Jean Rivard, le défricheur/04

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J.B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 21-24).

IV.

jean rivard, propriétaire.


Jean Rivard partit de Grandpré, traversa le Saint-Laurent en canot et s’aventura ensuite dans les terres.

Le lendemain de son départ, il s’arrêta dans un village dont les maisons presque toutes nouvellement construites et blanchies à la chaux offraient un certain air d’aisance et de gaieté, et au centre duquel s’élevait une petite église surmontée d’un clocher.

Heureusement pour Jean Rivard, ce village était presque entièrement peuplé de Canadiens. Il alla frapper à la porte de la maison de M. Lacasse, magistrat de l’endroit, qu’il connaissait déjà de réputation.

M. Lacasse était en même temps cultivateur et commerçant. Il n’avait reçu que peu d’instruction dans sa jeunesse, mais il possédait un grand fond de bon sens et des sentiments honorables qui le faisaient estimer de tous ceux qui l’approchaient.

Jean Rivard prit la liberté de se présenter à lui, et après lui avoir décliné son nom, lui fit part en quelques mots du but de son voyage.

M. Lacasse l’écouta attentivement, tout en le considérant avec des yeux scrutateurs, puis s’adressant à lui :

— « Jeune homme, dit-il, avant de vous dire ce que je pense de votre démarche, permettez-moi de vous faire deux ou trois questions : quel âge avez-vous ?

— J’ai dix-neuf ans.

— Vous ne me paraissez guère habitué au travail ; avez-vous bonne santé ? êtes-vous fort et vigoureux ?

— Je jouis d’une excellente santé, et si je ne suis pas encore habitué au travail, j’espère le devenir un jour.

— C’est bien ; mais encore une question, s’il vous plait : êtes-vous persévérant ? s’il vous survenait des obstacles, des revers, des accidents, seriez-vous homme à vous décourager ? Cette question est de la plus grande importance.

— Monsieur, depuis le jour où j’ai quitté le collége, j’ai toujours eu présente à l’esprit une maxime que nous répétait souvent notre excellent directeur : avec le travail on vient à bout de tout, ou comme il nous disait en latin : labor omnia vincit. J’ai pris ces trois mots pour devise, car je comprends que le sens qu’ils présentent doit être d’une application plus fréquente dans la vie du défricheur que dans aucun autre état.

— C’est bien, c’est bien, mon jeune ami ; je ne suis pas fort sur le latin, mais je vois avec plaisir que vous connaissez le rôle que vous aurez à jouer. Vous parlez comme un brave, et je suis heureux d’avoir fait votre connaissance. Maintenant, mon ami, la première chose que vous avez à faire, c’est de choisir un bon lopin de terre, un lot dont la situation et la fertilité vous promettent une ample rémunération de vos labeurs ; car il n’est pas de spectacle plus désolant que celui d’un homme intelligent et courageux qui épuise sa vigueur sur un sol ingrat. »

M. Lacasse fit alors connaître en peu de mots à Jean Rivard, d’après l’expérience qu’il avait acquise durant sa longue carrière de défricheur, à quels signes on pouvait juger de la bonne ou mauvaise qualité du sol.

— « Monsieur, dit Jean Rivard, je vous remercie mille fois de vos renseignements précieux, que je ne manquerai pas de mettre à profit. Mais, dites-moi, je vous prie, puis-je en toute confiance choisir dans les milliers d’arpents non encore défrichés de ces vastes Cantons de l’Est, le lot qui me conviendra, sauf à en payer plus tard le prix au propriétaire, quand il me sera connu ?

— Oh ! gardez-vous-en bien. Si je vous racontais tous les malheurs qui sont résultés des imprudences de ce genre, et dont nos pauvres compatriotes ont été les victimes, surtout depuis un certain nombre d’années, vous en frémiriez. Les grands propriétaires de ces terres incultes ne sont pas connus aujourd’hui, mais ils se cachent comme le loup qui guette sa proie ; et lorsque, après plusieurs années de travail, un défricheur industrieux aura doublé la valeur de leur propriété, ils se montreront tout-à-coup pour l’en faire déguerpir. Suivez mon conseil, mon jeune ami ; vous avez près d’ici le Canton de Bristol presque entièrement inhabité, et possédé en grande partie par le gouvernement et l’Hon. Robert Smith qui réside dans ce village même ; allez, et si, après avoir parcouru la forêt, vous trouvez un lot qui vous convienne, je me charge de vous le faire obtenir. Mais comme il n’y a encore qu’une espèce de sentier qui traverse le Canton, je vais vous faire accompagner par un homme que j’ai à mon service, qui connait parfaitement toute cette forêt et qui pourra même au besoin vous donner d’excellents avis.

— Monsieur, je ne saurais vous exprimer combien je vous suis reconnaissant de tant de bontés…

— Chut ! mon ami, ne parlez pas de reconnaissance. Si vous réussissez comme vous le méritez, je serai suffisamment récompensé. On ne trouve pas tous les jours à obliger des jeunes gens de cœur. »

Jean Rivard et l’homme de M. Lacasse partirent donc ensemble pour parcourir en tous sens le Canton de Bristol, après avoir eu le soin de se munir d’une petite boussole.

Ils ne revinrent que le lendemain soir.

Sans entrer dans tous les détails de l’itinéraire de nos explorateurs, disons tout de suite que Jean Rivard avait fait choix, à trois lieues environ du village de Lacasseville, (appelé ainsi du nom de son fondateur M. Lacasse,) d’un superbe lopin de terre, tout couvert de beaux et grands arbres, et dont le sol était d’une richesse incontestable. Une petite rivière le traversait. D’après la description qu’il en fit à M. Lacasse, celui-ci jugea que son protégé ne s’était pas trompé, et tous deux se rendirent aussitôt chez l’Hon. Robert Smith, lequel, tout en manifestant d’abord une sorte de répugnance à se dessaisir d’une partie de son domaine inculte, finit par concéder à Jean Rivard cent acres de terre à cinq chelins l’acre, payables en quatre versements égaux, dont le premier ne devenait dû qu’au bout de deux années, — à condition toutefois que Jean Rivard s’établirait sur le lot en question et en commencerait sans délai le défrichement.

Le marché conclu et signé, Jean Rivard remercia de nouveau son ami et bienfaiteur M. Lacasse, et après lui avoir serré la main, partit en toute hâte pour retourner auprès de sa mère, à Grandpré.