Jean Racine (Lemaître)/I

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 1-31).

JEAN RACINE

PREMIÈRE CONFÉRENCE[1]

SON ENFANCE.— SON ÉDUCATION

Pourquoi vous parlé-je cette année de Racine ? Tout simplement parce que c’est Racine qu’on m’a le plus « demandé », et que, d’ailleurs, cela ne me déplaisait point.

Je pourrais vous dire aussi qu’ayant étudié Jean-Jacques Rousseau l’an dernier, j’ai cherché un effet de contraste : Racine, traditionaliste ; Rousseau, révolutionnaire ; Racine, catholique français, monarchiste ; Rousseau, protestant genevois, républicain ; Racine, artiste pur ; Rousseau, philosophe et promoteur d’idées… Mais ce parallèle, suggéré par un hasard, serait fort artificiel, et j’aime mieux vous avouer qu’il y a peu de rapports, sinon antithétiques, et encore pas sur tous les points, entre les deux personnages (quoiqu’il y en ait peut-être entre la Nouvelle Héloïse et le théâtre de Racine, père indirect du roman passionnel).

Ce qui est sûr, c’est que je suis content de n’avoir plus à examiner et à juger les idées. Dans l’art pur et dans la connaissance des âmes et des mœurs, — qui fut une des occupations du XVIIe siècle, — on peut arriver à quelque chose de solide et de définitif : dans la philosophie ou la critique ou les sciences politiques et sociales, je ne sais pas. Il y a tel écrivain du XIXe siècle qui vous paraît peut-être plus intelligent que Racine, ou qui, du moins, a su plus de choses que lui, et qui, en outre, s’est donné des libertés sur des points où Racine s’est contenu et abstenu. Mais, au bout du compte, si les philosophes et les critiques nous retiennent, c’est moins par la somme assez petite de vérité qu’ils ont atteinte que par les jeux— quelquefois ignorés d’eux-mêmes— de leur sensibilité et de leur imagination et par le caractère de beauté de leurs ouvrages. Oh ! que je suis heureux que Racine n’ait pas été un « esprit fort », ce qu’on appelle vaniteusement un « penseur », qu’il n’ait été savant qu’en grec, et qu’il n’ait cherché qu’à faire de belles représentations de la vie humaine !

À cause de cela nous l’aimons aujourd’hui, je pense, plus qu’on n’a jamais fait.

Et cependant on l’a beaucoup aimé déjà au XVIIe siècle (aimé autant que haï). Il a eu pour lui, tout de suite, le roi, la jeune cour, et la plus grande partie de sa génération. Boileau et ses amis le préfèrent, secrètement d’abord, puis publiquement, à Corneille. La Bruyère écrit en 1693 : « Quelques-uns ne souffrent pas que Corneille lui soit préféré, quelques autres qu’il lui soit égalé. » Au XVIIIe siècle, tout le monde, à la suite de Voltaire, adore Racine, le juge parfait. Vauvenargues l’appelle : « le plus beau génie que la France ait eu » . Cela dure longtemps, jusqu’aux romantiques. Ceux-ci exaltent fort justement Corneille : mais ils jugent Racine à travers l’insupportable tragédie pseudo-classique du XVIIIe siècle et de l’Empire, — qui, d’ailleurs, est plutôt cornélienne et dont Racine n’est pas responsable.

Aujourd’hui, je le répète, Racine est extrêmement en faveur. On l’aime plus que jamais, un peu par réaction contre le mensonge et l’illusion romantiques. Et en même temps, on peut dire que le romantisme, qui méconnaissait si niaisement Racine, nous a cependant aidés à le mieux comprendre et nous a incités à découvrir chez notre poète— fût-ce un peu par malice et esprit de contradiction— les choses même dont le romantisme se piquait le plus : pittoresque, vérité hardie, poésie, lyrisme.

Racine est, en effet, de ceux que l’on « découvre » toujours davantage. C’est pour cela que beaucoup ont commencé par ne le goûter que modérément, et ont fini par le chérir. Tel Sainte-Beuve, qui le traite fort strictement dans ses premiers articles, mais généreusement et magnifiquement dans son Port-Royal. Tel encore notre Francisque Sarcey. À ses débuts, Sarcey ne voyait en Racine qu’un orateur harmonieux, assez peu « homme de théâtre » . À la fin, il le trouve aussi malin que d’Ennery.

Nous apportons aussi à aimer Racine un sentiment qui est une sorte de nationalisme littéraire. Après Corneille, Normand impressionné par les Romains et les Espagnols, très grand inventeur, mais artiste inégal, Racine, homme de l’Île-de-France, principalement ému par la beauté grecque, a vraiment « achevé » et porté à son point suprême de perfection la tragédie, cette étonnante forme d’art, et qui est bien de chez nous : car on la trouve peu chez les Anglais, pas du tout chez les Espagnols, tardivement chez les Italiens. Il a eu d’ailleurs la chance de venir au plus beau moment politique, quand la France était la nation à la fois la plus nombreuse et la plus puissante d’Europe, — et au meilleur moment littéraire, après les premiers essais, mais quand la matière de son art était encore presque intacte et qu’il y avait encore beaucoup de choses qu’il pouvait dire parfaitement pour la première fois. Racine est le « classique » par excellence, si cette expression de « classique » emporte ensemble l’idée de la perfection et celle d’une fusion intime du génie français avec le génie de l’antiquité grecque et de la romaine, nos deux saintes nourrices.

Et voilà pourquoi je vous parlerai de Racine, quoique d’innombrables critiques— et, parmi les morts, Boileau, La Bruyère, Voltaire, Vauvenargues, La Harpe même, Chateaubriand, Geoffroy, Sainte-Beuve, Nisard, Vinet, Veuillot, Weiss, Brunetière— en aient excellemment parlé. Évidemment, je leur emprunterai beaucoup, et aussi aux critiques vivants. Quand je m’en apercevrai, je vous le dirai ; mais sans doute je ne m’en apercevrai pas toujours. Sachez bien que, sur pareil sujet, je ne prétends pas à l’originalité. Mais, par cela même que j’ « éprouverai », pour ainsi dire, l’œuvre de Racine deux cent huit ans après sa mort, et avec une âme de cette année-ci, j’aurai chance d’en recevoir quelques impressions intéressantes et pas encore trop ressassées.

Je ne pourrai pas faire exactement pour lui ce que j’ai fait pour Rousseau, car il est clair que le rapport est moins direct, chez Racine, entre la vie de l’écrivain et son œuvre. Néanmoins, l’homme et l’auteur communiquent chez lui par beaucoup de points, et par plus de points encore qu’il ne semble à première vue. Et sa vie, sans être aussi étrangement dramatique que celle de Rousseau, est si émouvante encore ! Elle soutient avec son théâtre des relations si harmonieuses et quelquefois si délicates et imprévues ! En somme, la vie de Racine rapproche et finalement concilie les mêmes traditions que ses tragédies elles-mêmes.

Et là-dessus, ayant relu Racine pour la centième fois (à coup sûr je n’exagère pas) et m’étant pénétré de toutes les notes et notices de l’admirable édition de Paul Mesnard, profitant aussi, à l’occasion, de la documentation si riche et en même temps si scrupuleuse de M. Augustin Gazier, je commence cette dix millième étude sur Racine.

C’est à la Ferté-Milon, gros bourg de l’Île-de-France, dans le Valois. Par les belles soirées de l’été de 1639, les habitants de la ville, assis devant leurs portes, regardaient passer quatre bourgeois fort simplement vêtus, qui, revenant de la promenade, marchaient l’un derrière l’autre en disant leur chapelet. Les bonnes gens de la Ferté-Milon se levaient par respect et faisaient grand silence pendant que passaient ces messieurs.

Car ces messieurs, jeunes encore (l’un d’eux avait vingt-quatre ans, et les autres à peu près la trentaine), étaient quatre messieurs de Port-Royal qui, chassés de leur retraite l’année précédente, s’étaient alors réfugiés à la Ferté-Milon chez une famille amie, les Vitart, alliés des Racine. Ces messieurs s’appelaient Lancelot, Singlin, Antoine Lemaître et Lemaître de Séricourt. Le mystérieux séjour de ces quatre saints à la Ferté-Milon fut évidemment un objet d’édification et une occasion de bons efforts pour les Racine et les Vitart et les chrétiens sérieux de la petite ville. La vie religieuse du père et de la mère de Jean Racine était donc particulièrement fervente et ils subissaient directement l’influence de Port-Royal dans le temps où Jean Racine fut conçu. Port-Royal le façonna dès avant sa naissance.

Mais la Ferté aussi le façonna. Dans une étude sur Racine, Larroumet— docilement, et parce que ces choses-là se disent— signalait un accord entre le génie de Racine et le paysage harmonieux et doux de la Ferté-Milon. Or, M. Masson-Forestier (qui descend de la sœur de Racine, Marie) m’assure que ce paysage, au XVIIe siècle était austère et rude. La « vallée boisée » d’aujourd’hui était une tourbière ; le cours d’eau limpide et lent, une rivière rapide et dangereuse ; forêts immenses, peu de cultures, une vie étroite et bloquée, une population énergique, dévote et un peu sombre. Qu’à cela ne tienne ! Nous dirons donc qu’il y a un accord entre l’âpreté de ce pays et de cette race, et l’âpreté voilée du théâtre de Racine. Mais tout cela n’est peut-être pas bien sérieux. Ce que nous retiendrons, c’est que Racine appartient à une famille dont beaucoup de membres, avant et après lui, furent des personnes très passionnées et chez qui le sentiment religieux était très profond.

Jean Racine naquit le 20 ou le 21 décembre 1639, de petite mais ancienne bourgeoisie. Les quatre solitaires avaient quitté la Ferté-Milon quelques mois auparavant : mais ils laissaient derrière eux un souvenir profond, et ne tardèrent point à attirer à eux une grande partie des familles Racine et Vitart. La grand’mère de Jean Racine, Marie Desmoulins, se retira en 1649 au monastère des Champs. Elle y avait eu une sœur religieuse ; elle y avait une fille religieuse également. Vitart, l’oncle de Jean Racine, rejoignit aussi ces messieurs, dès 1639, et prit soin de la ferme du monastère des Champs jusqu’à sa mort (en 1641 ou 1642). Sa veuve vient demeurer à Paris, dans le quartier de Port-Royal. C’est elle qui cache, durant les persécutions, M. Singlin, M. de Sacy et d’autres messieurs dans une petite maison du faubourg Saint-Marceau. Et cætera… De tous côtés, Port-Royal enveloppe Jean Racine.

Port-Royal l’enserre d’autant plus étroitement que l’enfant perd sa mère en janvier 1641, son père (remarié) en février 1643, et se trouve donc orphelin à trois ans.

Il est élevé chez sa grand’mère (qu’il a toujours appelée « ma mère » ) jusqu’à l’âge de dix ans. Puis il est mis au collège de la ville de Beauvais, maison amie de Port-Royal. Enfin, à quinze ans, après sa rhétorique, on le prend à Port-Royal à la maison des Granges. Notez qu’on l’y prend par une exception unique, car la règle était de ne recevoir à Port-Royal les élèves que tout jeunes (de neuf à dix ans au plus). Notez encore qu’à ce moment, l’école des Granges va être dispersée (1656). Le petit Racine est donc, pendant trois ans (d’après Sainte-Beuve) le seul élève de ces messieurs, tout seul avec ces saints, plus libre, par conséquent, en même temps que suivi de plus près, et vivant sans doute plus familièrement avec eux. Il a pour lui tout seul des maîtres tels que Lancelot, Nicole, Antoine Lemaître, Hamon. Jamais, je crois, enfant n’a reçu une éducation pareille. Comme instruction, c’est unique, c’est magnifique et plus que princier. Comme enseignement religieux, c’est intense.

Port-Royal est, littéralement, la famille du petit Racine.

Or, qu’est-ce que Port-Royal ? qu’est-ce que le jansénisme ?

Je n’ai pas à vous faire son histoire : je ne puis que vous renvoyer au Port-Royal de Sainte-Beuve, qui est un des plus beaux livres d’histoire et de psychologie de toute notre littérature. Je voudrais seulement, en vous rappelant ce que c’est qu’un janséniste, vous faire pressentir quelle put être l’influence de Port-Royal sur l’âme et sur l’art de Jean Racine.

Le jansénisme, c’est la restauration, par deux théologiens passionnés, Jansénius et Saint-Cyran, de la doctrine de saint Augustin, le plus subtil des dialecticiens et le plus tourmenté des hommes.

C’est, je ne dirai pas un christianisme outré, mais le christianisme comme ramassé autour de ce qu’il a de plus surnaturel. Il se résume en ceci, que la nature de l’homme après la chute est foncièrement mauvaise ; que l’homme ne peut donc rien faire de bon sans la grâce, et que la grâce, et même le désir de la grâce, est un présent gratuit.

D’où cette conception est-elle venue à des hommes ? De la préoccupation de ne pas amoindrir Dieu ; du besoin de sentir son action partout ; de la pensée toujours présente du mystère de la Rédemption.

Si l’on accorde, en effet, que la nature humaine corrompue peut, par elle-même, quelque bien, la Rédemption devient inutile.— Oui, mais si l’on dit que la nature humaine ne peut rien de bon par elle-même, plus de libre arbitre et, par conséquent, plus de mérite.— Oui, mais si l’homme, abandonné à ses seules forces, pouvait mériter, c’est donc qu’il pourrait se passer de la grâce… Et le raisonnement peut tourner ainsi indéfiniment.

Cercle vertigineux ! À peine, dans cette conception qui donne tout à Dieu, le jansénisme peut-il sauver verbalement une ombre de liberté humaine. Car toujours, au moment où il va accorder quelque chose à l’homme, il craint d’en faire tort à Dieu.

Et de là tant de formules singulières et contradictoires, et belles pourtant, comme celle-ci, de M. Hamon, qui « n’explique pas, mais qui exprime la doctrine de la grâce et la rend dans tout son complexe, d’autres diraient dans toute son inintelligibilité » (Sainte-Beuve) :

C’est la volonté de Dieu qui nous fait vivre… Notre vie ne consiste point dans toutes les choses qui peuvent dépendre de la puissance des hommes et qu’ils peuvent nous ôter, mais seulement dans la volonté de Dieu, et dans la nôtre, dont nous sommes toujours les maîtres, lorsque, par un effet de sa miséricorde, nous l’avons soumise à celle de Dieu.

Ainsi, si nous soumettons notre volonté à celle de Dieu, c’est par un effet de la miséricorde de Dieu, c’est-à-dire encore par la volonté de Dieu. Et cependant, nous restons, paraît-il, maîtres de notre volonté. On ne voit pas bien comment : mais cette énigme, c’est le jansénisme même. Accorder tant à la volonté et à l’action de Dieu que l’homme paraît irresponsable, étant, par nature, incapable de mériter ; et toutefois trembler devant Dieu comme si l’on était responsable devant lui, voilà, je crois bien, en quoi consiste, au fond, l’état d’esprit janséniste.

À le considérer, non point théologiquement, mais psychologiquement, le janséniste est l’homme qui entretient avec Dieu les relations les plus dramatiques. Le janséniste est l’homme qui pense le plus de mal de la nature humaine et qui a le moins d’illusions sur elle. Par suite, le janséniste est l’homme qui a le plus besoin de croire à Jésus rédempteur pour ne pas sombrer dans la négation et dans le désespoir. Non seulement Pascal paraît avoir connu ces tentations, mais de saintes religieuses, comme la mère Angélique de Saint-Jean :

J’appris, écrit-elle dans le récit de son séjour au couvent des Annonciades, ce que c’est que le désespoir et par où l’on y va… J’étais au hasard de laisser éteindre ma lampe… C’était comme une espèce de doute de toutes les choses de la foi et de la Providence.

Le janséniste est l’homme qui a le plus besoin de voir et de sentir partout, et dans les moindres choses, l’action de Dieu et qui a pour lui l’amour le plus inquiet. Le janséniste est l’homme qui aime Dieu avec le plus de désintéressement, puisqu’il craint toujours que Dieu ne le lui rende pas, et qu’il vit dans la terreur de n’avoir pas la grâce. Et, conséquemment, le janséniste est, de tous les chrétiens, celui qui s’examine avec le plus de diligence et d’angoisse.

Mais, d’autre part, le janséniste, si humble devant Dieu, nourrit, et peut-être à son insu, un secret orgueil, comme un homme qui ne ressemble pas aux autres, qui ne veut pas leur ressembler, et qui a des « opinions particulières » .

Dans l’Oraison funèbre de Nicolas Cornet, Bossuet parle ainsi des jansénistes :

… Ils accablent la faiblesse humaine en ajoutant au joug que Dieu nous impose… Qui ne voit que cette rigueur enfle la présomption, nourrit le dédain, entretient un chagrin superbe et un esprit de fastueuse singularité, fait paraître la vertu trop pesante, l’évangile excessif, le christianisme impossible ?

Le janséniste renchérit sur le surnaturel ; et, devant le mystère de la rédemption et de la grâce, il abdique sa raison plus totalement que les autres chrétiens. Mais il la retrouve, et il en revendique âprement les droits, lorsqu’il s’agit de savoir si les « cinq propositions » sont dans Jansénius ; et, contre le pape, contre la Sorbonne, contre les évêques de France, contre le roi, il soutient qu’elles n’y sont pas. Tandis qu’il paraît douter de la liberté humaine, le janséniste n’en montre pas moins une volonté indomptable. S’il s’anéantit devant Dieu, il est fier avec les hommes, et difficile avec les puissances. Son humilité ne l’empêche pas d’opposer les résistances les plus obstinées aux entreprises injustes des pouvoirs publics, des « grandeurs de chair » . Le janséniste est homme de protestation et d’opposition ; et c’est pourquoi Port-Royal a été si fort à la mode dans une partie de la noblesse et de la haute bourgeoisie.

Le jeune Racine ne sera point un homme d’opposition ; sans renier ses maîtres persécutés, il sera un chrétien soumis et un sujet amoureux de son roi. Mais l’opinion de Port-Royal sur la nature humaine se retrouvera dans ses tragédies ; elle le fera véridique et hardi dans ses peintures de l’homme. Et, à cause de Port-Royal, je le crois, jamais (sauf dans l’Alexandre) il ne donnera dans l’optimisme romanesque des deux Corneille et de Quinault. En attendant, Jean Racine est un enfant très bien doué et très sensible, un enfant privilégié, élevé dans le sanctuaire de la piété, et qui reçoit l’empreinte chrétienne à une profondeur dont il ne s’apercevra lui-même que plus tard.

Ses professeurs sont Nicole, Lancelot, Antoine Lemaître, Hamon ; et, comme je l’ai dit, il les a pour lui tout seul.

Louis Veuillot dit de Nicole : « Nicole, ce moraliste de Port-Royal, le plus froid, le plus gris, le plus plomb, le plus insupportable des ennuyeux de cette grande maison ennuyée. » Veuillot est bien sévère. Ce qui est vrai, c’est que Nicole semble un peu effacé parce qu’il nous apparaît toujours comme le reflet d’Arnault. Il reste toute sa vie clerc tonsuré. Cette nuance lui convient. C’est un second rôle. C’est l’esprit modéré de Port-Royal. Il atténue le jansénisme. C’est lui qui inventa la fameuse distinction « du droit et du fait » et qui imagina de dire : « Nous condamnons les cinq propositions qu’on dit extraites de Jansénius ; mais nous nions qu’elles y soient : qu’on nous les y montre. » (Et en effet elles n’y étaient pas littéralement.) Nicole était un écrivain lent, mais un moraliste très fin. C’est lui dont madame de Sévigné aurait voulu boire en bouillon les Essais de morale. Ajoutez qu’il était de visage agréable, d’excellente société, qu’il avait tout lu, même les romans, et qu’il racontait très bien l’anecdote.

Je ne vois pas en quoi cet aimable homme a mis sa marque sur Racine. Mais je crois qu’il lui apprit très bien le latin[2].

Le second maître de Racine, Lancelot, était un homme qui avait la rare manie de l’effacement, de la subordination, de l’humilité. Il demeura sous-diacre, parce qu’il ne se sentait pas digne d’être prêtre. Il se complaisait dans les offices inférieurs. Type de vieil enfant de chœur, d’acolyte, de sacristain volontaire. Avant la dispersion des « petites écoles », il était le professeur des tout jeunes enfants.

Mais cet homme effacé avait l’âme la plus ardente. Pendant dix ans, il avait vécu d’un désir : celui de rencontrer M. de Saint-Cyran. Il avait le don des larmes. Et, quand il fut entré à Port-Royal, il eut aussi le don du rire, — d’un rire qui n’avait rien du tout de profane.

L’abondance des grâces dont il plaisait à Dieu de me combler, écrit-il, et la paix dont il me remplissait étaient si grandes, que je ne pouvais presque m’empêcher de rire en toutes rencontres.

C’est le rire des jeunes filles très pures et des religieuses innocentes.

Cet humble passionné fut, par obéissance, un éminent grammairien. C’est lui qui écrivit les excellentes Méthodes de Port-Royal, grecque, latine, italienne et espagnole ; et c’est lui qui assembla les Racines grecques, versifiées ensuite par M. de Sacy (1657) :

(Entre en ce jardin, non de fleurs Qui n’ont que de vaines couleurs, Mais de racines nourrissantes Qui rendent les âmes savantes…)

C’est à Lancelot, sacristain et helléniste, que Jean Racine dut de savoir le grec à fond, dans un temps où la plupart des lettrés ne savaient que le latin (aujourd’hui, ils ne savent ni l’un ni l’autre) ; et par suite, si Racine, tout imprégné des Grecs, choisit chez eux la moitié des sujets de ses tragédies profanes, et s’il écrivit Andromaque, Iphigénie et Phèdre, c’est un peu au sacristain de Port-Royal que nous le devons.

Le troisième professeur de Jean Racine, Antoine Lemaître, avait été un avocat célèbre et un « homme du monde » assez dissipé (du moins parle-t-il lui-même de ses « égarements » ). Il s’était converti au lit de mort de sa mère, brusquement, avec explosion et larmes, et avait renoncé à la plus belle situation dans le siècle pour s’ensevelir à Port-Royal. Tandis que Nicole et Lancelot étaient des hommes « gris », Antoine Lemaître était un homme brillant, un pénitent plein de verve et d’éclat, le chef des solitaires. Il avait de la véhémence, de la chaleur, de l’imagination et du geste. Il gardait, dans son renoncement, l’amour de la littérature. Du fond de sa solitude, il avait publié lui-même ses plaidoyers[3], monuments de sa gloire profane, en ayant seulement soin d’y rajouter des passages édifiants. Il avait traduit, en les expurgeant pour les élèves de Port-Royal, les comédies de Térence.

Antoine Lemaître prit très fort en amitié Racine adolescent. Il voulait faire de lui un avocat. On connaît la lettre charmante où il recommande au « petit Racine » de bien soigner pendant son absence ses onze volumes de saint Chrysostome et de les défendre contre les rats, et où il l’appelle son fils et lui dit : « Aimez toujours votre papa comme il vous aime. »

Il fut spécialement le professeur de rhétorique de Jean Racine. Ce fut sûrement lui qui communiqua à l’enfant la flamme littéraire. Et ce n’est pas tout : Antoine Lemaître avait une belle voix et un débit savant. Il donna à Racine d’excellentes leçons de diction, — que Racine répéta plus tard à mademoiselle du Parc et à mademoiselle Champmeslé.

Le quatrième professeur de Racine fut M. Hamon, médecin de Port-Royal. Et même, à partir de mars 1656, les autres solitaires dispersés, Racine n’eut plus d’autre professeur que M. Hamon.

M. Hamon paraît avoir été le plus singulier, le plus pittoresque des messieurs de Port-Royal et aussi le plus poète. Après avoir été précepteur de M. de Harlai, — dont il refusa un petit « bénéfice », — il vendit et distribua aux pauvres son patrimoine et entra à Port-Royal en 1650. Il fut le médecin des religieuses. Il s’en allait visiter les pauvres des environs, monté sur un âne et un livre à la main. C’était un mystique au cœur tendre et à l’imagination fleurie. Il lisait en espagnol les ouvrages de sainte Thérèse, « de la grande sainte Thérèse qui fut tellement blessée de la charité de l’Époux que son cœur fut transpercé d’un glaive de joie et de douleur » .

Ainsi s’exprime-t-il. Il écrivit des petits traités de piété pour les religieuses et quatre volumes de très subtils commentaires sur le Cantique des cantiques. « Il avait, dit Sainte-Beuve, le don de la spiritualité morale, le sens des emblèmes, » et il marchait dans le monde « comme dans une forêt enchantée, où chaque objet qu’on rencontre en recèle un autre plus vrai et cache une merveille » . Il pensait que l’univers visible n’est qu’un système de symboles et qu’il n’y a de vrai que ce qu’on ne voie pas. Il ne mangeait que du pain de chien (fait de son et d’un peu de farine). On lui en donnait un grand par semaine. Il mangeait toujours debout, dans un couloir, sans serviette et sur une planche. Sainte-Beuve dit qu’il y avait de l’oriental et du brahme dans M. Hamon. Cette impression me parait très juste. Je tiens de la munificence de M. Gazier un petit livre intitulé : Relation de plusieurs circonstances de la vie de M. Hamon, faite par lui-même, selon le modèle des Confessions de saint Augustin (124 pages, imprimées en 1734). Il y parle surtout du séjour qu’il fit seul, comme médecin, auprès des religieuses de Port-Royal-des-Champs, en 1665, après l’expulsion des « messieurs » . C’est très curieux. M. Hamon est humble, oui, il se rabaisse tant qu’il peut et conserve ses vêtements de pauvre qui le font moquer des gardes. Il dira :

J’aimais fort les sentences, ce qui est le caractère des moindres esprits.

Il dira :

J’étais plus lâche qu’une femme, et qu’une femme des plus lâches, car il y en a de courageuses.

Et cætera. Mais on sent avec lui quel secret délice est l’humilité. Car, dans le chrétien qui se ravale lui-même, il y a deux « moi » : le « moi » qui est humilié, et le « moi » qui humilie l’autre et le méprise et le maltraite ; et ce second moi, juge implacable du premier, peut parfaitement goûter un plaisir d’orgueil détourné et comme s’enivrer de son rôle d’ange flagellateur. Puis, l’humilité supprime presque toutes les causes de trouble :

J’éprouvais, dit M. Hamon, que, quand on se met sur son fumier, on est délivré de bien des tentations… Je résolus, dit-il encore, de ne plus juger personne.

Bientôt vient le détachement de la vie et l’amour de la mort :

Je regardais la mort avec assez de douceur. Je pensais fortement qu’il fallait me disposer à quitter les vivants, qui sont morts, afin d’aller trouver les morts, qui sont vivants.

Vient enfin la totale « ataraxie » .

Il y a des temps où je crois que Dieu demande une chose de moi ; il y en a d’autres où je ne le crois plus ; quelquefois, je n’en sais rien. Et tout cela m’est la même chose, étant résolu de ne faire non plus d’état de mes prétendues assurances que de mon incertitude même.

Un autre point très intéressant. La communion était interdite aux religieuses du chœur, mais permise aux sœurs converses. On demande à Hamon si les religieuses du chœur peuvent sans péché mettre le manteau gris des converses pour se présenter à la Sainte Table et communier ainsi par fraude. Hamon pense qu’elles le peuvent. Pourquoi ? C’est que, en rendant possible aux religieuses, par cette ruse, la communion dont il leur commande et inspire le désir, Jésus-Christ signifie ainsi clairement qu’il la leur permet en effet, et cela, malgré l’autorité ecclésiastique. C’est une révélation qu’il fait à ses servantes, par-dessus la tête de leur archevêque. Il me semble que nous touchons le fond de l’âme de Port-Royal dans cette volonté de communiquer directement avec Dieu. Toute cette discussion de M. Hamon, à la fois très subtile et enflammée d’amour, est une des choses les plus singulières qu’on puisse lire.

Voilà les quatre professeurs de Racine. Celui qu’il semble avoir aimé et vénéré le plus est justement ce bizarre et délicieux bonhomme, M. Hamon. Quarante ans plus tard, il écrira dans son testament (10 octobre 1698) :

Je désire qu’après ma mort, mon corps soit porté à Port-Royal-des-Champs, qu’il soit inhumé dans le cimetière, au pied de la fosse de M. Hamon. Je supplie très humblement la mère abbesse et les religieuses de vouloir bien m’accorder cet honneur, quoique je m’en reconnaisse très indigne, etc.

Et maintenant, représentez-vous cet enfant tout seul au milieu de ces saints, d’ailleurs tous occupés de leurs dévotions et de leurs travaux. Je ne dis pas qu’il dut s’y ennuyer : mais l’absence d’enfants de son âge, le silence de ce grand cloître dépeuplé et de cette vallée solitaire, tout cela était évidemment fort propre à le jeter dans la rêverie. Il dut rêver beaucoup, ces trois années-là, le long de l’étang, dans les jardins et dans les bois. Et sa sensibilité, repliée sur soi, secrète, sans confident, dut se faire par là plus profonde et plus délicate.

On connaît l’anecdote racontée par Louis Racine dans ses Mémoires : anecdote que Louis tenait de son frère aîné Jean-Baptiste, lequel ne pouvait la tenir que de son père ou de quelqu’un de Port-Royal :

Son plus grand plaisir était de s’aller enfoncer dans les bois de l’abbaye avec Sophocle et Euripide qu’il savait presque par cœur. Il avait une mémoire surprenante. Il trouva par hasard le roman grec des amours de Théagène et de Chariclée. Il le dévorait, lorsque le sacristain Claude Lancelot, qui le surprit dans cette lecture, lui arracha le livre et le jeta au feu. Il trouva moyen d’en avoir un autre exemplaire, qui eut le même sort, ce qui l’engagea à en acheter un troisième, et, pour n’en plus craindre la proscription, il l’apprit par cœur et le porta au sacristain en lui disant : « Vous pouvez brûler encore celui-ci comme les autres. »

Comment Racine avait-il pu se procurer jusqu’à deux exemplaires du roman d’Héliodore, — texte grec, comme semble l’indiquer la phrase de Louis Racine ? Sans doute par son cousin Antoine Vitart, qui était alors à Paris, au collège d’Harcourt. Maintenant, que le petit Racine ait appris Théagène et Chariclée « par cœur », c’est probablement une façon de parler, car le roman a plus de six cents pages.

Je l’ai parcouru, moi, dans la traduction d’Amyot, et une seule fois, et en passant beaucoup de pages. Que Racine à seize ans l’ait lu, lui, dans le texte, et au moins trois fois, cela prouve qu’il était déjà très fort en grec, et qu’il avait une grande fraîcheur de sensibilité et d’imagination.

L’Histoire éthiopique traitant des loyales et pudiques amours de Théagène Thessalien et Chariclée Éthiopienne, écrite entre le IIe et le Ve siècle par un Héliodore qui aurait été évêque de Tricca en Thessalie, raconte en dix livres, très lentement, les aventures de la princesse Chariclée, qui fut exposée par sa mère, qui rencontra à Delphes le beau Théagène, qui fut longtemps séparée de lui et qui, après mille vicissitudes, telles que naufrages et enlèvements, et méprises et malentendus de toutes sortes, finit par le retrouver et par l’épouser, la noble naissance de Chariclée ayant été reconnue au moment où on allait la mettre à mort avec son amant. La forme du livre, c’est, si vous voulez, celle des parties un peu ennuyeuses de Daphnis et Chloé. Elle nous paraît assez insipide, encore qu’extrêmement fleurie. Mais il y est question d’amour ; Racine avait seize ans ; et il créait lui-même l’enchantement de cette histoire.

Et, somme toute, je comprends que le bon sacristain Lancelot ait cru devoir, par deux fois, lui confisquer son exemplaire. Car enfin, dès les premières pages du roman, l’écolier de seize ans y pouvait lire (en grec) cette description d’une belle personne dont l’ami vient d’être à moitié égorgé par des pirates :

C’était une jeune pucelle assise dessus un rocher… Elle avait le chef couronné d’un chapeau de laurier, et des épaules lui pendait, par derrière, un carquois qu’elle portait en écharpe. Son bras gauche était appuyé sur son arc… Sur sa cuisse droite reposait le coude de son autre bras ; et avait la joue dedans la paume de sa main dont elle soutenait sa tête, tenant les yeux fichés en terre à regarder un jeune damoiseau étendu tout de son long, lequel était tout meurtri de coups, etc.

Et deux pages plus loin :

Cette belle jeune fille se prit à embrasser le jouvenceau et commença à pleurer, à le baiser, à essuyer ses plaies, et à soupirer…

Et un peu plus loin encore :

Apollon ! dit la belle captive, les maux que nous avons par ci-devant endurés ne te sont-ils point satisfaction suffisante ? Être privés de nos parents et amis, être pris par des pirates, avoir été deux fois prisonniers entre les mains des brigands sur terre, et l’attente de l’avenir pire que ce que nous avons jusqu’ici essuyé ! … Où donc arrêteras-tu le cours de tant de misères ? Si c’est en mort, mais que ce soit sans vilenie, douce me sera telle issue. Mais si aucun d’aventure se met en effort de me violer et connaître honteusement, moi que Théagène même n’a encore point connue, je préviendrai cette injure en me défaisant moi-même, et me maintiendrai pure et entière jusques à la mort, emportant avec moi pour honneur funéral ma virginité incontaminée.

Lire ces choses-là, — dans un grec mignard, — au fond des bois, — à seize ans, et quand on n’a encore connu d’autres femmes que sa grand’mère et sa tante— pourquoi cela ne serait-il pas délicieux et émouvant ? …

Et dans ce même premier livre de Théagène et Chariclée, l’enfant Racine lisait l’histoire— assez brutale— d’un jeune homme trop aimé de sa belle-mère, c’est-à-dire, sous d’autres noms, l’histoire même de Phèdre et d’Hippolyte ; si bien qu’écrivant vingt ans plus tard sa tragédie de Phèdre, il put se ressouvenir des pages d’Héliodore, alors troublantes pour lui, qu’il avait lues le long de l’étang et dans les bois de Port-Royal.

C’est aussi dans ces bois et le long de cet étang qu’il composa les sept Odes de la Promenade de Port-Royal : Louanges de Port-Royal en général ; le Paysage en gros ; Description des bois ; De l’étang ; Des prairies ; Des troupeaux et d’un combat de taureaux ; Des jardins.

Ce sont des vers d’enfant, et c’est très bien ainsi. Certes le petit Racine jouit vivement du charme des eaux, des arbres, des prairies. Quelques années plus tard, La Fontaine, dans sa Psyché, dira de lui : « Il aimait extrêmement les jardins, les fleurs, les ombrages. » Mais, n’étant encore qu’un enfant, Racine, comme il est tout naturel, imite dans sa forme les poètes descriptifs à la mode, et notamment Théophile de Viau et Tristan l’Ermite.

Ce Théophile et ce Tristan ont d’ailleurs de bien jolis endroits. Il faut lire, du premier, le Matin, la Solitude, la Maison de Silvie, et, du second, le Promenoir des deux amants.

Que dites-vous de ces deux strophes de la Maison de Sylvie ?

Un soir que les flots mariniers Apprêtaient leur molle litière Aux quatre rouges timoniers Qui sont au joug de la lumière, Je penchais mes yeux sur le bord D’un lit où la Naïade dort, Et regardant pêcher Silvie, Je voyais battre les poissons À qui plus tôt perdrait la vie En l’honneur de ses hameçons.

D’une main défendant le bruit, Et de l’autre jetant la ligne, Elle fait qu’abordant la nuit, Le jour plus bellement décline ; Le soleil craignait d’éclairer, Et craignait de se retirer ; Les étoiles n’osaient paraître ; Les flots n’osaient s’entre-pousser. Le zéphire n’osait passer, L’herbe se retenait de croître.

Et que dites-vous de ces quatrains du Promenoir des deux amants ?

Auprès de cette grotte sombre
Où l’on respire un air si doux,
L’onde lutte avec les cailloux
Et la lumière avecque l’ombre.

Ces flots, lassés de l’exercice
Qu’ils ont fait dessus ce gravier
Se reposent dans ce vivier
Où mourut autrefois Narcisse.



C’est un des miroirs où le Faune
Vient voir si son teint cramoisi,
Depuis que l’amour l’a saisi,
Ne serait point devenu jaune.

L’ombre de cette fleur vermeille
Et celle de ces joncs pendants
Paraissent être là-dedans
Les songes de l’eau qui sommeille.

Ce Tristan et ce Théophile sont des poètes ingénieux— et qui aiment la nature, oh ! mon Dieu, peut-être autant que nous l’aimons. Seulement, c’est plus fort qu’eux, ils ne peuvent la peindre sans mêler à leurs peintures, trop menues, trop sèchement détaillées, de l’esprit et des pointes, et une trop piquante mythologie.

Racine, à seize ans, les copie de son mieux dans ses odes enfantines. Il emploie la strophe préférée de Théophile (en abrégeant seulement, et d’une façon qui n’est peut-être pas très heureuse, — car elle la rend trop sautillante— le septième et le neuvième vers de la strophe). Son imitation est, en général, assez faible ; il a vraiment trop d’épithètes insignifiantes, telles qu’agréable et admirable. Mais il a pourtant des strophes assez réussies dans leur genre, et pas trop éloignées de leur modèle ; celle-ci, par exemple :

Là, l’hirondelle voltigeante,
Rasant les flots clairs et polis,
Y vient avec cent petits cris
Baiser son image naissante.
Là, mille autres petits oiseaux
Peignent encore dans les eaux

Leur éclatant plumage :
L’œil ne peut juger au dehors
Qui vole ou bien qui nage
De leurs ombres et de leurs corps.

Puis, il nous parle des poissons « aux dos argentés » :

… Ici, je les vois s’assembler,
Se mêler et se démêler
Dans leur couche profonde ;
Là je les vois (Dieu, quels attraits ! )
Se promenant dans l’onde,
Se promener dans les forêts.

À cause, vous entendez bien, des feuillages qui se reflètent dans l’eau. Cela est beaucoup plus imaginé et concerté que vu : c’est tout à fait du Théophile.

Je suis sûr que ces petits vers, si l’enfant les lui montra, ne déplurent point au bon M. Hamon, qui, comme j’ai dit, avait l’imagination riante, et qui mettait dans ses méditations spirituelles, pour en tirer de subtiles comparaisons à la manière de saint François de Sales, beaucoup de fleurs, d’arbres et d’animaux. Mais surtout M. Hamon dut goûter ces strophes de l’ode deuxième :

Je vois ce cloître vénérable,
Ces beaux lieux du ciel bien aimés,
Qui de cent temples animés
Cachent la richesse adorable.

(Vous avez compris que ces « temples animés », ce sont les religieuses de Port-Royal.)

C’est dans ce chaste paradis
Que règne, en un trône de lis,
La virginité sainte ;
C’est là que mille anges mortels

(Ils n’étaient que « cent » tout à l’heure : « mille » est pour l’euphonie.)

D’une éternelle plainte
Gémissent au pied des autels.

Sacrés palais de l’innocence,
Astres vivants, chœurs glorieux
Qui faites voir de nouveaux cieux
Dans ces demeures du silence,
Non, ma plume n’entreprend pas
De tracer ici vos combats,
Vos jeûnes et vos veilles ;
Il faut, pour en bien révérer
Les augustes merveilles,
Et les taire, et les adorer.

(Pas mal, ce dernier vers.)

Je ne vous donne pas ces strophes pour merveilleuses. Mais elles ont de la piété, de l’onction et, si je puis dire, de la blancheur. Et si l’on veut, de loin, de très loin, elles font présager l’accent suave des chœurs d’Esther.

Dans le même temps, l’enfant traduisait les Hymnes du bréviaire romain en vers français, que, plus tard, il retoucha notablement ou que, même, je pense, il refit tout entiers.— Il fait aussi beaucoup de vers latins, élégants et faciles. Il se nourrit d’Homère, de Sophocle et d’Euripide. Il les lit en « s’enfonçant dans les bois », ce qui est, si je puis ainsi parler, une façon plus sensuelle de les lire. Il traduit beaucoup, beaucoup de grec, et même des auteurs simplement curieux, tels que Diogène Laërce, Eusèbe et Philon. Et il commence un prodigieux travail d’annotations, souvent page par page, sur la presque totalité de la littérature grecque et sur une bonne partie de la latine. Lorsqu’il sort de Port-Royal au mois d’octobre 1658, Jean Racine est à la fois un adolescent très pieux, — et un adolescent fou de littérature.

Fou de littérature, il le serait peut-être devenu de lui-même. Mais il est certain qu’il l’était aussi par la faute de ses vénérables maîtres.

Ses vénérables maîtres estimaient peu la littérature en elle-même. Pour leur compte, ils ne visaient pas au talent. Ils jugeaient que ce qu’il convient d’étudier chez les anciens et de leur emprunter, c’est simplement l’art d’exprimer clairement et exactement sa pensée, afin qu’elle soit plus efficace. Mais comment pouvaient-ils croire qu’un enfant tendre, intelligent et passionné ne chercherait que cela dans Homère, Sophocle, Euripide, Térence, Virgile ? Est-ce par ces lectures qu’ils pensaient le détourner de la poésie, ou le munir d’avance contre les passions ? Ces saints hommes goûtaient trop les belles-lettres. Ils n’étaient pas parfaitement conséquents avec eux-mêmes, et je les en aime davantage.— Il est bien probable, d’ailleurs, que les religieuses, et sa tante la mère Agnès de Saint-Thècle, et sa grand’mère Marie Desmoulins, avaient été touchées des strophes où l’enfant les comparait à des « temples animés » et les appelait « astres vivants » (dame ! mettez-vous à leur place) ; qu’il leur avait montré sa traduction des Hymnes et qu’elles en avaient été émerveillées ; et il est bien probable aussi que ces « messieurs » n’avaient pu se tenir de louer les vers latins que Racine avait adressés au Christ (ad Christum) pour le supplier de défendre Port-Royal contre ses ennemis.

Ainsi, sans le savoir, Port-Royal poussait l’écolier vers la littérature et la poésie, — et vers le théâtre, qui en était alors la forme la plus éclatante. Port-Royal poussait Jean Racine à la damnation, jusqu’à l’heure où il devait le ressaisir pour le salut ; et il en résultera une vie des plus tourmentées, des plus passionnées, des plus humaines par ses contradictions intérieures. Sa vie même fut certainement, aux yeux de Dieu, la plus belle de ses tragédies.


  1. Ce cours a été professé, comme le cours sur Jean-Jacques Rousseau, « à la Société des Conférences »
  2. Quoique Nicole, de 1655 à 1658, n’ait point séjourné à Port-Royal d’une façon suivie, il s’en faut de beaucoup. (Cf. I. Carré, La Pédagogie de Port-Royal, p. 267.)
  3. Mais ce fut malgré lui et pour arrêter les contrefaçons. (A. Gazier.)