Jean Coste (Lavergne)/XII

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Jean Coste, (1901)
P. Ollendorff (p. 81-85).
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XII

À la certitude que son dernier espoir s’effondrait, l’accablement de Jean fut immense. Pourtant, il n’eut pas une révolte, se sentant coupable d’aveuglement, traitant sa sotte confiance d’imbécillité. Oui, imbécile que de s’obstiner à espérer l’irréalisable ! Prendre pour un banquier le filou qui l’avait si bien grugé ! Comme si l’on avait jamais vu des banquiers, cousus d’or, faire des avances, offrir de l’argent à de pauvres hères comme lui ! Vraiment, la misère rend stupide ! Son insouciance lui paraissait coupable. Avec ces dix francs, les bonnes chaussures qu’il pouvait acheter à Rose et à Paul ! Et cette pensée lui fut si cruelle, qu’il se mit à verser de silencieuses grosses larmes.

Coste aurait voulu entretenir Louise dans ses illusions ; mais le pourrait-il longtemps encore ? Aussi il préféra lui tout raconter. Ce fut une nouvelle scène déchirante ; mais son cœur repentant, plein d’amour et de pitié pour la faible créature, sut trouver des paroles si douces, des consolations et des caresses si tendres que Louise, pleurante sur l’épaule de son mari, finit par lui sourire et murmura, en se blottissant plus avant dans ses bras, pour tout reproche :

— Oh ! mon ami, que tu es bon… oh ! mon Jean, que nous sommes malheureux !

Ces simples mots firent du bien à Coste. De nouveau il courba la tête sous le joug pesant, heureux dans son malheur d’aimer ardemment et d’être aimé. Et néanmoins plus que jamais l’argent manquait dans la maison où errait l’aveugle, toujours méfiante, car elle cherchait en vain à s’expliquer les silences de son fils et de sa bru, après leurs éclats de gaieté et leurs expansions des semaines précédentes.

Pour arriver à la fin du mois sans avoir à les renouveler, Louise ménagea ses médicaments qui coûtaient si cher et qui représentaient pour elle la santé. Jean se consumait de regret.

— C’est ma faute, pensait-il. Je n’aurais pas dû être si bête.

Oui, pas ça dans la maison et cependant il allait lui falloir de l’argent. N’était-il pas convoqué pour une conférence pédagogique qui devait réunir au chef-lieu tous les instituteurs du canton, le 28 mars, c’est-à-dire le lundi suivant ? Certes, il se promettait de s’y rendre à pied et d’y dépenser le moins, possible. Mais, décemment, il ne pouvait partir sans un sou dans ses poches ; sait-on jamais ce qui peut advenir ?

Il fallait de l’argent. Pour s’en procurer, Jean prit la diligence et alla engager au mont-de-piété sa montre et quelques bijoux de sa femme. Il en coûta beaucoup à Louise de se séparer de ses bagues et de son bracelet d’argent, humbles cadeaux de Jean, au temps des fiançailles, riens précieux et seuls restes visibles d’un cher passé d’amour.

Dès son arrivée à Montclapiers, Coste fila vers un quartier éloigné du faubourg où s’arrête la diligence, et là discrètement se renseigna. Une fois l’adresse connue, il se dirigea furtivement vers le mont-de-piété, choisissant les rues peu fréquentées, de peur de se trouver soudain en face de quelque connaissance. Il lui semblait que tous ces gens qu’il rencontrait devinaient son projet, le regardaient avec dédain, et le rouge de la honte empourprait son visage. Plusieurs fois, il passa et repassa devant la porte du mont-de-piété, n’osant entrer, le cœur aussi serré d’angoisse et de honte que s’il allait tenter une démarche infamante. Comme il enviait l’indifférence résignée d’une chétive femme, apportant le paquet de linge qui lui permettrait de donner une bouchée de pain aux siens ou les allures désinvoltes, gouailleuses, de deux étudiants en dèche qui, un rire aux lèvres, allaient mettre au clou la montre contre laquelle « la tante » leur céderait le louis indispensable pour nocer gaiement, le soir, avec des filles. Enfin, après avoir longtemps hésité, Jean profita d’un moment où la maison semblait déserte, regarda d’un œil égaré autour de lui et se glissa dans le corridor, ne sachant ni où s’adresser ni que dire.

Dans le bureau, l’employé leva les yeux sur le nouvel arrivant avec une complète indifférence. Néanmoins, Jean crut voir de la moquerie dans ce froid regard et vite, en balbutiant, étala ses bijoux. D’une main tremblante, il saisit les quelques écus qu’on lui remit en échange et s’enfuit précipitamment de ce mauvais lieu où il croyait être resté un siècle. Accablé de honte, les joues en feu, titubant comme un homme ivre, il hâta le pas pour sortir de cette rue épouvantable et compromettante. Son regard trouble ne distinguait plus rien. Soudain, au tournant de la rue, un vieux monsieur se dressa devant lui et l’interpella :

— Tiens, c’est vous, monsieur Coste ! Comment ça va-t-il à Maleval ?

Jean eut un afflux de sang à la tête, puis il pâlit affreusement. Comme à travers un voile, il reconnaît le père Largue, son ancien directeur de Peyras. Horriblement gêné, il craint d’être deviné.

— Mais, d’où venez-vous donc ?… Vous paraissez malade. Jean eut la force de mentir.

— Je me suis buté contre un caillou, — dit-il, — et le pied me fait très mal… oui, très mal.

— Quelque cor douloureux, hé ! hé !…

M. Largue riota. Cette attitude, sembla-t-il à Jean, était odieuse et méchante. Sûr que le directeur avait compris, Jean aurait voulu s’engloutir dans le sol.

M. Largue s’informa de madame Coste et des enfants.

— Oh ! merci, merci… ils vont très bien, — murmura Coste, éperdu, ne sachant plus ce qu’il disait. — Alors, peut-on vous offrir un bock?...

Jean s'excusa, prompt à s'échapper. Si bien que M. Largue le voyant s'éloigner si vite ronchonna :

— Mais quelle mouche le pique, ce sot personnage?... On dirait que je lui fais peur... Cependant, je croyais que nous nous étions quittés bons amis !...

Jean courait presque dans les rues, sans but, sans direction, pour fuir. Affolé, les tempes battantes, il répétait douloureusement :

— Oh ! oui, il a compris, il m'a vu sortir... Il ricanait en regardant mon pantalon usé, mes souliers éculés. Il dira à tous, là-bas, à Peyras, qu'il m'a vu aller au mont-de-piété... Il le dira à l'inspecteur... tous mes chefs sauront que je suis misérable... mon Dieu! mon Dieu! quelle honte!... quelle honte!...

Avec ses idées étroites, son amour-propre de petit fonctionnaire, il croyait sa dignité perdue à jamais, s'exagérait les conséquences, au cas où M. Largue — qui d'ailleurs ignorait que le mont-de-piété fût dans cette rue — parlerait du dénuement de son ancien adjoint. Ses chefs avertis, Coste s'imaginait sa situation compromise, l'avenir barré, les mauvaises notes pleuvant dru comme grêle sur son pauvre dos.

Les yeux lui piquaient; il s'arrêta, prêt à pleurer. Une haine farouche lui vint contre cet homme apparu sur son chemin, pour son malheur. Il se dit que sans M. Largue, il n'aurait pas été déplacé, qu'il serait encore là-bas, à Peyras, tranquille comme jadis, pauvre mais ne devant rien à personne et ignorant l'âpreté de toutes les hontes bues.

Mais au souvenir des siens, sa rage tomba. Un grand abattement succéda. Mélancolique, Jean erra plusieurs heures dans les ruelles solitaires d'un faubourg s'ouvrant sur la rase campagne, toute verdoyante au soleil, où il était parvenu sans savoir comment.

Le cadran d’une horloge marquant deux heures lui rappela que le moment du départ approchait. Il rentra dans la ville, se hâta de faire ses achats. Sur les boulevards, où circulait une foule animée, il acheta, pour son déjeuner, — car il était à jeun — un croissant de deux sous et une tablette de chocolat. Il cassait son pain et son chocolat dans sa poche, par menus morceaux qu’il avalait presque sans mâcher, la main devant la bouche.

Un clair soleil printanier jouait parmi les graciles verdures des marronniers, des acacias et des platanes. Les voitures sillonnaient le boulevard. La même envie qu’il avait éprouvée lors de son dernier voyage, étreignit tout d’un coup le cœur de Coste, encore plus âprement. Le triomphe insolent des parvenus qui déblaient sous ses yeux, jouissant de la vie et de la lumière, souffletait sa misère.