immolation de toutes les joies, de toutes les espérances, de tous les rêves de la vie, et sur lesquelles le philosophe laisse tomber un regard de douloureuse sympathie.

Cependant il ne faudrait pas s’y méprendre, il y a dans ces pages qui respirent tant de mansuétude évangélique plus d’une atteinte portée au mariage, et tel chapitre de Quintus Fixlein ou de Siebenkaes me semble, avec sa placidité si bénigne, un plaidoyer non moins dangereux que les provocations byroniennes dont nous avons vu le règne un moment ; car, avant tout, Jean-Paul est humoriste : dès qu’une douleur le frappe dans l’humanité, il s’attendrit sur elle, et vous donne ensuite son émotion telle quelle, avec franchise, loyauté, et sans trop songer à ce qu’une analyse scrupuleuse y pourra trouver de plus ou moins hétérodoxe. C’est en ce sens qu’on reproche à ses personnages de manquer de logique dans leurs actes, à ses héros de dégénérer trop souvent en caricatures, reproche qui du reste s’amoindrit singulièrement lorsqu’on envisage les conditions du genre exceptionnel où s’exerçait le génie de Richter. En effet, chez l’humoriste, le côté subjectif, le moi, joue un trop grand rôle pour qu’il puisse exister à ses yeux des êtres parfaits ; il étudie en lui-même l’homme avec ses qualités et ses défauts, ses bizarres contrastes de ridicule et de grandeur. La vie et le sang des personnages qu’il met en relief ne sont autres que la vie et le sang de son propre cœur, ses créations et son ame ont même fond ; il se contente de donner ce qu’il a en lui, rien de plus, rien de moins : une tendresse infinie pour l’être, quel qu’il soit, une bienveillance intime, universelle, une miséricorde sans bornes. À tout prendre, l’humour est de la sensibilité, une sensibilité que le sourire accompagne, quelque chose de vague et d’indéfini, de bâtard si l’on veut, la plaisanterie mélancolique, la gaieté qui pleure. La faculté mère chez Jean-Paul, la faculté génératrice d’où dérivent tous les autres attributs, c’est l’humour. Richter est humoriste du plus profond de son ame ; il sent, imagine, et procède comme un humoriste. Vous le voyez passer en un moment, presque sans transition, de la gaieté la plus vive à la mélancolie, à la tristesse, faire d’un seul trait, à l’exemple de Rubens, d’une physionomie épanouie et riante une physionomie rêveuse et chagrine, et cela, pour une idée qui lui traverse l’ame, pour un nuage dont le ciel se voile ; puis un instant après l’idée s’évanouit, le nuage se dissipe, et notre poète redevient gai, s’ouvre de plus belle au printemps, à la vie, au ciel bleu, et reprend sa chanson comme l’oiseau des bois. Richter est fantasque, je l’avoue ; mais il y a tant de naïveté dans ses boutades, tant de franchise et de bonhomie dans ses divagations, dans ses lubies, qu’on les lui pardonne volontiers et qu’on finit toujours par l’aimer. Et comment ne pas l’aimer, ce noble cœur qui se passionne incessamment pour le bon, l’honnête et le juste ? L’humour, faculté tout individuelle, résulte de divers élémens qui doivent se combiner à juste dose. Isolément, la verve satirique, pas plus que la sensibilité, ne constituent l’humour. L’une, mordante, sèche, acérée, aboutit à la raillerie, au trait, à l’esprit ; l’autre, si quelque sel n’en relève le goût, dégénère bientôt en sentimentalité. Ici vous avez Voltaire, là Kotzebue ; ailleurs sont Rabelais, La Fontaine, Cervantes, Sterne, Jean-Paul. Il me semble qu’on pourrait définir l’humour : « le romantisme dans la plaisanterie, dans le comique. » Après cela, il ne faudrait pas non plus l’envisager sous un point de vue de mansuétude universelle. Richter n’exclut pas Swift. D’ailleurs, il ne s’agit ici ni d’une vertu théologale ni d’une fade bergerie à la manière de Gessner. L’humour a ses vivacités malignes, ses quintes bilieuses, ses redoublemens, ses colères ; seulement avec elle, nulle personnalité n’est à craindre. Que lui importe l’individu ? c’est à l’entité qu’elle s’attaque pour la battre en ruine par le contraste de l’idée. Il n’y a point devant elle des fous, une folie déterminée ; il y a de la folie, il y a le monde. Vous ne la verrez pas se grimer, à l’exemple d’un comédien pour reproduire tel ou tel ridicule. Si elle abaisse la grandeur, ce n’est point, comme la parodie, pour la mettre au niveau de la petitesse ; si elle élève la petitesse, ce n’est point comme l’ironie pour lui opposer la grandeur, mais tout simplement parce que devant l’infini toute chose est égale ou plutôt rien ne compte. Qu’on s’étonne ensuite si les humoristes portent sur leur physionomie une empreinte si grave et nous viennent en tel nombre d’un pays mélancolique.

En 1796, Jean-Paul se trouvait à la tête d’un bagage littéraire assez considérable, et de plus commençait à voir clair dans le chaos de son intelligence. Après avoir passé les neuf années qui suivirent la publication de son premier ouvrage à travailler, ainsi qu’il le dit lui-même, dans la boutique à vinaigre de la satire, la biographie aigre-douce de Wuz lui servant de transition à la Loge invisible, il s’était conquis un genre où ses trésors de mélancolie et de tendresse, toutes ces émotions, toutes ces larmes ineffables du printemps de la vie qu’il avait fallu jusque-là refouler dans le fond de son cœur, pouvaient enfin se donner libre cours. La destinée, jusque-là si rigoureuse, en se détendant un peu, lui permettait de se livrer désormais exclusivement et de toute l’ardeur de sa jeunesse aux pratiques de la vie littéraire. Jean-Paul usa du droit pour reprendre son indépendance. Je n’élèverai plus d’autres enfans que les miens, écrit-il à M. de Spangenberg, qui lui propose de se charger de l’éducation des enfans du comte de Reuss-Ebersdorf, bien décidé que je suis à vivre et à mourir selon la vocation que la destinée m’a faite, et dans la médiocrité de la fortune. En me chargeant des attrayantes fonctions que vous m’offrez, il me faudrait absolument négliger ou mes élèves ou les muses. Or, ni les uns ni les autres n’admettent de partage, et je sens que j’ai tant à écrire, qu’en supposant que je ne me lève ou plutôt que je ne tombe de ma table de travail qu’à l’âge de quatre-vingts ans, je trouverai encore prématuré le veniam exeundi du cabinet d’étude de la vie que la mort me donnera. » Ces paroles en disent assez sur les instincts personnels du poète. Jean-Paul est homme de lettres dans toute la force du terme ; il en a les goûts casaniers, l’humeur ombrageuse, tout jusqu’aux petitesses ; il aime à s’enfouir seul dans sa taupinière de vieux livres pour y fureter en érudit. On a remarqué en Allemagne que là était son originalité à notre sens, ce mot-là ne convient pas, c’est sa monomanie qu’il fallait dire ; cette incroyable passion le prend dès le berceau, l’homme de lettres commence chez lui avec l’écolier. Il vous racontera quelque part qu’il se mit presque en même temps à former des lettres et à écrire des livres. Plus tard, l’étude de l’hébreu lui fournit l’occasion de rassembler autant d’alphabets, de grammaires et de commentaires qu’il peut s’en procurer ; à seize et dix-sept ans, il rédige déjà des traités sur l’exercice de la pensée, toute sorte de morceaux où se révèle un esprit prématurément enclin à la réflexion, à l’analyse, à l’examen ; il tient de ses propres travaux un journal rempli d’aphorismes philosophiques, il compose un livre de piété dûment pourvu de considérations théologiques et morales. Singulier début pour un poète ! il commence par les scolies ; plus tard, vers trente ans, la veine du lyrisme s’ouvrira ; n’est-ce pas le monde renversé ? Non content d’avoir ses pensées, il saisit au vol celles des autres. Pendant qu’il lit, sa plume trotte. Avant que d’entrer à l’université il disposait déjà de douze volumes in-quarto de notes et d’extraits, et cette rage de corriger et de produire, à mesure qu’il avance dans la vie, ne fait que croître et embellir. Ne rien perdre, pas une minute de temps, pas un brin d’idée, pas une miette d’expérience, tel était son système de polygraphie ; ne l’empruntait-il pas à Lavater ? Au moment de sortir, il notait soigneusement sur ses tablettes ce qu’il dirait dans ses visites, et rédigeait à son usage une anthologie de jolies choses, de bons mots un peu cousins sans doute de ces impromptus à tête reposée dont parle Molière. Au retour, il transcrivait ce qui l’avait frappé dans les conversations auxquelles il venait de prendre part, et si c’était la nuit, ne se couchait qu’après avoir rentré son grain. Il fut un heureux temps où Jean-Paul possédait vingt volumes in-quarto de simples ironies, autant et plus de satires, et tous ces trésors de sublime compilation étaient rangés, distribués, classés avec l’incomparable exactitude et la ponctualité universitaire d’un cuistre étiquetant pour les concours de Sorbonne, ses matières à discours latins. Singulière contradiction ! cet homme, qu’un démon intérieur agite, pousse jusqu’à l’excès le pédantisme ridicule d’un petit professeur de sixième ; ce génie indépendant, dont le style n’admet pas de règle, s’impose dans son travail les procédés les plus étroits et les plus mesquins. Lire, causer, ne compte pour rien avec lui ; il faut qu’il écrive, qu’il rédige, qu’il rédige toujours, jusqu’à la mort, et si quelque chose m’étonne, c’est qu’il ait pu s’arrêter là. Comment, en effet, cette passion de l’écritoire n’a-t-elle pas ranimé ses ossemens dans le cercueil ? Comment, à l’exemple de ce saint Bonaventure de la légende, n’est-il pas revenu du tombeau pour compléter sa Selena restée inachevée ? Tout au rebours de Goethe, qui ne se mettait à écrire qu’au dernier moment et à contre-cœur, Jean-Paul n’a de vives jouissances qu’à la condition de tenir une plume entre ses doigts, et plus l’enfantement lui coûte de peine et de douleur, plus il en chérit après le résultat mignon, plus il le couve et le caresse, et prend plaisir à le montrer aux gens. Écrire, telle est à ses yeux la loi divine et humaine ; il ne reconnaît qu’une manière de perdre son temps, ne pas écrire ! Les œuvres imprimées seules comptent, le reste n’est rien, et chaque volume qui vient augmenter le poids de son bagage littéraire semble l’alléger d’autant pour l’éternité. Cette espèce de récréation qu’on se donne si volontiers après l’étude ne le séduit pas le moins du monde. Au contraire, s’il faut absolument qu’il se repose, le remords le gagne, il se reproche de gaspiller les minutes. Aussi quelles ne deviennent pas ses perplexités au printemps, lorsque cette nature qu’il aime avec enthousiasme l’appelle au dehors avec ses mille voix de sirène ! Le ciel est bleu, l’oiseau chante, il faut qu’il sorte ; du moins il emportera ses tablettes, et si d’aventure quelque essaim d’idées volantes se met l’assaillir au coin d’un bois, le voilà tout ébouriffé qui crayonne et escrime, maugréant contre l’exiguïté du papier, car rien ne le chagrine en ses paroxismes furieux comme d’avoir à s’arrêter pour tourner la page. Il me semble voir d’ici l’étonnement de cet excellent Merkel, honnête critique de la vieille roche, assistant, à Weimar, aux excentricités de notre humoriste. Merkel et Jean-Paul allaient ensemble de Weimar à Gotha. « Pendant la route, dit Merkel, Jean-Paul, au lieu de se tenir en place dans la voiture, ne faisait que descendre et remonter. La curiosité me prit alors de savoir ce qu’il avait, et je le vis par la portière courir sur le chemin en crayonnant d’un air effaré. Lorsqu’il reprit sa place à mon côté, je me demandai ce qu’il venait d’écrire, et lui, me prévenant, s’informa s’il avait bien entendu un point de notre précédente conversation ; sur une réponse, il tira de nouveau son carnet et rectifia. — Quelques jours après, je lui rendis visite ; je le trouvai, un catéchisme à la main, assis devant son bureau, dont les différens tiroirs étaient remplis de petits morceaux de papier couverts de matières et d’extraits. Il me dit qu’il avait pour habitude de lire tout ce qui lui tombait sous la main, et qu’il ne lui était jamais arrivé de rencontrer livre si méchant dont il n’ait tiré profit d’une manière ou de l’autre[8]. » Et qu’on s’étonne après cela qu’il sacrifie toute chose à cette impérieuse manie d’écrire au point d’en oublier le boire et le manger ; sans égard pour sa santé, pour ses convenances personnelles, il s’était fait un régime de vie entièrement subordonné aux exigences de sa profession. Comme goût, il n’aimait rien tant que l’eau ; mais dès qu’il s’agit d’écrire, c’était différent ! Il buvait alors du vin de Roussillon, et à plein verre, pour dégager, disait-il, l’esprit de la matière. À ce compte, l’existence de son Maria Wuz devait être pour Jean-Paul l’idéal du bonheur ici-bas. Quel heureux mortel en effet, aux yeux d’un si imperturbable sténographe, que ce bonhomme de maître d’école qui passe sa vie à rédiger des volumes sur les mille et un titres dont il lit la nomenclature dans le catalogue de la librairie ! Mais en vérité on se demande si la plaisanterie est permise en face d’une monomanie aussi déclarée, d’une originalité qui porte avec elle tous les symptômes de la maladie, tous les caractère de je ne sais quelle hystérie chez l’homme. « S’il m’arrive par hasard, écrit Jean-Paul, de vouloir donner à mon esprit ou à mon corps un repos de trois jours, je sens dès le second une indomptable ardeur d’incubation qui me ramène irrésistiblement à mon nid rempli d’œufs ou de craie, et le pauvre diable de Paul en sera logé là jusqu’à ce que la fièvre dévorante qui consume son sein agité se calme à la fraîcheur de la terre du tombeau. »

J’ai parlé du voyage à Weimar. Lorsqu’en 1796 Jean-Paul vint visiter l’Athènes germanique, l’attitude des héros du temps commença par le déconcerter. Il s’attendait à autre chose, à quelque vaporeuse et fantastique apparition évoquée de leurs œuvres ; car, soit dit en passant, notre enthousiaste ne laissait pas que d’être un peu badaud dans ses relations avec les autres hommes, et lui-même appartenait singulièrement à cette classe de gens naïfs et simples dont nous lisons dans ses écrits, qu’ils ne sauraient se représenter un poète autrement que sous une forme éthérée, et n’imaginent pas que le favori de la Muse puisse dévorer une tranche de jambon et vider bravement son verre. Ses relations avec la plupart des grands écrivains de la pléiade weimarienne l’attristèrent. Ne trouvant rien chez eux de cette fougue juvénile, de cette ardeur immodérée, qui devaient, à son point de vue, nécessairement caractériser le sens poétique, il regretta son idéal déçu. Goethe surtout se chargea du désenchantement. « Il n’admire plus rien au monde, sa parole est de glace, même pour les étrangers, qui ne l’abordent que très difficilement ; il a quelque chose d’impassible et de superbement cérémonieux. L’amour des œuvres d’art est désormais le seul qui fasse battre les nerfs de son cœur ; c’est pourquoi j’avais envie de prier la personne qui me conduisait de me plonger au préalable dans quelque source minérale, afin que je pusse m’y pétrifier et paraître ensuite à ses yeux sous l’aspect incomparablement plus avantageux d’une statue. » Laissons Jean-Paul continuer et parfaire la silhouette. « D’après ce qu’on m’avait dit, j’allai chez lui sans enthousiasme et mu seulement par la curiosité. Sa maison me frappa ; elle est la seule à Weimar construite dans le goût italien. Figurez-vous dès le vestibule un panthéon rempli de tableaux et de statues ; le frisson de l’angoisse vous y suffoque. Le dieu parut, froid, monosyllabique, sans accent. — Sa physionomie a de la puissance et de l’animation, son œil est un éclair. Après quelques momens d’entretien, il consentit à nous lire un fragment magnifique d’un poème inédit. Quand je dis qu’il le lut, je me trompe, il le déclama, le joua. Je n’ai jamais rien vu de pareil ; vous eussiez cru entendre le roulement du tonnerre entremêlé de ce chuchotement de la pluie dans les arbres, et, pendant ce temps, on sentait la flamme jaillir à travers la couche de glace dont son cœur s’enveloppe. » Schiller n’eut pas meilleure chance auprès de lui. Jean-Paul le trouva rocailleux, anguleux, doué de facultés actives, pénétrantes, mais sans amour. Du reste il ne faudrait point croire que l’auteur d’Hesperus eût en ceci le monopole des étonnemens ; d’un côté comme de l’autre, on ouvrait de grands yeux, et l’impression reçue valait bien, pour l’originalité, celle qu’on pouvait causer. « J’ai vu Jean-Paul, écrivait d’Iéna Schiller à Goethe ; et je l’ai trouvé iroquois comme un homme qui tomberait de la lune ; bon diable au fond et le plus excellent cœur du monde, mais porté sur toute chose à ne rien voir par l’organe dont chacun se sert pour voir[9]. »

On conçoit qu’avec son naturel bizarre, Jean-Paul se préoccupât en somme beaucoup moins de l’effet qu’il produisait sur les gens que de l’effet produit par les gens sur lui-même, surtout lorsque ces gens s’appelaient Goethe ou Schiller, Herder ou Wieland. Si ces manières excentriques, cet air iroquois, ostrogoth si l’on veut, provenaient, chez Jean-Paul, d’un irrésistible besoin de sympathie, d’enthousiasme, d’une veine généreuse qui ne demandait qu’à se répandre, d’une sensibilité dont, tout en admirant la bonne intention, on ne saurait cependant se dissimuler par moment la candeur un peu ingénue, j’allais dire la niaiserie ; le voyage à Weimar, en portant atteinte à mainte illusion née de cette sensibilité même, en effaçant de plus d’un front canonisé d’avance le nimbe lumineux, l’auréole mystique de rigueur, devait nécessairement le laisser, pour quelques jours au moins, triste, mécontent, découragé. « Nous avons beau faire les esprits forts et ne pas vouloir nous l’avouer : chez les hommes qui nous apparaissent dans les régions célestes de la poésie, comme chez la femme que nous aimons, comme chez notre ami, nous cherchons des êtres parfaits, accomplis. Nous cherchons partout le dieu chez l’homme, parce que tout amour est infini et partant a besoin d’un dieu. À Weimar, c’est l’illusion qui m’a manqué. Il ne faut pas long-temps pour savoir par cœur l’humanité intellectuelle (je ne parle point ici de l’humanité morale), et j’avoue qu’on peut continuer à aimer les cœurs tout en détestant les cerveaux. En vérité, si l’on était éternel, il y aurait dans cette reproduction inexorable des mêmes inconvéniens de quoi vous faire mourir dix-huit cent fois. » Et dans une autre lettre : « Je ne veux plus désormais m’incliner devant aucun grand homme ; à l’avenir, je garderai mes hommages pour le plus vertueux[10]. » Ces déceptions, de jour en jour plus fréquentes, le remplissaient d’amertume ; il touchait du doigt le pied d’argile ; alors un bouleversement confus s’opérait dans son esprit, il pensait aux joies si pures de la famille, à ses beaux rêves de quinze ans sous le toit paternel, et peu à peu, par une transition doucement mélancolique, les idées du passé le conduisant aux idées d’avenir, de ménage, il établissait complaisamment son bonheur domestique sur les ruines de ses illusions. « Ah ! de quel paradis je portais les germes dans mon ame, et dire que les oiseaux de proie ne m’ont rien laissé ! Encore si j’avais une femme ! je m’entends, une jeune et honnête femme, bien féminine surtout et point géniale, je consentirais de grand cœur à ne demander que peu de chose à la fortune, moins au monde ; mais en revanche j’exigerais davantage de la vie, que mes rêves poétiques percent à jour de plus en plus. Je le répète, point de femme de génie, point de brouillon, mais un cœur ingénu, paisible, qui me rende mon enfance, les premiers jours passés auprès de mes parens, tout enfin ce que les souvenirs de l’ame font revivre éternellement à mes yeux ! »

Cette compagne, évidemment faite à l’image de la douce Lenette, un ange de résignation et de passivité, Jean-Paul crut un moment l’avoir trouvée dans une gracieuse personne dont il s’éprit avec passion. L’héroïne de ce nouveau roman s’appelait encore Caroline, — il y a des noms auxquels on est voué, — et se trouvait, en dépit des répugnances de notre philosophe, être juste une muse. Qu’on parle ensuite de la logique du cœur humain. Toutefois la tache monstrueuse, la tache d’encre disparaissait dans l’enchantement du sourire. Si l’aimable pédante use son temps à feuilleter de lourds volumes, c’est tout simplement qu’elle veut s’instruire et ne ressemble point aux jeunes filles ordinaires qui ne cherchent dans la lecture qu’une sorte de manne sentimentale. Avec combien de joie il vous raconte qu’elle s’occupe aussi de botanique et de poésie, qu’elle passe de l’étude de l’histoire au classement de son herbier ! « Jamais chez aucune femme ; s’écrie-t-il dans un moment d’enthousiasme, je n’ai rencontré cette moralité austère, profonde, essentiellement religieuse, qui se montre dans tous les points, perce dans les moindres bourgeons. Je sens que mon union avec elle va me purifier jusqu’au fond de l’être. » Après l’énumération des qualités morales vient le tableau des qualités physiques, le portrait, qui, tout flatté qu’on le soupçonne, excuse à la rigueur cette conversion un peu bien brusque du philosophe au culte de la femme géniale. Elle a le teint blanc et rose, les yeux noirs, un front à la fois poétique et féminin, et ainsi du reste avec cette concession finale dont s’arrange assez volontiers la modestie des amoureux, à savoir qu’à défaut de beauté le piquant y est, le certo estro, comme disent les Italiens.

Cependant la philosophie a ses retours. Peu de temps après, la liaison se rompit, et Jean-Paul, abjurant sa tolérance d’occasion, n’en revint qu’avec plus de fougue à son vieux thème, pauvre papillon qui s’est brûlé le bout de l’aile à l’éclair d’une bougie de bal et qui jure bien qu’on ne l’y reprendra plus. « Cette rupture, que des incompatibilités morales rendaient impérieuse, ne m’empêcha point de regarder le mariage comme la seule arche de salut. En dehors d’une union légitime, notre imagination ne fait que nous entraîner en toute sorte de liaisons qui finissent toujours par briser un des deux cœurs qui sont en cause, quelquefois par les briser tous les deux. Mon cœur veut la paix domestique dont on jouissait chez mes parens, cette paix que le mariage seul peut donner. Je ne demande pas une héroïne, n’étant rien moins qu’un héros ; ce qu’il me faut, c’est une jeune fille aimante, affectionnée, car désormais j’estime à leur juste valeur ces chardons flamboyans qu’on appelle femmes de génie. » Hâtons-nous de dire que cet espoir, si souvent déçu, d’un établissement selon ses goûts se réalisa pour Jean-Paul peu de temps après, grace à une bonne et honnête jeune fille élevée dans les mœurs sédentaires de la bourgeoisie de Berlin, autour de la table de chêne où l’on causait le soir en écoutant quelque lecture de Rousseau. Caroline Mayer plut à Jean Paul. « Elle a, disait-il, tous les avantages des autres Carolines, moins leurs défauts. » Un front de madone, des yeux pleins de douceur, une indicible expression de tendresse et de dévouement, telles sont les séductions que son amant lui prête, séductions d’épouse et de mère, on le voit. J’oubliais une fraîcheur épanouie, cette fleur de santé qui convient à la ménagère allemande, à cette héroïque femme qui veille à tous les soins de la maison, et serre, comme dit Schiller, dans le coffre odorant le linge qu’elle-même a filé. À dater de là, on prévoit tout : Jean-Paul, marié, s’installera dans quelque paisible résidence ; peu à peu cependant la famille augmentera, et les marmots alternant avec les livres, on vivra de la sorte jusqu’à la fin, modeste, charitable, le cœur et l’esprit occupés dans cet heureux Sans-souci de Bayreuth, dont une pension du roi fera les frais : tardif, mais bien délicieux canonicat de l’homme de lettres, qui mettra notre philosophe à même de ne plus réduire son corps en cendres par la nécessité de fondre chaque jour son esprit en argent. »

Pour en revenir au voyage de Richter à Weimar, le désenchantement des premiers jours eut ses compensations à la longue. De ce qu’un rayon manquait par-ci par-là au nimbe glorieux dont on avait poétiquement coiffé les têtes dominantes, la société n’en devait pas périr. Dura lex sed lex : Jean-Paul fut bien contraint d’en prendre son parti. Insensiblement les femmes intervinrent. On sait ce qu’étaient les femmes de cette cour d’Anne-Amélie. Le bourru fantasque s’humanisa, l’apôtre de vertu se laissa tout doucement réconcilier avec la supériorité intellectuelle par l’entremise de ces aimables philosophes si habiles à donner le tour sentimental à l’argument le plus ardu, et qui n’ont en somme qu’un système : leur cœur. En écoutant les femmes, il comprit mieux les hommes, il laissa aux sympathies effarouchées d’abord par l’épouvantail d’excentricité, le temps de se grouper autour de lui ; aux amitiés, le temps de se former. L’affection qui s’établit à cette époque entre Herder et Jean-Paul, après avoir tenu dans l’existence des deux grands écrivains une si noble, une si large place, devait, même après la mort, revivre dans leurs œuvres. La vivacité de Jean-Paul, son humeur, sa jeunesse d’esprit et de cœur, enchantaient Herder, qui le préconisait partout. Presque chaque soir, les deux amis soupaient ensemble, après quoi on allait se promener vers Ettersberg. On causait, on philosophait tout à son aise, et, la petite pointe de vin vieux aidant, on ne se ménageait pas ses vérités. « Si j’étais dans une île déserte, disait Herder à Jean-Paul, et que je n’eusse entre les mains d’autres livres que les vôtres, j’en voudrais faire des œuvres deux fois belles, d’abord en retranchant mainte boutade irréfléchie, puis en travaillant à mettre d’accord les passages qui se contredisent. » Ce qui n’empêchait pas l’auteur des Idées de s’écrier avec enthousiasme, lorsqu’il s’agissait de s’expliquer sur le compte du chantre d’Hesperus : « Le ciel m’a donné dans Richter un trésor que je n’eusse jamais ni mérité ni seulement rêvé ! Chaque fois que je le retrouve, il me semble que je vois s’ouvrir devant moi la cassette des rois mages, mais plus riche encore, plus remplie de merveilles éblouissantes. Oui, les mages sont en lui, et l’étoile incessamment chemine au-dessus de sa tête. » Le bon Wieland eut aussi du goût pour Jean-Paul, mais un goût moins passionné, moins transcendantal, le goût qui convenait à l’organisation normale et symétrique du poète d’Agathon. Ici, du reste, les originaux sont à deux de jeu, et la première entrevue eût fourni à Molière une scène de comédie. Écoutons les à parte de nos personnages. « J’ai vu Wieland dimanche dernier à Osmanstadt (c’est Jean-Paul qui parle) ; figurez-vous un vieillard élancé, encore vert, une espèce de Nestor à la tête enturbannée d’écharpes rouges, au ton modérateur, parlant beaucoup de lui, mais sans orgueil, et quelque peu épicurien ; en somme excellent père de famille, mais tellement ahuri par les muses que sa femme a pu lui cacher pendant dix jours la perte d’un enfant. » Maintenant au tour de Wieland. « Ce diable d’homme (c’est de Richter qu’il parle) ressemble en tout point à ses écrits ; on se sent affecté en sa présence des mouvemens les plus contraires, et rien n’est plus difficile que de l’entretenir. Il est trop lui ; n’importe, je le déclare un intéressant original. » Imagine-t-on, après cela, nos deux antipodes du monde intellectuel se rencontrant sur un point de controverse littéraire, discutant chacun selon ses vues l’antiquité par exemple, les Grecs ? Naturellement la comédie continue, seulement cette fois la scène est écrite, il suffit de traduire.

JEAN-PAUL.

Je tiens les Grecs pour ce qu’ils sont : des esprits essentiellement bornés. Avec les idées puériles qu’ils avaient des dieux, quelle opinion élevée et sérieuse pouvaient-ils se former de l’humanité ?

WIELAND.

Vous les tenez pour ce qu’ils sont, à merveille ; mais que sont-ils, sinon une apparition unique sur la terre, sinon le type le plus pur, le plus complet de l’humanité dans sa jeunesse, dans sa fleur, tellement qu’on dirait que tous les dons célestes qui furent jamais départis à l’homme, pour s’élever à ce degré de civilisation, de perfectionnement, tous ces dons étaient descendus sur eux, sur les Grecs, pour vivre et s’épanouir en eux, avec eux ! Où voyons-nous l’idée de jeunesse dans l’humanité se reproduire sous une forme plus sereine, plus aimable, plus pure, plus splendide ? N’est-ce point cette idée que glorifie l’éternelle jeunesse du divin Phébus ?

JEAN-PAUL.

Mais cet heureux temps de jeunesse est passé, et nous sommes devenus des hommes. Les titans chrétiens ont escaladé l’olympe et précipité les dieux dans le tartare. Au-dessus de nos têtes, l’infini de Dieu s’est étendu ; sous nos pieds, les abîmes de l’humanité se sont ouverts. Croyez-vous qu’à de pareilles idées la forme étriquée de vos Grecs et leur manie de jouer au beau puissent convenir ?

WIELAND, seul dans son cabinet feuilletant Homère.

Jean-Paul traite les Grecs d’enfans ! Je commençais à perdre patience !… Allons ! pourquoi lui en voudrais-je ? n’a-t-il point le droit d’être ce qu’il est, et ces absences de goût que je regrette, ces lacunes dont parfois j’enrage, ne sont-elles pas plus que comblées chez lui par d’éminentes qualités d’un autre genre ? Prétendre inoculer le sentiment de l’antique à un génie de cette trempe, mais ce serait vouloir débarbouiller un nègre ! Jean-Paul a, pour être ce qu’il est, une excuse divine qu’il tient de la nature.


Wieland ne se trompait pas ; autant eût valu débarbouiller un nègre. Sur une individualité à ce point confuse et miroitante, la beauté classique perdait tous ses droits ; et si l’on a pu dire que Goethe, avec sa passion de la règle, son culte souverain pour toute chose précise et déterminée, importait dans le monde littéraire les conditions de l’art plastique, Jean-Paul, insoucieux des phénomènes extérieurs, écoutant les yeux fermés gronder les mondes qui tourbillonnaient en lui, faisait dériver la poésie vers la musique[11]. Or, la musique, c’est le romantisme, la négation par excellence de tout sentiment plastique. J’insiste sur ce point, qui, selon moi, contient tout le secret de l’éloignement de Jean-Paul pour l’antiquité. Et s’il vous prend fantaisie d’analyser certaines sensations qu’il vous donne, vous y trouverez par moment je ne sais quoi de musical. Ne sont-ce point des mélodies que ces visions de l’éternité ? Schubert chanterait-il autrement les lamentations du Christ sur les ruines de l’univers, et dans un style moins prophétique, ces mille rêves au clair de lune, ces divagations éloquentes où la vie des anges et des fleurs est devinée ? Envoyez maintenant cet homme en Italie, et dites si le rayon splendide dont Goethe s’est enivré ne l’offusquera point ? Entre la beauté classique et cette ame inquiète et rêveuse, préoccupée au fond de toutes les angoisses, de toutes les terreurs des temps nouveaux, aucun hymen n’était possible. S’il fallait à l’inspiration sensuelle de l’auteur d’Iphigénie de belles formes bien palpables, la chair dans le marbre, et par occasion aussi le marbre dans la chair, le romantisme épuré de Jean-Paul s’exaltait de moins. Un chant d’oiseau, un parfum surpris dans l’air le mettait en humeur poétique, surtout si ce doux chant, si ce parfum, venaient à s’exhaler au sein de ces nuits embaumées où s’allumait le feu d’artifice de sa fantaisie.

Nous touchons à la dernière période de l’activité littéraire de Jean-Paul, période de récapitulation plutôt que de transformation, et qui, sans apporter à la masse aucun élément bien nouveau, n’en devait pas moins produire Titan et les Années d’école buissonnière (Flegeljahre), œuvres fondamentales où se résume d’une manière définitive la double tendance que nous avons remarquée dans Hesperus et Quintus Fixlein. Il va sans dire que Titan représentera ici le côté transcendantal, sublime, dynamique du génie de Richter, tandis que les Années d’école buissonnière nous donneront une trentième édition, mais singulièrement revue et parfaite, de ces études atomistiques de la vie réelle. Les Palingénésies, publiées en 1799, n’offrent qu’une répétition des premières satires, et l’ouvrage imprimé vers la même époque sous le titre d’Évènemens prochains (Bevorstehender Lebenslauf) n’est autre qu’un pendant à la Biographie conjecturale, dont il se borne à varier l’idylle.

De 1797 à 1802 parut Titan. Pour peu qu’on pénètre au cœur de cette composition éminente, on sera tenté de soupçonner avec nous que Jean-Paul a voulu porter par-là une sorte de défi à Wilhelm Meister. En effet, quelles que soient les divergences qui vous frappent d’ailleurs, on ne peut s’empêcher de reconnaître une certaine préoccupation du roman de Goethe dans cette œuvre grandiose maintenue au niveau de l’épopée. Le héros du livre, Albano, comte de Cesara, est encore une de ces natures en proie à l’idéal, un de ces esprits de flamme qui mesurent à des compas de géant toute chose en ce monde, et qu’une volonté sans frein, une prodigalité de ces trésors de la tête et du cœur, dont ils furent comblés, entraînent de faute en faute vers l’abîme. On a reproché à Jean-Paul de prendre trop ouvertement la cause de ces erreurs et de ces faiblesses ; mais en bonne conscience pouvait-il faire autrement, lui si amoureux de toute force neuve, lui dont la mélancolie rétrospective évoquait le printemps d’autrefois à travers les brumes de l’âge ? Du reste, le thème ici prêtait à l’enthousiasme de l’écrivain, au lyrisme du poète. Quoi de plus saint en effet, de plus pur, que ce rayon de céleste lumière qui perce le chaos d’une ame adolescente, et que nous appelons le premier amour, la première amitié, le premier élan vers la vérité ? Il faut voir avec quelle irrésistible puissance d’émotion, avec quelle magnificence d’images tout cela est décrit dans ces pages brûlantes où le sentiment de la nature emprunte les plus riches nuances au prisme enchanté de l’idéal. — Cependant plus d’une épreuve attend notre héros. Le besoin extravagant d’aimer, cette rage d’épancher sur tout ce qu’il rencontre les laves sympathiques d’un cœur qui déborde, ne tardent pas à tourner contre son bonheur. Il met sa foi dans un indigne ami ; la jeune fille qu’il adore meurt, ombre charmante à peine entrevue au clair de lune. Alors une vie nouvelle s’offre à lui : l’action. Échappé à cette nébuleuse atmosphère du rêve, il se dispose à prendre part à la guerre de l’indépendance allemande : effort sublime que déjoue la titane Linda, dont il s’affole, pour voir, comme dans ses amours avec Liane, ses espérances les plus belles presque réduites à néant. On le voit, la conclusion rappelle Wilhelm Meister. Enfin, après tant de rêves et de combats, Albano hérite de la souveraineté paternelle, et se résigne à descendre des hauteurs de la voie lactée dans « la sphère intermédiaire du gouvernement, » ce qui, soit dit en passant, nous paraît un assez bizarre moyen de consolation à donner à tant d’autres malheureux, qui, sans être nés princes, peuvent appartenir, eux aussi, à la race des titans. Parmi les personnages du roman, celui de Roquairol, l’ami corrompu d’Albano, vous frappe dès l’abord comme une des plus vigoureuses études qu’on ait faites du génie humain dans la dépravation et le désordre. Il y a là une véritable création, un type cousin de Lovelace, et que nous voudrions produire ici, ne fût-ce que pour montrer ce que peut l’expression saine et contenue d’un grand esprit qui consent à se modérer. Dans la pensée du poète, ce Roquairol, incarnation de l’orgueil plutôt que du vice, en lutte ouverte avec la société, dont le train bourgeois et misérable soulève de pitié ce génie superbe ; Roquairol représente l’enfant du siècle, la victime de certaines idées de rébellion et de scepticisme que plus d’un Prométhée d’aujourd’hui s’imagine encore avoir inventées, tandis qu’à l’époque où Werther parut, elles n’étaient déjà plus nouvelles : ce qui ferait soupçonner que l’enfant du siècle est né avant le siècle.

Gâté de bonne heure par des abus de toute espèce, rassasié de voluptés et de science, d’une imagination extravagante en ses désirs, la vie, dès vingt ans, n’offre plus à Roquairol que dégoût, ironie et contradiction ; il a anticipé sur toutes les vérités, sur tous les sentimens ; toutes les conditions du cœur humain, il les a parcourues, et la poésie lui donnant un avant-goût céleste, toute réalité l’offusque dans la vie. Une passion malheureuse survient, il n’aime pas et croit aimer. Enthousiaste et libertin à la fois, il va de l’éther à la fange, et finit par se plonger à fond dans le bourbier pour s’interdire d’avance tout retour honorable : chute douloureuse, d’autant plus regrettable qu’il y avait là les instincts du génie, le courage de l’homme d’action. Maintenant empêchez que tant d’élans sublimes ne dégénèrent, groupez, ordonnez ces tendances, et vous aurez Shakspeare ou Bonaparte, ce que Jean-Paul exprime ainsi dans son langage pittoresque : « Ce qui manquait pour que la moralité la plus pure, la plus vive résonnât en lui, ce n’était point la touche, mais la clé de l’accordeur qui fait aller ensemble toutes les voix. » Et Roquairol en personne ne s’écrie-t-il point quelque part : « Vos hommes de génie, poètes tragiques et romanciers, occupés incessamment à singer Dieu et l’humanité, sont-ils donc autres que moi ? » Oui, certes, car ceux-là ont laissé des œuvres, car l’étincelle dont ils furent doués, au lieu d’incendier toute chose autour d’eux, a rayonné selon les lois éternelles de l’honnête et du beau, tandis que vous, malheureux titan, vous n’avez escaladé le ciel que pour retomber de plus haut dans l’abîme, et servir d’exemple des aberrations où doit infailliblement se perdre l’ame qui ne reconnaît d’autre inspiration, d’autre guide que la poésie[12].

Titan fut le suprême effort du lyrisme de Richter, et se dresse dans son œuvre comme une sorte de mont Hécla. Il avait mis là, c’est lui-même qui parle, tous ses Niagaras, toutes ses trombes, tous ses nuages gonflés de tropes. La machine épique achevée, il sentit comme une délivrance et revint discrètement à son idylle d’autrefois, à ses moutons de Panurge. Goethe, on le sait, affectait le plus profond éloignement pour ceux de ses ouvrages qui se trouvaient appartenir à une période accomplie de sa carrière intellectuelle. Jean-Paul, sans porter aussi loin l’abnégation de la paternité littéraire (il en avait la bosse et très marquée), Jean-Paul abandonna les hauteurs de l’empyrée pour des régions plus modestes, et descendit de la montagne dans la plaine, dans cette plaine où vivottaient déjà Quintus Fixlein, Maria Wuz et Siebenkaes, et dont, à dater de cette époque, il augmenta de plus d’un bon original la population excentrique. Nous ne nous arrêterons pas sur Katzenberger, la Comète, Fibel, qui, sous le rapport de l’invention, ne contiennent à coup sûr rien de bien neuf, mais se recommandent encore par cet imprévu du détail, par ces mille trouvailles de l’esprit et du style, dont le secret, il faut l’avouer, est à notre humoriste une sorte d’inaliénable apanage. On nous permettra cependant de détacher du groupe les Années d’école buissonnière, publiées immédiatement après Titan, en 1801, production écrite avec toute la verve de la jeunesse, mais d’un style moins obscur, moins touffu, dégagé autant qu’il se peut de tout ce fatras d’incidens parasites, de superfétations que lui-même appelle plaisamment queues de comète. On trouvera sans doute dans cet aimable livre plus d’une réminiscence de la Loge invisible et des autres ouvrages du poète, réminiscences de sentiment surtout, car, pour la forme, je le répète, elle a des variétés surprenantes : ainsi de ces deux frères Walt et Wult, en qui se personnifie pour la vingtième fois peut-être la double face du génie de Richter ; celui-là avec ses rêves ingénus, ses illusions de jeunesse, ses naïfs enthousiasmes ; celui-ci un peu vagabond, un peu bohême, au reste un connaisseur du monde, qu’il juge en humoriste, personnage à figurer dans un roman picaresque. On n’imagine pas de plus frais, de plus charmant tableau de cette heureuse vie de troubadour qu’on mène à vingt ans, de ces mille adorables folies qui vous traversent la tête en ces beaux jours d’ivresse et de soleil ! Avec quelle vérité, quel charme indéfinissable, sont décrites ces premières joies de la maison paternelle, cette virginité, cette sainteté de l’enfance et de tout ce qui s’y rattache ! Il ne se contente pas de peindre ; à ces émotions nécessairement relatives, à ces infiniment petits du monde psychologique, il rend leur importance absolue, leur mirage des jours passés ; on sent que cette vie bienheureuse se réveille en lui en ce moment, qu’il l’étudie, qu’il l’analyse au microscope de son cœur. Et comme il se sert à ravir de ce contraste qui lui a réussi tant de fois ! comme il oppose habilement l’idéal au réel, le fier enthousiasme de l’un des frères au scepticisme de l’autre, le bon visionnaire au raisonneur moisi ! Tout cela est excellent, écrit de main de maître, et s’il fallait opter entre Titan et les Années d’école buissonnière, deux chefs-d’œuvre chacun sur la limite extrême, peut-être inclinerait-on encore à préférer le coup d’œil si complet, si net, si poétiquement vrai, jeté dans la nature humaine, aux divagations par-delà les nuages et les étoiles.

À cet ordre d’idées transcendantales, de divagations éthérées, appartient naturellement la philosophie de Jean-Paul, philosophie religieuse par essence, résultant moins de la méditation que de ce regard prophétique du visionnaire, et dont l’expression morale doit, à mon sens, se résumer ainsi : vivre pour l’immortalité, pour la divinité ! Nous avons vu, au commencement de ce travail, combien Richter sentit à fond l’inestimable prix de la jeunesse, dans quel lustre éclatant, radieux, lui apparut cette divine aurore de la vie ; attristé du cours irréparable de cet âge d’or, il imagina de le faire revivre en d’autres zones, et, liant sa propre jeunesse à la jeunesse universelle, à l’idée d’immortalité, de transporter dans le domaine de l’espérance un bien qui, en dehors de cette illusion glorieuse, était échu sans retour au passé. On n’a point oublié quelle impression solennelle produisit sur lui l’idée de la mort ; il avait dix-huit ans[13], lorsque cette idée se présenta subitement à lui, un jour, comme il se promenait en pleine campagne. Ce fut là un véritable coup de foudre, d’autant plus terrible que, ne s’élevant point à l’abstraction de Herder ou de Goethe, il se laissa désormais envahir par ces mille épouvantes superstitieuses auxquelles succombe si facilement la faiblesse humaine. De là tant de fantômes dont son imagination semble par momens harcelée, de là ces dithyrambes apocalyptiques, véritables rêves d’un cerveau malade, cette vison de l’éternité traduite par Mme de Staël, et dans laquelle le Christ, au milieu du désespoir et des blasphèmes d’un monde qui se tord dans les convulsions de l’agonie, proclame le néant de la divinité. Prouver l’immortalité de l’ame, et cela par des argumens simples, plutôt humains que philosophiques, et tels que chacun croit en posséder une somme pareille dans son propre cœur, tel est le but que Richter se propose dans la Vallée de Campan, aussi bien que dans ses autres œuvres de la même catégorie. On a prétendu ne voir dans Jean-Paul qu’un interprète plus ou moins bien inspiré de cette philosophie critique qui fit tant de bruit en Allemagne vers la fin du siècle dernier. Sans nier tout-à-fait cette action du moment à laquelle peu de penseurs échappèrent du reste, nous dirons que Richter la subit à sa manière : en poète, en homme pour lequel la spéculation philosophique devient une pure affaire de sentiment. Avec lui, c’est toujours le sentiment qui parle, et vous le verrez appliquer au vague de nos espérances ce besoin de démonstration qu’il professe dans l’interprétation d’un rêve, d’un morceau de musique, d’un paysage vu au soleil couchant, toutes choses auxquelles il faut absolument qu’il attribue une portée mystique, ou, si vous l’aimez mieux, un texte surnaturel dont lui seul s’imagine avoir la clé.

Ainsi son argument pour l’immortalité de l’ame se fondera sur ce que l’ame humaine ayant en elle la notion du beau, de l’honnête et du vrai, le royaume du beau, de l’honnête et du vrai, n’étant pas de ce monde, devait nécessairement exister ailleurs. Il se demande quel sens pourraient avoir, dans le cas contraire, ces aspirations ineffables qui résident en nous, ces religieux élancemens de la pensée, à l’étroit sur la terre, vers le domaine de l’infini, et, supposant qu’on lui réponde en donnant pour raison d’être à ces forces spirituelles l’entretien, l’embellissement de la vie présente, il se précipite au-devant de l’objection, et s’écrie avec un enthousiasme hyperbolique : « Ainsi, un ange du ciel se verrait emprisonné dans notre corps pour y remplir, à l’égard de l’estomac, des fonctions d’esclave muet, de concierge ou de frère queux. Mais, puisqu’il ne s’agissait que de conduire le corps humain au pâturage, les instincts animaux suffisaient. Est-ce une flamme éthérée, une flamme divine qui chauffera l’appareil de la circulation dans ce corps qu’elle va calciner et dissoudre ? car, on le sait, l’arbre de la science est pour le corps humain le véritable mancenilier. » Richter, dans sa métaphysique, en use un peu à la manière de notre ami le docteur Faust, il se dit bravement : Tout ou rien ; les moyens termes lui répugnent. De même qu’en ses œuvres littéraires, les extrêmes seuls l’attirent, de même en philosophie il n’admettra point de compromis entre l’ange et la bête, et nous l’entendrons s’écrier, avec son enthousiasme hyperbolique, avec cette fièvre de Titan dont l’inquiétude lui semble une preuve irréfragable de nos destinées ultérieures : « Non, Dieu n’a point pu nous créer uniquement pour la souffrance ; non, il ne l’a point dû ! L’incompatibilité qui existe entre nos espérances et notre cercle de relation, entre notre cœur et le monde terrestre, demeure une énigme, si nous devons revivre, mais serait un blasphème dans le cas où nous péririons. Hélas ! comment l’ame serait-elle heureuse ? L’habitant des montagnes ressent à séjourner dans les bas lieux d’incurables atteintes ; nous aussi, nous appartenons à la hauteur ; nous aussi, les montagnes nous réclament, et c’est pourquoi une éternelle langueur nous ronge, et toute musique produit sur nous l’effet de cette cornemuse du paysan suisse expatrié. Au matin de la vie, ces joies divines qui doivent apaiser la soif ardente de notre sein, nous les voyons briller dans les nuages de l’avenir ; et cet avenir, dès que nous y touchons, convaincus d’avoir été ses dupes, nous lui tournons le dos, les yeux fixés vers ce beau jardin de la jeunesse où s’épanouit le bonheur, et nous cherchons derrière nous, à défaut de l’espérance, du moins le souvenir de l’espérance. Ainsi nos joies ressemblent à l’arc-en-ciel, qui à l’aurore nous apparaît au couchant, et vers le soir se montre à l’orient. Notre œil plonge bien aussi loin que la lumière, mais notre bras est court et n’atteint que les fruits du sol.

« Et de tout cela il faut conclure :

« Non point que nous sommes malheureux, mais que nous sommes immortels, et que cet autre monde qui habite en nous annonce en dehors de nous un autre monde qu’il infirme. Ah ! que ne pourrait-on pas dire de cette vie, dont le début se manifeste si clairement dès celle-ci, et qui double si glorieusement notre être ? Pourquoi la vertu est-elle une chose trop élevée, trop sublime pour nous rendre parfaitement heureux ? Pourquoi notre impuissance à conquérir les biens de la terre s’accroît-elle en mesure d’une certaine pureté de caractère ? D’où nous vient cette fièvre lente qui consume notre poitrine, amour infini d’un objet infini, passion dévorante qui n’a d’espoir que dans la mort ?

« Oui, quand tous les bois de cette terre seraient de myrtes et de roses, quand toutes les vallées seraient des vallées de Campan, toutes les îles des Îles Fortunées, tous les jardins des Élysées, et quand la joie sereine y brillerait dans tous les yeux, oui, même alors la pureté de cette extase témoignerait à notre esprit de sa durée. Mais hélas ! lorsque tant de maisons sont des maisons de deuil, tant de champs des champs de bataille, lorsque la pâleur couvre tant de visages et que nous passons chaque jour devant tant de pauvres yeux flétris, rouges, déchirés, éteints, oh ! mon Dieu ! se pourrait-il que la tombe, ce port de salut, fût le gouffre où tout doit s’abîmer ! Et lorsque après des milliers et des milliers d’années notre terre aurait péri par le voisinage incendiaire du soleil, lorsque tout bruit vivant se serait enseveli dans ses entrailles, voyez-vous l’Esprit immortel, abaissant ses regards sur ce globe muet, se dire, en contemplant ce grand char mortuaire : « Voilà le cimetière de la pauvre humanité qui plonge dans le cratère du soleil. Sur cette sphère en cendres, d’innombrables ombres ont gémi, ont pleuré ; maintenant tout s’est évanoui pour jamais. Plonge donc, désert muet, désert stérile, plonge donc dans l’abîme qui va t’engloutir à ton tour, avec les larmes et le sang dont tu fus imbibé.

« Non ! Le ver torturé se redresse et dit au créateur : Tu n’as pas pu me créer pour souffrir, tu ne le devais pas !

« Et qui donne au ver de terre le droit de parler ainsi ?

« Le Tout-Puissant lui-même, qui met en nous la miséricorde, l’esprit de toute bonté, dont la voix parle en notre ame et l’apaise, et qui seul éveille dans nos cœurs ces aspirations, ces élans d’espérance vers lui. »

La philosophie de Richter part des profondeurs de l’ame humaine et donne pour produit un noble système de moralité, et par instans la plus ferme, la plus sincère conviction religieuse ; bien entendu qu’il s’agit ici de religion philosophique, car, au point de vue du dogme, son procès serait vite fait, et je doute que la liberté grande avec laquelle il manipule parfois les objets les plus sacrés du culte trouvât grace devant une assemblée de fidèles. Néanmoins, je le répète, en dehors de certains passages, qui du reste appartiennent en propre à l’humoriste, les tendances de Richter sont religieuses, pieuses même, dans le plus haut sens du mot. Un principe de miséricorde et d’humilité étendu jusqu’à la bienfaisance, une foi continue, immuable en l’immortalité de l’être, en sa grandeur native, tempèrent de leur salutaire influence les élémens ardens de sa nature. Du milieu des abîmes de la vie, il contemple au ciel une étoile aimantée qui l’attire ; cherchant dans l’éternel et l’invisible la solution du visible et du temporel, il a douté, il a nié, et pourtant il croit. « À votre dernière heure, dit-il quelque part dans Levana, quand toute faculté s’éteindra dans votre ame brisée, que de tant d’imagination, de pensées, d’efforts, de jouissances, il ne vous restera plus rien, alors à la fin la fleur nocturne de la croyance s’épanouira seule, et rafraîchira de ses rayons l’obscurité suprême. » Quant aux contradictions manifestes qui éclatent à chaque instant dans ce système de foi humaine et religieuse, il va sans dire que nous n’essaierons point de les expliquer ; il nous suffira d’en reconnaître au moins la franchise et la rondeur loyale. À la métaphysique de Richter, métaphysique toute d’imagination et de sentiment, on serait mal venu de vouloir demander des conditions d’unité ; autant vaudrait appliquer à ses utopies politiques les conclusions d’un homme d’état, juger du point de vue de l’histoire ses hypothèses sociales, ses théories de paradis terrestre, ou mettre la physiologie en demeure d’interpréter sa science du rêve. Et cependant physiologie, jurisprudence, politique, morale, théologie, météorologie même, il y a de tout cela dans ses écrits, mais à doses mêlées, en bizarres amalgames, subordonnés la plupart du temps aux seuls caprices de l’imagination. Poète, Jean-Paul philosophe en poète, et quand il vous a donné sa conviction du moment, quand il vous l’a donnée ouvertement, courageusement, telle que sa conscience la lui dicte, ne lui en demandez pas davantage, car ces petits écarts du philosophe ont peut-être coûté cher à l’homme, et méritent par là votre indulgence.

Certes, avec les dons extraordinaires qu’on ne saurait sans injustice lui contester, il est plus difficile de dire comment Jean-Paul aurait dû former son esprit que de dire qu’il l’a mal formé. Affectation de mauvais goût, s’écriera-t-on, fureur de vouloir produire de l’effet à tout prix ! Le reproche, à coup sûr, aura du vrai, et nous ne tenterons point d’en absoudre Richter, bien que dans le fond il ne nous paraisse point si coupable qu’il plaira probablement de le supposer à ces honnêtes coryphées de la tradition grecque et latine, lesquels ont pour habitude de ne point s’enquérir des gloires étrangères, bonnes tout au plus à leur fournir ici et là de ces noms qu’on lance étourdiment dans le cliquetis d’une de ces conversations de littérature comparée, assez à la mode aujourd’hui. Que la manière de l’auteur d’Hesperus et de la Vallée de Campan soit étrange, singulière, que son style tienne de l’arabesque et de la mosaïque, nul ne peut le nier ; mais jusqu’à quel point cette manière d’écrire représente-t-elle la véritable façon de penser de l’écrivain, sa loi d’être ? Là, il nous semble, est toute la question. La grande affaire est d’atteindre autant que possible à l’entier développement de son intelligence, à la plénitude de sa constitution, de se montrer dans sa propre taille et dans sa propre forme, que cette taille et cette forme soient d’ailleurs ce qu’elles voudront. Tel style n’est préférable à tel autre qu’en tant qu’il se prête davantage à l’expression des sentimens de l’écrivain qui l’emploie : d’où il suit que le style par excellence n’existe pas. Il s’agit, avant tout, d’être vrai, d’être soi, et dans l’ordre intellectuel comme dans la nature physique les rayonnemens du beau ne se peuvent calculer. « Tout homme, disait Lessing, a son propre style, comme il a son propre nez. » On reconnaît là le mot de Buffon, mais plus énergique, plus significatif dans sa crudité pittoresque. Sans doute, tous les nez ne ressemblent pas à celui de l’Apollon antique : nous conviendrons même volontiers qu’il y en a dans le nombre de dimension extraordinaire ; mais faut-il pour cela qu’on les ampute ? Non certes, à moins qu’ils ne soient de carton. Pour parler un langage sérieux, Lessing veut dire qu’on doit juger du style extérieur par les qualités intérieures, subjectives, de l’esprit qu’il sert à représenter ; que, sans préjudice aux droits de la critique, le style extérieur peut varier en autant de formes qu’il plaît à la pensée d’en revêtir, et qu’en somme un écrivain, n’ayant point d’autre tâche que de se révéler au monde dans toute la puissance de son être agissant et pensant, dans toute l’originalité de sa physionomie psychologique, toute forme qui l’aidera le mieux à atteindre ce but sera nécessairement la meilleure. À ces conditions, la manière excentrique de Richter semblera peut-être plus admissible, plus humaine, surtout si l’on prend la peine de réfléchir que le génie de l’homme étant donné, le style convenait, je dirai plus, devenait le seul convenable.

Avec des tendances aussi diverses, avec d’aussi incroyables préoccupations que celles dont nous l’avons vu tiraillé, on avouera que le but définitif n’était point facile à atteindre, et, dans une nature où il y avait tant à développer, quelques imperfections peuvent se pardonner. Sans aucun doute, les sentiers fréquentés de la littérature mènent plus sûrement à ce but dont nous parlons, et les sympathies du grand nombre seront toujours acquises de préférence à qui se contentera d’innover dans les formes consacrées. Les lettres françaises sont là pour témoigner que les plus grands esprits ont pu, sans manquer à leur tâche, accepter des lois prescrites et s’y soumettre ; et pour prendre un exemple en Allemagne, au pays de l’auteur de Titan, dira-t-on que Schiller et Goethe lui-même, créateurs par la pensée, inventeurs dans toute la force du terme, aient beaucoup innové du côté de la forme ? À ce compte, il semblera que Richter devait déchoir dans notre estime, et cependant nous n’osons le juger sévèrement, tant ses défauts tiennent de près à ses qualités les plus brillantes. Ici encore, ce qu’il y a de mieux, c’est la tolérance, et le mal chez Richter n’étant d’ordinaire que l’exagération du bien, c’est-à-dire une exubérance d’idées, une singulière prodigalité de richesses, on peut lui pardonner d’autant plus facilement ses défauts, qu’il y a moins de chances qu’on les imite. En somme, le génie a ses priviléges, et quand il se choisit un orbite, au lieu de crier à l’excentricité, au lieu d’aboyer après lui comme ces dogues lunatiques, travaillons à l’observer, à calculer ses lois. « En voici un qui vient avec une aile de Shakspeare, » disait le bon Wieland en parlant de Jean-Paul. D’autres l’ont comparé à un météore, à une comète qui, malgré ses aberrations infinies et bien qu’elle se dérobe souvent dans un voile nébuleux, n’en a pas moins sa place dans l’empyrée. Pour nous, sans continuer la métaphore astronomique, nous dirons qu’il y a chez Richter une pensée morale et doucement philosophique, un esprit d’humanité, d’amour, de placide sagesse, qui, joint à d’incontestables magnificences poétiques, doivent assurer dans l’avenir la durée de son œuvre, et que dans ce désert de la littérature industrielle, parmi ces landes sablonneuses remplies d’arbustes desséchés, amers, trop souvent empoisonnés, long-temps encore les écrits de cet homme s’élèveront dans leur luxe irrégulier comme une touffe de dattiers, avec leur gazon frais et leur source d’eau vive et salutaire.


Henri Blaze.
  1. Voyez la première partie, de Wonsiedel à Baireuth, dans la livraison du 1er  septembre 1842.
  2. Berlin, 1821.
  3. Jean-Paul voulait intituler son livre : Œuvres posthumes philosophiques et cosmopolites de Faustin.
  4. Son frère Henri, celui dont nous avons parlé plus haut, douce et noble nature, qui, voyant sa mère se débattre sous le faix du travail et de la misère, chercha la mort dans les flots pour soulager au moins d’autant celle qu’il sentait ne pouvoir efficacement secourir.
  5. Cette fantaisie nous rappelle un fragment du même genre, mais plus touchant peut-être ; nous voulons parler de quelques lignes écrites à la mémoire d’une de ces gracieuses princesses d’Allemagne qui l’admirent plus tard dans l’intimité de leur petit Ferrare, et dont un agréable travail sur la duchesse Dorothée de Courlande, publié dernièrement, raconte, avec une parfaite intelligence du sujet, les hospitalières façons. « Avant qu’elle vînt au monde, écrit Richter de l’aimable muse, son génie aborda le Destin et lui dit : J’ai toute sorte de couronnes pour cette enfant, couronne de beauté, myrte du mariage, couronne de roi, couronne de laurier et de chêne, symbole de l’amour de la patrie allemande, et couronne d’épines. — Donne-lui toutes les couronnes, répondit le Destin. Cependant il en est encore une devant laquelle s’effacent les autres.

    « Et lorsque la couronne funéraire ceignit cette tête auguste, le génie revint, et comme ses larmes parlaient seules :

    « Regarde, s’écria tout à coup une voix, et le Dieu des chrétiens apparut. »

    Il y a là, qui le nierait ? la percée de lumière dans l’infini, cette note de la rêverie que nous avons eu déjà l’occasion de surprendre dans plus d’un lied d’Uhland et de Kerner. On remarquera aussi le vague des personnages : le Génie, le Destin ; à quelle religion appartient cela ? Au déisme de Rousseau sans nul doute, à ce culte romantique de la sentimentalité humaine, qui préfère volontiers au rite consacré l’union libre à la face du ciel, avec une urne pour autel, cette urne dédiée par un cœur aimant au cœur aimant qu’il adora.

  6. Personnages du roman.
  7. Voir le morceau cité dans notre premier article, no du 1er  septembre 1842.
  8. Skizzen aus meinem Errinerungsbuche, von G. Merkel.
  9. Briefwechsel zwischen Schiller und Goethe in den Jahren 1794-1897. — Stuttgart, 1825, Th. II, S. 73.
  10. Pour si naïf et si crédule qu’on se le représente, le bonhomme, en amitié, ne se souciait pas d’être pris pour dupe. Du premier coup, il devina les aspérités, les angles, comme il dit lui-même, et sa sensibilité expansive dut s’en tenir à rechercher de préférence les phares moins glorieux peut-être, mais à coup sûr moins hérissés de brisans et d’écueils. De là ses relations d’intimité avec Herder, avec Wieland, Herder surtout, grand esprit, mais entaché de puritanisme bourgeois, rétréci sur plus d’un point par des nécessités de profession, et dès-lors peu porté à vouloir jouer à l’idole, — cèdre poussé dans une chaire de ministre protestant. — Pour Goethe, notre humoriste le jugeait sans appel. « Goethe ressemble à Dieu, qui, selon Pope, voit du même œil choir un monde et un passereau, ce qui lui est d’autant plus facile (à Goethe), qu’il n’a créé ni l’un ni l’autre. Mais, en revanche, il se complaît à ne voir dans son apathie pour les peines d’autrui qu’une sorte de détachement de ses propres peines. »
  11. « Ce que je ne fais que voir m’affecte peu, s’agirait-il d’un mort ; mais si la forme passe des yeux dans l’imagination, elle tient aussitôt la clé de mon cœur, et mon émotion devient extrême. » C’est ainsi qu’il traversait des villes sans rien voir, et n’avait de goût que pour les paysages. Il percevait par le son beaucoup plus que par la vue ; s’il lui arrivait de boire un peu trop, il ne voyait plus, il entendait double, et la grande affaire était alors de débrouiller cette hallucination intérieure. De là ces soirées qu’il passait à improviser au piano. Se figure-t-on autrement l’inspiration de Beethoven ?
  12. Il y a quelques années, une tentative fut faite dans le but d’initier le public français au style du Titan. L’entreprise n’eut qu’un médiocre succès. Horace l’a dit, les livres ont leur destinée ; il s’agit pour eux d’arriver à temps, d’arriver surtout lorsque la voie est préparée, et de ne pas tomber des nues comme un aérolithe. Sur ce point, il nous semble que la traduction des deux premiers volumes de Titan n’était pas tout-à-fait exempte de reproches. M. Chasles, qui, du reste, avait plus que personne qualité pour un pareil travail, se méprit, selon nous, sur les conditions de la tâche qu’il avait acceptée. Il traita le chef-d’œuvre de Jean-Paul un peu comme il aurait fait d’un roman de Walter Scott, et, se contentant de le traduire avec esprit, le jeta, sans autre forme de procès, dans le torrent de la publicité. Or, c’était se tromper de courant. S’il y a une voie en France pour conduire Jean-Paul à cette haute estime qui ne peut lui manquer tôt ou tard, à coup sûr ce n’était point le cabinet de lecture. Avec des bommes tels que l’auteur d’Hesperus et de Titan, il faut surtout ne pas compter sur le chapitre de l’exégèse. De pareils travaux réussissent en France, on l’a prouvé, mais à condition qu’on les entoure de respect et d’amour, qu’on en fasse l’objet d’un culte presque superstitieux. À tout prendre, je préfère encore pour Jean-Paul le système adopté assez ordinairement par Mme de Staël, qui consiste à extraire d’une œuvre çà et là quelque noble morceau qu’on dispose et qu’on éclaire soigneusement, de façon à le dépayser le moins possible ; mais je voudrais ce système plus large, plus harmonieux, plus nourri de méthode et de critique, s’étudiant davantage à donner le contour. Une espèce d’anthologie habilement dirigée dans tous les sens serait encore ce qu’il y aurait de mieux.
  13. Voir notre premier article, livraison du 1er  septembre 1842.