Jean-des-Figues/12

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Jean-des-FiguesAlphonse Lemerre (p. 74-78).



XII

DÉPART SUR l’ÂNE


Mais j’avais beau dire, beau faire, l’image de Roset me poursuivait toujours. Il fallait pourtant trouver un moyen d’échapper à l’obsession de ce charmant et détestable succube.

Un instant je voulus entrer, en qualité de petit clerc, chez maître Cabridens, espérant comme le poète grec, m’asseoir et trouver le repos dans l’ombre de la bien-aimée. C’était raisonnable, mais trop simple. Rien d’ailleurs, dans la malle du cousin Mitre, ne m’autorisait à donner une suite aussi bourgeoise à des amours si magnifiquement inaugurées.

La malle, que diable ! ne me parlait point d’étude ni de petit clerc. Voyons : la malle me parlait de Paris, de la gloire… Voilà peut-être le grand remède trouvé ?

Rien qu’à cette idée-là, moi qui n’avais écrit encore que quelques pauvres vers de collégien amoureux, je me sentais devenir poète, et vaguement en mon cerveau images et rimes secouaient leurs ailes, comme font les abeilles aux premiers beaux jours, quand, n’osant pas encore se hasarder au dehors, on les entend bourdonner dans la ruche.

J’avais pourtant quelques remords : partir pour Paris me causait trop de joie. Je n’aimais donc pas Reine. Un ingénieux raisonnement vint me tirer d’embarras.

— Après tout, me dis-je, Jean-des-Figues, ce n’est pas Reine que tu fuis, c’est Roset et son dangereux voisinage. Et, m’extasiant une fois de plus sur cette destinée bizarre qui m’ordonnait de m’éloigner de Reine si je voulais l’aimer comme il convient, je fis part à mon père un beau matin de mes projets de gloire et de voyage.

Mon père ne s’étonna point. Il n’avait pas des idées bien nettes sur Paris ni sur la poésie. Être poète, c’était pour lui comme si je fusse allé à Aix-en-Provence étudier le tambourin. Pouvait-on espérer mieux d’un écervelé ?

Il fit plus, il vendit un cordon de vigne pour me garnir le gousset. Mais quand je parlai de chemin de fer et de diligences :

— Garde ton argent, imbécile, tu n’as pas besoin de chemin de fer. L’oncle Vincent est allé plus loin avec un âne et un sac de figues. Fais comme lui, je te donne Blanquet, Blanquet, tout vieux qu’il est, te porterait au bout du monde.

Ravi de son invention, il descendit vite à l’étable préparer l’équipement de Blanquet.

Mon propre équipement m’inquiétait davantage. Comment s’habillaient les poëtes ? sous quel costume me présenter à Paris ? Mon père optait pour une solide veste de cadis couleur d’amadou et un joli pantalon de cotonnade fauve. Ma mère, me voyant rougir, prononça tout bas le nom du tailleur à la mode où s’habillaient les jeunes élégants cantoperdiciens ; mais le brave homme fit semblant de ne pas entendre : — « Attendez, dit-il tout à coup, je crois que j’ai notre affaire. » Et, avant que nous eussions le temps de nous reconnaître, il montait à la chambre d’en haut, ouvrait, refermait des commodes, et rapportait triomphalement un costume tout en velours, quelque peu fané, mais complet des pieds à la tête, le propre costume du cousin Mitre qu’il s’était commandé pour aller à Paris. La mort, hélas ! était survenue, ce pauvre Mitre n’avait jamais pu arriver à bout de rien, et le costume se trouvait neuf encore.

Un costume du plus pur 1830, mes amis ! Ce qui doublait mon ravissement, c’est que j’avais vu dans la malle du cousin Mitre le portrait d’un de nos grands poètes avec un costume pareil. — « Il faudra peut-être le retailler, » disait ma mère. Ô bonheur ! culotte et pourpoint m’allaient comme un gant, bien qu’une idée larges. Quelle joie quand je sentis, planant sur ma tête, le grand feutre mou des temps héroïques ; quand j’eus aux pieds des souliers jaunes, de vrais souliers à la poulaine relevés en bec d’oiseau comme ceux de Polichinelle ; un gilet pourpre sur la poitrine, et dans le dos un pourpoint superbe fait du plus magnifique velours bleu.

Quelle affaire le jour où je partis ! Blanquet, ce jour-là, était encore plus beau que moi, tout harnaché de blanc avec des houppes de laine rouge et bleue. Ravi de se voir si bien vêtu, il faisait bonne mine sous la charge.

— Écoute ceci, Jean-des-Figues : si tu as soif, tu boiras un coup à la gourde… et l’on attachait la gourde au trou du bât.

— Jean-des-Figues, quand tu auras faim, vous vous arrêterez à un arbre, tu mangeras un morceau en laissant Blanquet paître… et près de la gourde on suspendait un grand sac bourré de figues sèches.

— Jean-des-Figues, si une fois tu as sommeil… Au bout d’un quart d’heure de ces recommandations, Blanquet avait autour de lui autant de paquets qu’un mauvais nageur a de vessies.

Enfin j’embrassai les amis, et maître Cabridens fort tendrement en songeant à Reine qui n’était point venue. Cela dura une demi-heure ; tout le monde pleura, ma mère me pendit au cou une médaille bénite, mon père, d’un air bourru, me glissa une bourse ronde dans la ceinture :

— Sois sage, Jean… Puis : Arri, Blanquet ! et voilà Jean-des-Figues parti pour la gloire.

Quand je fus au milieu du pont de pierre, d’où l’on enfile du regard toute la vallée de Durance, pris de je sais quelle émotion, je regardai bien attentivement, pour les emporter peints sous ma paupière, ces lieux où je laissais tant de souvenirs : la maison blanche et les ruines, la salle aux quatuors, la fenêtre, le sentier du bois, les petites sorgues reluisant là-bas comme argent fin, et le vivier tout vert, trop éloigné pour que j’en pusse entendre la rainette.

Une voix railleuse interrompit ma contemplation :

— « Comme te voilà beau, Jean-des-Figues, emmène-moi en croupe à Paris ! » me criait Roset, assise sur le parapet du pont. Tant d’effronterie m’irrita, je détournai les yeux de la tentation, et mis Blanquet au trot en invoquant l’âme du cousin Mitre.

C’était fini. Je tournais, à ce moment, l’angle du rocher ; mes concitoyens, debout sur les remparts, ne devaient plus voir que la queue de mon âne brillant au soleil avant de disparaître, et le bord de mon pourpoint trop large qui flottait dans le vent du soir.