Jean Rivard, économiste/06

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J.B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 44-52).

VI.



où l’on verra qui avait raison.


Disons-le tout de suite : il ne se passa pas longtemps avant qu’il fût reconnu que Pierre Gagnon allait voir Françoise. Presque tous les dimanches il passait avec elle une partie de l’après-midi, souvent même la veillée. Le petit Louison Charli avait beau se défendre d’avoir jamais parlé à Françoise, on répétait partout qu’il avait eu la pelle, et ses amis l’accablaient de quolibets.

Enfin le bruit courut un jour que Pierre Gagnon et Françoise avaient échangé leurs mouchoirs. C’était le signe visible d’un engagement sérieux.

Pendant longtemps Pierre Gagnon répondait par des badinages à ceux qui le questionnaient sur ses sentiments, bien différent en cela de Françoise qui n’avait rien de plus pressé que de raconter à sa maîtresse les progrès de sa liaison ; mais lui-même finit par ne plus nier.

Il voulut même un jour donner à Françoise une preuve irrécusable de son amitié et la reconnaître publiquement pour sa blonde. Un dimanche que le temps était magnifique, les chemins en bon état, et que Jean Rivard et sa femme allaient à Lacasseville il proposa à Françoise de les accompagner.

Il emprunta à cet effet un des chevaux et une des voitures de Jean Rivard. Il passa bien une heure à étriller le cheval ; le collier, le harnais, la bride, tout reluisait de propreté.

Quand la voiture passa devant chez le père Landry, tout le monde se précipita à la porte et aux fenêtres. Il y eut une longue discussion dans la famille sur la question de savoir avec qui était Pierre Gagnon.

Françoise étrennait un voile pour la circonstance, ce qui empêchait de la reconnaître. On la reconnut pourtant et les filles ne manquèrent pas de dire : Françoise doit se renfler, ça ne lui arrive pas souvent de se faire promener par les garçons.

En dépit des remarques qu’on put faire sur son compte, Françoise trouva pourtant le chemin tout court et revint fort satisfaite de son voyage.

Cette promenade fut vraisemblablement l’épisode le plus intéressant de sa vie de fille.

Jean Rivard n’avait jamais paru faire attention à ce qui se passait entre Pierre Gagnon et sa fille Françoise ; mais Louise qui était au fait de tout et qui n’aimait pas les trop longues fréquentations se mit bientôt à presser Pierre Gagnon d’en finir.

Celui-ci ne se le fit pas dire deux fois.

Cette conduite de la part de Madame Rivard est cause que nous n’avons aucune intrigue, aucune péripétie intéressante à enregistrer, dans l’histoire des amours de Pierre Gagnon et de Françoise. Tout se fit de la manière la plus simple ; point de querelle, point de brouille, partant point d’explication ni de raccordements, malgré le bruit que fit courir le petit Louison Charli que Pierre Gagnon et Françoise s’étaient rendu leurs mouchoirs.

La vérité est que Pierre Gagnon n’avait pas le temps d’aller chercher au loin une personne plus avenante que Françoise et que Françoise estimait trop Pierre Gagnon pour se montrer à son égard inconstante ou coquette.

Mais il était temps que Pierre Gagnon parlât de mariage à Françoise, car son silence intriguait fort la pauvre fille et la tenait dans une incertitude inquiétante.

Elle ne dormait plus sans mettre un miroir sous sa tête afin de voir en rêve celui qui lui était destiné.

Enfin, un jour que Jean Rivard était dans son champ occupé à faire brûler de l’abattis, Pierre Gagnon qui travaillait sur son propre lot laissa un moment tomber sa hache et s’en vint droit à lui.

Mon bourgeois, dit-il, en essuyant les gouttes de sueur qui coulaient de son front, je suis venu vous parler d’une chose dont qu’il y a longtemps que je voulais vous en parler. Manquablement que je vas vous surprendre, et que vous allez rire de moi ; mais c’est égal, riez tant que vous voudrez, vous serez toujours mon empereur comme auparavant…

— Qu’est-ce que c’est donc, dit Jean Rivard, dont la curiosité devint un peu excitée par ce préambule ?

— Ça me coûte quasiment d’en parler, mon bourgeois, mais puisque je suis venu pour ça, faut que je vous dise que je pense à me bâtir une petite cabane sur mon lot…

— Et à te marier ensuite, je suppose ?

— Eh bien oui, vous l’avez deviné, mon bourgeois ; vous allez peut-être me dire que je fais une folie ?…

— Au contraire, je ne vois rien là que de très-naturel. Tu ne me surprends pas autant que tu parais le croire ; je t’avoue même que je soupçonnais un peu depuis quelque temps que tu songeais à cette affaire.

— Tenez, voyez-vous, mon bourgeois, me voilà avec une dizaine d’arpents de terre de défrichés ; je vais me bâtir une cabane qui pourra tenir au moins deux personnes ; avec l’argent qui me restera, je pense que je pourrai aussi me bâtir une grange dans le courant de l’été. Je suis parti pour faire une assez grosse semence ce printemps, et vous comprenez que si j’avais une femme, ça m’aiderait joliment pour faire le jardinage et engerber, sans compter que ça serait moins ennuyant de travailler à deux en jasant que de chanter tout seul en travaillant, comme je fais depuis que j’ai quitté votre service.

— Oui, oui, Pierre, tu as raison : une femme, c’est joliment désennuyant, sans compter, comme tu dis, que ça a bien son utilité. Si j’en juge d’après moi-même, tu ne te repentiras jamais d’avoir pris ce parti.

— Mais, il faut que je vous dise avec qui je veux me marier. Vous serez peut-être surpris tout de bon, cette fois ci. Vous ne vous êtes peut-être pas aperçu que j’avais une blonde. Madame Rivard en a bien quelque doutance, elle ; les femmes, voyez-vous, ça s’aperçoit de tout.

— Est-ce que ça serait Françoise par hasard ?

— Eh bien, oui, mon bourgeois, vous l’avez encore deviné ; c’est Françoise.

— Je savais bien, d’après ce que m’avait dit ma femme, qu’elle était un peu folle de toi, mais je n’étais pas sûr si tu l’aimais ; je croyais même quelquefois que tu en faisais des badinages.

— Ah ! pour ça, mon bourgeois, je vous avouerai franchement que je ne suis pas fou de Françoise, comme ce pauvre défunt Don Quichotte l’était de sa belle Dulcinée ; mais je l’aime assez comme ça, et si on est marié ensemble, vous verrez qu’elle n’aura jamais de chagrin avec son Pierre. C’est bien vrai que je l’ai fait étriver quelquefois, mais ce n’était pas par manière de mépris ; voyez-vous, il faut bien rire un peu de temps en temps pour se reposer les bras. Si je la faisais enrager, c’est que je savais, voyez-vous, qu’elle n’était pas rancuneuse

— Quant à cela, je pense en effet qu’elle ne t’en a jamais voulu bien longtemps.

— Puis, tenez mon empereur, pour vous dire la vérité, je ne suis pas assez gros bourgeois, moi, pour prétendre à un parti comme mademoiselle Louise Routier ; je veux me marier suivant mon rang. Je serais bien fou d’aller chercher une criature au loin, pour me faire retapper, tandis que j’en ai une bonne sous la main. Vous comprenez bien que je ne suis pas sans m’être aperçu que Françoise est une grosse travaillante, une femme entendue dans le ménage, et que c’est, à part de ça, un bon caractère, qui ne voudrait pas faire de peine à un poulet. C’est bien vrai qu’elle ne voudra jamais commencer un ouvrage le vendredi, mais ça ne fait rien, elle commencera le jeudi ; et quant aux revenants, j’espère bien qu’une fois mariée, elle n’y pensera plus.

— J’approuve complètement ton choix, mon ami, et je suis sûr que ma femme pensera comme moi, tout en regrettant probablement le départ de Françoise qu’elle ne pourra pas facilement remplacer. Les bonnes filles comme elle ne se rencontrent pas tous les jours.

— Merci, mon bourgeois, et puisque vous m’approuvez, je vous demanderai de me rendre un petit service, ça serait de faire vous même la grande demande à Françoise, et de vous entendre avec elle et avec madame Rivard pour fixer le jour de notre mariage. J’aimerais, si c’était possible, que ça fût avant les récoltes.

— Bien, bien, comme tu voudras, Pierre ; je suis sûr que tout pourra s’arranger pour le mieux.

Après cette importante confidence, Pierre Gagnon regagna son champ d’abattis.

De retour à sa maison, Jean Rivard fit part à sa femme des intentions de son ancien compagnon de travail. Après avoir commenté cet événement d’une manière plus ou moins sérieuse, ils firent venir Françoise.

Eh bien ! Françoise, dit Jean Rivard, es-tu toujours disposée à te marier ?

— Moi me marier ! s’écria Françoise toute ébahie et croyant que son maître voulait se moquer d’elle, oh ! non, jamais ; je suis bien comme ça, j’y reste : et elle retourna de suite à sa cuisine avant qu’on pût s’expliquer davantage.

Cependant une fois seule, elle se mit à penser… et quoiqu’elle fût encore loin de soupçonner ce dont il s’agissait, elle s’avança de nouveau vers ses maîtres :

Madame Rivard sait bien, dit-elle, qu’il n’y en a qu’un avec qui je me marierais, et celui-là ne pense pas à moi. Pour les autres, je n’en donnerais pas une coppe.

Mais si c’était celui-là qui te demanderait en mariage, dit madame Rivard.

— Pierre Gagnon s’écria Françoise ; ah ! Jésus Maria ! jamais je ne le croirai !…

— C’est pourtant bien le cas, c’est Pierre Gagnon lui-même.

— Sainte bénite ! moi, la femme de Pierre Gagnon ? Mais êtes-vous sûrs qu’il ne dit pas cela pour rire ?

— Il y va si sérieusement que tu peux fixer toi-même le jour de votre mariage.

— Bonne sainte Vierge !… me voilà donc exaucée.

Et Françoise, toute troublée, s’éloigna en se passant les mains sur les cheveux, et se rendit au miroir où elle s’attifa du mieux qu’elle put, croyant à tout instant voir arriver son fiancé.

Ce jour là, si Louise n’avait pas eu le soin de jeter de temps à autre un coup-d’œil au pot-au feu, le dîner eût été manqué, à coup sûr.

Quand le soir Pierre Gagnon vint à la maison, Françoise était tranquillisée ; elle fut très-convenable, plus même qu’elle n’avait coutume de l’être. De son côté, Pierre Gagnon était beaucoup plus sérieux qu’à l’ordinaire. Il parla longtemps à Françoise de ses projets, de l’état de ses travaux et de tout ce qui lui manquait encore pour être riche. Françoise faisait semblant d’écouter, mais elle ne s’arrêtait pas tout-à-fait aux mêmes considérations que son prétendu. Elle se représentait déjà au pied de l’autel, jurant fidélité à Pierre Gagnon ; elle songeait combien elle l’aimerait, avec quel soin elle tiendrait la maison, préparerait ses repas, raccommoderait son linge. De temps à autre elle se levait sous prétexte de quelque soin de ménage, mais plutôt pour se donner une contenance et ne pas paraître trop agitée.

En voyant venir Pierre Gagnon, elle avait couru mettre une de ses plus belles robes d’indienne, de sorte qu’elle était proprette et que Pierre Gagnon fut de plus en plus satisfait de son choix.

Le mariage fut d’un commun accord fixé au commencement d’août.

Dans le courant de juillet, Pierre Gagnon, avec l’aide de ses voisins et amis, se construisit une maisonnette fort convenable, qu’il meubla aussi modestement que possible.

Les autres préparatifs du mariage furent bientôt faits.

Pierre Gagnon emprunta pour la circonstance un habit noir à Jean Rivard, qui lui servait de père, et Françoise emprunta aussi quelques-uns des atours de sa maîtresse.

Jean Rivard donna à son ancien compagnon de travail une petite fête à laquelle furent conviés tous les premiers colons du canton de Bristol. On ne manqua pas de s’y divertir.

Louise avait fait présent à Françoise de divers articles de ménage. Jean Rivard voulut aussi faire son cadeau de noce à Pierre Gagnon.

Au moment où l’heureux couple allait se diriger vers leur modeste habitation :

— Quand penses tu t’acheter une vache, dit Jean Rivard à Pierre Gagnon ?

— Oh ! pour ça, mon bourgeois, ça sera quand il plaira à Dieu. Si la récolte est bonne l’année qui vient, on aura peut-être les moyens… Mais il faut tant de choses, on ne peut pas tout avoir à la fois. Mais pour une vache, c’est une grande douceur, et si Françoise veut dire comme moi, on travaillera pour en gagner une aussi vite que possible.

— Eh bien ! Pierre, puisque tu tiens tant à avoir une vache, je veux t’en donner une des miennes ; ça compensera pour la mère d’ours, ajouta-t-il en riant.

Pierre Gagnon ne savait trop comment remercier son ancien maître de cette nouvelle marque de bonté ; il ne put que demander en balbutiant ;

— Est-ce la Caille ?

— Non, répondit Jean Rivard ; la Caille est une ancienne amie ; ce serait une ingratitude de ma part de la laisser partir. Je veux qu’elle continue à vivre avec moi. Mais tu prendras sa fille aînée, qui est encore meilleure laitière qu’elle. Elle vous donnera en abondance le lait et le beurre nécessaires aux besoins de votre maison. Françoise la connaît bien ; elle t’en dira des nouvelles.

Les deux anciens compagnons se séparèrent le cœur gros, quoiqu’ils dussent continuer à demeurer voisins et se revoir presque chaque jour.