Jean Rivard, économiste/02

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J.B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 11-15).

II.

l’exploitation.


Tu travailleras à la sueur de ton front.
Genèse.


Bientôt Jean Rivard se consacra avec plus d’ardeur et d’énergie que jamais à la réalisation de son rêve favori, la création d’un établissement digne de figurer à côté des plus beaux établissements agricoles du pays.

Pour cela, on le comprend, il lui restait beaucoup à faire.

Mais je prie le lecteur de ne pas s’épouvanter. Je n’entreprendrai pas de raconter en détail les opérations agricoles de Jean Rivard. La vie de l’homme des champs est souvent pleine de charmes, mais il faut l’avouer, elle est généralement monotone. Les travaux de la ferme se succèdent régulièrement comme les quatre saisons de l’année. Les poètes ont beau d’ailleurs nous entretenir de tous les charmes de la vie champêtre, des ravissants aspects des paysages, de la verdure des prairies, du murmure des ruisseaux, des parfums des plantes, du ramage des oiseaux ; ils ont beau nous parler des chants joyeux du laboureur, des animaux qui gambadent dans les gras pâturages, des jattes de lait frais qui couvrent la table des moissonneurs dans les chaudes journées d’été, des fruits vermeils qui pendent aux branches des arbres ; — il y a dans l’existence de l’homme des champs une partie toute matérielle, toute positive, où la plus riche imagination cherchera vainement un grain de poésie.

Je ne donnerai donc qu’une idée assez générale de la manière dont Jean Rivard conduisit ses opérations et des résultats qu’il en obtint.

Son plan de campagne était tracé depuis longtemps, il n’avait qu’à le suivre avec persévérance.

Il connaissait parfaitement chacun des cent acres de terre qui composaient sa propriété. Il les avait maintes fois parcourus en tous sens ; il en avait même tracé sur le papier, pour son usage particulier, un petit plan indiquant la nature du sol, les ondulations du terrain, les différentes espèces de bois qui le couvraient. ici c’était une colline, là un petit bas-fond qu’il faudrait conserver. C’est ce qu’il appelait complaisamment la carte de son royaume.

Il la regardait chaque jour avec un intérêt toujours croissant.

Après son mariage, cet attachement à sa propriété s’accrût encore davantage et devint une espèce de passion. Il n’eût pas échangé son domaine pour tous les trésors du Pérou.

Le cultivateur canadien ne fait rien sans consulter sa femme ; c’est un des traits caractéristiques des mœurs de nos campagnes ; et Jean Rivard était canadien en cela comme en tout le reste.

À peine les deux époux étaient-ils installés dans leur nouvelle habitation, que Jean Rivard s’empressa d’initier sa Louise à tous ses projets, de la faire confidente de toutes ses entreprises.

« Tu sais, lui dit-il entre autres choses, en lui montrant la carte de son royaume, tu sais qu’en me frayant, il y a deux ans, un chemin dans cette région inculte, j’ai juré qu’avant dix ans ce lot vaudrait au moins deux mille louis. Je tiens à faire honneur à mes engagements. Il faut que dans huit ans, tous ces arbres que tu vois soient coupés, brûlés, et que leur cendre soit convertie en potasse ; à l’exception toutefois de notre érablière et d’une étendue de quinze acres que nous garderons en forêt pour les besoins de la maison, pour le chauffage et pour la fabrication des meubles, outils ou ustensiles nécessaires à l’exploitation de la ferme. »

Jean Rivard se remit donc vaillamment à l’ouvrage, abattant, bûchant, brûlant, nettoyant chaque année plusieurs arpents de forêt.

Pierre Gagnon, sur le compte duquel nous reviendrons plus tard, n’était plus assidûment à son service ; Lachance était allé s’établir dans une autre partie des cantons de l’Est ; mais Jean Rivard avait pu sans peine se procurer les services d’autres bûcherons.

J’ai déjà dit les procédés de défrichement, les fatigues, les misères qui y sont attachées, je ne reviendrai pas sur ce sujet ; je dirai seulement que les ressources de notre défricheur lui permettant désormais de se procurer au besoin l’assistance de plusieurs paires de bœufs et de quelques nouveaux ustensiles, le déboisement de son lot devenait une chose comparativement facile.

Grâce à sa force physique qui s’était considérablement développée par l’exercice et à sa merveilleuse dextérité que l’expérience rendait de jour en jour plus surprenante, il ne craignait plus de succomber sous le poids du travail, et sous son habile direction, tout marchait avec une rapidité, une régularité remarquables.

En outre, depuis que Jean Rivard avait pour charmer ses loisirs une compagne intelligente et affectionnée, la vie ne lui semblait plus aussi rude. Lorsque, après cinq ou six heures de travail, il retournait à sa maison, et qu’il apercevait de loin sur le seuil de sa porte sa Louise qui le regardait venir, ses fatigues s’évanouissaient ; il rentrait chez lui l’homme le plus heureux de la terre.

Son habitation lui semblait un petit paradis terrestre.

Environ un ans après son mariage, par une nuit sombre et orageuse, une voiture partie de la maison de notre défricheur se rendit tout d’un trait à celle du père Landry, d’où elle ramena madame Landry. Et le lendemain matin on apprit que madame Rivard avait mis au monde un fils.

C’était pour les jeunes époux l’accomplissement de leurs vœux, le complément de leur bonheur. La mère désirant que son enfant fut baptisé sans retard, il fallut le transporter à trois lieues de là, au village de Lacasseville.

Il n’est pas besoin de dire que Louise se consacra tout entière au soin de son nourrisson. Pendant plus de trois mois il ne vécut que de son lait. Jour et nuit elle était attentive à ses besoins ; à son moindre mouvement, elle volait au berceau. Avec quel bonheur elle arrêtait ses yeux sur cette figure dont la beauté, aux yeux de la jeune mère, égalait celle des anges ! Avec quelle indicible jouissance elle le voyait chaque jour croître et se développer !

Ses beaux grands yeux noirs s’épanouirent peu à peu. Au bout de quelques semaines il commençait à sourire et à gazouiller, musique si douce aux oreilles d’une mère !

Que d’heures délicieuses les jeunes époux passèrent ensemble à aimer et contempler ce premier fruit de leur amour !

Grâce aux soins maternels, à la bonne constitution qu’il avait héritée de ses parents, et à l’air vivifiant de la forêt, le petit Louis grandit plein de vigueur et de santé.