Jean de La Roche (RDDM)/02

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Jean de La Roche (RDDM)
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 24 (p. 5-42).
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JEAN DE LA ROCHE

SECONDE PARTIE.[1]

VI.

Je sortis de Brioude au pas, en homme que la conversation officielle d’un notaire a nécessairement calmé, et qui ne veut pas montrer d’impatience aux curieux d’une petite ville ; mais à peine eus-je gagné la traverse, qu’une rage d’arriver s’empara de moi. Je mis les éperons au ventre de mon cheval, et, malgré une chaleur écrasante, je ne ralentis son allure qu’aux approches du château de M. Butler. Là je me rappelai l’air tranquille et le regard ferme de miss Love, ainsi que toutes mes gaucheries de la première entrevue. Peut-être son père l’avait-il déjà avertie de mes prétentions, peut-être avait-elle déjà prononcé que je lui déplaisais autant que mes devanciers. J’arrivais bouillant et sauvage, j’allais être congédié poliment. La sueur se glaça sur mon front. Je m’aperçus alors de l’état où j’avais mis mon pauvre cheval. Couvert de sang et d’écume, il allait trahir ma folle précipitation, si par malheur je venais à rencontrer, comme la première fois, la famille Butler partant pour la promenade. C’était à peu près la même heure, et ces Anglais devaient avoir des habitudes réglées. Je me hâtai de faire un détour, et très lentement alors je suivis extérieurement la clôture du parc, afin d’entrer par la grille située à l’extrémité. J’avais ainsi tout le temps de rafraîchir ma monture et de rasseoir mes esprits.

La clôture de ce parc était plutôt fictive que réelle. En beaucoup d’endroits, ce n’était qu’un petit fossé avec une haie naissante, obstacle facile à franchir, marquant une limite, mais ne gênant guère ni la promenade ni la vue. Je m’étais arrêté à l’ombre d’un gros chêne pour essuyer avec une poignée de fougères les flancs trop émus de mon cheval, lorsque j’entendis un éclat de rire, frais comme la chute d’un ruisseau, et, levant les yeux vers le parc, je vis miss Love assise à quinze pas de moi sur le gazon.

De quoi riait-elle ? Elle était seule, elle ne me voyait pas, elle me tournait le dos. Le chemin, plus bas que le parc, me permettait de l’examiner. Le chêne trapu masquait mon cheval, qui se mit à brouter. Je m’assis sur le rebord du fossé, et je regardai à travers le buisson encore grêle, que ma tête ne dépassait point.

Love Butler avait une robe lilas rosé, très simple, mais d’un goût charmant. Je voyais son buste, un vrai chef-d’œuvre de délicatesse et d’élégance, se dessiner au soleil sur un fond de verdure sombre. Elle avait la tête nue, exposée sans crainte à ce soleil ardent. Son ombrelle blanche était auprès d’elle avec un livre ouvert et un gros bouquet de fleurs sauvages. Elle riait en parlant à un interlocuteur invisible que je devinai au mouvement des branches d’un arbre voisin, et qui bientôt sauta légèrement auprès d’elle. C’était le petit Butler. Il avait été chercher sur le sapin une de ces longues chevelures de mousse vert pâle dont ces arbres se couvrent durant l’hiver comme d’un vêtement contre le froid, et qui, devenues sèches et blanchâtres, tombent peu à peu durant l’été. Je ne sais ce qu’ils voulaient faire de cette plante. Ils parlaient anglais, et j’étais très mortifié de ne comprendre que peu de mots. Eux aussi s’occupaient-ils de botanique ? J’en eus bien peur : une femme savante !… Mais ils se mirent à effilocher cette mousse, tout en babillant comme deux fauvettes, parfois avec cette exubérance d’intonation qui est propre aux oiseaux et aux enfans en qui la vie déborde, et cette occupation, si c’en était une, dégénéra bientôt en jeu. Hope fit de son paquet une sorte de perruque qu’il jeta sur la tête de sa sœur. Celle-ci se leva aussitôt et se mit à marcher avec une mimique de Tisiphone, des hurlemens de louve entrecoupés de bruyans éclats de rire, les bras ouverts, et courant sur son frère, qui se sauva en jouant la frayeur et en riant aussi fort qu’elle.

Quand ils eurent fait ainsi tous deux cinq ou six fois le tour du sapin, ils se laissèrent tomber sur le gazon, et s’y roulèrent en simulant un combat. Si miss Love eût été une coquette raffinée, elle n’eût pas trouvé un meilleur moyen de m’enflammer le sang, car elle était d’une beauté inouie dans cette manifestation innocente de juvénilité. Elle avait des grâces de jeune chat, des souplesses et des forces de panthère ; ses yeux animés brillaient comme des lucioles à travers les herbes.

Mais elle se croyait bien seule avec son frère, car, au bruit que fit le pied de mon cheval en rencontrant une pierre, elle se releva vivement, regarda autour d’elle, et échangea quelques mots avec Hope, qui vint droit sur moi, tandis qu’elle, folâtre et sans soupçon, remit le paquet de mousse sur sa tête et en rabattit les longues mèches sur sa figure, comme un enfant qui se déguise pour n’être pas reconnu, ou qui s’apprête à faire peur aux curieux.

En me jetant un peu de côté, je pouvais échapper au premier regard de sir Hope ; mais à coup sûr il eût vu mon cheval, s’il eût fait deux pas de plus. Heureusement, sa sœur riant tout haut de l’expédient qu’elle avait imaginé, il se retourna, trouva l’idée admirable, courut chercher le reste de la mousse pour se masquer aussi, et j’eus le temps de remonter à cheval et de filer jusqu’à un massif du chemin qui me dérobait complètement à la vue. De là je les entendis crier hou hou sur le bord du fossé, regrettant beaucoup sans doute de ne pas trouver un paysan à qui faire peur. Puis les éclats de rire recommencèrent en s’éloignant, et je crus pouvoir continuer ma route sans être observé ; mais, comme j’arrivai à la porte au fond du parc, je me rencontrai face à face avec le pâle et flegmatique Junius Black. J’étais apparemment mieux disposé, car je ne lui trouvai pas une mauvaise figure. Il m’aborda très poliment, et comme il paraissait désireux de lier conversation, je mis pied à terre. Mon cheval, qui m’était très attaché, me suivit comme un chien, et je descendis avec le savant à gages la longue allée sinueuse qui ramenait au château.

M. Black ne montra aucun étonnement de me voir arriver par là, Il savait pourtant bien que ce n’était pas du tout mon chemin, mais je n’eus pas la peine de chercher un mensonge ; il paraissait ou très indifférent à la circonstance, ou très au courant de mes prétentions mal déguisées. Ce qui me confirma dans cette dernière supposition, c’est qu’il me parla le premier de la famille Butler en homme qui n’est pas fâché de sonder pour son compte ou pour celui des autres les dispositions du futur. Ceci me parut le fait d’un cuistre ; cependant, comme je ne demandais qu’à voir clair dans ma situation, je ne le lui fis pas sentir et me tins sans affectation sur la réserve, tout en cherchant à le faire parler.

Il était fort lourd, pensait à bâtons rompus et se permettait d’être encore plus distrait que son patron. De plus, il était asthmatique et crachait souvent. Il disait sur les sujets qui m’intéressaient le plus vivement les choses les plus insignifiantes. M. Butler était le plus doux et le meilleur des hommes ; miss Love était parfaitement bien élevée : Hope avait un heureux naturel et beaucoup de dispositions pour tout. La maison était bien tenue, les collections aussi, (grâce sans doute à M. Black). On était heureux dans cette famille ; on n’y manquait de rien ; on n’y recevait que des personnes honorables, et j’en grossissais le nombre. — Chacune de ces importantes révélations était accompagnée d’un est-ce que vous ne trouvez pas ? qui semblait dire : êtes-vous digne de toutes ces félicités dont je vous fais la peinture éloquente ? Et moi j’épuisais une à une toutes les formules d’adhésion banale que pouvait me suggérer ma diplomatie.

Tout à coup, en coupant un sentier qui devait nous abréger le chemin, je me retrouvai à la place où j’avais vu folâtrer les jeunes gens. L’herbe était encore foulée, les flocons de mousse épars sur le bord du fossé. J’en ramassai une poignée, que je mis dans ma poche, à la satisfaction de M. Black, qui me crut botaniste. — Lichen filamenteux ! s’écria-t-il d’un ton protecteur ; mais il se baissa aussi, et je le vis ramasser au pied de l’arbre le livre oublié par miss Love. Comme il le tenait tout ouvert, j’y jetai les yeux, et je vis rapidement que c’était un ouvrage en latin. Il me revint un soupçon que je ne pus contenir, — Est-ce que miss Butler lit cet ouvrage ? demandai-je étourdiment à mon compagnon.

— Ce livre est à moi, répondit-il brièvement. Je l’avais prêté à sir Hope. — Et il le mit avec peine dans la poche de son habit noir, qu’il déchira plutôt que de me laisser voir la couverture du bouquin ; du moins je m’imaginai qu’il en était ainsi. Puis, comme s’il eût été pris d’un remords de conscience, il ajouta : — Ce n’est pas que miss Butler manque d’instruction au moins ! elle en a beaucoup pour une femme… Elle dessine très bien… C’est elle qui a dessiné toutes les planches du dernier ouvrage de son père sur l’archéologie,… car M. Butler est, je vous le jure, un homme surprenant, universel ! Il m’étonne tous les jours par l’étendue et la variété de ses connaissances. Moi, j’avoue franchement qu’il y a des choses auxquelles je n’entends rien.

— Vous m’étonnez beaucoup ! répondis-je sans qu’il s’aperçût de l’ironie.

M. Butler était enfermé dans son cabinet quand je me présentai au salon, mais j’y trouvai miss Love, qui le fit avertir et s’assit comme pour me tenir compagnie en attendant. Hope suivit M. Black, qui avait une leçon à lui donner. Je me trouvai seul avec elle.

— Je vois, lui dis-je, que je suis très indiscret et très importun de me présenter dans une maison où l’on s’occupe sérieusement, sans m’être informé de l’heure où je ne dérangerais personne.

— Vous ne dérangez personne, répondit-elle, puisqu’on vous reçoit avec plaisir.

Elle fit cette réponse avec une bonhomie candide, en se regardant à la glace et en rabattant sur son front, sans aucune coquetterie, ses cheveux ébouriffés, où pendillaient encore quelques brins de mousse.

— C’est un véritable enfant ! pensai-je en la regardant s’éplucher tranquillement, comme si elle ne pouvait pas supposer que je fisse attention à elle. Pourquoi ne la traiterais-je pas comme il convient à son âge et à l’innocence de ses pensées ? — J’eus envie de lui montrer le lichen que j’avais ramassé, et de lui demander en riant si elle voulait bien encore essayer de me faire peur ; mais je n’osai pas. Il y avait en elle je ne sais quoi de grave quand même, bien au-dessus de son âge, et aussi je ne sais quel charme émouvant qui m’empêchait de voir en elle autre chose qu’une femme adorable avec laquelle on ne peut pas jouer sans perdre la tête.

— Madame votre mère se porte bien ? dit-elle en prenant un métier à dentelle dont, en un instant, ses petits doigts firent claquer et sautiller les bobines avec une rapidité que l’œil ne pouvait suivre.

— Ma mère se porte bien pour une personne qui se porte toujours mal.

— Ah ! mon Dieu ! c’est vrai qu’elle paraît bien délicate ; mais vous l’aimez beaucoup, à ce que l’on dit, et vous la soignez bien ? Je ne l’ai vue qu’une fois. Elle a été très bonne pour mon frère et pour moi. Elle nous a montré tout le château, qui est bien curieux et bien intéressant. Si j’avais osé, je lui aurais demandé la permission de dessiner des détails qui intéressent mon père ; mais j’ai craint qu’elle ne nous prît pour des marchands de bric-à-brac.

— Si vous daigniez revenir, ma mère serait bien heureuse de vous voir prendre quelques momens de plaisir chez elle.

— Eh bien ! nous y retournerons sans doute quelque jour, et j’emporterai mes crayons.

— Il paraît que vous avez un grand talent ?

— Moi ? Oh ! pas du tout, par exemple ! Je n’ai été élevée qu’à faire des choses utiles, c’est-à-dire fort peu agréables.

— Pourtant vous faites de la dentelle, et vous paraissez très habile.

— Oui, comme une vraie paysanne. J’ai appris cela d’une de nos servantes : par là, je suis devenue la cent trente mille et unième ouvrière du département ; mais ce que je fais, c’est encore pour mon père, qui est curieux de toutes les antiquailles. J’exécute un ancien point du temps de Charles VII, dont nous avons retrouvé le dessin dans de vieilles paperasses. Voyez, c’est très curieux, n’est-ce pas ?

— C’est très beau ; mais voyez comme je suis ignorant ! Je ne me doutais pas que la fabrication du point fût si ancienne dans ma province.

— Eh bien ! si vous eussiez vécu dans ce temps-là, vous auriez commandé des garnitures de dentelles pour orner la housse et le gorgerin de votre cheval. C’était la mode, et ce pouvait être joli. Je trouve que rien n’est trop beau pour ces animaux-là, moi ; j’adore les chevaux. Vous en avez un très gentil. Sa figure me plaît beaucoup.

— Peut-être plus que celle de son maître, pensai-je en remarquant l’aisance et la liberté d’esprit avec laquelle cette belle enfant me parlait.

VII.

Cependant M. Butler ne venait pas, et sa fille n’en témoignait ni surprise ni impatience. Le fait est que, plongé dans quelque problème, ou voulant terminer quelque partie d’un travail commencé, il avait complètement oublié que je l’attendais ; mais, ne sachant point encore combien cet excellent homme était capable de négliger pour la science ses intérêts les plus chers et ses préoccupations les plus sacrées, je m’imaginai qu’il me laissait à dessein en tête à tête avec sa fille, afin que nous pussions nous connaître et nous juger l’un l’autre.

Enhardi par cette supposition, je m’efforçai de réparer mes bizarreries de la première entrevue et de redevenir un peu moi-même, c’est-à-dire un garçon aussi facile à vivre et aussi expansif que tout autre. La glace ne fut pas difficile à rompre, car je trouvai chez miss Love une bienveillance égale à celle que son père m’avait témoignée. Soit que ce fût une disposition naturelle de son caractère, soit qu’elle devinât l’intérêt particulier que je lui portais, au bout d’un quart d’heure nous causions comme si nous nous connaissions depuis longtemps. Elle avait ou elle montrait plus de gaieté que d’esprit, aucune amertume dans son enjouement, et le mépris de tout paradoxe, chose assez rare chez une jeune fille instruite.

Je n’eus pas le mauvais goût de lui laisser deviner mes sentimens pour elle ; mais, en me livrant, sur tout le reste, à un certain épanchement de cœur, je l’amenai à la faire parler d’elle-même.

— Moi, dit-elle, sauf un grand chagrin qui m’a frappée quand je n’avais encore que dix ans, je veux parler de la mort de ma pauvre mère, j’ai toujours été heureuse. Vous ne vous figurez pas comme mon père est bon et comme on vit tranquille et libre avec lui. Hope est un amour d’enfant, et quand je dis un enfant, c’est parce qu’il est plus jeune que moi, car je vous assure qu’il a autant de raison et de bon sens qu’un homme fait. Il ne me chagrine que par un côté de son humeur : c’est qu’il aime trop le travail et que si on le laissait faire, il se tuerait. Aussi je le fais jouer et courir tant que je peux, et je dois dire que quand il y est, il en prend autant qu’un autre ; mais il faut que je pense toujours à cela et que je ne m’endorme pas là-dessus, car les médecins disent que s’il était abandonné à lui-même, il n’en aurait pas pour longtemps.

— Et si vous le perdiez,… vous seriez inconsolable ?

— Je ne sais pas bien ce que veut dire ce mot-là : inconsolable ; j’ai perdu ma mère, et j’ai pourtant pris le dessus… Mais au fait votre mot est juste, je vis, je m’occupe, et je suis gaie comme tout le monde ; pourtant, quand je pense à elle,… non, je ne suis pas consolée pour cela, et vous avez raison : ce serait la même chose si je perdais mon frère.

Et elle essuya du revers de la main deux grosses larmes qui roulèrent sur ses joues sans qu’elle songeât ni à les cacher ni à les montrer.

— Mais, comme votre père et votre frère vous restent, vous avez du courage ?

— Et du bonheur, c’est vrai. Si je perdais mon cher Hope, j’aurais encore mon père… Après celui-là,… je crois bien que je n’aurais plus aucun plaisir à vivre.

— D’après l’ordre de la nature, vous devez pourtant prévoir ce dernier malheur ; mais dans ce temps-là vous aurez d’autres affections…

— Oh ! les affections à venir, je ne les connais pas, je ne m’en fais aucune idée, et je ne peux m’appuyer d’avance sur quelque chose qui n’existe pas.

Cela fut dit très naturellement et sans aucune intention apparente de m’avertir. Je n’en fus donc pas frappé et découragé comme je l’eusse été trois jours auparavant. Je n’y vis pas non plus l’aveu d’un cœur trop rempli pour accepter un avenir quelconque en dehors du présent. J’étais gagné et porté à la confiance par la simplicité et la bonhomie des paroles, de l’attitude et de la physionomie. Je sentais là une personne vraie jusqu’au fond de l’âme, raisonnable et sensible, modeste et dévouée. Je ne me trompais pas, telle était en effet miss Love ; aussi mon exaltation se calmait auprès d’elle, et j’éprouvais, en l’écoutant parler, le charme de l’amitié plutôt que le trouble de l’amour.

Son père vint au bout d’une heure, me fit bon accueil, et me retint à dîner. Je ne surpris, quelque attention que je fisse, aucun regard d’intelligence échangé entre Love et lui, et je reconnus à leur tranquillité que miss Love n’avait été réellement avertie de rien, tandis que M. Butler attendait avec un grand calme qu’elle lui parlât de moi la première.

Personne n’était plus aimable et plus sociable que mon futur beau-père. Rien d’un pédant ; une naïveté exquise avec une véritable intelligence, un adorable caractère, un grand respect des autres, un charme rare dans les relations, les sentimens les plus purs et les plus nobles, tel était M. Butler. On peut dire que jusque-là sa fille, qui lui ressemblait beaucoup par le visage, était un véritable et fidèle reflet de ses inappréciables qualités ; mais M. Butler avait pour défauts l’extension de ses qualités mêmes. Sa longanimité ou son optimisme allait jusqu’à la nonchalance dans les questions positives du bonheur domestique et social. Aucun événement ne l’inquiétait jamais. Il ne voulait ou ne savait rien prévoir. Du moins il ne le voulait pas à temps, et, ne sachant pas suspendre ses chers travaux scientifiques, ou s’abandonnant aux douces contemplations de la nature, il laissait aller la vie autour de lui sans en prendre le gouvernail.

En rapprochant mes observations des informations fournies par mon notaire, je vis dès ce jour-là que M. Butler n’aurait aucune initiative dans les résolutions que sa fille pourrait prendre à mon égard, qu’il jugeait le bonheur en ménage chose simple et facile, qu’il professait une foi absolue dans le jugement et la pénétration de miss Love, enfin qu’il s’en remettrait aveuglément à elle pour le choix d’un époux, et que c’était d’elle-même et d’elle seule que je pouvais espérer de l’obtenir.

Dès lors je me sentis plus tranquille. Cet homme, sans volonté pour tout ce qui n’était pas la science, ne pouvait pas songer à enchaîner ma vie à la sienne, et je n’aurais probablement point à discuter le plus ou moins de liberté que je conserverais en vivant sous son toit. Je ne prévis pas un instant que Love pût avoir un autre sentiment que moi-même, si j’arrivais à me faire aimer d’elle.

C’est à quoi dès lors tendirent tous mes vœux et toutes mes pensées. Je l’aimais, moi, et je puisais dans la sincérité de mes sentimens la confiance de me faire comprendre. Malheureusement les conditions du mariage dans les classes aristocratiques sont détestables en France, surtout en province. Les demoiselles y sont gardées comme des amorces mystérieuses qu’il n’est permis de connaître que lorsqu’il est trop tard pour se raviser. On craint de les compromettre en leur laissant la liberté d’examen. Le commérage bas et méchant, que l’on ne craint pas d’appeler l’opinion (calomniant ainsi l’opinion des honnêtes gens), s’empare avidement des commentaires que peut faire naître un mariage manqué, et c’est toujours en cherchant à avilir les intentions et à rabaisser les caractères que l’on explique une rupture, quelle qu’en soit la cause.

Il ne me fut donc pas permis de voir miss Love plus de trois fois avant de me déclarer à son père. Dès lors mon honneur était engagé, et je ne pouvais plus rompre que pour des raisons majeures. Or on n’appelle pas raisons majeures les découvertes ou les réflexions que l’on peut faire sur l’incompatibilité des caractères et des goûts. Il est bien vrai que si je n’eusse pas décliné mes intentions, M. Butler n’eût peut-être pas eu l’énergie de me fermer sa porte ; miss Love, ne sachant rien, n’eût pas songé à l’avertir. D’ailleurs ni l’un ni l’autre ne paraissaient se soucier des usages de la province ; mais moi, je ne pouvais pas m’y soustraire, je ne pouvais pas compromettre la femme à laquelle je devais donner mon nom.

« J’agrée votre demande, me répondit M. Butler, mais je ne puis encore vous dire si ma fille l’agréera. Si je lui demande comment elle vous trouve, elle me répondra qu’elle vous connaît trop peu pour vous juger. Revenez donc plusieurs fois encore, je vous le permets, et parlez-lui vous-même, j’y consens. Ne la pressez pas trop de dire oui ou non ; elle réfléchira, je la connais. Tout ce que je peux vous dire dès aujourd’hui, c’est que vous ne lui êtes pas antipathique, car elle ne vous fuit pas et cause volontiers avec vous, tandis qu’à première vue elle s’est prononcée contre d’autres aspirans. »

J’allai chercher miss Love dans le salon, dans le jardin, dans le parc ; elle n’était nulle part, et cependant personne ne l’avait vue sortir. Je la trouvai enfin dans la bibliothèque, lisant avec son frère. Comme c’était ma quatrième visite en huit jours, elle parut très surprise et même un peu inquiète. Elle se leva assez vivement, repoussa les livres et les cahiers qui l’entouraient, et m’offrit de me conduire auprès de son père. En apprenant que je venais de le voir, et que c’était lui qui m’envoyait vers elle, elle devint pâle, et je remarquai qu’elle avait pleuré.

— Je vois à votre air, lui dis-je, que je vous dérange, et que je suis le malvenu. Chassez-moi franchement, je ne reviendrai jamais. Je ne suis pas né importun.

Elle me regarda en face un instant, sans rien dire ; puis, comprenant tout et prenant résolûment son parti, elle fit un signe à Hope, qui se retira, mais non pas sans me jeter un regard froid et méfiant qui me mit la mort dans l’âme. Ce visage d’enfant précoce avait l’énergie de mon âge et la naïveté du sien.

Il n’était plus question de me consulter moi-même. Je venais pour parler à miss Love ; je parlai.

— Je ne vous demande rien, lui dis-je, que de me souffrir auprès de vous assez longtemps pour être à même d’apprécier mes sentimens et de m’accorder votre estime.

— J’ai donc votre estime, moi, reprit-elle avec beaucoup de hauteur, et je vous inspire donc des sentimens quelconques ? Je ne le croyais pas, puisque vous ne me connaissez pas plus que je ne vous connais.

— Il faut croire, repris-je avec une hauteur analogue à la sienne, que ce peu de temps avait suffi pour faire naître mes sentimens et ma confiance, puisque je vous rendais un hommage aussi sérieux que celui d’aspirer à votre main. Si vous ne le croyez pas, c’est que vous me supposez je ne sais quelles vues intéressées qui m’offensent, et dès lors…

Je me levais pour m’en aller. Elle me retint avec une sorte d’autorité. — Pas si vite, dit-elle avec un sang-froid où il entrait de la bienveillance ; je ne veux pas que vous puissiez croire que je vous méprise. Si vous me faites l’honneur de vouloir m’épouser, c’est évidemment que vous m’estimez. J’ai donc eu tort de vous parler comme je l’ai fait. Pardonnez-le-moi. Je ne suis pas moi-même aujourd’hui. Voyez, monsieur, et gardez-moi le secret. J’ai un grand chagrin ! — Là-dessus, perdant tout empire sur elle-même, elle fondit en larmes, et, me tendant sa main qu’elle laissa dans la mienne tout en pleurant : — Mon père, dit-elle, est un peu souffrant depuis quelque temps, et souffrant tout à fait depuis quelques jours. Il s’est décidé ce matin à appeler le médecin, et le médecin, après l’avoir examiné, m’a dit : « Exigez qu’il se soigne. Il y va de la vie ! C’est une maladie du foie qui se déclare. » Eh bien ! je sais, moi, que si j’obtiens que mon père se soigne, ce sera un miracle, et je sais que sa mère est morte de cette maladie. Je suis sous le coup de cette chose affreuse, et vous me parlez d’une chose qu’on appelle le bonheur !… Je ne sais pas, moi, si le mariage me rendrait heureuse dans ces conditions-là. Vous êtes heureux, vous ! pourquoi épouseriez-vous mes chagrins ?… Et puis !… Attendez, ajouta-t-elle en suspendant la réponse sur mes lèvres, il y a une condition à mon mariage, une condition que vous n’accepteriez pas. Je ne dois jamais quitter mon père ni mon frère. Je l’ai juré à ma mère mourante, et plus que jamais je tiens à mon serment. Voilà, mon cher monsieur, ce que vous comprenez de reste, vous qui aimez votre mère ; voilà ce que je devais, ce que j’ai voulu vous dire avant de vous laisser parler.

Mon cher monsieur fut dit avec une si franche cordialité que j’en fus particulièrement touché. La sensibilité, la bonté de cœur de cette jeune fille étaient réelles et persuasives. Je serrai ses mains dans les miennes, en prenant part à sa douleur, en m’efforçant de la tranquilliser sur le compte de son père, en lui disant que l’amour filial faisait des miracles, et qu’elle ne devait pas douter de la Providence ; enfin je lui jurai de souscrire, si elle daignait m’agréer, à la condition qu’elle m’imposait.

VIII.

Dès lors j’avais fait un grand pas. — Tout ce que vous me dites là est bon, et me paraît sincère, répondit-elle, et je vous dirai franchement que depuis ce matin je suis résolue à me marier. C’est la première fois que j’en comprends la nécessité. Jusqu’à présent, je croyais qu’il valait mieux rester heureuse comme je l’étais que de courir des risques ; mais l’idée de perdre mon père et de me trouver, à l’âge où je suis, l’unique soutien de mon frère m’a fait peur. J’ai réfléchi tout en pleurant ; je crois que mon devoir est de chercher un appui pour nous deux, et même j’en ai senti le besoin. Ne me demandez rien de plus aujourd’hui. Je ne peux pas savoir si vous serez pour moi ce soutien-là. Vous vous offrez, c’est généreux, et je vous en remercie ; mais, comme vous avez aussi le devoir de soigner votre mère souffrante, j’ignore si je dois accepter. Permettez-moi d’y réfléchir et de vous connaître davantage. Revenez souvent, puisque mon père vous y autorise.

— C’est mon vœu le plus cher que de vous voir tous les jours ; mais, dans l’incertitude où vous êtes, ne craignez-vous pas ce que l’on pourra dire et penser de mes visites ?

— Pour moi,… cela m’est égal. Je n’y songe pas. Que voulez-vous qu’on dise ?

— Que vous m’avez donné des encouragemens.

— Eh bien ! Après ? Vous voyez, je vous en donne ; pas beaucoup, il est vrai, mais un peu, et quel mal y a-t-il, puisque tous deux nous sommes sincères ? Ah ! j’y songe : si je vous dis non après que vos visites auront fait connaître vos intentions aux personnes de votre monde et dans notre voisinage, votre amour-propre souffrira. Que voulez-vous que je vous dise ? Alors ne pensez plus à moi et ne revenez pas.

— Vous en parlez à votre aise, vous à qui cela serait parfaitement égal ?

— Je ne dis pas cela. Je penserai peut-être que j’ai passé à côté de mon bonheur ; cependant, comme je n’en serai pas absolument sûre, j’aimerai mieux cela que de vous avoir trompé en vous donnant des espérances à la légère.

Le bon sens de miss Love en toutes choses était sans réplique, et si sa tranquillité était un peu choquante, du moins sa droiture inspirait une confiance très précieuse. Résolu à ne point renoncer à elle, j’acceptai telles épreuves qu’il lui plairait de m’imposer.

Je la quittai ce jour-là en me disant qu’après tout je n’étais pas assez amoureux d’elle pour que son refus dût me mettre au désespoir. Il en fut de même à nos entrevues de la semaine suivante. Chaque fois que je la quittais, je me sentais plein d’amitié et de sympathie pour elle ; sa raison et sa droiture éteignaient le feu qui me consumait dans l’intervalle de mes visites.

C’était là un phénomène des plus étranges. À mesure que je m’éloignais de Bellevue, et que, perdant le souvenir trop distinct de ses paroles et de son attitude vis-à-vis de moi, je me retraçais son image, sa beauté, sa grâce, sa jeunesse, et jusqu’à sa toilette et au parfum de ses cheveux et de ses rubans, j’étais repris d’une sorte de fièvre qui m’ôtait le sommeil, et qui arrivait à son paroxysme au moment où je partais pour retourner chez elle. J’arrivais ému jusqu’à la passion, et peu à peu, en causant avec elle, je me calmais jusqu’à l’amitié. Il n’en était pas ainsi lorsque je pouvais l’apercevoir et l’observer sans qu’elle fît attention à moi. Alors je la dévorais des yeux, et mon imagination la dévorait de caresses ; mais il suffisait de son regard honnête et ferme, arrivant tout droit sur le mien, pour ramener mon âme à un respect voisin de la crainte.

Je n’étais guère capable d’analyser de tels contrastes et de résoudre un tel problème. Si je m’en étonnais souvent, du moins je ne m’en alarmais pas. Chacune des deux faces si distinctes de mon sentiment faisait d’ailleurs des progrès rapides. Mes agitations loin d’elle arrivaient à me consumer. Mon apaisement à ses côtés devenait de jour en jour plus profond et plus suave. L’amour et l’amitié grandissaient sans hésitation et sans défaillance, mais, chose bizarre, sans se confondre jamais dans une perception nette de mon propre cœur.

Notre intimité faisait des progrès analogues. Chaque jour, aussitôt que je pouvais lui parler sans témoins : — Eh bien ! lui disais-je en lui prenant la main, commencez-vous à m’aimer un peu ?

— Oui, un peu, répondait-elle avec un mélancolique sourire.

— Aujourd’hui un peu plus qu’hier ?

— Peut-être ; il me semble…

Et elle me parlait de nos parens. La santé de son père la préoccupait sans relâche. Dix fois par jour elle me quittait pour aller le trouver. Elle revenait triste, en me disant : — Je le dérange, je l’ennuie. Il est si bon qu’il ne me rebute jamais : il fait tout ce que le médecin a ordonné ; mais je vois bien qu’il ne peut pas me faire un plus grand sacrifice.

Malgré de si tendres soins, M. Butler fut tout à coup très malade, et cette circonstance, qui devait m’empêcher de voir Love, au moins pendant quelques jours, nous rapprocha intimement. Je m’installai avec résolution au chevet du malade. Je ne le quittai ni jour ni nuit. Je le soignai comme si j’eusse été son fils. Peu m’importait de brûler mes vaisseaux en pure perte. Je l’aimais pour lui-même, cet homme excellent, plein de résignation dans la souffrance et de gratitude pour le dévouement que je lui montrais. D’ailleurs je ne pouvais pas, je ne voulais pas abandonner Love dans cette douleur, dans cet effroi mortel. Elle ne pensa point non plus que ma présence pût la compromettre. Elle n’y songea seulement pas ; elle me laissa veiller auprès d’elle.

Une nuit que M. Butler avait reposé avec calme, je m’endormis dans la chambre voisine de la sienne. J’étais accablé de fatigue, et j’avais recouvré un peu d’espoir. Quand j’ouvris les yeux, je vis devant moi Love qui me tendait ses deux mains. — J’ai une bonne nouvelle à vous annoncer, me dit-elle à voix basse.

Elle passa son bras sous le mien, et continua en m’emmenant vers le salon : — Vous me disiez hier soir que vous lui trouviez le teint plus clair et les yeux moins cernés. Vous aviez bien raison ; j’avais tort de ne pas vous croire. Il est sauvé, voyez-vous, cela est bien certain. Le médecin est très, très content ! vous allez le voir, il vous dira ce qu’il m’a dit : mon père, s’il continue son traitement, sera remis, dans quelques semaines tout au plus, pour longtemps à coup sûr, et peut-être pour toujours.

Nous entrions dans le salon, le médecin n’y était pas. Nous nous trouvions seuls. Love et moi. Je vis dans la glace sa figure tout illuminée par l’espérance, et son corsage souple et charmant penché vers moi comme si, respirant enfin après tant d’angoisses, elle eût éprouvé le besoin de s’appuyer sur mon épaule. Pour la première fois les deux sentimens qui se partageaient mon âme se confondirent. Je la serrai dans mes bras avec transport, et je couvris de baisers sa tête brune que j’avais attirée sur mon cœur. Je me rendis compte seulement alors de la délicatesse de son être, de sa véritable taille, qui paraissait élevée, et qui était petite, enfin de la ténuité ravissante de cette adorable créature, dont j’avais eu si souvent peur comme s’il y avait eu en elle quelque chose de mâle et de puissant. Je sentis naître en moi une émotion qui réunissait la passion à la sympathie, une ivresse secrète comme l’instinct de la possession de l’âme, un doux orgueil protecteur de la faiblesse confiante, une sensation délicieuse qui me prenait au cœur en même temps qu’à l’imagination ; c’était enfin la tendresse.

Mon effusion avait été si involontaire et si spontanée que je craignis tout aussitôt d’avoir effrayé ou offensé miss Love. Elle ne parut qu’étonnée ; mais, comme si son amour filial eût parlé plus haut que sa pudeur, elle ne repoussa pas mon élan. Elle se laissa glisser de mes bras dans un fauteuil, et, attachant sur moi ses yeux humides d’une émotion sereine et profonde : — Ah ! je vois bien, dit-elle, que vous m’aimez, puisque vous êtes si heureux de voir que Dieu me rend mon père !

— Et moi, m’écriai-je en tombant à ses pieds, m’aimerez-vous enfin ?

— Je vous aime comme un frère, répondit-elle en me jetant ses deux bras au cou avec une chasteté angélique ; c’est vous dire que je vous aime de toute mon âme !

J’étais si transporté du baiser que je ne scrutai pas la parole. Nous pleurâmes ensemble, et je me crus heureux. Je me crus aimé. Je ne fis point de réflexions. Je ne comparai point cette affection avec celle que je ressentais ; je ne me dis pas qu’il n’y avait point de comparaison possible, et que l’amitié n’est pas la passion.

Hope entrait en ce moment. Sa sœur courut à lui. — Viens, lui dit-elle ; apprends que notre père est hors de danger, et embrasse celui qui nous a aidés à le sauver.

L’enfant, au lieu de m’embrasser, me secoua la main d’une manière tout anglaise ; sa figure exprimait la joie la plus cordiale, mais cet éclair fut de peu de durée. Avant la fin du jour, il reprit avec moi sa réserve et sa froideur accoutumées. Je me persuadais que c’était là sa manière d’être avec tout le monde, qu’il ne faisait d’exception que pour son père et sa sœur, et qu’il avait dans le caractère une certaine raideur conciliable avec des sympathies particulières, enfin que je gagnerais bientôt sa confiance et son attachement.

Je voulus passer encore cette nuit auprès de M. Butler, après quoi, m’étant bien assuré qu’il entrait en convalescence, je dus, en raison des convenances, retourner auprès de ma mère pour deux ou trois jours. Les convenances sont toujours funestes au sentiment. Si je fusse resté à Bellevue, j’aurais peut-être conquis le cœur que je n’avais fait que surprendre.

Je trouvai à La Roche une espèce de réunion de famille. On s’étonnait de mon absence, et ma mère avait beau dire que, M. Butler étant gravement malade, j’avais le droit d’aller tous les jours chez lui ; on savait déjà que j’y avais passé plusieurs nuits, et on s’inquiétait de cette assiduité. — C’est donc un mariage arrêté, décidé, à la veille d’être conclu ? D’où vient que nous l’apprenons par la clameur publique ? Mais comme vous ne nous en avez pas prévenus, comme vous ne nous en faites point part, nous craignons que ce ne soit une folie du jeune homme, une sottise de la demoiselle. Est-elle d’assez bonne maison pour épouser un de La Roche ? Le père a-t-il réellement la fortune qu’on lui prête ?

Ma pauvre mère, obsédée de ces questions indiscrètes et un peu impérieuses de la part de certaines tantes collet-monté, m’attendait avec impatience et me vit arriver avec joie. — Le voilà ! dit-elle ; il va résoudre tous les doutes.

Je me croyais déjà marié, puisque je me voyais aimé d’une fille de cœur et de parole. Après avoir annoncé l’amélioration de la santé de M. Butler, je répondis aux questions relatives à sa fille : que j’aimais la fille et le père de toute mon âme, et que, ma mère m’ayant poussé aux premières démarches, je n’avais pas à m’expliquer sur d’autres convenances que sur celles du cœur et de l’honneur. Je tins seulement à ne pas laisser croire qu’une grande fortune m’eût alléché. Je rendis compte en deux mots de la situation de la famille, et ma mère se chargea d’affirmer qu’elle avait consacré six mois à prendre des informations sur l’honorabilité de M. Butler avant de me confier son projet. Les renseignemens étaient parfaits. M. Butler appartenait à la classe moyenne, il n’y avait pas l’ombre d’une tache sur son nom ; au contraire il était estimé comme le plus généreux et le plus désintéressé des savans.

Il n’y avait rien à répliquer, bien que la satisfaction ne fût pas générale. Mes tantes trouvaient qu’il n’y avait point assez de naissance pour tant de fortune. Un grand-oncle, chanoine sécularisé, encore plus avare que pauvre, me dit à l’oreille qu’il n’y avait pas assez de fortune pour si peu de naissance.

Cette journée m’attrista. Il me tardait de me retrouver seul avec ma mère. Quand je lui eus raconté tous les incidens de la maladie de M. Butler et ceux de mon rapide tête-à-tête avec Love, elle m’attrista encore plus en ne partageant pas ma confiance.

— Je suis fâchée, me dit-elle, que vous ayez annoncé officiellement ce mariage. Il n’est pas fait. Je ne me tourmentais pas de voir un père désireux de ne pas quitter sa fille ; je crains les exigences bien naturelles, mais peut-être excessives un jour, de cette fille, qui ne veut pas et qui ne pourra peut-être pas quitter son père. Quand vous vous êtes engagé, avez-vous fait au moins la réserve de rester en France, si bon vous semblait ?

Je n’y avais pas songé, et j’en fis l’aveu. Ma mère baissa les yeux. Elle était blessée et affligée de mon imprudence, mais elle ne dit pas un mot, et, comme de coutume, je me sentis livré à moi-même. Je n’osai pas lui parler de la froideur du jeune Butler ; mais l’effroi me revint au cœur, et avec l’effroi toutes les angoisses, toutes les ardeurs d’une passion contrariée.
IX.

Je sentais aussi une sorte de remords d’avoir compromis Love par trop de dévouement. J’avais eu beau prendre, pour aller chez elle, tous les chemins détournés à moi connus, être libéral sans affectation avec les valets de sa maison, rentrer chez moi à la nuit et ne plus jamais passer par la ville : on m’avait rencontré dans des endroits impossibles, les domestiques avaient parlé, et au moment où ma famille s’était émue, quelques officieux se préparaient de leur côté à avertir M. Butler de l’imprudence de ma conduite et de la sienne propre.

En attendant que le malade fût assez hors de danger pour entendre des choses désagréables, on s’agitait autour de M. Louandre. Mes concurrens éconduits, mes rivaux en expectative et surtout les oisifs de province, qui glosent pour le plaisir de gloser, assassinaient de questions le pauvre notaire, et lui donnaient à entendre les choses les plus infâmes. Les plus charitables voulaient bien admettre que je n’avais pas cherché à séduire une enfant auprès du lit où son père se débattait entre la vie et la mort ; mais ils disaient en souriant que je n’avais été ni timide ni malavisé de m’emparer du rôle de garde-malade pour me rendre maître de la situation, c’est-à-dire de l’honneur et de la dot. M. Louandre, confident des affaires de M. Butler, ne pouvait crier sur les toits ce qu’il m’avait confié de l’avenir de ses enfans. Love passait pour une riche héritière, et moi pour un âpre et adroit ambitieux.

Ainsi tout ce qui m’avait averti et effrayé dès le premier jour se levait déjà pour m’accabler. Il est vrai que j’avais maintenant dans l’âme toutes les forces de l’amour pour me préserver de la mauvaise honte et mépriser la malveillance ; mais, si cet amour n’était pas partagé, il me faudrait donc rester avec ma douleur sous le coup d’une humiliation sans dédommagement !

Telles furent les clartés importunes qui se montrèrent, lorsque, deux jours après mon départ de Bellevue, j’y retournai avec une amère impatience. Je trouvai M. Louandre seul au salon, attendant qu’on eût attelé son cheval.

— Vous avez été un peu vite, me dit l’excellent notaire. Le malade est sauvé, vos soins y ont contribué certainement ; sa fille et lui-même le disent et vous bénissent. Tous trois cependant vous êtes blâmés par les sots qui vous envient. Peu importe, si vous réussissez ; mais il faut réussir promptement et officiellement. Vos parens vont déjà disant partout que c’est une affaire faite, et que vous l’annoncez. Je venais donc ici avec la certitude que M. Butler me l’annoncerait, à moi : eh bien ! il m’a parlé de vous avec affection, sans pourtant me dire un mot de mariage, et voilà ce qui m’étonne. Il est encore si faible que je n’ai pas voulu le questionner ; mais j’imagine bien que vous aviez sa parole avant de passer trois nuits à son chevet ?

— J’avais son assentiment, je vous l’ai dit.

— Oui, mais vous ne m’avez pas dit que sa fille eût donné le sien ? Vous l’a-t-elle donné ?

J’éprouvai encore une fois combien les préliminaires et les négociations du mariage sont choses indélicates et cruelles. Il me fallait donc, pour justifier mon amour, trahir celui de Love, raconter les circonstances de son premier baiser, les livrer aux commentaires d’un tiers, enfin effeuiller brutalement la première fleur de mon espérance !…

Et d’ailleurs une terreur soudaine s’emparait de moi… Était-ce bien un baiser d’amour que j’avais reçu ? Et si ce n’était qu’une effusion de reconnaissance naïve, un enthousiasme fraternel né de l’adoration filiale ?… Au fait, elle ne m’avait pas dit, elle ne m’avait pas prouvé autre chose ! J’allais donc trahir la sainte confiance d’une âme pure et me vanter, comme un sot et comme un lâche, au risque de compromettre l’honneur de celle que, comme frère ou comme fiancé, j’avais le devoir de défendre ?

Je baissai la tête et ne répondis rien.

— Diable, diable ! reprit M. Louandre, vous n’êtes pas si avancé que je croyais, et je crains, mon cher comte, que vous n’ayez fait un coup de tête en vous livrant à votre cœur.

— Avez-vous quelque raison de croire ce que vous dites ? Expliquez-vous.

— Je me suis expliqué en vous disant que le père ne s’expliquait point. Et puis il y a une autre circonstance,… une misère, si vous voulez… Tenez, ajouta-t-il en dirigeant mes regards vers le parterre où le petit Hope se promenait, les mains derrière le dos et la tête penchée en avant ; voyez l’attitude mélancolique ou méditative de cet enfant ! Tout à l’heure il était là, parlant et souriant avec moi comme tout autre individu de son âge. Tout à coup il a regardé là-bas, du côté de la grille, et il vous a vu arriver. Alors, prenant sa casquette de l’air d’un homme fier et dépité, il m’a dit : « Pardon ! voilà une visite qui n’est pas pour moi. » Et il est sorti pour ne pas vous voir, sans s’expliquer autrement ; mais plus je médite en moi-même sur ces étranges paroles, moins je les interprète en votre faveur, et je les livre à vos propres commentaires.

— Cet enfant ne m’aime pas, m’écriai-je, je le vois, je le sens ! Peut-être quelque valet lui aura-t-il fait entendre que ma présence compromettait sa sœur, ou que je ne voyais en elle que la grande fortune à laquelle ces enfans croient sans doute. Ah ! mon cher monsieur Louandre, j’avais prévu tout cela, souvenez-vous ! Que ne donnerais-je pas aujourd’hui pour ne pas aimer comme j’ai le malheur d’aimer !

— Vous voilà donc pris à ce point-là ? Diable ! moi, je crains que le valet qui a indisposé le petit bonhomme contre vous ne soit ce grand cuistre de Black. Avez-vous remarqué qu’il vous vît de mauvais œil ?

— Le premier jour, oui ! Quand je vous dis que je n’ai vu clair que ce jour-là !

— Allons, allons, reprit M. Louandre, puisque c’est moi qui vous ai lancé sur la mer orageuse, bien que je ne sois pas responsable des étourderies que vous avez commises de votre chef et sans me consulter, je vais essayer de vous mener au port sans naufrage. Je reste. Je parlerai à M. Butler, à miss Love, au petit, au pédant, s’il le faut. Je saurai où vous en êtes dans leur esprit, et j’amènerai peut-être une décision favorable. Allez-vous-en saluer votre malade, et tâchez que sa fille le quitte un peu pour que je me trouve seul avec elle. Je l’attendrai dans la bibliothèque.

Je montai à l’appartement de M. Butler sans rencontrer personne. La maison était un peu à l’abandon depuis que l’active et douce châtelaine était absorbée par des soins plus pressans. Dans l’antichambre de M. Butler, deux domestiques dormaient profondément. Malgré l’été, on avait jeté partout des tapis sur les parquets, pour que le bruit des pas autour de lui ne troublât pas le léger sommeil du convalescent. La porte de sa chambre était grande ouverte. À travers les rideaux fermés, un jour bleuâtre tombait sur les cheveux noirs de Love et sur le pâle visage de son père. Elle était assise tout près de lui, et lisait à demi-voix, essayant plutôt de l’endormir par la monotonie de son intonation que de le distraire ou de l’occuper. J’étais dans la chambre, ils ne me voyaient pas, ils ne m’avaient entendu entrer ni l’un ni l’autre.

J’avoue que j’éprouvais une sorte de curiosité inquiète de savoir ce que Love lisait si couramment. Cette inquiétude répondait sourdement à de vagues appréhensions déjà conçues ou plutôt effleurées. J’écoutai, et il me fallut quelques instans pour me rendre compte de la langue qu’elle lisait, car elle la prononçait à la manière anglaise, et tout en voyant bien que ce n’était pas de l’anglais, j’hésitais à m’y retrouver ; mais, au bout de deux phrases, le doute n’était plus possible : elle lisait du grec avec autant de facilité et d’habitude que sa propre langue.

Du grec ! une fille de seize ans ! Je me sentis devenir Chrysale de la tête aux pieds. Puis tout aussitôt je plaignis Love. — Ah ! mon Dieu ! pensai-je, ce père, ingénument personnel, l’a élevée pour ses besoins, à lui, bien plus que pour son bonheur, à elle ! La pauvre enfant est si modeste que personne ne se doute de son savoir. Elle n’a pas eu le choix de ce qu’on lui a fait apprendre ; elle est docile, intelligente, humble, voilà tout. Ce grec l’ennuie, elle ne le comprend peut-être pas, elle sait les caractères et la prononciation, ce qu’il faut seulement pour faire une lecture à demi-voix. — Mais M. Butler s’agita un peu, et dit en grec à sa fille : — C’est assez, repose-toi. — À quoi elle répondit en grec : — Je ne suis pas fatiguée, mais je lirai encore plus bas. N’écoutez pas ; tâchez de vous endormir.

Ce n’était pas le moment de réveiller les esprits du malade en me présentant. Je sortis aussi doucement que j’étais entré, convaincu enfin que Love savait le grec. — Qu’importe après tout ? me disais-je ; mais pourquoi me l’a-t-elle caché ?

Je passai sans bruit dans la bibliothèque où attendait M. Louandre, et qui était située au même étage que la chambre à coucher. Le bon notaire, qui s’ennuyait, s’était assis devant une grande table et feuilletait des cahiers épars, laissés en désordre depuis le jour où M. Butler avait été pris d’un évanouissement au milieu de son travail. M. Louandre sourit en me voyant. — Je ne commets pas d’indiscrétion, dit-il en me montrant les cahiers et les notes. Je me souviens fort mal de mon latin, et j’ai tout à fait oublié mon grec. Quant aux autres sciences, sauf celle des lois, je m’en suis toujours privé. Mais savez-vous ce que j’admire ? c’est de trouver l’écriture de Mlle  Butler dans tout cela.

— Vous la connaissez donc, son écriture ?

— Sans doute, elle est le secrétaire de son père, qui est illisible, et c’est elle qui m’écrit toujours pour lui. Eh bien ! je découvre,… au reste je m’en étais toujours douté, qu’elle sait le latin, le grec, les mathématiques, et je ne sais combien d’autres choses encore, ni plus ni moins, que dis-je ? beaucoup mieux peut-être que l’illustre Junius Black. Ma foi, mon cher comte, vous aurez là, si Dieu nous exauce, une femme dont Molière ne se serait pas moqué, car elle cache ses talens avec autant de soin que ses péronnelles savantes en mettaient à exhiber les leurs. Je vous en ferai mon compliment, moi, en toute humilité ; mais savez-vous ce que je me dis ? car il faut toujours redescendre de l’abstrait au concret : je me dis qu’une telle fille est trop nécessaire, trop indispensable à un tel père pour qu’il soit jamais possible de les séparer. Donc vous n’y devez jamais songer, et vous êtes bien résolu, n’est-ce pas, à ne pas mettre votre volonté entre ces deux attractions invincibles ?

— Oui, répondis-je, je le savais, je le sais encore mieux maintenant. La santé, le travail, la passion, le bonheur de ce pauvre père, seront anéantis le jour où sa fille lui manquera. Eh bien, soit ! s’il faut quelque jour quitter la France, je la quitterai, je suivrai Love au bout du monde, si M. Butler veut aller vivre au bout du monde. Ma mère en souffrira beaucoup, je le sais aussi maintenant ; mais elle souffrirait davantage de me voir à toute heure seul et désespéré devant elle. Le sort en est jeté, que voulez-vous ? Je ne pouvais pas me flatter de trouver pour moi tout seul en ce monde le bonheur sans nuage et le soleil sans ombre. Faites que j’obtienne le cœur et la main de cette généreuse fille. Si elle m’aime, je serai encore à envier, car je l’aime, moi, entendez-vous ? Ignorante ou docte, faible ou forte, ouvrière en dentelle ou en géométrie, elle est le type qui me plaît et me domine ; elle est la femme qui me fait rêver à toute heure, sans laquelle ma tête s’égare et mon âme me quitte. Plus d’objections, mon cher ami ! agissez… ou plutôt non, n’agissez pas ! donnez-lui le temps de voir combien je l’aime et à quel point elle peut compter sur moi. Laissez dire les envieux, laissez-moi conduire ma barque moi-même. Tenez, allez-vous-en ! j’ai peur que mon empressement ne lui paraisse brutal. Est-ce qu’elle peut penser à autre chose qu’à son père d’ici à huit ou dix jours ?

— Permettez, permettez ! reprit M. Louandre ; je ne tiens pas tant à conclure ce mariage qu’à mériter la confiance de M. Butler et celle de votre mère, qui tous deux m’ont chargé de ce qu’ils ont de plus cher au monde après leurs enfans, à savoir leur honneur, leur dignité respective. Je veux bien m’en aller, mais à la condition que vous vous en irez avec moi, car votre présence, trop fréquente et trop prolongée ici, compromet Mlle  Butler et vous-même, vos parens et les siens par conséquent, et moi-même par-dessus le marché.

— Vous avez raison, répondis-je, partons ! J’ai fait mon devoir en venant m’informer de la santé du malade. J’écrirai à miss Love pour lui dire que j’attends ses ordres, et je ne reviendrai que quand elle m’y aura autorisé.

— Enfin vous parlez d’or, dit le bon Louandre en se levant ; partons !

X.

Mais il était écrit que les choses se passeraient autrement. M. Butler s’était endormi ; on avait prévenu miss Love de mon arrivée : elle s’était fait remplacer par son frère auprès du convalescent ; elle venait à nous, elle saluait M. Louandre, qui avait déjà pris congé d’elle une demi-heure auparavant ; elle me tendait la main avec un affectueux et radieux sourire.

— Il va de mieux en mieux, me dit-elle, parlant toujours de l’objet de son unique préoccupation, et, s’asseyant entre nous deux, elle causa avec ce charmant naturel et cette généreuse expansion qui ne l’abandonnaient plus quand j’étais auprès d’elle. M. Louandre fut frappé de cette confiance animée qu’il ne lui avait jamais vu manifester si ouvertement, et, prenant tout à coup confiance lui-même dans ma cause, jugeant comme moi que j’étais aimé, il plaida pour mon bonheur.

M. Louandre était un homme positif, d’un esprit ordinaire, mais d’une si grande honnêteté de cœur que rien n’était blessant dans sa bouche. Il parla, cette fois surtout, avec une rare élévation, un remarquable bon sens, et je vis que Love l’écoutait avec une déférence presque respectueuse. Je l’aurais souhaitée plus attendrie par l’amour que convaincue par le raisonnement ; mais elle écoutait sans interrompre, elle donnait des signes d’adhésion, et j’attendais une réponse favorable et décisive.

Elle se recueillit un moment avant de répondre ; enfin elle répondit : — Je suis une enfant, et pourtant mon père a en moi une confiance entière. Il m’a remis le soin de choisir moi-même mon mari. D’abord cette idée-là m’a effrayée. À présent j’en ai pris mon parti, surtout depuis que je connais M. de La Roche et que je me suis assurée que son cœur est bon et que ses idées sont nobles. C’est donc lui que je choisis dès à présent, à l’exclusion de tout autre, puisqu’il aime mon père et que mon père l’aime aussi ; mais je fais une réserve, c’est qu’il m’attendra six mois. Ce n’est pas avant six mois que je peux consentir à me marier.

— Six mois, c’est trop long ! s’écria M. Louandre. Il passe trop d’eau sous le pont pendant six mois : j’entends par là les intrigues, les indiscrétions, les mensonges, les jalousies du dehors. Vous ne savez pas, chère enfant, toutes les mouches avides et venimeuses qui bourdonnent autour des fruits mûrs. Or un mariage arrêté est un fruit mûr qu’il faut cueillir avant qu’il ne tombe. Disons trois mois, et même moins, s’il est possible.

— Eh bien ! reprit-elle, ne disons rien que ceci : mon père a besoin de moi pour finir un ouvrage qui le passionne ; je suis son secrétaire, et personne ne peut me remplacer…

— Parce que vous êtes aussi savante que lui ! Nous savons cela, s’écria M. Louandre un peu à l’étourdie.

— Où prenez-vous cela ? répondit Love en jetant un regard inquiet sur les papiers du bureau et en rougissant beaucoup, avec une physionomie contrariée. Je ne sais qu’écrire sous sa dictée ; mais il a une telle habitude de s’adresser à moi que d’ici à longtemps il ne pourra rien faire avec un autre.

— Bah ! bah ! n’a-t-il pas l’illustre Junius, qui en sait long aussi, à ce qu’il paraît ? — L’illustre Junius, répondit Love en souriant, sait beaucoup trop de choses ; il veut discuter avec mon père et lui imposer ses vues transcendantes. Mon père est modeste et doux, il cède ; mais il s’en repent ensuite, car M. Black a des idées étroites, et le travail est à recommencer. Et puis cela jette mon père dans des incertitudes qui lui font mal. C’est un libre esprit, un génie hardi et ingénieux à qui l’on doit laisser ses défauts et ses qualités. Mon attention passive est tout ce qu’il lui faut. Hope serait tout aussi attentif et dévoué que moi ; mais il travaille assez pour son compte, et sa santé délicate ne résisterait pas à un surcroît d’application. Souffrez donc que j’appartienne à mon père exclusivement jusqu’à ce que l’ouvrage soit fini. Il y a fort peu de chose à faire, et si mon père était bien portant, je serais libre dans peu de semaines ; mais pouvons-nous fixer le jour où il sera capable de reprendre ses occupations ? Ne devons-nous pas souhaiter, pour notre tranquillité future, qu’il les reprenne le plus tard possible ? Je vous avertis, moi, que je ferai tous mes efforts pour qu’il ait une convalescence tranquille et paresseuse, et je suis sûre, ajouta-t-elle en se tournant vers moi avec candeur, que vous m’y aiderez de tout votre pouvoir.

Je ne pouvais résister à l’aimable ascendant de Love, et rien ne me semblait difficile quand elle invoquait la délicatesse de mon affection. Je lui rendis grâces de sa confiance en moi, et j’acceptai l’arrangement qu’elle proposait, à savoir que nous nous marierions aussitôt que l’ouvrage serait sous presse.

— Diable ! Est-ce un in-folio ? demanda M. Louandre.

— Non, non, répondit Love, ce n’est qu’une mince brochure.

J’allai saluer M. Butler à son réveil. Il me tendit ses bras affaiblis et me serra sur son cœur. — Vous avez été un ange pour moi, me dit-il. Vous avez consolé et soutenu mes pauvres enfans, effrayés et navrés de ma souffrance. Je vous bénis comme un père bénit son fils.

J’étais profondément attendri et heureux, mais j’eus tout à coup un sentiment d’épouvante en voyant Hope, dont je cherchais les regards, me tourner le dos avec affectation et sortir de la chambre. Love en parut frappée, et elle le suivit en me disant : « Restez là jusqu’à ce que je revienne. » Elle revint bientôt, mais très pâle, et quand elle put me parler sans témoins : — Je ne sais ce qu’il a, cet enfant, me dit-elle ; il me boude et refuse de s’expliquer. Je ne l’ai jamais vu ainsi : je crains qu’il ne soit malade, bien qu’il dise ne souffrir de rien.

— Il ne vous a pas parlé de moi ?

— Non ! Que s’est-il donc passé entre vous ?

— Rien, sinon qu’il me témoigne de la froideur, et que je crois deviner en lui de l’aversion. C’est à vous de tâcher de savoir ce en quoi j’ai pu lui déplaire, afin que je m’en corrige ou m’en abstienne. Je sens bien que vous l’aimez ardemment, et qu’il faut que je sois aimé de lui ! N’est-ce pas, il le faut ?

— Oui, certes, il le faut absolument ! Revenez bientôt, je l’aurai confessé, et je vous dirai tout.

Je partis avec M. Louandre.

— Je ne suis pas si tranquille que vous, me dit le notaire à plusieurs reprises, en cheminant à mes côtés.

Hélas ! je n’étais pas tranquille du tout.

Le lendemain, je reçus la lettre suivante :

« Ne revenez ni demain ni après-demain. Il faut auparavant que j’aie raison des idées de ce cher et cruel enfant. Imaginez-vous qu’il n’a rien contre vous ; il vous estime et vous aimerait peut-être, si vous ne songiez pas à m’épouser. Voilà ce qu’il dit, et il n’écoute rien de ce que je lui réponds. Il est absorbé, pâle, sans appétit, et, je le crains, sans sommeil. Enfin il est jaloux de moi, voilà ce que je suis obligée de constater. Il ne veut pas que je me marie. Ne vous inquiétez pas trop de cela ; il est si jeune, et d’ailleurs si bon et si raisonnable ! Laissez passer quelques jours. Quand il sera bien portant, je le persuaderai, j’en réponds : il m’a toujours cédé après un peu de résistance, et ce n’est pas à dix ou onze ans que l’on a une volonté inébranlable. Mon père s’est levé aujourd’hui. Déjà il pense à travailler. Je l’en empêche. Présentez mes tendres respects à madame votre mère, et plaignez-moi un peu du chagrin que je vous cause.
« Love Butler. »

Je passai une journée terrible. Les plus sinistres pressentimens m’assiégeaient : il me semblait que je ne devais plus revoir Love, que tout était fini entre nous.

Peu à peu je me calmai, sa lettre était si bonne, si confiante ! Je la montrai à ma mère, qui me rassura. — Une personne si juste et si loyale, me dit-elle, ne cédera pas à l’injustice d’un enfant, et l’injustice d’un enfant est un caprice qui passe. Faites ce qu’elle vous dit : n’allez chez elle ni demain ni après-demain ; le jour suivant, nous irons ensemble. M. Butler n’ayant pu me rendre votre visite, sa maladie m’autorise à lui faire la mienne.

— Non, lui répondis-je, c’est bien assez que vous soyez compromise en ma personne. Je crains cet enfant, qui n’est pas un enfant comme les autres.

— C’est possible, mais sa sœur vous aime ; elle ne craint pas de se compromettre en vous écrivant. Je vois dans cette infraction aux convenances l’élan d’une belle âme. C’est à nous de lutter avec elle contre les obstacles de son intérieur, et de lui bien dire que nous ne doutons pas d’elle. Nous irons la voir, vous dis-je, nous irons dans deux ou trois jours.

Ma mère pensait engager encore plus la parole de Love par cette démarche ; mais les événemens la lui interdirent. Le médecin de M. Butler arriva au moment où nous nous disposions à partir pour Bellevue. Il venait de la part de M. Butler et de sa fille nous dire que Hope avait une fièvre nerveuse assez inquiétante, et il était chargé de nous en apprendre confidentiellement la cause. L’enfant, voyant que sa sœur allait se marier, était tombé dans une sorte de désespoir. Cela était fort injuste, fort blâmable à coup sûr, le père comptait l’en reprendre, la sœur espérait pouvoir passer outre ; mais avant tout il fallait guérir le petit malade, lui éviter tout sujet de chagrin, paraître céder à sa fantaisie. Donc je ne devais point songer à retourner à Bellevue avant huit jours. Jusque-là, le médecin promettait de m’envoyer fréquemment un bulletin de sa santé.

— Vous voyez ! dis-je à ma mère quand il fut parti. Tout est perdu ! Cet enfant mourra si elle lui résiste, et comme elle l’adore, elle lui sacrifiera tout.

Ma mère, avec ses habitudes d’esprit, son caractère morne et son âme désolée pour son propre compte, avait fait jusque-là de grands efforts pour me paraître tranquille et pour me soutenir. Elle était au bout de son initiative. Elle baissa la tête, et je vis rouler des larmes dans ses yeux fixes.

Je sentis alors pour la première fois sa peine passer dans mon cœur et se fondre avec la mienne. N’ayant pas assez connu mon père pour le pleurer, je n’avais jamais bien compris les larmes intarissables de ma mère. L’amour m’était toujours apparu comme une passion que l’âge doit éteindre ; mais depuis que j’avais senti la tendresse s’éveiller en moi, depuis que j’avais savouré auprès de Love la douceur des relations intimes, le charme de la confiance mutuelle, et caressé le rêve de l’amitié sainte unie aux ardeurs de la jeunesse, je pouvais comprendre la jeunesse brisée de ma mère, le vide de son cœur et l’horreur de la froide solitude où elle se consumait.

— Pardonnez-moi d’aggraver et de raviver vos peines, lui dis-je en me mettant à ses genoux. Vous vouliez me donner du courage, et je refusais d’en avoir. Eh bien ! c’était lâche. J’en aurai, je vous le promets. J’aurai même de l’espérance. Rien n’est perdu, et les craintes dont je vous afflige ne méritaient peut-être pas que je vous en aie entretenu. Attendons !

J’affectai dès lors une confiance et une patience que je n’avais pas. J’ignore si ma mère s’y trompa. Elle joua peut-être le même rôle que moi en me cachant ses anxiétés et ses désespérances.

XI.

Je comptais les heures du jour et de la nuit avec une impatience découragée. J’allais à la chasse et je ne voyais pas seulement lever le gibier. J’inventais des buts de promenade où je ne me rendais pas, des affaires dont je n’avais nul souci. Je ne pouvais rester en place. Je fuyais mes amis et mes connaissances. Leurs questions me mettaient au supplice. Pourtant tout le monde savait déjà la vérité. Love n’en avait pas fait mystère. Loyale et brave, elle avait dit aux personnes qui venaient s’informer de l’état de son père et de son frère, et qui lui laissaient voir leur curiosité sur mon compte, qu’elle m’avait donné sa parole, mais qu’elle ne savait plus quand elle pourrait la tenir. Et elle racontait ingénument l’opposition bizarre et maladive de Hope à tout projet de ce genre. Elle parlait de moi avec une vive reconnaissance, une grande sympathie, une franchise qui paralysait la raillerie et confondait la malveillance. Elle avait mille fois raison, et rien ne lui semblait plus facile que de dire ce qu’elle pensait, puisque la vérité était la chose la plus honnête et la plus droite qu’elle eût pu inventer.

Tout cela m’était rapporté par M. Louandre et par M. Rogers, le médecin anglais que la famille Butler avait mandé de Paris, et qui m’avait pris en amitié. Il m’écrivait de temps en temps, mais il me rassurait sur les sentimens de ma fiancée sans me rassurer sur la santé de son frère, et M. Louandre me disait au contraire que la maladie de l’enfant était légère, tandis que la faiblesse de sa sœur pour lui était une chose grave.

Je ne savais donc plus que penser. Love ne m’écrivait plus. Deux semaines s’étaient écoulées sans que l’on pût couper les accès de fièvre de Hope, et sans qu’il eût été possible de rien tenter pour le faire revenir de sa fantaisie. M. Louandre résumait ainsi la situation : — Certes elle vous aime, même beaucoup. Elle est charmante quand elle parle de vous ; mais elle dit trop tranquillement tout le bien qu’elle en pense. Votre nom ne la fait pas rougir. Elle a une manière de vous aimer qui fera votre bonheur, si vous l’épousez, mais qui ne vaincra pas les obstacles à votre mariage, s’il s’en présente de sérieux. Ne l’aimez donc pas si follement ; apaisez-vous !

— Ah ! taisez-vous, lui répondais-je avec amertume ; je ne pense que trop comme vous ! Elle aime trop sa famille pour aimer un nouveau-venu. Elle est adorable, mais elle n’a pas d’amour pour moi. Et moi je le vois de reste, mais je l’adore ! Ne me dites plus rien d’elle. Laissez-moi attendre et souffrir.

Devant ma mère, j’affectais la confiance et la gaieté. Seul, j’étais en proie aux furies. J’accusais Love, j’essayais de me détacher d’elle, et, chose horrible à penser, il y avait des momens où je me surprenais à désirer la mort de son frère ; mais ce monstrueux souhait ne me soulageait pas. Je sentais bien que, si je devenais la cause de cette mort. Love ne pourrait jamais se décider à me revoir.

Au bout de cette mortelle quinzaine, j’appris par un indifférent que le jeune Butler était mieux, et qu’on l’avait vu se promener en voiture du côté de la Chaise-Dieu. N’y tenant plus et me sentant devenir fou, je partis à tout hasard pour Bellevue.

— Peut-être s’est-on trompé, me disais-je. Si Hope était guéri, ne me l’eût-on pas fait savoir ? S’il ne l’est pas, s’il garde encore le lit, je pourrai au moins dire à Love quelques mots dans une autre pièce. D’ailleurs je verrai M. Butler ; il est réellement guéri, lui, il s’expliquera. Si je ne peux parler ni à l’un ni à l’autre, j’apercevrai peut-être ma fiancée. Je connais maintenant la maison ; je saurai me glisser dans tous les coins. Et quand même je resterais dehors, quand même je ne verrais que la lumière des croisées, il me semble que cela me rendrait un peu de calme pour attendre, ou de force pour accepter mon destin.

Au point où nous en étions, ma visite ne pouvait plus compromettre personne. J’avais bu résolûment la petite honte de mon amour contrarié et de mon avenir remis en question. Je ne sacrifiais plus rien à la vanité. Quant à Love, elle avait conquis par sa franchise l’estime et le respect de tous les honnêtes gens. Je n’avais donc à ménager que la fantaisie et la maladie d’un enfant : cela ne me semblait pas bien difficile.

Comme j’étais à moitié chemin déjà, M. Black me revint en mémoire. Le pauvre garçon m’avait toujours déplu ; je me mis à le prendre en horreur, je ne sais trop pourquoi, si ce n’est parce que j’avais l’esprit malade. Je m’imaginai qu’il excitait Hope contre moi, que j’avais surpris des regards malveillans à la dérobée, des sourires de dédain en ma présence, enfin que je devais me méfier de lui et m’introduire à Bellevue sans qu’il me vît.

Il n’était que trois heures de l’après-midi. Je me trouvais à une lieue d’Allègre, où j’avais l’habitude de faire reposer mon cheval, quand je suivais cette route pour gagner la Chaise-Dieu. Je résolus de m’arrêter trois ou quatre heures là où j’étais pour attendre la nuit, et, prenant à droite un petit chemin de traverse, j’atteignis le hameau de Bouffaleure, où je mis mon cheval chez un paysan. De là, pour tuer le temps, je me rendis à pied au cratère de Bar, situé à peu de distance, et que je n’avais jamais eu la curiosité de gravir.

L’antique volcan s’élève isolé sur un vaste plateau très nu et assez triste. Il est là comme une borne plantée à la limite de l’ancien Vélay et de l’ancienne Auvergne. Du sommet de ce cône tronqué, la vue est admirable et s’étend jusqu’aux Cévennes. Une vaste forêt de hêtres couronne la montagne et descend sur ses flancs, qui se déchirent vers la base. Le cratère est une vaste coupe de verdure, parfaitement ronde et couverte d’un gazon tourbeux où croissent de pâles bouleaux clair-semés. Il y avait là jadis un lac qui, selon quelques antiquaires, était déjà tari au temps de l’occupation romaine, et qui, selon d’autres, a pu servir de théâtre à leurs naumachies. La tradition du pays est plus étrange. Les habitans du Forez se seraient plaints des orages que le lac de Bar attirait et déversait sur leurs terres. Ils seraient venus à main armée le dessécher avec du vif-argent.

Je me laissai tomber sur l’herbe vers le milieu du lac tari. Les bouleaux interceptaient fort peu la vue, et mon regard embrassait l’épaisse et magnifique ceinture de hêtres qui entoure le rebord du cirque avec une régularité que ne surpasseraient guère les soins de l’homme. De là, on pourrait se croire dans le bassin d’une plaine, si l’on ne consultait l’aspect du ciel, qui, au lieu de fuir à l’horizon par une dégradation de tons et de formes, révèle, par l’intensité uniforme du bleu et par le dessin inachevé des nuages, le peu d’espace que la plate-forme boisée occupe.

Le lieu est d’une tristesse mortelle, et je m’y sentis tout à coup saisi par le dégoût de la vie qu’inspirent certains aspects solennels et sauvages de la nature, peut-être aussi l’oppression de ce ciel étroit qui écrase les cimes enfermées par des rebords, et qui semble mesuré à l’espace d’une tombe. Je mis ma tête dans mes mains, et je donnai cours aux sanglots que j’étouffais depuis si longtemps.

Je m’éveillai comme en sursaut en m’entendant appeler par mon nom… La voix de Love dans cette morne solitude, d’un accès sinon difficile, du moins pénible, et où je m’étais dit avec une sorte de sécurité douloureuse : Là du moins les oiseaux du ciel verront seuls ma faiblesse et mes pleurs !… Cela était si invraisemblable que je n’y crus pas d’abord. C’était Love pourtant. Elle accourait vers moi, marchant comme un sylphe sur le gazon mou et ployant du cratère. Elle était animée par la marche et par l’inquiétude ; mais quand elle se fut arrêtée un instant pour respirer en me serrant les mains, elle redevint pâle, et je vis qu’elle aussi avait beaucoup veillé et beaucoup souffert.

— Ne me dites rien ici, répondit-elle à mes questions inquiètes ; venez dans le bois. Je veux vous parler sans qu’on le sache. Mon père et mon frère sont en voiture au bas de la montagne, du côté d’Allègre. Ni l’un ni l’autre n’auraient la force de monter jusqu’ici. Moi, je vous ai aperçu, traversant une petite clairière. Comment je vous ai reconnu de si loin, quand personne autre ne pouvait seulement vous apercevoir, c’est ce que je ne peux pas vous expliquer ; cependant j’étais sûre de vous avoir reconnu. Je n’en ai rien dit ; mais, comme mon père m’engageait à grimper au cratère avec M. Black, j’ai accepté. Je me suis arrangée pour perdre mon compagnon dès l’entrée du bois. Ce n’a pas été difficile. J’ai coupé en droite ligne, à pic, sous les arbres ; M. Black est trop asthmatique pour en faire autant. Je lui ai crié de suivre le sentier, et le sentier aboutit là-bas, à droite. Je le sais, je suis déjà venue ici deux fois. C’est pourquoi je vous emmène à l’opposé. Mon père m’a donné deux heures, pendant qu’il reste assis avec Hope sur le bord du ruisseau. J’ai gagné une demi-heure en montant tout droit ; je gagnerai un quart d’heure en descendant de même, et M. Black deviendra ce qu’il pourra.

En parlant ainsi, elle m’entraînait vers le fourré, où nous arrivâmes en peu d’instans. Le lac n’a guère qu’un demi-quart de lieue de diamètre. Aussitôt qu’on a franchi la couronne boisée du cratère, le terrain se précipite, et l’immense horizon se découvre à travers les arbres.

Love s’assit auprès de moi sur la mousse, au milieu des genêts en fleurs. De là nous apercevions, comme deux points noirs, M. Butler et son fils au bord du ruisseau. La voiture et les domestiques étaient à l’ombre un peu plus loin. Love, s’étant assurée que nous étions bien cachés, même dans le cas où Junius Black aurait l’esprit de venir de notre côté, me regarda enfin, et, voyant ma figure altérée, elle perdit la résolution qui l’avait soutenue jusque-là.

— Mon Dieu ! s’écria-t-elle, comme vous avez du chagrin ! Ah ! si vous m’aimez tant que cela, et si vous manquez de courage, que vais-je donc devenir, moi ?

— Si je vous aime tant que cela !… Vous avez donc pensé que je vous aimais peu et tranquillement ?

— Peu, non ! Je ne vous aimerais pas si je ne me croyais pas beaucoup aimée ; mais, tant que le devoir ne nous enchaîne pas l’un à l’autre, nous ne pouvons pas sacrifier celui qui nous enchaîne à notre famille. Pourriez-vous hésiter entre votre mère et moi ?

— Il me semble que je n’ai pas hésité quand je vous ai donné ma parole de me séparer d’elle pour vous suivre, s’il le fallait, à mille lieues de ce pays.

— C’est vrai, répondit miss Love en pâlissant, vous m’avez promis et juré plus que je ne demandais, car je comptais bien et je compte toujours que nous resterons en France. J’ai pensé que vous étiez très enthousiaste, très vif en paroles, et qu’au besoin vous reculeriez devant un pareil sacrifice.

— Vous vous êtes trompée, je ne reculerais pas.

— Eh bien ! c’est peut-être mal de m’aimer à ce point-là ; mais vous n’êtes pas dans la même situation que moi. Votre mère, vous me l’avez dit, désirait notre mariage, et l’idée de votre bonheur lui eût fait tout accepter. C’est la consolation des cœurs généreux que de savoir s’oublier pour ceux qu’on aime. Chez nous, ce n’est pas la même chose. J’ai affaire à un père qui ne saurait pas vivre sans moi, à un frère…

— C’est de lui qu’il faut me parler ; voyons ! Votre père n’exigera rien de moi qui ne soit accepté d’avance ; mais l’enfant, le terrible enfant ! C’en est donc fait ! il est guéri, il est heureux… Je le vois là-bas qui joue avec son chien, et j’entends, je crois entendre son rire, qui monte jusqu’ici. C’est vous, Love, qui avez fait encore ce miracle, et cette fois le remède que vous avez mis sur la plaie, ce n’est pas ma soumission, c’est votre abandon et ma mort.

Love ne répondit rien. Elle regardait fixement du côté de son frère, et de grosses larmes coulaient sur ses joues.

— Vous m’effrayez ! lui dis-je. Est-ce que cette apparence de santé est trompeuse ? Est-ce qu’il est condamné ?

— Non, non ! répondit-elle ; il est sauvé, parce que je lui ai fait un mensonge. Je lui ai dit que je renonçais à vous, que je ne voulais jamais me marier… Il l’a bien fallu ! M. Rogers ne vous a-t-il pas dit que le pauvre enfant n’avait pas d’autre mal que sa jalousie, mais que ce mal était effrayant, que sa raison en était menacée, et qu’il était impossible à cet âge-là de persévérer avec tant de force et d’obstination dans un chagrin quelconque, sans faire craindre que le désordre ne soit déjà dans les facultés de l’âme ? Tenez, j’étais, il y a un mois, la plus heureuse créature de la terre, et maintenant je suis la plus inquiète, la plus désolée. Ne viendrez-vous point à mon secours ?

— Comment, m’écriai-je, c’est vous qui m’invoquez quand je succombe, et qui me demandez mon aide pour m’anéantir ? Que voulez-vous donc que je fasse pour vous rendre ce bonheur que mon funeste amour vous a enlevé ? S’il faut me tuer, me voilà prêt ; mais s’il faut vivre sans vous revoir, n’y comptez pas.

— Je ne veux pas, répondit-elle, que vous consentiez à vivre toujours sans me voir : je ne vous parle que d’une séparation de quelques mois, de quelques semaines peut-être ; donnez-moi le temps de guérir et de convaincre mon frère. Quant à vous tuer, songez à votre mère et à moi, et ne dites jamais de pareilles choses ; ce sont là de mauvaises paroles et de mauvaises idées. Voudriez-vous me laisser la honte et le repentir d’avoir aimé un lâche ?

— Le suicide n’est pas une chose si lâche que vous croyez ; ce qui est lâche, c’est de le présenter comme une menace. Je ne vous en parlerai plus, soyez tranquille ; mais vous, que parlez-vous de m’aimer ? Si vous m’aimiez, ne trouveriez-vous pas des forces suprêmes, des moyens de persuasion exceptionnels, prodigieux au besoin, pour détruire l’antipathie et la résistance d’un enfant ? Une mère est plus qu’un frère, mille fois plus sous tous les rapports : eh bien ! moi, je vous affirme, je vous jure que si la mienne s’opposait à notre mariage, je viendrais à bout de l’y faire consentir et de la rendre heureuse quand même, après qu’elle aurait cédé ; je sais que vous auriez la volonté et le pouvoir de vous faire aimer d’elle. Pensez-vous donc que je n’aurais pas le même pouvoir et la même volonté vis-à-vis de Hope ? Doutez-vous de mon cœur et des forces de mon dévouement ? Oui, vous en doutez, puisqu’au lieu de m’appeler auprès de lui pour le soigner, le servir, le fléchir et le convaincre, vous m’éloignez, vous me défendez de paraître devant ses yeux, et vous entretenez ainsi cette tyrannie de malade qui pèsera, si vous n’y prenez garde, sur tout le reste de votre vie, et probablement sur le bonheur de votre père !

Ce dernier mot frappa Love plus que tout le reste. — Ce que vous dites est vrai, répondit-elle, pleurant toujours avec une douceur navrante. Mon père souffre déjà de cette tyrannie, car il vous aime : il voyait notre mariage avec confiance, et je prévois le temps où la lutte pourra s’établir entre son fils et lui ; mais, hélas ! ajouta-t-elle plus bas en retombant dans ce découragement qui m’effrayait, ne sera-ce pas bien assez pour moi d’avoir à les mettre d’accord, sans qu’une autre lutte s’établisse au sein de la famille ? Ah ! tenez, cette position est horrible, et quand je pense que la raison ou la vie de ce malheureux enfant doit peut-être y succomber !… Vous parliez de votre mère, et cela m’a rappelé la mienne. Savez-vous que c’est elle que j’aime encore et que je ménage dans son fils ? Si vous saviez comme il lui ressemble, et comme elle l’aimait ! Elle l’aimait plus que moi. Je voyais bien sa préférence, et, loin d’en être jalouse, je donnais tous mes instans et toute ma vie à ce cher enfant. Que voulez-vous ? C’est une habitude prise dès un âge que je ne saurais vous dire, car je ne me rappelle pas le moment où j’ai commencé à m’oublier pour Hope. J’ai été bercée avec ces mots : « Il est né après toi, c’est pour que tu le serves. Tu sais marcher et parler, c’est pour que tu le devines et que tu le portes. » Et quand ma mère s’est sentie mourir, elle m’a parlé, à moi enfant de dix ans, comme si j’eusse été une mère de famille. Elle m’a dit : « Tu vois que ton père aime la science, c’est beau et respectable. « Vénère la science par amour pour lui, et apprends tout ce qu’il voudra que tu saches, quand même cela ne devrait jamais servir qu’à lui être agréable. Tu es forte et tu as de la mémoire. Hope est encore mieux doué que toi ; mais il est délicat et pas assez gai pour son âge. Prends garde que ton père n’oublie cela, et qu’il ne se fie trop à des facultés précoces. Sois toujours là, et fais en sorte que mon fils travaille assez pour contenter le cœur de son père et développer ses propres aptitudes, mais pas assez pour que sa santé en souffre. Ne le perds jamais de vue, et quand tu le verras trop lire ou trop rêver, prends-le dans tes bras, emporte-le au grand air, secoue-le, force-le à jouer. Il faudra trouver moyen de faire tout cela sans négliger tes propres études. Ainsi tu n’auras pas un instant de reste dans ta vie pour songer à d’autres plaisirs que ceux du devoir accompli. Je sais que je te demande ce qu’on appelle l’impossible, ma pauvre Love ; mais il n’y a rien d’impossible quand on aime, et je sais que s’il faut faire des prodiges, tu en feras. » Que vouliez-vous que je répondisse à ma mère quand elle était là, sur son lit d’agonie, pâle et comme diaphane, serrant mes petites mains d’enfant dans ses pauvres mains convulsives, et couvrant mon front de larmes déjà froides comme la mort ? Ah ! je n’oublierai jamais cela, c’est impossible ! Mon ami, ayez pitié de moi. Montrez-moi du courage, afin que j’en aie aussi. Soyez pour moi ce que j’ai été pour ma mère, et je crois, oui, je sens que je vous aimerai comme je l’aimais, ou plutôt, non ! parlez-moi comme elle me parlait, commandez-moi de me sacrifier à mon devoir ; c’est encore comme cela que je vous comprendrai et vous aimerai le mieux.

En parlant ainsi, Love se jetait dans mes bras avec l’innocence d’un être que les passions terrestres ne peuvent pas atteindre, et moi qui l’aimais en imagination d’un amour sauvage et terrible, quand je la sentais ainsi, abandonnée et chaste, sur ma poitrine, je ne songeais seulement plus à ce que mes désirs avaient mis de rage dans mon sang. Je la regardais avec tendresse, mais avec autant de respect que si elle eût été ma sœur. Je baisais doucement ses cheveux, je n’aurais pas osé les soulever pour baiser son front nu, et son pauvre cœur qui palpitait comme celui d’un oiseau blessé, je le sentais près du mien sans me souvenir d’une autre union que celle de nos âmes.

La douceur de Love devait me vaincre, et elle me vainquit. Encore une fois je cédai. Je promis d’attendre sans me désespérer la guérison de Hope, dût-elle tarder à être radicale. Tarder combien de temps ? Hélas ! je n’osai fixer un terme, dans la crainte de le voir dépassé et de ne pouvoir m’y soumettre. Love cherchait à me donner de l’espérance, mais elle n’en avait pas assez elle-même pour régler quoi que ce soit dans notre avenir. Elle promettait sans effort et sans hésitation de m’aimer, et même de m’écrire, de me tenir au courant, et, quoique tout cela me parût bien calme auprès de ce que j’allais souffrir et subir pour l’amour d’elle, je me sentais encore si heureux de cette affection suave et sainte, que je n’eusse pas changé mon sort contre celui d’aucun autre homme sur la terre.

Je la tenais encore embrassée, quand j’entendis un bruit de feuilles et de branches froissées à deux pas de nous. Je me levai brusquement, et Love me suivit. Junius Black passa tout près de moi sans me voir, et il acheva le tour du cratère sans paraître songer à miss Love.

— Soyez tranquille, me dit-elle ; il n’a qu’une idée, c’est de ramasser des cristaux d’amphibole pour la collection.

Elle regarda sa montre ; elle n’avait plus qu’un quart d’heure pour redescendre la montagne sans causer d’inquiétude à ceux qui l’attendaient. Elle s’arracha de mes bras, en me défendant de la suivre pour l’aider. Il y avait plusieurs endroits découverts à franchir. Elle s’élança comme un chevreuil à travers les genêts, et je suivis des yeux, pendant quelques minutes, sa course rapide, que trahissait le mouvement des flexibles rameaux chargés de fleurs d’or ; puis elle s’enfonça de nouveau sous les hêtres, et je restai seul avec mon amour et ma tristesse.

Je ne la vis pas atteindre le lieu où l’attendait M. Butler. J’avais cherché un endroit favorable pour la regarder d’un peu moins loin sans me montrer ; mais je m’égarai dans des sentiers tracés au hasard par les troupeaux, et il se passa un temps assez long avant que j’en pusse sortir. Quand je me crus dans un bon endroit, je reconnus que j’avais fait presque le tour de la montagne, et que la voiture de M. Butler s’était éloignée en me tournant le dos, emportant avec rapidité ceux qui tenaient ma vie dans leurs mains bienfaisantes ou cruelles.

Je retournai chez moi un peu moins accablé, n’ayant plus qu’une idée fixe, celle de recevoir une lettre de Love. La lettre arriva le lendemain. C’était comme mon arrêt de mort.

« Mon Dieu ! que nous sommes donc malheureux ! disait-elle. Hier, au moment où M. Black a passé près de nous dans le bois, vous vous êtes levé, et moi aussi. J’ai oublié une minute, une seconde peut-être, que d’en bas on pouvait nous voir. Hope nous a vus ; il vous a reconnu. Il est tombé sans connaissance, comme foudroyé, dans les bras de mon père, qui ne savait rien, qui n’a rien deviné ; mais moi, en arrivant auprès d’eux, en faisant revenir le pauvret à lui-même, en le caressant, en le questionnant, j’ai arraché ce mot terrible, prononcé à mon oreille : « Tu m’as trompé ! » Nous l’avons conduit à Allègre, où il s’est reposé et calmé, et ensuite ici, où il a assez bien supporté un nouvel accès de fièvre, mais à quel prix ! Mon ami, j’ai juré que vous ne reviendriez plus ici, qu’il ne vous reverrait jamais, que je ne le quitterais plus d’un pas. Hélas ! hélas ! que de chagrin pour vous, et comme j’en souffre ! Soyez courageux, vous me l’avez promis, et moi, je conserve l’espérance. Hope guéri retrouvera son bon cœur, sa raison et sa docilité ; il arrivera à comprendre que je vous aime, et il me dégagera de ma promesse. Ayons confiance en Dieu. Plaignez-moi, et ne m’accusez pas !
« Love Butler. »
XII.

Les jours et les semaines se traînèrent encore. Je ne vivais plus que des lettres de Love ; j’en avais une soif qu’elles ne pouvaient assouvir, car c’était un peu toujours la même lettre, bonne, sincère et soumise au devoir. Je lui écrivais aussi à l’insu des siens, mais bien rarement, car M. Louandre était le seul qui pût lui remettre mes lettres, et encore n’était-ce pas sans peine, disait-il. Hope avait toujours les yeux sur lui, et il n’entendait rien au métier que je lui faisais faire. J’ai su plus tard que, par un scrupule bien légitime, il n’avait pas remis une seule de ces lettres, car il me les rendit un jour en disant : « Si je vous avais refusé de m’en charger, vous en eussiez chargé quelque autre qui eût fait la sottise de les remettre. Love était bien assez à plaindre, sans que je vinsse lui monter la tête avec l’exubérance de votre passion. »

Je m’étonnais donc de ne pas recevoir de réponse à mes lettres, celles que Love m’écrivait se bornant à résumer en termes toujours clairs et affectueux l’inamovible situation. Plus le temps marchait, plus ces lettres devenaient rares, courtes et dubitatives. Je savais que Hope était sur pied, qu’il montait à cheval avec sa sœur, que la fièvre ne revenait qu’à de longs intervalles, et qu’il avait repris ses études. Plusieurs fois, la nuit, je m’étais introduit dans le parc de Bellevue, et j’avais rôdé autour de la maison ; mais je faisais vainement un appel désespéré à ces heureux hasards qui fourmillent dans les romans, et qui amènent si à propos une insomnie de l’héroïne ou un stratagème ingénieux de l’amant pour se faire entendre et deviner. Jamais je ne vis de lumière aux croisées. Les jalousies et les rideaux étaient strictement fermés, comme dans toute maison aux habitudes régulières et prudentes. Jamais je n’osai lancer un grain de sable ou imiter le cri d’un oiseau. Livrer ma bien-aimée aux commentaires des laquais me soulevait le cœur de dégoût. Ce sont précisément ces êtres-là qui se trouvent toujours éveillés et prompts à se mettre aux aguets, quand l’amour se croit enveloppé dans les ténèbres.

Je racontais à Love, dans ces lettres qu’elle ne recevait pas, mes démarches et mes tourmens. Je la suppliais de me donner un rendez-vous en présence de son père. Il me semblait que si elle l’eût voulu, Hope eût pu l’ignorer. Elle répondait parfois, sans le savoir, à mes prières, car elle avait songé à cela d’elle-même ; elle me le disait, et elle ajoutait que cela était impossible, que M. Butler s’affectait beaucoup de la voir triste, et la suppliait de m’oublier. Elle s’efforçait donc devant lui de ne pas paraître penser à moi, et elle ne voulait pas se démentir en lui demandant de protéger nos malheureuses amours.

Un matin, j’appris par ma mère que les médecins, mécontens de la langueur obstinée de Hope Butler, avaient conseillé l’air natal, que l’enfant avait saisi ce conseil avec passion, et n’avait pas donné de trêve à son père et à sa sœur que l’on n’eût fait les paquets et chargé les voitures. Au moment où ma mère m’annonçait ce départ, la famille Butler devait être arrivée à Londres.

Je tombai sans connaissance et je demeurai quelques jours comme anéanti ; mais, les forces de la jeunesse et de ma constitution ayant repris le dessus, je recommençai à mener la vie désolée que je menais depuis deux mois, allant et venant sans but comme une âme en peine, et me sentant consumer par une fièvre sans intermittence que j’aurais voulu enflammer davantage pour qu’elle m’emportât. Ma mère voyait bien que je me laissais dépérir, et, malgré son air résigné, elle s’alarmait sérieusement. Elle m’engageait à me distraire et à faire des visites dans nos environs ; mais je ne voulais plus sortir du ravin de La Roche. À toute heure, à tout instant, j’attendais avec opiniâtreté, et pourtant sans espoir, une lettre de Love. C’en était fait, elle ne m’écrivait plus.

Un jour M. Louandre, qui, grâce aux dernières circonstances, était devenu notre ami le plus intime, me prit en particulier dans la chambre d’honneur. — Je ne suis pas content de vous, me dit-il : vous vous tuez ; vous en avez le droit quant à vous, et c’est votre affaire, mais vous n’avez pas le droit de tuer votre mère ; donc vous êtes forcé de ne pas user du droit que vous avez sur vous-même. Sortez si vous pouvez de ce dilemme. Voyons, que prétendez-vous devenir ? La situation telle qu’elle est ne peut se prolonger, à moins que vous ne soyez un mauvais fils. Vous allez me dire pour la vingtième fois que vous attendez l’avenir, et que vous ne voulez pas perdre la dernière lueur d’espérance. Eh bien ! comme cette lueur d’espérance, au lieu de vous soutenir, vous paralyse, il faut que vous sachiez la vérité, et je prends sur moi de vous la dire. Tout est fini entre miss Butler et vous. Votre mère lui a écrit pour l’engager à se prononcer et à ne pas vous laisser dans une expectative funeste à votre santé, à votre caractère, à votre dignité. C’est M. Butler qui a répondu, et j’ai là sa lettre.

J’étais si malheureux que je reçus ce dernier coup sans paraître le sentir. Je pris la réponse de M. Butler et j’essayai de la lire ; mais elle était en caractères tellement hiéroglyphiques que je ne saisissais que des commencemens de phrases ou des mots sans suite. Je n’ai jamais souffert comme je souffris en essayant de déchiffrer cette écriture impossible. J’étais comme dans un de ces rêves où l’on voit trouble au physique et au moral, où l’on se sent étouffé et emprisonné par un nuage qui vous suit et vous presse, en quelque endroit que l’on se mette pour s’en délivrer. Ma sentence était sous mes yeux, mais c’était comme un mystère impénétrable dont je ne pouvais saisir ni les causes ni les motifs. Je rendis la lettre à M. Louandre en lui disant : — Je ne peux pas lire ; mais qu’importe ? Je suis condamné sans appel, n’est-ce pas ?

— Je ne m’étonne pas, reprit-il, que vous ne puissiez venir à bout de déchiffrer ce grimoire à première vue. J’y ai mis trois jours, et enfin je le sais par cœur. Le voici mot à mot : « Madame la comtesse, j’ai hâte de répondre à la lettre excellente et pleine de sagesse que vous nous avez fait l’honneur de nous écrire. La santé de mon fils se rétablit de jour en jour ; mais dès que je fais la moindre tentative pour le ramener aux sentimens que lui dicteraient la raison et l’amour fraternel, de nouvelles crises se déclarent. Le pauvre enfant accepte tout et jure de se soumettre ; mais le mal physique est tellement lié chez lui à cette malheureuse jalousie, qu’il paie cruellement ses efforts pour la combattre. La situation où nous étions en quittant la France n’est donc que bien faiblement modifiée et menace de se prolonger indéfiniment. C’est pourquoi, navré comme vous, madame, de la douleur de votre cher et bien-aimé fils, mais jaloux de mériter par ma franchise la confiance dont vous daignez honorer ma fille et moi, je viens, en son nom et au mien, rendre à monsieur votre fils et à vous la parole qu’il nous avait donnée. »

Il y avait ensuite une page entière de regrets, de témoignages d’estime et de bons conseils pour moi ; mais je n’entendais plus, je crois même que je n’avais rien entendu du commencement, et que la phrase qui consommait la rupture était la seule qui m’eût frappé. J’étais comme hébété. Je me souviens que je regardais les peintures du panneau boisé placé vis-à-vis de moi, suivant de l’œil avec une attention puérile les sujets imités de Callot, comme si je les eusse vus pour la première fois. Il y avait surtout un signor Pantalon qui, vêtu d’une simarre noire sur des chausses rouges, le corps plié en avant et le bras étendu comme pour une démonstration péremptoire, s’empara de mon hallucination. Je crus voir, à la place de son profil barbu, la tête et le profil de Junius Black, et ce que me lisait M. Louandre, je m’imaginai l’entendre sortir de la bouche du personnage de la muraille. Ce fut au point que, la lecture finie, je me retournai vers le notaire avec étonnement, et lui fis une question qui l’étonna tout autant lui-même.

— Que me dites-vous là ? s’écria-t-il en me secouant le bras. Est-ce que vous rêvez ? M. Black n’a en effet aucun droit, aucune envie, je pense, de se mêler de vos affaires. Ce n’est pas une lettre de Black que je viens de vous lire, c’est une lettre de M. Butler en personne ; voyez la signature.

Je ne fis pas la moindre objection, et je demandai seulement ce que ma mère exigeait de moi. Sauf à consentir à de nouveaux projets de mariage, j’étais résigné à tout ce qu’il lui plairait de m’ordonner.

— Votre mère, répondit M. Louandre, comprend fort bien que vous ne puissiez songer au mariage d’ici à un certain temps. Elle veut qu’à tout prix vous preniez de la distraction. Que voulez-vous faire ? Si vous manquez d’argent, nous vous en trouverons. Voulez-vous retourner à Paris ? Je sais bien, par mon fils qui s’y est trouvé en même temps que vous et qui est un garçon rangé, lui, qu’il y a là pour vous des remèdes dangereux ; mais si vous en avez abusé une fois, ce n’est pas une raison pour recommencer, et votre mère, qui m’a paru tout savoir sur ce chapitre, aime encore mieux vous voir faire des folies que de vous laisser tomber en consomption. Partez donc, prenez trois maîtresses, s’il vous les faut, et revenez bientôt, comme vous êtes déjà revenu, raisonnable et disposé à prendre la vie comme tout le monde est forcé de la prendre.

— Non, répondis-je, je n’irai pas à Paris, et je ne prendrai pas une seule maîtresse. À l’heure qu’il est, le plaisir que l’on trouve avec les femmes sans cœur, et que l’on pourrait appeler la mimique de l’amour, me conduirait à l’exaspération. Paris est trop près de Londres ; je ne pourrais pas m’empêcher d’aller à Londres. Je resterai ici, ou du moins j’essaierai d’y rester et de prendre mon parti. Rassurez ma mère : je soignerai ma santé ; je prendrai tout le quinquina qu’il lui plaira de me doser, et pourvu que je me porte bien et que j’agisse comme un homme qui a son bon sens, qu’importe le reste ?

J’espérais tenir ma parole, mais je ne la tins qu’à demi. Je soignai ma santé, qui se rétablit à peu près. Je gardai un silence absolu sur moi-même, et je parus avoir l’esprit présent et la tête saine. Cependant je ne me consolais pas, et par momens je me sentais devenir fou. Je me cachais dans les grottes voisines du château, et là, dans l’ombre, assis sur une grosse roche brute qui occupait le centre de la crypte principale et qui avait peut-être servi de trépied à quelque pythonisse gauloise, j’évoquais le fantôme de Love, et je me mourais d’amour en cherchant à le fixer et à le saisir.

L’hiver fut horrible. Bien que l’abri du ravin nous adoucît la rigueur du climat environnant, on gelait dans les appartemens mal clos du manoir, et, quoique très habitué à tout supporter, je sentais le mal-être extérieur réagir sur mon âme. Je faisais de grandes courses sur la neige qui couvrait les plateaux. Un jour, je gravis avec des peines inouies le cratère de Bar pour revoir les buissons où j’avais embrassé Love pour la dernière fois. Coupé en deux par la bise, je sentais mes larmes geler dans mes yeux et ma pensée se glacer dans mon cerveau.

Enfin je reconnus que cette passion devenait une monomanie, et que je n’avais pas en moi les forces suffisantes pour m’y soustraire. Ma conscience me disait pourtant que j’avais fait mon possible, et ma mère, qui le voyait bien, me rendait justice. Nous nous trompions, elle et moi, en ce que nous ignorions le remède. Il eût fallu travailler, et je travaillais assez assidûment ; mais mon éducation première ne m’avait pas appris à travailler avec fruit, et ma mère ne savait pas plus que moi quelle intime relation existe entre la lumière qui se fait dans l’esprit et le rassérénement qui peut s’opérer dans le cœur. Mes études me semblaient arides : je les poursuivais comme une tâche volontaire, comme un certain nombre d’heures arrachées de vive force, chaque jour, à l’obsession de mon chagrin ; mais je ne les aimais pas, ces études sans lien et sans but. Elles me donnaient les accablemens de la fatigue sans me verser les douceurs du repos.

Et pourtant j’avais entendu Love vanter les bienfaits du travail et dire devant moi, en parlant de son père, que toutes les peines de l’âme cédaient devant une conquête de la science. Je lui en voulais d’être si croyante à cette sorte de religion où on l’avait élevée. J’enviais le sort de M. Butler, qui était capable de tout supporter et de tout oublier pour une heure de recueillement ou de contemplation. Mes résumés intérieurs ne m’apportaient pas cette joie tranquille et profonde que je lui avais vu savourer en disséquant un insecte ou en interrogeant les veines d’une roche. J’apprenais cependant beaucoup de choses techniques, et, guidé par une sorte d’instinct dont je ne voulais pas me faire l’aveu à moi-même, je me rendais capable de ne plus mériter les sourires de pitié de Junius Black et de devenir utile à M. Butler. Malheureusement je ne voyais pas Dieu comme il le voyait, lui, à travers les merveilles et les suprêmes révélations de la nature. J’en étais à ce degré d’instruction où l’on n’est encore occupé qu’à battre en brèche les croyances du passé, et où la constatation des faits naturels vous conduit à des conclusions matérialistes d’une froideur désespérante.

Il faut croire que, malgré mon abattement, je conservais un reste d’espoir, car un jour, en apprenant de M. Louandre qu’il était question de mettre Bellevue en vente et de faire transporter en Angleterre les riches collections de M. Butler, je reçus un grand choc dans tout mon être, et m’imaginai que je le recevais pour la première fois. Je pris alors mon parti de changer radicalement les conditions d’une existence que je ne pouvais plus supporter. Ma mère elle-même m’en suppliait, et on me trouva les fonds nécessaires pour un voyage de quelques mois ; mais au moment où l’animation des préparatifs m’avait rendu une sorte d’énergie, ma pauvre mère tomba dangereusement malade. Dès lors tout projet fut abandonné, car le mieux qui pût arriver à ma mère, c’était de rester infirme. Je la soignai avec un dévouement et une assiduité qui ne me coûtèrent aucun effort. Je ne me sentais plus jeune, et il me semblait que l’inquiétude et la douleur étaient fatalement mon état normal. En voyant souffrir cette pauvre mère, je compris combien je l’aimais, et l’amertume qui m’était restée contre miss Love se dissipa devant la révélation de mon propre cœur.

Ma mère ne m’avait pas toujours compris, et jamais elle n’avait voulu se faire connaître à moi ; mais elle m’avait toujours chéri sans partage en ce monde. Je n’avais dans son cœur pour rival que le souvenir de mon père. Ses derniers momens furent comme partagés entre la joie de l’aller retrouver et le chagrin de me quitter. Après avoir langui trois mois dans cette chambre d’honneur d’où elle n’avait plus la force de sortir, elle s’éteignit dans mes bras, et je restai seul au monde. Alors je sentis une sorte de joie amère et farouche de n’avoir plus rien à aimer et à ménager. Je partis brusquement sans faire d’adieux à personne, et j’écrivis de Marseille à M. Louandre pour le prier d’affermer ma terre à quelque prix que ce fût. Je croyais fermement ne vouloir plus remettre les pieds dans un pays où j’avais tant souffert.


  1. Voyez la livraison du 15 octobre.