Jean Rivard, le défricheur/08

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J.B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 37-47).

VIII.

les défrichements.


Jean Rivard se rappelait le précepte : ne remets pas à demain ce que tu peux faire aujourd’hui : aussi à peine l’Aurore aux doigts de rose avait-elle ouvert les portes de l’Orient, comme dirait le bon Homère, que nos deux défricheurs étaient déjà à l’œuvre.

Ils commencèrent par éclaircir et nettoyer les alentours de leur cabane ; en quelques jours, les arbrisseaux avaient été coupés ou arrachés de terre, les « corps morts »[1] avaient été coupés en longueurs de huit à dix pieds, réunis en tas et brûlés ; les grands arbres seuls restaient debout, trônant çà et là, dans leur superbe majesté.

Les grands arbres de la forêt offrent aux regards quelque chose de sublime. Rien ne présente une plus belle image de la fierté, de la dignité royale.

Cette vue rappelle involontairement à l’esprit la belle comparaison du prophète à l’égard des superbes :

Pareils aux cèdres du Liban
Ils cachent dans les cieux,
Leurs fronts audacieux.

On y voyait l’orme blanc si remarquable par l’ombrage protecteur qu’il offre au travailleur. À une vingtaine de pieds du tronc, quatre ou cinq rameaux s’élancent en divergeant jusqu’à une hauteur de soixante à soixante-dix pieds, et là s’arrêtent pour se pencher vers la terre, formant avec leur riche feuillage un immense parasol. Quelques-uns de ces arbres s’élèvent à une hauteur de cent pieds. Isolés, ils apparaissent dans toute leur grandeur, et ce sont sans contredit les arbres les plus magnifiques de la forêt.

On y voyait aussi le frêne blanc, si remarquable par sa blanche écorce, la beauté de son feuillage, et l’excellente qualité de son bois qui sert à une multitude d’usage, — le hêtre à l’écorce grisâtre, que la foudre ne frappe jamais et dont les branches offrent aussi par leur gracieux feuillage et leur attitude horizontale, un abri recherché, — le tilleul ou bois blanc qui croît à une hauteur de plus de quatre-vingt pieds, et sert à la fabrication d’un grand nombre d’objets utiles, — le merisier à l’écorce aromatique, et dont le bois égale en beauté l’acajou, — le sapin, au feuillage toujours vert, qui s’élève vers le ciel en forme pyramidale, — et enfin le pin, qui s’élance jusqu’à cent cinquante pieds, et que sa forme gigantesque a fait surnommer le Roi de la Forêt. Ces deux derniers cependant ne se trouvaient qu’en très petit nombre sur la propriété de Jean Rivard. Nous parlerons plus loin d’un magnifique bosquet d’érables situé à quelque distance de son habitation.

On avouera qu’il fallait, sinon du courage, au moins de bons bras pour s’attaquer à ces géants de la forêt, qui ne succombaient qu’avec lenteur sous les coups répétés de la hache. Nos bûcherons commençaient par jeter un coup d’œil sur les arbres qu’ils destinaient à la destruction, afin de s’assurer dans quelle direction ils penchaient ; car tout arbre, même le plus fier, tend à pencher d’un côté plutôt que d’un autre, et c’est dans cette direction que doit être déterminée sa chute. Du matin jusqu’au soir nos deux défricheurs faisaient résonner les bois du son de cette utile instrument qu’on pourrait à bon droit regarder parmi nous comme l’emblème et l’outil de la civilisation. Les oiseaux effrayés s’enfuyaient de ces retraites naguère si paisibles. Quand le grand arbre de cent pieds de hauteur, atteint au cœur par le taillant de l’acier meurtrier, annonçait qu’il allait succomber, il y avait comme une seconde de silence solennel, puis un craquement terrible causé par la chute du colosse. Le sol faisait entendre un sourd mugissement.

De même que dans le monde politique, financier, commercial ou industriel, la chute des grands entraîne la ruine d’une multitude de personnages subalternes, de même la chute des grands arbres fait périr une multitude d’arbres moins forts, dont les uns sont décapités ou brisés par le milieu du corps, et les autres complètement arrachés de terre.

À peine nos défricheurs avaient-ils porté sur leur ennemi terrassé un regard de superbe satisfaction qu’ils se mettaient en frais de le dépecer. En quelques instants, l’arbre était dépouillé de ses branches, puis coupé en diverses parties, qui restaient éparses sur le sol, en attendant le supplice du feu.

Et les mêmes travaux recommençaient chaque jour.

Durant la première semaine, Jean Rivard, qui jusqu’alors n’avait guère connu ce que c’était que le travail physique, se sentait à la fin de chaque journée tellement accablé de fatigue, tellement harassé, qu’il craignait de ne pouvoir tenir à cette vie de labeur ; mais chaque nuit il reposait si bien, enveloppé dans une peau de buffle, et couché sur le lit rustique dressé par Pierre Gagnon au fond de leur cabane, qu’il se trouvait le lendemain tout refait, tout restauré, et prêt à reprendre sa hache. Peu à peu ses muscles, devenus plus souples et en même temps plus énergiques, s’habituèrent à ce violent exercice ; bientôt même, grâce à l’air si salubre de la forêt, et à un appétit dont il s’étonnait lui-même, ses forces augmentèrent d’une manière étonnante, et ce travail des bras d’abord si dur, si pénible, devint pour lui comme une espèce de volupté.

Au milieu de ses travaux, Jean Rivard goûtait aussi quelquefois de douces jouissances. Il avait une âme naturellement sensible aux beautés de la nature, et les spectacles grandioses, comme les levers et les couchers du soleil, les magnifiques points de vue, les paysages agrestes, étaient pour lui autant de sujets d’extase.

Disons aussi que l’automne en Canada est souvent la plus belle saison de l’année, et dans les bois plus que partout ailleurs ; à cette époque les feuilles changent de couleur ; ici, elles offrent une teinte pourpre ou dorée, là, la couleur écarlate ; partout le feuillage est d’une richesse, d’une magnificence que rien n’égale.

Les travaux de déboisement ne furent suspendus qu’une seule journée, vers le milieu de novembre, pour permettre à nos défricheurs de retourner avant l’hiver au village de Lacasseville, y chercher de nouvelles provisions et divers articles de ménage dont l’absence se faisait grandement sentir dans le nouvel établissement. Ils partirent un samedi vers le soir, et ne revinrent que le lundi. Pour éviter un nouveau trajet, notre héros, suivant encore en cela les conseils de M. Lacasse, loua cette fois les services de deux hommes robustes, qui l’aidèrent à transporter les effets les plus lourds à travers la forêt.

Au nombre de ces effets était un poêle, article fort important, surtout à l’approche de l’hiver, et dont Pierre Gagnon en sa qualité de cuisinier avait déjà plus d’une fois regretté l’absence. Jusque-là nos défricheurs avaient été réduits à faire cuire leur pain sous la cendre.

Jean Rivard n’eut pas d’ailleurs à regretter ce petit voyage à Lacasseville, car une lettre de son ami Gustave Charmenil l’y attendait depuis plusieurs jours ; elle était ainsi conçue :


« Mon cher ami,

« J’ai reçu ta lettre où tu m’annonces que tu te fais défricheur. Tu parais croire que ton projet va rencontrer en moi un adversaire acharné ; loin de là, mon cher, je t’avouerai franchement que si je n’avais pas déjà fait deux années de cléricature, et surtout si j’avais comme toi cinquante louis à ma disposition, je prendrais peut-être aussi la direction des bois, malgré mes goûts prononcés pour la vie spéculative et intellectuelle. Tu ne saurais croire combien je suis dégoûté du monde. Je te félicite de tout mon cœur de n’avoir pas suivi mon exemple. Si je te racontais toutes mes misères, tous mes ennuis, tous mes déboires depuis le jour où j’ai quitté le collége, tu me plaindrais sincèrement, tu en verserais des larmes peut-être, car je connais ton bon cœur. Ah ! mon cher ami, ces heures délicieuses que nous avons passées ensemble, à gambader à travers les bosquets, à nous promener dans les allées du grand jardin, à converser sur le gazon ou sous les branches des arbres, nos excursions les jours de congé dans les vertes campagnes, sur les rivages du lac ou sur les bords pittoresques de la rivière, tous ces plaisirs si doux me reviennent souvent à la mémoire comme pour contraster avec ma situation présente. Te le dirai-je, mon bon ami ? ce bel avenir que je rêvais, cette glorieuse carrière que je devais parcourir, cette fortune, ces honneurs, ces dignités que je devais conquérir, tout cela est maintenant relégué dans le domaine des illusions. Sais-tu à quoi ont tendu tous mes efforts, toutes les ressources de mon esprit, depuis deux ans ? À trouver les moyens de ne pas mourir de faim. C’est bien prosaïque, n’est-ce pas ? C’est pourtant là, mon cher ami, le sort de la plupart des jeunes gens qui, après leurs cours d’études, sont lancés dans les grandes villes, sans argent, sans amis, sans protecteurs, et sans expérience de la vie du monde. Ah ! il faut bien bon gré mal gré dire adieu à la poésie, aux jouissances intellectuelles, aux plaisirs de l’imagination, et, ce qui est plus pénible encore, aux plaisirs du cœur. Ce que tu me racontes de tes amours, des charmes ingénus de ta Louise, de votre attachement avoué l’un pour l’autre, de ton espoir d’en faire avant peu ta compagne pour la vie, tout cela est bien propre à me faire envier ton sort. Oui, je sais que tu seras heureux, comme tu mérites de l’être : quoique moins âgé que moi de plusieurs années, tu goûteras tout le bonheur d’une tendresse partagée, d’une union durable, quand moi j’en serai encore à soupirer… Tu es peut-être curieux de savoir si depuis deux ans que je suis dans le monde je n’ai pas contracté un attachement quelconque ? Je n’imiterais pas ta franchise si je te disais que non ; mais, mon cher, le sentiment que j’éprouve ne saurait être partagé puisque la personne que j’aime ne le sait pas et ne le saura jamais. Imagine-toi, que dès les premiers temps de mon séjour ici, je voyais tous les dimanches, à l’église, tout près du banc où j’entendais la messe, une jeune fille de dix-huit à vingt ans dont la figure me rappelait involontairement tout ce que j’avais lu et rêvé de la figure des anges : des traits de la plus grande délicatesse, un teint de rose, de beaux grands yeux noirs, une petite taille mignonne, de petites mains d’enfant, et comme diraient les romanciers, des lèvres de carmin, un cou d’albâtre, des dents d’ivoire, etc. Mais son maintien réservé, sa piété, (car durant toute la messe on ne pouvait lui voir tourner la tête, et son esprit était évidemment en rapport avec les chœurs célestes et les vierges de l’empyrée,) excitèrent mon admiration encore plus que sa beauté. On m’assure que parmi les jeunes demoiselles qui vont à l’église le dimanche quelques-unes ont en vue de s’y faire voir et d’y déployer le luxe de leurs toilettes ; mais ce n’était assurément pas le cas pour ma belle inconnue. Tu ne me croiras peut-être pas quand je te dirai que sa présence m’inspirait de la dévotion. Je ne m’imaginai pas d’abord que ce sentiment d’admiration et de respect que j’éprouvais pût se changer en amour ; mais je reconnus plus tard mon erreur. Le besoin de l’apercevoir tous les dimanches à l’église devint bientôt si fort que son absence me désappointait et me rendait tout triste. Lorsqu’elle sortait de l’église je la suivais de loin pour le seul plaisir de la voir marcher et de toucher de mon pied la pierre que le sien avait touchée. Le suprême bonheur pour moi eût été, je ne dis pas d’être aimé d’elle, mais d’avoir seulement le plus petit espoir de l’être un jour. Ma vie passée avec elle, c’eût été le paradis sur la terre. Mais ce bonheur je ne le rêvais même pas. Pourquoi me serais-je laissé aller à ce songe enchanteur, moi, pauvre jeune homme qui ne pouvais avant dix ans songer à m’établir ? D’ici là, me disais-je, elle se mariera : elle fera le bonheur de quelque jeune homme plus fortuné que moi ; elle ne saura jamais que le pauvre étudiant qui entendait la messe tout près d’elle à l’église fut celui qui l’aima le premier et de l’amour le plus sincère. Je n’ai pas honte, mon cher ami, de te faire cette confidence, car j’ai la conscience que le sentiment que j’éprouve n’a rien de répréhensible. Tu trouves sans doute étrange que je n’aie pas cherché, sinon à faire sa connaissance, du moins à savoir son nom, le nom de sa famille ? C’est pourtant bien le cas, mon cher ami ; non seulement je ne l’ai pas cherché, mais j’ai soigneusement évité de faire la moindre question à cet égard ; tu es même le seul à qui j’aie jamais fait cette confidence. Je préfère ignorer son nom. Que veux-tu ! c’est bien triste, mais ce n’en est pas moins vrai, les plaisirs du cœur me sont interdits et me le seront encore pendant les plus belles années de ma vie… « Ô heureux, mille fois heureux le fils du laboureur qui, satisfait du peu que la providence lui a départi, s’efforce de l’accroître par son travail et son industrie, se marie, se voit revivre dans ses enfants, et passe ainsi des jours paisibles, exempts de tous les soucis de la vanité, sous les ailes de l’amour et de la religion. C’est une bien vieille pensée que celle-là, n’est-ce pas ? elle est toujours vraie cependant. Si tu savais, mon cher ami, combien de fois je répète le vers de Virgile :

Heureux l’homme des champs, s’il savait son bonheur !

« Ce qui me console un peu, mon cher ami, c’est que toi au moins tu seras heureux : tu es tenace et courageux ; tu réussiras, j’en ai la certitude. Donne-moi de tes nouvelles de temps à autre et sois sûr que personne ne prend plus d’intérêt que moi à tes succès comme défricheur, et à ton bonheur futur comme époux. »


« Ton ami dévoué,

« Gustave Charmenil. »


Cette lettre causa à notre héros un mélange de tristesse et de plaisir. Il aimait sincèrement son ancien camarade et tout son désir était de le savoir heureux. Le ton de mélancolie qui régnait dans sa lettre, les regrets qu’il laissait échapper, faisaient mal au cœur de Jean Rivard. D’un autre côté, la comparaison qu’il y faisait de leurs situations respectives servait à retremper son courage et à l’affermir plus que jamais dans la résolution qu’il avait prise.

Dans les derniers jours de l’automne, vers l’époque où la neige allait bientôt couvrir la terre de son blanc manteau, nos deux défricheurs s’occupèrent à sarcler la forêt, c’est-à-dire, à faire disparaître tous les jeunes arbres qui devaient être soit déracinés soit coupés près du sol ; ils purent ainsi nettoyer une étendue de dix à douze arpents autour de leur cabane, ne laissant debout que les grands arbres qui pouvaient être facilement abattus durant les mois d’hiver.

Ce n’était pas chose facile pourtant que de faire disparaître de cette surface les végétaux géants qui la couvraient encore, et qu’il fallait couper à une hauteur d’environ trois pieds du sol. Plusieurs de ces arbres étaient, comme on l’a déjà dit, d’une dimension énorme, quelques-uns n’ayant pas moins de cinq à six pieds de diamètre. Ajoutons qu’il fallait travailler au milieu des neiges et que souvent un froid intense obligeait bon gré mal gré nos vaillants défricheurs à suspendre leurs travaux.

Néanmoins, et en dépit de tous les obstacles, dès le commencement du mois de mars suivant, dix arpents de forêts avaient été abattus, ce qui, joint aux cinq arpents nettoyés dans le cours de l’automne précédent, formait quinze arpents de terre nouvelle que Jean Rivard se proposait d’ensemencer au printemps. Les grands arbres étendus sans vie sur la terre froide ou sur un lit de neige avaient été dépouillés de leurs branches et coupés en plusieurs parties. Il ne restait plus qu’à réunir en monceaux, arbres, branches, broussailles, arbustes, puis d’y mettre le feu ; et cette opération, que les colons appellent dans leur langage « tasser ou relever l’abattis » ne pouvant se faire qu’après la fonte des neiges, nos défricheurs furent forcés de laisser reposer leurs haches. Ils purent cependant employer les quelques semaines qui leur restaient d’une manière assez lucrative et comparativement fort agréable, comme on le verra par la suite.

Mais avant de passer plus loin, disons un mot des heures de loisir et des heures d’ennui qui furent le partage de nos défricheurs durant le premier long hiver qu’ils passèrent au milieu des bois.

  1. Dans le langage des défricheurs, les « corps morts » des arbres abattus par les ouragans ou par suite de vétusté.