Jean Coste (Lavergne)/V

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Jean Coste, (1901)
P. Ollendorff (p. 29-38).
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V

Le lendemain, de bonne heure, Coste était éveillé. Sous la fenêtre de la chambre, les coqs chantaient, les poules caquetaient, les canards canquetaient et tous ces bruits de bassecour bercèrent un instant la paresse et les idées vagues de Jean. Il se leva ensuite avec précaution, afin de ne pas troubler le repos de Louise. Mais celle-ci avait le sommeil si léger qu’elle entr’ouvrit les yeux, dès qu’elle n’eut plus la sensation confuse que le corps de son mari était étendu près d’elle.

Elle s’étira et souleva la tête. Ses beaux cheveux bruns ruisselèrent sur ses épaules et encadrèrent sa figure pâle.

Une bande de soleil, aux atomes dansants, égayait la chambre et la coupait de guingois.

Louise regarda son mari et lui sourit. Du coup, Jean oublia les maussaderies de la veille. Il se sentit gai, réconforté et repris par son insouciance coutumière.

— Quelle heure est-il ? — dit Louise en bâillant.

— Bientôt sept heures.

Il s’approcha du lit et donna à sa femme le baiser du réveil. Elle le lui rendit affectueusement et lui noua les bras autour du cou, comme pour solliciter le pardon de sa bouderie.

— Tiens, il ne pleut plus ?

— Heureusement ; vois, il fait un temps superbe.

Il écarta les rideaux effilochés et d’un blanc jaunâtre qui masquaient les vitres. En face de la fenêtre, un mur, fraîchement badigeonné au lait de chaux, éclatait de soleil.

Louise sourit encore. Jean, de la clarté dans l’âme, se mit à fredonner.

— Mais tais-toi, étourdi… tu vas réveiller les enfants.

— C’est vrai… suis-je bête !

Il se débarbouillait ; il s’arrêta pour contempler Rose et Paul qui dormaient enlacés.

— Sont-ils mignons ! — murmura-t-il. — On dirait deux anges.

— Tu vas à l’école ? — dit Louise. — Je me lève, attends-moi.

— Mais non, repose-toi… tu es trop fatiguée… Je viendrai vous prendre tout à l’heure, toi et les petits.

— Non, j’ai hâte de voir notre nouveau logis… Tu ne vas pas faire classe, aujourd’hui ?…

— Oh ! l’école est fermée ; on ignore mon arrivée… personne ne viendra. Demain étant dimanche, ça nous fait deux jours pleins pour nous installer. C’est pourquoi tu ferais mieux de rester couchée. La voiture de déménagement n’arrivera pas avant dix heures…

— Mais non, je viens… Il faudra ouvrir, donner un coup de balai, tout nettoyer, tout préparer… Les enfants dérangeraient… Nous les confierons à la bonne, qui a l’air d’une brave fille… Tu as vu comme elle s’est offerte, hier, pour les déshabiller…

Elle enveloppa les enfants endormis d’un regard de tendresse.

— Ils sont si gentils, si beaux ! reprit-elle, avec un éclair d’orgueil dans les yeux.

— Nous en a-t-on fait des compliments, hier, dans la diligence… Petits chéris, sûr qu’ils dormiront jusqu’à midi.

En bas, ils trouvèrent la bonne à l’ouvrage.

— Soyez tranquille, madame, — leur dit-elle, — je m’occuperai de vos angelets… Je les lèverai et ils s’amuseront dans la cour par ce beau soleil.

Ils se firent indiquer l’école. Au dehors, le ciel était léger, l’air limpide et tiède, la rue toute lumineuse, dans la pureté rose et enfantine de ce matin ensoleillé, après une nuit de pluie. Les toits, les flaques de boue, les vitres des lucarnes et des fenêtres étincelaient, tout éclaboussés de clartés frisantes, dans le rayonnement du jour triomphal.

— On dirait que le ciel nous fait fête, — remarqua Coste. — Tout est gai pour notre bienvenue.

Et il ajouta d’un air grave et avec une émotion soudaine :

— Puissions-nous avoir des jours heureux, ici !

Ils suivirent la grand’route, le long de laquelle s’échelonnent les maisons grises et vieilles, quelques-unes flanquées au dehors d’un escalier sous auvent, qui composent Maleval. De loin en loin, des ruelles, montantes à gauche, descendantes à droite, avec tout au plus deux ou trois maisons de chaque côté, s’ouvraient perpendiculairement sur la campagne et laissaient à découvert les montagnes pierreuses, parsemées de chênes-verts, entre lesquelles s’étend la vallée sans eau où est bâti le village.

Ils prirent l’une de ces ruelles, la contournèrent au fond et arrivèrent devant la mairie-école qui fait face aux montagnes et en est séparée par une placette et quelques jardinets, champs et vignes. L’église et le presbytère sont à gauche, très rapprochés. Un chemin s’en va vers la montagne et passe au-dessus de la promenade, close de murs bas, où l’on se réunit, le dimanche, pour deviser ou prendre l’absinthe, autour du bassin alimenté par une source fraîche, sous un dôme de robustes platanes.

Un perron, orné d’une balustrade en fer, précède la mairie. Au coup de marteau, une vieille dame vint ouvrir.

— Pardon, madame, — dit Coste en saluant. — Je suis le nouvel instituteur et je venais…

— Mais entrez donc, mon cher collègue, — s’écria gracieusement la vieille dame. — J’ai les clefs de votre logement et je vais vous les remettre.

Petite, maigre et frétillante, elle s’effaça dans le vestibule. De chaque côté, un escalier tournant conduisait au premier étage.

— Voilà votre escalier et voici le mien.

Elle s’empara d’un trousseau de clefs, accroché au mur, et, très aimable, les invita à monter.

Sur le palier, elle ouvrit une porte.

— La salle de la mairie, — fit-elle, — qui vous appartient un peu… C’est là que travaillait votre prédécesseur comme secrétaire de mairie…

Une grande table ronde, des chaises en paille, une bibliothèque contenant les archives et quelques livres, deux ou trois gravures encadrées et le buste de la République composaient tout l’ameublement de la salle.

— Combien aurai-je pour ce travail ? — s’informa Coste.

— Deux cent cinquante francs… Oh ! ce n’est pas bien pénible… Louise et son mari se regardèrent, un peu déçus par ce chiffre. Ils comptaient sur quatre cents ou au moins sur trois cents francs.

— Et les parents ?… — demanda Jean. —

Vous ne serez guère ennuyé par eux, — répondit l’institutrice. — Ils sont toute la journée à leur travail, dans les bois ou les vignes, jusqu’à la nuit close. Le dimanche, ils songent plutôt à se reposer qu’à venir nous tracasser… Même, je trouve qu’ils se désintéressent trop de ce que leurs enfants font à l’école.

— Certes, — dit Coste, — il est préférable qu’ils ne nous ennuient pas trop de plaintes ou récriminations absurdes ; mais il serait bon, d’un autre côté, de pouvoir compter sur eux et, dans certains cas, de voir leur autorité et leur surveillance appuyer nos efforts.

— Et, — hasarda timidement Louise — sont-ils gentils et reconnaissants ?

L’institutrice comprit et sourit.

— Pas trop… Voilà plus de vingt ans que j’habite Maleval et la circulaire ministérielle qui défend aux instituteurs d’accepter des cadeaux, comme s’ils étaient trop bien payés, hélas ! cette circulaire n’a rien changé pour nous. Cependant, entre temps, pendant les vendanges, par exemple, il y a toujours quelqu’un pour nous faire notre provision de raisins.

Louise eut une moue de désappointement.

— Voyez, le beau coup d’œil, — fit l’institutrice.

Elle venait d’ouvrir la fenêtre qui donne de plain-pied sur un large balcon de pierre.

Le spectacle était, en effet, pittoresque. De tous côtés, s’enlevaient, sur le ciel bleu, des monts rocheux, calcaires, ayant pour seule végétation des touffes de chênes-verts clairsemées et des plantes saxatiles. L’un d’eux, presque chauve, semblait à peine, tant l’air était limpide, à une portée de fusil. Il rayonnait sous les clartés crues du soleil ; ses flancs tourmentés se découpaient nettement, comme historiés par les jeux d’ombre et de lumière dans les anfractuosités des rocs. Entre ces monts et l’école, un terrain plat comprenant le jardin encore vert du presbytère, des champs aux sillons rougeâtres, des vignes aux feuilles jaunes ou carminées. Au fond, les platanes de la promenade, dont les cimes étaient bronzées par l’automne commençant, ressemblaient à un bouquet d’or brun, entouré d’une collerette verte par les branches basses. Ce petit coin, contrastant avec l’aridité des montagnes environnantes, offrait un aspect paisible et souriant et reposait la vue.

Pour logement, une cuisine, une salle à manger et une chambre ; en bas, le bûcher, un jardinet oblong et, auprès de l’escalier, la salle de classe étroite et nue.

— Y a-t-il beaucoup d’élèves ?

— Vingt-cinq environ, aux bonnes époques ; mais la plupart s’absentent lors des récoltes ou suivent leurs parents au bois, pour couper des buis et des bruyères, durant les beaux jours.

La demie de sept heures sonna. L’institutrice, mademoiselle Bonniol, s’excusa, car ses petites filles ne tarderaient pas à arriver. Elle offrit ses services et, alerte, disparut, après leur avoir prêté un balai et quelques ustensiles. Coste et Louise commencèrent le nettoyage. En somme, ils étaient presque satisfaits et gaiement arrangeaient leur nouvelle vie.

— Le logement me plaît, — dit Louise, — mais il nous faudrait une chambre de plus… Nous serons à l’étroit, après mon accouchement.

— Bah ! la salle à manger est inutile ; nous n’avons pas de quoi la meubler… Nous en ferons la chambre de Rose et de Paul et nous mangerons dans la cuisine.

Louise s’appuya bientôt au mur, hors d’haleine, mais toujours souriante. Jean la supplia de se reposer et, joyeusement, un fredon aux lèvres, continua seul la besogne.

Quelques cris d’enfants qui s’amusaient sur la place, devant l’école, frappèrent les oreilles de Coste. Il ne s’en préoccupa guère. Mais au second coup de huit heures, il entendit heurter à la porte d’entrée ; il descendit.

Sur les marches du perron se tenaient à la queue leu leu une dizaine d’enfants. Les parents, ayant appris, la veille, l’arrivée du nouveau maître, s’étaient empressés, pour s’en débarrasser, de les envoyer en classe.

Le plus osé, un garçon de douze ans, demanda :

— Est-ce qu’on fait l’école aujourd’hui, m’sieu ?

Coste hésita d’abord et ne sut que répondre. Du haut de l’escalier, la voix de Louise aux écoutes lui cria aussitôt :

— Mais non, renvoie-les.

Il n’osa, tant l’idée du devoir coûte que coûte était profonde en son cœur.

— Attendez quelques minutes… je reviens, — dit-il, et il remonta.

Les enfants s’éparpillèrent comme un vol de chardonnerets gazouillants.

— Tu les as renvoyés, n’est-ce pas ? — fit Louise.

— Le puis-je vraiment ? Si je les renvoie, ils traîneront toute la journée dans la rue ou iront marauder.

Louise devint maussade et, s’énervant brusquement :

— C’est ça, — grogna-t-elle, — je vais être propre… Est-ce que je puis emménager toute seule, moi ? Je me sens si peu de courage… Je suis brisée déjà… Non, tu es trop bête de les garder, ces enfants ; s’ils vont marauder, que t’importe !

Des pleurs inondèrent ses joues. Jean se fit très doux et, la câlinant, il murmura :

— Non, ma bonne Louise, je ne le puis… Cela produirait un mauvais effet et il faut tâcher que la première impression des parents nous soit favorable. Ces gamins-là sont déjà sans maître depuis quelques jours. Je comprends que les parents, occupés du matin au soir, soient impatients de les savoir à l’école et non à vagabonder dans le village ou par les champs. Sois raisonnable, chère enfant gâtée.

— Oui, — répondit-elle égoïstement, — pour ne pas gêner les autres, gênons-nous… nous ne serons jamais installés… et il me tarde tant de me reposer.

— Mais si… ils sont une dizaine. Je leur donnerai des devoirs à faire sous la surveillance du plus grand et je remonterai tout de suite, quitte à descendre de temps en temps pour m’assurer s’ils travaillent.

Louise s’apaisa. Jean sécha ses larmes sous un baiser ; il dégringola l’escalier, resta absent un quart d’heure et vint reprendre son travail de nettoyage.

Il était en train d’éponger les vitres, lorsqu’à dix heures, on l’avertit que ses meubles arrivaient. Jusqu’à midi, il aida le conducteur à décharger et à mettre en place son mobilier. Il renvoya ensuite ses élèves et courut à l’auberge chercher Rose et Paul.

Il les trouva qui s’amusaient, dans la cour, à poursuivre les coqs et les poules et qui riaient aux éclats des coincoins apeurés des canards en émoi.

L’agacement qu’il éprouvait, par suite des fatigues de la matinée, tomba soudain. Les caresses reposantes des petits lui rendirent le calme et son cœur se dilata à leurs interrogations naïves.

— Dis, papa, c’est des poules à gros bec, les canards, — affirma Paul.

— Bien bon, le canard, les poulettes, — bégaya Rose, déjà gourmande et alléchée.

Ils babillèrent à qui mieux mieux jusqu’à l’école. Louise couvrit ses enfants de baisers, reprise par son énervement de la veille, au milieu de tous ces meubles en désordre, et retenant une forte envie de pleurer.

Ils déjeunèrent de leurs dernières provisions et firent leurs comptes. Tous frais payés, il leur restait douze francs, et quelque menue monnaie. Or, on n’était qu’au 13 octobre.

Louise se désola. Comment feraient-ils jusqu’à la fin du mois ?

— Pardi ! — repartit Jean, plein d’insouciance, — on nous fera crédit ce mois-ci. Dès demain, je vais demander une indemnité de déplacement et nous payerons alors notre arriéré.

Jean, mal aidé par Louise incapable d’un effort quelconque, dressa péniblement les lits dans l’après-midi.

Le soir, ses élèves partis, il fit un brin de toilette, enfila des gants et se rendit chez le maire qui, lui avait-on dit, ne rentrait de son mas qu’à la nuit tombante.

M. Rastel, commis principal des contributions indirectes, ayant pris sa retraite cinq ans auparavant, vivait depuis lors dans son village natal et en était devenu le maire. Il passait son temps à la chasse.

C’était un homme tout grisonnant, lourd et courtaud. Il portait binocle ; mais, comme il avait un nez camard et minuscule, le satané lorgnon glissait à tout moment sur le menton rubicond et luisant de son propriétaire. C’est pourquoi le geste familier de M. Rastel consistait à repousser de ses deux doigts écartés l’indocile pince-nez, entêté à ne pas vouloir rester une minute en place.

Le maire reçut l’instituteur dans sa cuisine. Il l’accueillit avec des protestations d’amitié et une exubérance de gestes qui rendirent plus fréquentes et désordonnées les descentes du glissant et capricieux binocle.

— Excusez-moi, — dit M. Rastel, — si je ne vous invite pas à dîner à la fortune du pot ; ma femme est absente pour quelques jours. Mais ce sera pour plus tard… Vous savez, je suis ancien fonctionnaire, moi, et des vôtres, par conséquent. Comptez donc entièrement sur moi.

Et comme l’instituteur remerciait :

— Ah ! — ajouta le maire, — nous avons regretté votre prédécesseur… Un bon maître et tout dévoué à nos institutions… Il mérite bien l’avancement que nous lui avons fait avoir… Car, parmi nos instituteurs, il y en a encore, savez-vous, qui, au fond, sont hésitants, sinon cléricaux… C’est absurde, c’est de la folie, certes, mais c’est ainsi… nous comptons sur vous, mon cher monsieur Coste. Le pays est très divisé : les réactionnaires veulent à tout prix nous débusquer de la mairie… Ils sont enragés, ces gaillards-là, et ils nous donnent du fil à retordre, je vous assure. Voici les élections dans quelques mois et nous avons besoin de tous les concours, du vôtre surtout.

Coste protesta de son entier dévouement, mais, à part soi, il se promit de ne pas se fourrer dans ce guêpier.

Il allait se retirer, lorsque M. Rastel lui donna familièrement une tape sur l’épaule.

— Chassez-vous, monsieur Coste ? — demanda-t-il.

— Non, monsieur le maire.

— Tant pis… c’est dommage, je vous aurais invité à mon mas ; il y a en ce moment un superbe passage de tourdes ; ils viennent se régaler des grappillons de ma vigne, de mes olives hâtivement mûres, et je vous les canarde !… J’en ai fait une douzaine et demie aujourd’hui… et gras, des boules de graisse !… Vous n’aurez guère de distractions ici, alors… Tenez, un bon conseil, prenez votre permis et nous chasserons ensemble : les perdrix rouges, les lièvres et les lapins foisonnent dans nos bois… Allons, vous vous déciderez…

— Mon permis ! — se dit Coste en regagnant la maison, — pas en tout cas avec les douze francs qui me restent.

Mais, loin de s’attrister, il sourit de sa réflexion.