Jeanne d’Arc (Hanotaux)/02

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Jeanne d’Arc (Hanotaux)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 57 (p. 481-522).
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JEANNE D’ARC[1]

II[2]
LA MISSION


I

Voici donc cette fille de dix-sept ans, à cheval, en habit d’homme, l’épée au côté, qui traverse la France pour aller à Chinon, trouver le Roi, celui qu’elle appellera « son gentil Dauphin, » tant qu’elle ne l’aura pas fait sacrer à Reims. Ainsi commence cette carrière qui, en moins de deux ans, par Orléans, Reims, Paris, Compiègne, la conduira au bûcher de Rouen : alternatives surprenantes qui relèvent si haut pour la précipiter au martyre.

Cette vie, elle l’avait devinée, annoncée, acceptée ; elle allait disant : « Je suis née pour cela ! »

Sur ce point, elle n’hésite jamais : elle est toute abnégation. Une volonté supérieure la pousse : « elle est envoyée de par Dieu pour sauver la France. » Elle-même, de la première heure jusqu’à la dernière, sans jamais varier, ni désemparer, affirme le miracle. Elle l’affirme de toute sa croyance, de toute sa sincérité, de toute sa modestie. Car, en ce haut rôle qu’elle s’attribue, pas l’ombre de vanité personnelle : rien de convenu, ni de choquant : elle est naturellement surnaturelle.

Elle sait où elle va, et elle sait pourquoi elle va ; elle n’ignore pas ce qui lui manque et la disproportion de sa personne à la tâche imposée. Mais qu’est-ce que cela, puisque Dieu le veut ? Est-ce que Dieu ne peut pas tout ce qu’il veut ?

Donc, le récit de cette vie entre, d’abord, dans le miracle, le double miracle, miracle de la mission, miracle de l’accomplissement. Elle déclarait que sa preuve serait le fait lui-même. Aux clercs de Poitiers qui lui demandaient « un signe, » elle disait : « En nom Dieu, je ne suis pas venue à Poitiers pour faire des signes ; mais conduisez-moi à Orléans, et je vous montrerai signe pourquoi je suis venue. » (Procès, III, 205.)

Le moins est d’accepter d’elle, sur elle-même, son témoignage. Elle ne ment jamais ; elle ne s’exagère rien ; en toute circonstance, elle ramène à la modération et au bon sens ceux que l’enthousiasme exaltait autour d’elle. Ce qu’elle dit, elle le pense ; quand elle ne sait pas ou qu’elle ne veut pas dire, elle se tait : il faut la croire.

Et, d’ailleurs, dans quelles circonstances n’a-t-elle pas dicté son autobiographie ? Devant ces juges qui, après avoir tout fouillé, tout scruté, l’avoir examinée jusqu’à l’outrage, ont écrit, d’une plume passionnée, ce qu’ils pouvaient arracher à sa candeur sans défense ! Comment être incrédule à un tel récit, garanti d’un si poignant contrôle et authentiqué d’un tel sceau ?

Donc, sur le point principal, elle ne varia jamais : « elle est envoyée de par Dieu. » Elle l’affirme, dès la première entrevue avec Robert de Baudricourt, elle le dit à Charles VII, elle l’écrit dans sa lettre aux Anglais, et dans sa lettre au Duc de Bourgogne ; elle le répète constamment devant ses juges. (Procès, 1, 101, 240, 394, etc.) « Roy d’Angleterre et vous, duc de Bedford…, rendez à la Pucelle qui est cy envoiée de par Dieu, le Roy du Ciel, les clefs de toutes les bonnes villes, etc. » « Interrogée si ceux de son parti croient fermement qu’elle soit envoyée de par Dieu, répond : « Ne sais s’ils le croient et m’en attends à leur courage, mais, si ne le croient, si suis-je envoyée de par Dieu. » Et, enfin, dans la dernière phase, quand elle sait le péril d’une telle affirmation, joignant, en une seule parole, la résolution qui la perd au réconfort qui la soutient : « Du surplus qui lui fut exposé d’avoir pris habit d’homme sans nécessité et en espécial qu’elle est en prison, répond : « Quand j’aurai fait ce pourquoi je suis envoyée de par Dieu, je prendrai habit de femme. »

Ce point importe par-dessus tout : l’ordre à elle donné directement, sans intermédiaire, ecclésiastique ou autre, la met hors rang et l’isole en dehors et au-dessus de l’humanité. par-là, elle s’imposera et de cela elle mourra. Il est merveilleux qu’elle ait si bien, du premier coup, déterminé le champ sur lequel elle doit se produire et duquel elle ne pourra être expulsée que par la mort.

Femme, elle agit par un mouvement du cœur. Elle a une passion véhémente, c’est l’amour de Dieu. De quel élan elle se jette dans ce refuge et de quel ton elle relève ceux qui doutent de sa foi ! Au procès, un archevêque veut l’admonester et « l’advise d’être bonne chrétienne ; » mais elle : « Lisez votre livre (il s’agit de la sentence qu’il avait entre les mains) ; lisez votre livre, et puis je vous répondrai. Je me confie de tout à Dieu, mon créateur. Je l’aime de tout mon cœur. » Elle n’était pas portée vers les gens qui lisent dans les livres, et les gens qui lisent dans les livres le lui ont bien rendu. Ils l’ont condamnée et la condamnent, parce que grandeur sans science les surprend et les détrône : « Lisez votre livre… » Elle disait, encore, aux clercs de Poitiers : « Dieu a un livre où il y en a plus que dans tous les vôtres. »

Quelle saveur dans sa prière à Dieu, telle qu’elle la récite elle-même devant le tribunal qui la presse : « Interrogée par quelles paroles elle requiert Dieu, répond : Qu’elle requiert Dieu par cette manière : « Mon très doux Dieu, en l’honneur de votre sainte Passion, je vous requiers si vous me aimez que vous me révélez que je dois répondre à ces gens d’église. » (I, 279.) « Ces gens d’église ! » Elle, au bas du tribunal à leurs pieds, sous leur main !… Et comme elle met chacun à sa place sans que l’appareil lui impose !

Une autre fois, en ce langage prompt et pénétrant qui est toujours le sien, elle établit les rangs et prend le dessus : l’évêque de Beauvais la pousse pour savoir ce que sont ses voix, tâchant de la trouver en défaut. Mais elle, tout à coup, s’adressant à l’évêque : « Vous dites que vous êtes mon juge ; faites attention ; car, je suis, en vérité, envoyée de par Dieu et vous vous mettez en grand dangier… » Alors, c’est lui que la peur saisit sur son siège épiscopal ; il s’inquiète, il tremble ; il emporte cette flèche. Quinze jours après, la blessure saigne encore : « L’autre jour, quand vous m’avez dit que je me mettais en « grand dangier, » étant votre juge, dites-moi, qu’est-ce que vous entendez par-là et en quel péril et dangier serions-nous, moi et les nôtres ? » — « Je vous ai dit, répond-elle, que vous vous dites mon juge, que je ne sais si vous l’êtes ; mais, prenez garde à ne pas rendre un mauvais jugement, car vous vous mettriez en grand péril ; je vous préviens. Si Dieu vous punit, du moins j’aurai fait ce que je dois faire en vous avertissant. » (Procès, I, 62, 154.)

« Fille Dieu, fille Dé, » c’est ainsi qu’elle s’appelait elle-même. Dieu, « le sauveur des hommes » était son souverain seigneur, « messire » comme elle disait encore, son chef et son conseil constant. À Novellompont, qui lui demande quel est son seigneur : « C’est le Roi du Ciel. » Dans la lettre aux Anglais : « Jésus, mon droiturier et souverain Seigneur. » Et au fort de la mêlée : « En avant, gentil duc, à l’assaut ; l’heure est venue, désignée par Dieu ; œuvrez et Dieu œuvrera. » (III, 96.) C’est Dieu qui commande, décide et agit : « Tout ce que je fais, je le fais par ordre de Dieu et, s’il me disait de faire, je ferais, parce que c’est son ordre. » (I, 74.) Tout se rapporte à Dieu : la France est « le royaume de Dieu, » le Dauphin, son Dauphin, le Duc d’Orléans, « son duc cher ; » elle dit qu’ « elle sait bien que Dieu aime le duc d’Orléans. » (I, 55, 254, 257.) Elle demande à Charles VII qu’il lui remette le royaume pour qu’elle le rende à Dieu, dont lui, à son tour, le tiendra « en commande. »

Tel est le sens intime et profond de sa vocation. Tout le reste est accessoire et secondaire. L’expression dont elle se sert, le plus souvent, pour qualifier l’ordre qui lui vient d’en haut, c’est « mon conseil, » ou « la voix. » Il est remarquable que, des anges et saintes qui lui furent envoyés, il n’est pas fait mention une seule fois avant le procès. Jusqu’à ce qu’elle eût été poussée par les arguties captieuses des juges, sur ce secret, elle s’était tue. Elle est, pour tous, « l’envoyée de Dieu, » ou « l’ange de Dieu, » rien autre chose.

Dans la fameuse scène, dont Dunois fut témoin à Loches, le Roi voulut savoir ce que c’était que le « conseil » de Jeanne et, en réponse à l’interrogation royale, elle s’expliqua : « Quand je suis en peine et qu’on ne me croit pas, je me tire à part et prie Dieu et lui demande pourquoi on ne me croit pas. Aussitôt la prière achevée, j’entends une voix qui me dit : Fille Dé, va, va, va, je serais à ton aide, va ; et quand j’entends cette voix, je suis bien heureuse. Je voudrais bien rester toujours ainsi. » « Ce qui étoit admirable, ajoute Dunois, dans sa déposition au procès de réhabilitation, c’est que, quand elle répétoit ces paroles de ses voix, elle étoit encore en grande liesse, levant les yeux vers le ciel. » (III, 12.)

Sur le sujet de son « Conseil, » voici tout ce que savait la personne qui a vécu, auprès d’elle, dans la plus constante intimité, son écuyer, Jean d’Aulon : « Il dit que, quand la Pucelle avoit aucune chose à faire pour le fait de la guerre, elle disoit que son Conseil lui avait dit ce qu’elle devoit faire. Je l’interrogeois pour savoir qui étoit son dit Conseil, laquelle me répondit qu’ils étoient trois ses conseillers, desquels l’un étoit toujours résidamment avec elle, l’autre alloit et venoit souventes fois vers elle et la visitoit ; et le tiers étoit celui avec lequel les deux autres délibéroient. Et advint que, une fois entre les autres, je demandai à la Pucelle qu’elle me voulût, une fois, montrer celui Conseil, laquelle me répondit que je n’étois pas assez digne ni vertueux pour icelui voir. » (III, 219.)

C’est pour répondre à l’insistance des juges, qu’elle dévoila plus tard, à Rouen, toute la belle histoire précise et sensible, l’archange saint Michel « vêtu comme un vrai preudhomme, » sainte Catherine, la sainte des Vierges, dépositaire de son vœu de chasteté et sainte Marguerite dont l’image était sur l’autel de l’église de Domremy ; ces deux saintes, toutes deux chères et comme familières, qui viennent vers elle couronnées de fleurs, sentant bon et qui la baisent, la consolent, échangent avec elle des révérences, « des voix qui lui parlent dans une lumière » (I, 52), souvent dans les jardins, dans les bois, quand sonnent les cloches et tinte l’Ave Maria (I, 62), qui la réveillent, parfois, en sursaut et qu’elle entend, soudain, là tout près, qui n’ont, pour elle, qu’un seul conseil, toujours le même : « de l’audace, de l’audace, » audacter ! ces voix qui la dirigent dans l’action, l’assistent dans le péril, la réconfortent dans la peine, lui tiennent compagnie en prison, qui la conseillent encore quand elle lutte pied à pied contre ses juges et l’exhortent jusqu’aux marches du bûcher.

Elle ne les désavouera jamais, quoi qu’on en ait dit[3] ; elles resteront son suprême recours, sa foi obstinée et pour laquelle elle mourra : « Interrogée si, depuis jeudi, elle n’a point ouï ses voix, répond que oui. Interrogée sur ce qu’elles lui ont dit, répond qu’elles lui ont dit… que si elle disoit que Dieu ne l’avoit envoyée, elle se damneroit, que vrai est que Dieu l’a envoyée. Interrogée si elle croit que ses voix soient sainte Marguerite et sainte Catherine, répond que oui, et de Dieu… ; dit qu’elle n’a point dit ou entendu révoquer ses apparitions… ; dit qu’elle aime mieux faire sa pénitence en une fois, c’est assavoir mourir. » (I, 457.)


Autre prodige, les prophéties : elle est annoncée et elle prédit l’avenir.

Qu’elle ait été annoncée, elle ne l’affirme ni le nie, mais elle ne l’ignore pas : « Interrogée… dit qu’il y avoit un bois qu’on voit de la maison de son père et qu’on appelle le bois chesnu ; elle a entendu dire que son frère, dans son pays, avoit dit qu’elle avoit pris son fait auprès de l’arbre des fées ; mais elle dit qu’il n’en est rien et qu’elle déclare le contraire. Quand elle vint en France, il y en avoit qui lui demandoient s’il n’y avoit pas, dans son pays, un bois qui s’appeloit le bois chesnu parce que, d’après certaines prophéties, des environs de ce bois devait venir une certaine pucelle qui feroit merveilles. Mais elle dit que, pour elle, elle n’y apportoit aucune créance. » (I, 68.)

Donc, sans croire à ces prophéties qui couraient le monde, elle les connaissait ; elle s’en était même servie pour convaincre son hôte Le Royer et son oncle Durand Lassoit. Elle disait qu’elle voulait aller en France vers le Dauphin pour le faire couronner, ajoutant : « Est-ce qu’il n’a pas été dit que la France seroit perdue par une femme et, ensuite, sauvée par une Vierge ? » (II, 247 ; III, 344.)

Ces prophéties, notamment celle du Bois Chesnu, on les connaissait, non seulement aux marches de Lorraine, mais parmi les Anglais ; Sculfort lui-même les raconte à Dunois quand il est son prisonnier (III, 15) ; on les répétait à la Cour du Roi, parmi les gens graves et les ecclésiastiques (III, 75 ; 83). Les juges et les assesseurs les invoquaient à Rouen, trop heureux d’y chercher quelque trace de sorcellerie (133) ; et, plus tard, en sens contraire, on en fit grand état au procès de réhabilitation. On les attribuait à Merlin, à Bède le Vénérable, à Marie d’Avignon, aux divers thaumaturges renommés ; elles étaient dans l’air, pour ainsi dire, et elles étaient admises par la crédulité populaire. On les appliqua à Jeanne dès qu’elle parut, et rien n’empêche de les lui appliquer encore[4].

Pour les prédictions émanant d’elle, elles sont nombreuses et contrôlées ; elles portent, presque uniquement, sur le sort de la France et sur le sort de Jeanne elle-même ; mais elles sont précises, et, en général, elles se sont réalisées. D’abord, les grandes prophéties, celles qui se confondent, en quelque sorte, avec la mission ; elles sont résumées énergiquement dans le premier réquisitoire : « Répond, qu’elle confesse qu’elle porta des nouvelles de par Dieu à son Roi, que Notre Sire lui rendroit son royaume, le feroit couronner à Reims et mettre bas ses adversaires ; et, de ce, en fut messager de par Dieu, et qu’il la mît hardiment en œuvre, et qu’elle lèveroit le siège d’Orléans, item que si Mgr le duc de Bourgogne et les autres sujets du royaume ne venoient en obéissance, que le Roi les y feroit venir par force. » (I, 232.)

Puis, la prophétie des Anglais : « Interrogée, sait bien qu’ils seront boutés hors de France, excepté ceux qui y mourront et que Dieu enverra victoire aux François contre les Anglois. » (I, 178.) « Avant qu’il soit sept ans, les Anglois céderont le pas plus vite qu’ils ne l’ont fait à Orléans ; ils perdront tout en France et auront une perte plus grande qu’ils ne l’ont jamais eue en France. » Elle prédit les faits particuliers, la levée du siège d’Orléans, la victoire de Patay, celle de Formigny. (I, 174.) Elle dit, le 17 mars, dans sa prison : « et verrez que François gagneront, maintenant, une grande besoigne que Dieu enverra aux François, et tant qu’il branlera presque tout le royaume de France, » et elle ajoute qu’elle le dit, afin que « quand ce sera advenu, on ait mémoire qu’elle l’a dit. »

Cycle de prédictions que les contemporains ont vu se réaliser et qui motive la déposition si nette de frère Séguin, au procès de réhabilitation : « Jeanne m’a dit, à moi qui parle, et devant d’autres, quatre choses devant arriver et qui sont arrivées, en effet : Primo que les Anglais seraient ruinés, que le siège d’Orléans serait levé, secundo que le Roi serait sacré à Reims ; troisièmement que Paris serait rendu en l’obéissance du Roi et, enfin, que le Duc d’Orléans reviendrait d’Angleterre ; et ces quatre choses, moi qui parle, je les ai vues s’accomplir. » (III, 205.)

Elle a prédit aussi d’autres choses, moins importantes, mais avec non moins de précision et qui se sont également réalisées : elle a annoncé, à Robert de Baudricourt, la journée des Harengs (IV, 125-128) ; elle a annoncé la mort prochaine d’un homme qui s’était ri d’elle (III, 102) ; elle a désigné l’endroit où se trouvait cachée l’épée de Fierbois ; elle a prédit sa blessure à Orléans et qu’elle n’en mourrait pas (III, 109, 127) ; elle a prédit qu’elle serait trahie (IV, 272) ; elle a prédit sa fin, son supplice (IV, 520, 527). Et si, parmi les prophéties qui lui sont attribuées, il en est qui ne paraissent pas s’être réalisées, comme celles qui concernaient son entrée à Paris, sa rencontre avec le roi des Anglais, sa délivrance, etc., c’est qu’elle n’a pu « durer » le temps nécessaire, ou qu’on a mal compris, ou qu’elle a mal compris elle-même ce que ses voix lui annonçaient.


Jeanne d’Arc fit-elle des miracles ? Le fait le plus précis et le plus pertinent, qu’elle n’a, d’ailleurs, ni confirmé, ni nié, en tant que miraculeux, c’est celui de Lagny : « Interrogée quel âge avait l’enfant à Lagny qu’elle alla visiter, répond : l’enfant avoit trois jours ; et fut apporté à Lagny, à Notre-Dame, et lui fut dit que les pucelles de la ville étoient devant Notre-Dame et qu’elle y voulut aller prier Dieu et Notre-Dame qu’ils lui voulussent donner la vie et elle y alla et pria avec les autres. Et finalement, il apparut vie et bâilla trois fois, et puis fut baptisé et tantôt mourut et fut enterré en terre sainte. Et, il y avoit trois jours, comme l’on disoit, que en l’enfant, il n’étoit apparu vie et étoit noir comme sa cotte ; mais quand il bâilla, la couleur lui commença à revenir. Elle étoit avec les pucelles à genoux devant Notre-Dame à faire sa prière. Interrogée s’il ne fut point dit par la ville que ce avoit elle fait faire et que ce étoit à sa prière, répond : « Je ne m’en enquérois point. » (I, 106.)

L’insistance des juges pour la faire s’expliquer au sujet des autres faits miraculeux que lui attribuait la croyance populaire, des gants retrouvés, des anneaux touchés par elle pour porter bonheur, le tonnerre qu’elle eût pu déchaîner à son gré, la puissance qu’elle aurait eue de s’élever dans les airs, n’obtint d’elle que des réponses négatives, simples et claires, sans aucun faux-fuyant ni aucune prétention. Elle nie ou elle ignore.

Souvent, elle en riait la première. Est-il une scène plus jolie que son entrevue avec le fameux frère Richard ? C’était devant Troyes, l’armée du Roi demandant la reddition. Frère Richard était dans la ville. Son éloquence et sa réputation de sainteté lui donnaient une grande autorité sur le peuple. On l’envoya devant pour savoir, apparemment, ce qu’était cette Jeanne. Il vint donc au camp français, la chercha, à ce qu’il semble dans l’intention de l’exorciser. Le bruit avait couru que Jeanne faisait des miracles et, notamment, pouvait s’enlever dans les airs. Dès qu’il la vit et d’assez loin, il s’agenouilla devant elle. Mais, quand Jeanne le vit à genoux, elle s’agenouilla à son tour devant lui et, ainsi, dit le vieux chroniqueur, « s’entre-faisoient grande chière et révérence. » Mais le bon frère Richard (et ici, nous suivons le récit de Jeanne), doutant encore que ce fût chose de par Dieu, tout en approchant, faisait le signe de la croix et jetait eau bénite. Si bien, qu’elle lui cria à la fin : « Approchez hardiment ; je ne m’envolerai pas[5] ! »

Reste la question du « signe » ou des « signes. » Comment Jeanne s’est-elle fait reconnaître comme « envoyée de Dieu ? » Comment a-t-elle inspiré confiance en ce qu’elle affirmait de sa mission ? Elle répondait aux clercs de Poitiers que son « signe » serait l’accomplissement. Encore fallait-il déterminer un premier mouvement d’adhésion chez ceux de qui tout dépendait, c’est-à-dire, au début, Robert de Baudricourt cl, ensuite, Charles VII. Elle prit, sur tous deux, l’avantage en les reconnaissant, d’abord, parmi leur entourage, alors qu’elle ne les avait jamais vus ; elle dit que ses voix les lui désignèrent. Mais, pour que Charles VII fût gagné, il fallut une révélation plus intime, une confidence plus haute et plus convaincante.

Sur le moyen dont elle se servit, il y a une sorte d’hésitation entre les témoignages ; il s’agit, tantôt d’un « secret, » tantôt d’un « signe ; » mais les contemporains ont plutôt insisté sur le « secret. »

La question du « signe » fut, après celle de la communication directe avec le Ciel, la grande bataille du procès de Rouen. Si Jeanne a réellement apporté au Roi un « signe, » la légitimité de la dynastie de Valois est consacrée, en même temps que l’authenticité de la mission divine. À tout prix, il fallait embarrasser Jeanne, la pousser à des aveux ou, du moins, à des précisions dont on pût tirer parti contre elle et contre te Roi. Elle avait compris ce dessein et, dès l’abord, elle refusa de s’expliquer. Le silence fut sa première défense. À la fin seulement, enlacée par l’argumentation de l’évêque, lasse, navrée, malade, elle crut qu’elle ne pouvait plus s’en tenir à une simple négation ; elle entra dans la voie qu’on ouvrait perfidement devant elle, probablement en abusant d’une légende qui s’était déjà répandue, et elle indiqua, en paroles d’ailleurs obscures, ce qu’on appelait « le signe. »

Cet épisode dramatique peint l’époque ; il met en scène tous les personnages, dévoile les roueries de l’attaque, la candeur de la défense et jusqu’aux perfidies patelines du procès-verbal de la procédure.

Dès le début de l’interrogatoire, quand Jeanne est invitée à prêter serment, elle déclare qu’elle dira, sous la foi de ce serment, tout ce qu’elle a fait, mais qu’elle se taira sur ses révélations et sur ce qu’elle n’a dit à personne sauf au roi Charles, lui couperait-on la tête ; ses voix le lui interdisent (I, 45). Le 27 février, le juge s’y prend plus habilement : « Les voix lui ont-elles interdit de parler de ses révélations sans leur autorisation ? » Elle : « Je répondrai si j’ai licence ; sinon, non. »

Mais, déjà, elle a raconté les apparitions de sainte Catherine et de sainte Marguerite. On part de là : « Quel signe apporte-t-elle de sa mission divine et des entretiens avec sainte Catherine et sainte Marguerite ? » — « Je vous en ai dit assez, répond-elle ; croyez-moi, si vous voulez. » Le juge ne perd pas de vue son objectif : « Quand les voix se font entendre, il y a, dites-vous, une lumière ?… Il est venu un ange sur la tête du Roi ; quand vous l’avez vu la première fois[6]… » Elle interrompt : « Par Notre-Dame, s’il y en avait un, je n’en sais rien, je ne l’ai pas vu. — Y avait-il une lumière ? » Et elle : « Il y avait là plus de trois cents soldats et cinquante torches, sans compter la lumière spirituelle. Rarement, j’ai des révélations sans lumière. — Mais, enfin, votre Roi, comme eut-il confiance en ce que vous lui disiez ? — Parce qu’il y eut des signes communs (intersignia) et qu’il s’en rapporta à ses clercs… — Mais eut-il des révélations à Chinon ou à Poitiers ? — Il eut un signe se rapportant à ses (ou à mes) faits, et cela, avec l’opinion des clercs qu’il n’y avait rien que de bon, fit sa croyance. » (I, 75.) Elle se débat ; mais, en somme, elle avance dans le sens où on l’entraîne.

Le juge y revient, le 1er mars : « et le signe par lequel vous avez prouvé au Roi que vous étiez envoyée de Dieu, pouvez-vous nous en parler ? — Puisque je vous ai dit que vous ne tireriez rien de moi. Allez le lui demander à lui-même. J’ai promis à mes saintes de ne rien dire. — Mais, quand vous l’avez montré au Roi, éliez-vous seule à part avec lui ? — Il n’y avait pas d’autres témoins, quoiqu’il y eût là beaucoup de monde. » Le juge fait un pas de plus : « Est-ce que vous avez vu la couronne qui était sur la tête du Roi quand vous lui avez montré le signe ? » Elle, essayant de se reprendre : « Puisque je ne puis rien vous dire sans me parjurer !… — Mais, à Reims, le Roi avait une couronne ? — Oui, mais on prit celle qu’on trouva là pour ne pas perdre de temps ; sans cela, il en eût reçu une bien plus belle et bien plus riche. — Mais la connaissez-vous, cette couronne plus belle et plus riche ? — Je ne puis rien dire sans me parjurer. »

Elle s’engage peu à peu ; remarquez avec quel art sont introduites ces deux indications précises : un ange, une couronne. C’est sur ces premières données que l’ensemble va se dessiner.

Le 10 mars, le juge lui demande de nouveau : « Reparlons du signe qui fut produit par vous à votre Roi quand vous vîntes vers lui. — C’est un signe bon, honorable, croyable, le meilleur et le plus riche qui soit… Il fut montré devant notables gens d’église et autres évêques dont je ne sais plus les noms (et même y étaient Charles de Bourbon, le sire de la Trémoïlle, le Duc d’Alençon et plusieurs autres chevaliers qui le virent et ouïrent aussi bien comme je vois ceux qui me parlent ici aujourd’hui). — Et, est-ce que ce signe dure encore ? — Il durera jusques à mille ans ; il est au trésor du Roi. — Mais, est-ce or, argent, pierre précieuse ? » (On voit que l’idée d’une couronne a fait son chemin.) Elle, fâchée : « Je ne vous dirai rien autre chose ; le signe qu’il vous faudrait, à vous, c’est que Dieu me délivre de vos mains et ce serait le plus certain qu’il pourrait vous envoyer. Mais, soyez sûrs que, quand je vins près du Roi, mes voix m’avaient dit : Va hardiment quand tu seras devers le Roi et il aura bon signe de te recevoir et croire. » (I, 120.) Le juge profite : « Quand le signe vint au Roi, ne fites-vous pas une révérence ? » Elle, alors, irritée tout à fait, avec son esprit si mordant et si plaisant à la fois : « Répond, qu’elle remercia Notre Seigneur de ce qu’il la délivra de l’insistance des clercs de là-bas qui argumentaient contre elle et qu’elle s’en agenouilla plusieurs fois… Eh bien ! oui, un ange (voici l’ange, maintenant), un ange vint de par Dieu, et non d’autre part, et bailla le signe au Roi. Ce fut seulement alors que les clercs cessèrent de m’argumenter, quand ils eurent vu ce signe. » D’un seul trait, elle développe alors l’apparition d’un ange apportant le signe (c’est-à-dire une couronne au Roi) ; le Roi remercia et dit qu’il était content. Pour elle, « elle se retira en une petite chambre et elle a entendu dire que plus de trois cents personnes ont vu le signe. »

Ce résultat obtenu, le juge la tient. Le 12 mars : « L’ange parla-t-il ? Etait-ce le même qui vous apparaissait à vous-même ? » Elle donne des adhésions de lassitude et mêle à tout cela les noms de sainte Catherine et de sainte Marguerite. Elle dit : « Que son Roi et plusieurs autres ont entendu et vu les voix venant vers elle, Jeanne ; notamment Charles de Bourbon était là et deux ou trois autres. » (I, 57.)

Cela suffit au juge ; il a de quoi bâtir son système. C’est le second article du réquisitoire : « Cette femme dit qu’un ange a apporté à son prince une couronne, très précieuse et de l’or le plus pur, que l’ange s’est incliné devant le prince en grande révérence ; ce prince était seul en recevant ce signe, quoiqu’il y eût grande foule dans la salle, et qu’un archevêque reçut cette couronne et la remit au prince en présence de nombreux seigneurs, etc. »

Cependant, on affecte la bienveillance jusqu’à lui demander si elle désire qu’on en réfère à l’archevêque de Reims, au sire de Boussac, à Charles de Bourbon, à La Trémoïlle, à La Hire et aux autres seigneurs qui, d’après elle, auraient assisté à la scène et vu l’ange apporter la couronne. Mais elle, très finement : « — Je veux bien qu’on leur envoie un messager ; mais c’est moi qui leur écrirai ce que c’est que ce procès ; autrement, inutile. »

Le juge n’a plus qu’à échafauder, sur ce point capital, l’article II de la sentence : « Jeanne, tu as dit qu’un ange, accompagné d’une multitude d’autres et de saint Michel, des saintes Catherine et Marguerite, est venu à Chinon, qu’il s’est incliné devant le Roi, qu’il lui a apporté une couronne, etc. Tous les clercs sont d’avis que c’est un mensonge présomptueux, illusoire, pernicieux, un office humiliant et dérogeant à la dignité des anges… etc. » (I, 431.)

Sentit-elle le péril de ces récits où elle s’était laissé entraîner, du bien, comme il est possible, a-t-on voulu faire croire qu’on aurait obtenu d’elle un désaveu sur ce point comme sur les voix : quoi qu’il en soit, dans les « actes postérieurs, » que les greffiers ont, d’ailleurs, refusé de valider et, par conséquent, suspects de fraude, il est dit qu’il fut déclaré par elle que son récit était une fiction, fictio quædam (I, 481), qu’aucun ange du ciel n’était venu vers le Roi, que c’était elle, Jeanne, qui était l’ange (c’est-à-dire la messagère)ayant promis au Roi qu’elle lui apporterait une couronne et le ferait couronner à Reims ; qu’en fait, il n’y eut ni signe, ni couronne de la part de Dieu. Et, à maître Loiseleur, elle aurait déclaré et répété, le mercredi, veille de la fête de l’Eucharistie, « qu’il n’y avait ni ange, ni couronne, et qu’il s’agissait simplement de la promesse du couronnement qu’elle avait apportée au Roi, ajoutant qu’elle-même le ferait couronner à Reims. » (I, 479-484.)

Elle aurait donc expliqué le plus adroitement qu’elle put les aveux tournés contre elle et elle aurait présenté le récit qui lui avait été arraché comme une sorte de symbole de sa propre mission. Ne pouvant s’opposer tout à fait au système de ses adversaires et ne voulant rien révéler de ce qu’elle considérait comme le plus intime du secret entre elle et le Roi, elle se serait tirée d’embarras en apportant uniquement comme signe l’affirmation du succès. Elle est la messagère « de par Dieu » et elle apporte la couronne de Reims. Voilà tout.

Elle en revenait, ainsi, à sa réponse aux clercs de Poitiers : Mon signe, ce sera l’accomplissement. Elle avait fait comme elle avait annoncé. La couronne était, maintenant, « dans le trésor royal » et « pour plus de mille ans ! »

Ainsi elle se déroba à la révélation du « secret » lui-même. Tout au plus peut-on reconnaître quelque allusion dans ces mots du procès-verbal : intersignia, des signes communs, et signum de factis suis (un signe concernant ses actions, c’est-à-dire les actions du Roi, à moins que cela ne veuille dire « mes actions, » les actions de Jeanne, car les deux sens sont plausibles).

Mais d’autres témoins ont affirmé l’existence d’un secret ou d’une révélation et en ont déposé au procès de réhabilitation, ou en ont témoigné dans leurs récits.

Ce qu’il y a de plus précis, c’est la déposition de Jean Pasquerel, le confesseur de Jeanne : « Quand elle s’avança vers lui, le Roi lui demanda son nom. Elle répondit : « Gentil Dauphin, j’ai nom Jehanne la Pucelle et vous mande le roi des cieux, par moi, que vous serez sacré et couronné à Reims et vous serez le lieutenant du roi des cieux, qui est roi de France. » Après de nombreuses questions du Roi, Jeanne dit de nouveau : « Je vous dis de la part de Messire, que tu es vray héritier de Finance et fils du roy ; et il m’a envoyé vers toi pour te conduire à Reims pour que tu y reçoives la couronne et le sacre, si tu le veux. » Le Roi ayant entendu cela, dit aux assistans que Jeanne lui avait dit des secrets que nul ne savait ou ne pouvait savoir, et c’est pourquoi il eut grande confiance en elle. Et toutes ces choses me furent racontées par Jeanne elle-même, ajoute Jean Pasquerel, car je n’y assistai pas[7]. »

On retrouve, en somme, dans ce récit, le schéma de la scène du « signe, » telle que Jeanne l’évoqua plus tard devant ses juges : l’ange (qui est elle-même), la promesse du couronnement, la présence de Regnault de Chartres et de toute la Cour. Mais on trouve aussi la mention du « secret » et le schéma de l’autre récit qu’ont fait les historiens, à savoir que Jeanne aurait révélé au Roi une prière que lui-même aurait adressée au ciel, dans le for de sa conscience, pour demander s’il était vraiment fils de France et héritier légitime du royaume. Jeanne d’Arc aurait connu ce doute et cette imploration dont le Roi n’avait parlé à personne et elle y aurait répondu : « Je te dis de la part de Messire que tu es vrai héritier de France et fils de Roi… »

Les autres témoignages, au sujet de ce secret, sont plus tardifs, moins sûrs et ne sont probablement que l’écho répercuté des bruits qui circulèrent à la Cour[8] ; mais on n’en connut jamais rien de bien précis, puisque Jean d’Aulon lui-même, écuyer, placé par le Roi près de Jeanne d’Arc, déclare, qu’à ce sujet, il ignore. (IV, 209.)

Quoi qu’il en soit, le Roi fut convaincu par ce que lui dit Jeanne. « Secret » ou « signe, » il s’agit toujours, en somme, de ce qui fait le nœud de tout le drame : la promesse formelle de la couronne par l’hérédité et par le sacre. Le vrai miracle de la vie de Jeanne d’Arc est toujours le même : la promesse d’accomplir et l’accomplissement.


II

Dès le début de sa carrière jusqu’à son succès qui fut le sacre de Reims, elle s’éleva, pour ainsi dire, d’échelon en échelon, soutenant le présent par l’avenir, mais aussi gagnant du présent à l’avenir, à l’aide de réalisations progressives et annoncées. C’est le procédé de tous les grands esprits : ils indiquent et ils font. Ils ébranlent les esprits et les jettent dans l’action par la foi. On dit qu’elle parlait très bien, « multum bene loquebatur, » et qu’elle exerçait une grande séduction. (II, 450 ; III, 31.) Surtout, elle avait l’autorité, c’est-à-dire le don de commandement naturel aux personnalités fortes et désintéressées. Par une impulsion, à l’origine de laquelle il y avait toujours un parti pris vigoureux, elle entraînait les convictions, « et Dieu faisait le reste. »

C’est ainsi, qu’ayant à persuader Robert de Baudricourt, elle gagna, d’abord, son oncle Lassoit et les gens de Vaucouleurs, Henri Le Royer, Jean de Novellompont, tous deux grâce à la prophétie, « que la France, perdue par une femme, sera sauvée par une vierge venue des marches de Lorraine. » (II, 447.)

Après avoir ainsi frappé les imaginations, elle les saisit par son ton de confiance et d’assurance. Novellompont, comme Baudricourt, a commencé par se moquer d’elle : « Eh ! l’amie, qu’est-ce que vous faites ici ? Faut-il que le Roi soit chassé de son royaume et que nous devenions Anglais ? » Mais elle s’explique si droitement et si chaleureusement, qu’à la fin, il est convaincu, il lui touche la main et lui jure qu’il la conduira vers le Roi… — « Mais quand partira-t-on ? — Le plus tôt possible, plutôt aujourd’hui que demain et plutôt demain qu’après-demain. » Et tout est mis en mouvement. (II, 436.) Robert de Baudricourt suit le courant. Il est entraîné par la confiance qu’elle répand autour d’elle et qui gagne de proche en proche.

Les choses s’enchaînent : voici qu’une autre preuve, un acte nouveau, sert de point d’appui à la persuasion graduelle qu’il faut imposer à la Cour : c’est le voyage. Jeanne, avec sa petite troupe, traverse à cheval toute la France, sans courir le moindre risque, malgré le grand nombre des partisans et des brigands tenant les chemins ; on cria au miracle. Sa conduite, sa discrétion, sa piété, sa charité, sa chasteté fière persuadèrent d’abord ses compagnons de voyage, les premiers témoins de cette Hégire, ceux qui affirment, d’abord, qu’elle est réellement envoyée de Dieu[9].

Ils propagent la conviction dans les villes où ils passent, chez ceux qui les questionnent à la Cour. Ils préparent le terrain par leurs dires sincères. Sa réputation d’honnêteté, de candeur, la précède. Il y a, en elle, des choses qui tiennent du prodige. La Cour et le roi Charles sont ébranlés avant d’être touchés. Elle arrive. Elle se déclare « envoyée de Dieu ; » elle affirme la légitimité de l’héritier des lys ; elle promet la délivrance d’Orléans, le couronnement ; en un mot, elle désigne l’acte et le rend possible en l’affirmant. Elle paraît bien avoir, la première, l’idée du sacre à Reims. La simplicité et la force de cet avis ne peuvent que frapper. Et puis, les clercs de Poitiers « ne trouvent que du bien en elle. » A tout le monde, elle parle résolument, gaiement, familièrement, comme elle fait au Duc d’Alençon. Il était à la chasse aux cailles ; le Roi le fait venir pour qu’il rencontre la Pucelle. Elle va vers lui, lui demande son nom ; le Roi lui-même dit : « C’est le Duc d’Alençon ; » et, aussitôt : « Vous, soyez le bienvenu, plus il y aura ici du sang de France, mieux cela vaudra. » (III, 91.) Non moins vivement au frère Séguin qui veut savoir si ses voix parlent français : « Mieux que vous, assurément, »répond-elle au docteur limousin.

De l’un à l’autre, elle gagne ; sans cesse, elle se porte en avant et met sa preuve à la pointe d’une promesse, et dans la désignation d’un acte : « Donnez-moi des hommes d’armes, et nous délivrerons Orléans : ce sera cela, mon signe ! »

Il y avait, en elle, des qualités très fortes et très apparentes. On la trouvait active, intelligente, judicieuse au-delà de ce qu’on pouvait attendre d’une simple paysanne : « Hors des faits de guerre, dit le Duc d’Alençon, elle était simple et jeunette ; mais, à la guerre, elle se montrait entendue tant au port de la lance qu’à l’ordre d’une armée et à la préparation d’une bataille et surtout de l’artillerie. Un vieux capitaine de vingt ou trente ans de guerres, surtout pour l’artillerie, n’eût pas mieux fait. » (III, 100.) L’artillerie, l’arme moderne par excellence, celle qui demande le plus de réflexion et de jugement !

Le tribunal et les témoins à Rouen pensaient aussi qu’elle répondait mieux qu’un docteur ; et de cela il nous est facile de nous rendre compte. Elle faisait excellemment ce qu’elle avait à faire. On voit bien qu’elle était personne de grand entendement et de féconde méditation. Ses interrogatoires révèlent une spontanéité prodigieuse, mais aussi une réflexion soutenue dans l’intervalle des audiences[10].

En plus, elle avait l’art inconscient de tenir les imaginations en éveil. Tout en déjeunant en tête à tête avec le Duc d’Alençon, qui l’écoutait émerveillé, elle lui disait « qu’elle en savait encore plus et pouvait encore plus qu’elle n’avait dit à ceux qui l’interrogeaient. » (III, 92.) N’oublions pas le prestige indicible des quatre grandes promesses sans cesse répétées : qu’elle dégagerait Orléans, ferait sacrer le Roi à Reims, libérerait le Duc d’Orléans, chasserait les Anglais hors de France. Comment mettre en doute une confiance au succès qui, par elle seule, est une force ?

On organise le secours d’Orléans. Dès la rencontre avec Dunois, elle le prend sur le même ton d’assurance et de familiarité cordiale : « N’êtes-vous pas le bâtard d’Orléans ? — Oui, et je suis heureux de vous voir. » Aussitôt, sans autre compliment : « Est-ce vous qui avez donné le conseil de me faire venir du côté de la Sologne ? — C’était le conseil des plus sages. — En nom Dieu, mon conseil est meilleur que le vôtre. Vous avez voulu tromper et vous vous êtes trompés, etc., etc. » (III, p. 5.) En fait, elle a raison ; on l’écoute et on réussit.

Alors, les « miracles » se succèdent : le vent qui était contraire tourne et les bateaux chargés de vivres peuvent accéder à la ville. Dunois affirme que, dès lors, il fut ébranlé. Mais, quand il la vit s’avancer, près de lui, l’étendard à la main, traverser la Loire et entrer dans Orléans, il n’eut plus de doute et voyant qu’elle accomplissait ce qu’elle avait promis mieux que ne l’eût fait aucun chef de guerre, il comprit qu’elle venait bien de Dieu et, puisqu’elle disait qu’elle avait vu saint Louis et Charlemagne priant pour le salut du royaume, qu’il fallait l’en croire (déposition de Dunois, t. III, p. 6).

Même chose quand elle résolut d’attaquer les Anglais contre l’avis des chefs, et qu’elle les mit en fuite ; même chose, le 27 mai, quand, blessée, comme elle l’avait prédit, elle ne quitta pas le combat et fut guérie sans prendre de remède ; de même, quand, après avoir prié un instant, elle mena les troupes françaises à l’attaque du boulevard, et repoussa les Anglais terrifiés, Anglici tremnerunt et effecti sunt pavidi ; de même, quand elle annonça la mort de Gladsdale. Tout est miracle à Orléans, mais tout est aussi présence d’esprit, activité, courage.

A Jargeau, c’est le Duc d’Alençon qui reçoit les mêmes impressions. A l’occupation du faubourg, à l’attaque contre la ville, à l’assaut où elle faillit périr, le duc se persuade, comme elle le répète constamment, que c’est Dieu qui conduit l’opération. (III, 97.) Toute action est victoire et toute victoire miracle.

Mais, plus elle avançait, plus s’épuisait la force de prestige et d’entraînement déposée en elle. Les hommes aussi se lassaient. Ils ne pouvaient soutenir ce train. C’est encore à Dunois que nous devons le récit de deux incidens des plus poignans dans cette vie surnaturelle, et pourtant si humaine. On y voit l’énergie de « l’un » s’épuiser contre l’inertie de « tous. » A Loches, elle devine que, dans le Conseil du Roi réuni, on discute ses propositions, on met en doute sa puissance et ses conseils. Elle entre. Elle est debout devant ces hommes puissans aux sourcils froncés. Le Roi lui-même l’oblige à donner des explications. Que peut-elle répondre, sinon une chose, toujours la même : « Qu’on la croie et qu’elle réussira ! » Elle répète d’une façon si émouvante la parole de sa voix : « Fille Dé, va, va, va, je serai à ton aide, va ! » qu’elle l’emporte encore. (III, 12.) On la croit et on réussit : c’est le début de la marche sur Reims.

Le sacre de Reims est l’accomplissement. Comment douter désormais ? Maintenant, on va lui obéir aveuglément. Tout au contraire. Le fait réalisé brise l’essor des imaginations et l’élan de la foi. Cela est de l’homme. Tous les triomphateurs ont été abandonnés à cause du succès, Thémistocle, Scipion, Napoléon.

C’est au retour de Reims qu’elle prononce les premières paroles de découragement, comme si une telle réalisation l’avait brisée elle-même : « Le Roi étant en marche vers La Ferté-Milon et Crépy-en-Valois, le peuple venait au-devant du Roi et criait : « Noël ! Noël ! » La Pucelle chevauchait entre l’archevêque de Reims, Regnault de Chartres, en qui déjà couvaient de mauvais desseins, et Dunois, qui raconte le fait : « Quel bon peuple, s’écria-t-elle ; jamais je n’en ai vu de si joyeux de la venue du Roi. Que je serai heureuse, à ma mort, d’être enterrée ici ! » Entendant ces paroles, l’archevêque lui dit : « Jeanne, où pensez-vous donc devoir mourir ? » Elle répondit : « Où il plaira à Dieu. Je n’en sais pas plus que vous, ni du temps ni du lieu. Que je voudrais qu’il plût à Dieu, mon créateur, que je n’allasse pas plus loin et que je quittasse les armes ! J’irais dans mon pays servir mon père et ma mère, garder leurs brebis avec ma sœur et mes frères qui seraient tant heureux de me revoir. » (III, 15.)

À partir de cette date, commence la période de l’abandon La « mission » n’était pas achevée, puisque Jeanne n’avait pas réalisé tout ce qu’elle s’était promis à elle-même ; sinon, elle eût quitté les camps. Mais l’heure est arrivée où, la foi tombant, le miracle cesse. Les promesses, les signes et les prophéties étaient moins fortes, les voix elles-mêmes se taisaient. Encore une fois, tout le miracle était dans « l’accomplissement. »


C’est ce miracle qu’il faut accepter !

Qu’une enfant de dix-sept ans, venue de son village, ait sauvé le royaume de France du plus grand péril qu’il ait jamais couru ; qu’elle ait « duré » juste assez pour réussir et qu’elle ait fini pour grandir encore par le mystère de l’abandon et du martyre ; que son apparition et sa disparition aient eu les suites extraordinaires, les remous d’histoire infinis qui se sont produits et qui se développeront sans cesse, c’est, vraiment, un événement au-dessus des forces et des choses humaines. Le temps qui la vit, les siècles qui suivirent s’épuisent à l’expliquer.

Une explication quelconque est-elle possible ? Cette explication, est-il nécessaire de la tenter ? La nature, la vie, le monde visible et invisible cachent à l’homme assez de secrets pour qu’il se résigne à ignorer celui-là. Les défaillances, les insuffisances, les impuissances trop notoires de la raison n’enseignent-elles pas la vanité de certaines interprétations des faits dites « rationnelles ? » Quant aux décisions de la foi, elles ne relèvent que de la foi.

Entre la raison et la foi, l’esprit humain doit-il nécessairement prendre parti ? Les postulats imposés à notre raison sont des actes de foi, et si on supprimait de la science la foi, il lui manquerait justement sa base. Entre la raison et la foi, il n’y a ni contradiction, ni combat nécessaire. Il est d’une très haute raison d’accepter la foi, et la foi fait sans cesse appel à la raison ; selon la formule scolastique, « la foi cherche l’intelligence et l’intelligence trouve la foi. »

En ce qui concerne Jeanne d’Arc, la lutte reste vive entre croyans et non-croyans. Mais il est permis de penser qu’une parole de conciliation et d’harmonie se dégagera, un jour, de l’ardeur même des convictions. La sincérité, fille du temps, se refusera à défigurer, au gré des passions d’un jour, une des plus belles images de l’histoire. Elle groupera, autour d’une adhésion simple, tous ceux qui aiment le beau, c’est-à-dire la vérité.

Voici donc les explications : il y eut, dans le siècle de Jeanne d’Arc et de son vivant, trois opinions, trois systèmes : 1° l’explication populaire française, répandue et acceptée, avec une spontanéité incroyable, très loin et très vite à l’étranger[11] : Jeanne est une thaumaturge ; Dieu lui a donné, avec la sainteté, une délégation de la puissance divine ; 2° la thèse des juges et des adversaires : Jeanne est inspirée du diable et de l’esprit malin ; elle est suspecte et peut passer pour sorcière ; en tous cas simulée, blasphématrice, hérétique et, à la fin, relapse et apostate. Le mieux qu’on en puisse penser est qu’elle a été suscitée par les chefs des conseils et des armées de Charles VII pour abuser la superstition populaire ; 3° enfin, la thèse royale, celle qui est développée, surtout, au procès de réhabilitation, par ceux qui portèrent la parole au nom de la Cour et dont les allégations évidemment concertées tendent toutes au même but : Jeanne fut envoyée de Dieu avec mission expresse de sauver les affaires de France au moment du siège d’Orléans et de faire couronner le Roi à Reims. Après quoi, sa mission est achevée. Le tribunal de Rouen a condamné une innocente dont l’intervention avait prouvé que Dieu se prononçait pour la dynastie de Valois.

Cette dernière préoccupation est apparente, aux diverses phases du procès de réhabilitation, dans le soin avec lequel certaines questions sont posées et d’autres laissées dans l’ombre. Elle se découvre dans la lettre par laquelle, au début du procès, dès 1456, l’archevêque de Reims, Jean Jouvenel des Ursins, prie un des témoins principaux, Jean d’Aulon, écuyer de Jeanne d’Arc, d’envoyer sa déposition : « Je vous écrivis déjà au sujet du procès fait contre Jehanne la Pucelle par les Anglais, par lequel ils veulent maintenir qu’elle fut sorcière, hérétique, invocatrice des diables et que, par ce moyen, le Roi auroit recouvert son royaume, et ainsi ils tiennent le Roi et ceux qui l’ont servi pour hérétiques. Puisque vous avez très bien connu sa vie et son gouvernement, je vous prie d’envoyer par écrit ce que vous en savez, signé de deux notaires apostoliques, etc., pour révoquer tout ce que les ennemis ont fait touchant le dit procès… » (III, 208.) C’est une thèse, surtout politique. En somme, ces trois systèmes admettent le miracle, une intervention extra-humaine. Cet accord fondamental pesa d’un poids énorme. La question de Jeanne d’Arc n’appartient pas seulement au domaine de l’histoire profane : elle agite les consciences et se transforme, selon les dispositions de ceux qui l’étudient et l’exposent, en une thèse religieuse et doctrinaire, les uns acceptant, les autres rejetant l’explication mystique.

Toutefois, même dans le siècle de Jeanne, il s’était produit des interprétations plus réservées. Un homme considérable, un esprit clairvoyant et renseigné aux bonnes sources, le pape Pie II (Œneas Sylvius Piccolomini) s’exprime en ces termes, dans ses Mémoires, après avoir raconté, avec beaucoup d’autorité, les faits et gestes de Jeanne d’Arc : « Fut-ce œuvre divine ou humaine, j’aurai peine à le dire. Il en est qui pensent que les grands du royaume, s’étant divisés en présence du succès des Anglais et ne voulant, ni les uns ni les autres, accepter parmi eux un chef, l’un d’entre eux plus sage aurait imaginé cet expédient d’alléguer que cette pucelle était envoyée de Dieu pour prendre le commandement : nul homme n’oserait se refuser à l’ordre de Dieu. Ainsi la conduite de la guerre aurait été confiée à la Pucelle avec le commandement des armées. » (IV, 518.)

Saint Antonin de Florence avait laissé une appréciation tout aussi mesurée : « Elle fut, en tout, digne d’admiration ; sous quelle inspiration, on ne le savait. Mais on croyait plutôt que c’était celle du Saint-Esprit. Cela résultait de ses actions dans lesquelles rien ne paraissait de contraire aux mœurs, rien de superstitieux, rien de contraire à la foi. » (IV, 506.)

Malgré tout, deux partis se sont formés aux extrêmes et se sont livrés aux polémiques les plus pénibles, depuis la grossière erreur de Voltaire jusqu’aux virulences de récens biographes du parti contraire.

Rome ne s’est pas montrée si absolue sur la question des miracles, des prophéties, des visions[12]. Le bref du pape Pie X célèbre « l’héroïcité des vertus de la vénérable servante de Dieu Jeanne d’Arc, vierge, » — mais sans ajouter martyre. Il est dit que, jeune, elle a entendu « la voix de Michel, prince de la milice céleste, » qu’elle a été « émue par des avertissemens du ciel, » « poussée par un souffle divin, » qu’ « elle s’est appuyée sur des conseils célestes, » que Dieu « a doté cette pauvre villageoise, qui ne savait même pas lire, d’une sagesse, d’une science, d’une habileté militaire et même de la connaissance des mystères divins ; » toutefois cette intervention de la Divinité n’est indiquée que par des paroles atténuées : « Ainsi le Ciel combattit contre les ennemis du nom français ; ainsi fut miraculeusement sauvée la patrie ; la mission de Jeanne d’Arc était achevée… » Nulle part, il n’est question des apparitions, pas plus que des prédictions de Jeanne d’Arc ou des faits extraordinaires qui lui sont attribués : découverte de l’épée de Fierbois, ses blessures guéries sans l’usage de remèdes, la direction du vent changée, etc. ; bien moins encore du fait de Lagny ; et, quand il s’agit de relever les miracles accomplis par l’intervention de Jeanne d’Arc, on n’invoque ni ses propres actes ni même ce prodige étonnant, surhumain, que fut sa carrière : conformément, d’ailleurs, aux règles canoniques, la congrégation ne relève que des faits postérieurs à la mort de l’héroïne : sœur Thérèse de Saint-Augustin guérie d’un ulcère à Orléans en 1897, sœur Julie Gautier guérie d’un ulcère cancéreux à Faverolles, près d’Evreux, sœur Marie Sagnier de la congrégation de la Sainte-Famille, guérie également à Frages, diocèse d’Arras.

Jeanne d’Arc est proclamée bienheureuse ; l’héroïcité et la sainteté de sa personne sont reconnues ; les catholiques peuvent réciter l’office et célébrer la messe en son honneur, chaque année, selon le commun des Vierges avec les oraisons propres approuvées par le Pape. Mais Rome n’a pas été au-delà.

Les Français peuvent donc, tous ensemble, de bonne foi, rechercher les circonstances non seulement divines, mais humaines, dans lesquelles cette carrière merveilleuse s’est accomplie.


III

Qu’il y ait, sur la terre, des peuples « élus, » que la divinité ait fait son choix entre les puissances d’ici-bas, qu’elle dérange l’ordre de la nature pour venir en aide à ses favoris, que le Dieu des armées intervienne en nos combats, arrête le bras du vainqueur, tienne en suspens la chute du soleil, fasse refluer les eaux et tomber les murailles ; en un mot, que Dieu se soit prononcé, au XVe siècle, pour la France contre l’Angleterre, c’est tout un système philosophique, moral, politique et religieux que l’on adopte, dès que l’on admet la mission divine de Jeanne d’Arc[13]. Mais les motifs et les conséquences de cette croyance s’imposent à l’entendement humain plutôt qu’elles ne le convainquent. De ces volontés célestes, révélées par des faits terrestres, la divinité n’a pas à rendre compte à la raison humaine.

Il faut reconnaître pourtant que, s’il s’est présenté, depuis la mort du Christ et la conversion de Constantin, une circonstance où, au point de vue catholique, l’intervention de la Providence ait pu paraître nécessaire, c’est à l’heure où parut Jeanne d’Arc.

Si la France eût succombé, si la France fût devenue anglaise, ou si elle eût été partagée entre l’Angleterre et une Bourgogne à demi allemande, si le duché de Bourgogne s’était élargi et installé en royaume sur la Meuse et sur le Rhin, laissant Paris, Nantes, Bordeaux et peut-être Toulouse aux Plantagenets, c’en était fait des pays latins, c’en était fait de la pensée et de la civilisation méditerranéenne, en tout cas, de la tradition romaine.

Rome, encore sous le coup du schisme, n’eût pas résisté à l’assaut formidable que la « Réforme » extérieure à l’Église se préparait à lui livrer. Dans l’anarchie païenne de l’Italie, dans la floraison du luxe violent et sensuel propre à l’hégémonie bourguignonne, l’écroulement du trône de Charlemagne et de saint Louis eût creusé un gouffre qui, probablement, n’eût jamais été comblé. Donc, si la volonté divine eut jamais à corriger ou à prévenir les conséquences des erreurs humaines, ce fut alors. L’Eglise catholique ne fait que remplir un devoir de gratitude en élevant Jeanne d’Arc sur ses autels.

Mais la France n’est pas seulement « la fille aînée de l’Eglise : » elle est aussi la patrie de Montaigne et de Descartes, le pays du philosophisme et de la Révolution, l’apôtre le plus déterminé de la subordination du monde aux lois de la raison. Ces pages de l’histoire de la France ne peuvent être supprimées pas plus que les autres ; le recto tient au verso.

En face de l’explication hagiographique, une autre s’est produite, suite naturelle de cette contre-partie de l’histoire française : non moins absolue en ses affirmations que la première, au nom des sciences naturelles, de l’observation physiologique et psychologique, elle nie l’existence des thaumaturges et des inspirées, des sorcières et des possédées. La « science moderne » ne connaît que des cas, plus ou moins singuliers, de névropathie, d’hallucination, d’extase. Pour cette école, l’action extraordinaire de Jeanne d’Arc s’explique par une prédisposition pathologique. Jeanne est une malade, elle est en proie à des crises de surexcitation nerveuse, relevant du vaste empire de l’hystérie.

La science ne serait pas pleine de doute au sujet de telles affirmations, qu’au nom de la science elle-même, il serait difficile de les accepter. Considérer Jeanne, une personne si droite, si vertueuse, si parfaitement équilibrée, si entière, comme une détraquée, une désordonnée, victime de tares physiologiques ou de lésions cérébrales, cela échappe complètement à la conception que nous avons normalement de la maladie et de la santé. Pendant les trois années qu’elle passe sous le verre grossissant de l’histoire, pas un acte vil, extravagant, incohérent ou seulement médiocre, pas une fausse note, hilarante ou mélancolique. Cette hardiesse, cette gaieté familière et sincère, cet entrain dans la bataille, devant les grands de ce monde, devant ses juges, dans sa prison, cette attache énergique à la plus noble des vertus féminines, la chasteté, est-ce là la tenue physique et morale d’une malade ? En sa pleine et vigoureuse activité, elle présente, au contraire, la réunion la plus extraordinaire de facultés puissantes, admirablement pondérées.

Le mieux est de se rallier à la conclusion de celui qui a signé la dernière « opinion médicale » sur « le cas » de Jeanne d’Arc, le docteur Dumas : « Par son intelligence, par sa volonté, Jeanne resta saine et droite, et c’est à peine si la pathologie nerveuse éclaire faiblement une partie de cette âme[14]. »

Mais alors, les « visions, » les voix, tout cet appareil ultraterrestre dont son propre témoignage a entouré sa vie ?… Puisqu’elle n’a jamais menti, elle a vu les anges et les saintes, elle a reçu les ordres divins, elle a perçu de ses sens et subi, de son intelligence et de sa volonté, toute cette intervention céleste qui lui imposa sa mission ; enfin, elle a accompli cette mission elle-même avec une incompréhensible maîtrise des hommes et des événemens… Si Jeanne n’est pas une visionnaire, une hallucinée, une extatique, qu’est-elle donc ? L’énigme de son existence subsiste tout entière.


Il est, à l’origine de ces carrières surprenantes, un premier mystère, celui qui préside à la naissance des grands hommes.

Ils apparaissent, dans le temps et dans l’espace, quand une volonté immanente ou un concours de circonstances inanalysable en ont décidé. Des centaines de millions, des milliards d’individualités se succèdent sur la terre, et leur vie n’a pas d’autre objet que de recevoir et de transmettre la vie. Elles naissent dans l’indifférence et meurent dans l’oubli.

Mais, à certains carrefours d’histoire, des êtres admirablement doués et organisés paraissent : leur existence est un prodige et leur mémoire ne s’effacera jamais. Encore une fois, sur le fait et les causes de leur apparition, toutes les tentatives d’explications rationnelles sont vaines. Ils naissent parce qu’ils doivent naître. Leur astre paraît et disparaît comme un météore. Leur mission accomplie, ils tombent, laissant derrière eux une longue traînée de lumière.

Jeanne d’Arc fut un de ces êtres prédestinés. Le critérium comparé des grands esprits et des âmes supérieures la place sans conteste à ce rang. Considérées ainsi, son apparition et sa parabole échappent aux calculs humains, comme celles d’un Alexandre le Grand, d’un Mahomet, d’un Napoléon, d’un Pasteur.

Il est, dans le procédé intellectuel des grands hommes, des démarches inintelligibles au commun des mortels. J’affirme, pour avoir vu de près l’un d’entre eux, que le grand homme est inconnaissable, même à lui-même. Si quelque professeur muni de ses diplômes, si quelque érudit orné de ses lunettes, si quelque interne armé de son scalpel, s’approchant de ces héros, s’étonne de ne pas les saisir et les comprendre, ce qu’il y a de plus singulier, c’est son étonnement.

Tout au plus est-il donné à l’historien d’expliquer les circonstances des temps qui les connurent et de relever le graphique minutieux de leurs hauts faits.

Jeanne d’Arc vint à une époque qui parut, aux contemporains eux-mêmes, le temps des miracles. Comme le moyen âge finissait et que les temps nouveaux commençaient, il y eut, sur la terre, un tel ébranlement que l’humanité en frémit. Son émotion fut indicible ; elle ne pouvait comprendre cette angoisse de mort qui précédait, en elle, une parturition.

Il serait facile de tracer un tableau où mille traits accumulés feraient preuve. A quoi bon, puisqu’on peut apporter la haute et véhémente attestation de ceux qui vécurent ces temps uniques ?

Deux hommes dont l’existence « couvre » tout le XVe siècle, et les premières années du XVIe, G. Chastellain et Jean Mollinet n’ont pu contenir leur admiration pour« les merveilles advenues en ce temps. » L’un commença, l’autre continua, dans une forme destinée, par son rythme monotone, à pénétrer dans les esprits populaires, une « recollection » de ces choses, les unes « piteuses, » les autres « douteuses, » les autres « étranges et passant le sens humain, » dont ils furent les témoins[15].

La complainte raconte les misères de Rome, les violences d’Angleterre, les troubles de France, les fortunes et infortunes des grands personnages, les révolutions qu’un tel désordre cause de par l’univers :


Passant par Angleterre,
Je vis, en grand tourment,
Les seigneurs de la Terre
S’entretuer forment ;
Avec un tel déluge
Qui cœurs ébahissait
Qu’à peine y eut refuge
Où mort n’apparaissait.


La fin du monde approche :


J’ai vu comète horrible
Comme verge pointant,
Épouvantable, terrible,
Grande, folle et ardant.


La terre tremble :


J’ay vu peuple confondre
Et royaume trembler
Châteaux et villes fondre
Et cités s’abîmer.

Voici la grande chute appréhendée depuis des siècles, l’écroulement de l’Empire, Constantinople aux mains des Turcs :


La cité Constantine
Depuis vis envahir
De la gent Sarrazine
Qui la vinrent saisir
Et la tête coupèrent
Au vieillard Empereur.


Puis, on ne sait quelles inventions du Malin : la découverte de l’Imprimerie :


J’ai vu grand multitude
De livres imprimés ;


L’apparition de pays inconnus :


J’ai vu deux ou trois îles (les Açores),
Trouvées en mon temps
De chicanes fertiles
Et dont les habitans
Sont, d’étranges manières,
Sauvages et velus.
D’or et d’argent minières
Voit-on en ces palus.


Faut-il s’étonner, maintenant, que les spectateurs de ces faits extraordinaires acceptent tout de la fatalité, soit que la main de Dieu, soit que la griffe du diable s’appesantisse sur eux. Le monde ne leur est-il pas un continuel miracle ?


J’ai vu, chose inconnue,
Un mort ressusciter…
J’ai vu, vif, un fantôme ;
Un jeune moyne avoir
Membre de femme et d’homme
Et enfant concevoir ;
Par lui seul en lui-même
Engendrer, enfanter.
………


Que devient la règle, la norme ? Ni suite ni logique, pas plus dans l’histoire que dans la nature : tandis que les Turcs entrent à Constantinople, les Maures sont chassés d’Espagne. Les grands hommes, les papes, les rois, les évêques, les ministres, montent sur la scène et s’effondrent sous les tréteaux. Les ascensions imprévues, les ruines soudaines égalisent toutes les chances. Le règne qui vit Jeanne d’Arc vit aussi Jacques Cœur. Tandis que la plus fière aristocratie écrase la foule par son orgueil, la mort l’entraîne, comme les autres, en sa danse macabre et rit à belles dents de la jeter au feu éternel. Le monde n’est qu’une immense « nef des fous, » vouée au naufrage, si la miséricorde divine ne le prend en pitié. Tout est incohérence, absurdité. L’Antéchrist est né :


J’ai vu, par excellence,
Jeune homme de vingt ans
Avoir toute science
……..
Comme un jeune antechrist.


Dans une époque ainsi agitée, exaltée par la rébellion de toutes les passions et l’attente de tous les prodiges, les hommes devaient-ils s’étonner de l’apparition et de la mission divine d’une femme qui s’appelait fille du Ciel et fille de Dieu ? N’était-elle pas annoncée par les prophètes et les Pères de l’Eglise ? Toute l’épopée chevaleresque n’était-elle pas un hymne en l’honneur de la femme ; n’était-ce pas elle qui devait, une fois de plus, écraser la tête du serpent ?

C’est par la mention de cette Pucelle de Dieu que le Bourguignon, ennemi pourtant des choses françaises, commence son étrange énumération :


En France la très belle,
Fleur de chrétienté,
Je vis une Pucelle
Sourdre en autorité,
Qui fit lever le siège
D’Orléans en ses mains,
Puis le Roy, par prodige,
Mena sacrer à Reims.

Sainte fut adorée
Par les œuvres que fit.
Mais puis fut rencontrée
Et prise sans profit (sans rançon) :
Arse à Rouen en cendre,
Donnant depuis entendre
Son revivre autre fois.


Elle ressuscitera comme le Christ, c’est la croyance même des « adversaires. » Elle a été « l’instrument de Dieu. »

Dieu n’agit-il pas, sans cesse, sur le monde que sa dextre soutient ? Il a envoyé Jeanne pour le salut du royaume de France. Quoi de plus admissible ? Visions, apparitions, révélations, mais c’est l’ordre normal des choses. Sur cela, pas plus de doute dans les esprits des contemporains que dans celui de Jeanne. Tout au contraire, ils acceptaient humblement ces témoignages de la miséricorde divine, même quand elle les châtiait, comme un réconfort et une espérance. Dieu n’avait donc pas détourné sa face. Les révélations, les « visions » sont, dans ces temps désordonnés, les guides nécessaires et humblement bénis de la trop faible humanité[16].

Les théologiens distinguent deux sortes d’apparitions et de visions : celles qui viennent de Dieu illuminent les saints et les saintes, celles qui viennent du diable agitent les sorcières et les possédées. L’Église, seule, peut distinguer entre les bonnes et les mauvaises visions, entre le dictame et le poison. Les docteurs, pesant soigneusement chaque cas particulier, ont seuls qualité pour séparer l’ivraie du bon grain[17].

L’ « inspiration » de Jeanne d’Arc ne se distingue de celles des autres « élus » de ce temps que par son objet civil et patriotique. Ce caractère mis à part, elle se range dans une série historique dont les cas sont nombreux et d’une authenticité incontestable. Les « visions » d’autres saints et d’autres inspirés présentent la plus grande analogie, et même, parfois, une identité absolue avec les faits mystérieux qui ont marqué la mission de Jeanne. Par leur multiplicité, ces faits s’autorisent et s’authentiquent les uns les autres.

Comme Catherine de Sienne avait six ans, « Notre Seigneur lui apparut au-dessus de l’église des frères prêcheurs, assis sur un trône avec la tiare sur la tête et accompagné de saint Pierre, de saint Paul, ainsi que de saint Jean l’Evangéliste[18]… » « Souvent, quand elle montait les escaliers de la maison paternelle, elle paraissait visiblement transportée dans les airs sans que ses pieds touchassent les degrés… » Elle était dans sa sixième année quand elle sentit un vif désir d’imiter les solitaires d’Egypte. Ne sachant comment s’y prendre, elle sortit par une porte de la ville et vint à une grotte où elle fut ravie en extase. Elle y connut qu’elle ne devait pas encore quitter la maison paternelle… Elle était dans sa septième année quand, après avoir beaucoup prié la Reine des Vierges et des Anges, elle fit vœu de virginité… Elle eut, pour l’ordre des frères prêcheurs, un si grand respect que, quand ces frères passaient devant la maison, elle allait baiser dévotement la trace de leurs pas. Elle eut même l’idée de prendre des habits d’homme, comme autrefois sainte Euphrosine et d’entrer dans cet ordre pour travailler au salut des âmes… Elle se coupa les cheveux qu’elle avait fort beaux, pour prouver à sa famille qu’elle ne voulait pas se marier. » Quand ses ennemis l’attaquaient, elle disait : « Je mets ma confiance en Notre Seigneur et non pas en moi… »

« Un jour qu’elle priait avec larmes, le Sauveur lui apparut avec une couronne d’or dans une main et un diadème d’épines dans l’autre. Elle demandait sans cesse à Dieu un signe pour être bien assurée que ces visions n’étaient pas des tentations du Malin. Elle eut du Seigneur une réponse : « Il me serait facile d’instruire votre âme par inspiration à discerner entre les visions qui viennent de Dieu et celles qui viennent de l’ennemi. Les docteurs que j’ai instruits enseignent, et c’est vrai, que ma vision commence avec la crainte, mais qu’ensuite elle donne toujours une sécurité plus grande… C’est tout l’opposé avec la vision de l’ennemi… Il est nécessaire que, par l’effet de mes visions, l’âme devienne plus humble se connaissant mieux elle-même, et par-là se méprisant davantage. Le contraire a lieu dans les visions de l’ennemi. Comme il est le père du mensonge et le roi de tous les enfans de l’orgueil et qu’il ne peut donner que ce qu’il a, toujours de ses visions il résulte dans l’âme la propre estime et la présomption, ce qui est le propre de l’orgueil, et elle devient enflée et gonflée de vent… »

Catherine de Sienne commençait ses lettres par ces mots : « Au nom de Jésus crucifié et de Marie pleine de douceur[19]. » La légende de sainte Catherine s’accrédita très vite de par le monde chrétien, propagée par les moines mendians, elle fut certainement colportée, dès l’enfance de Jeanne d’Arc, jusqu’aux marches de Lorraine[20].

Les visions de sainte Brigitte de Suède sont recueillies pieusement par les hagiographes. « Le 30 décembre 1370, elle eut une vision où la mère de Dieu lui parla du nouveau pape Grégoire XI, déclarant que la volonté de Dieu était qu’il vînt aussitôt à Rome, qu’il y réformât l’Eglise universelle et qu’il y persévérât jusqu’à la mort… » « Brigitte s’étant mise en prière, la Sainte Vierge lui apparut et lui parla, de nouveau, du Pape à qui elle fixa un terme certain, le mois de mars ou d’avril 1371, pour venir à Rome. » « Dieu lui dit : « Qui que ce soit, sages ou fous, rêveurs, amis de la chair, et non de l’esprit qui conseillent au pape Grégoire le contraire, je prévaudrai néanmoins contre eux, je conduirai moi-même ce pape à Rome. » De même Jeanne d’Arc dit sans cesse aux capitaines et aux politiques : « Mon conseil vaut mieux que le vôtre. »

Un ambassadeur étant venu consulter sainte Brigitte, de la part du Pontife, elle eut une révélation qu’elle lui envoya en ces termes : « Saint-Père, cette personne que Votre Sainteté connaît bien, veillant en oraison et ravie en extase, vit un trône où était un homme d’une beauté inestimable et d’une puissance incompréhensible, le Seigneur. Autour du trône se tenait une multitude de saints et innombrable armée d’anges, etc.[21]. » Et, toujours le même avis : « Rentrez à Rome[22]. » Les révélations de sainte Catherine de Sienne et de sainte Brigitte ramenèrent le Pape dans la capitale du monde, chrétien, de même que les révélations de Jeanne d’Arc conduisirent le roi Charles VII à Reims et sauvèrent la France de la domination anglaise.

Sainte Colette de Corbie avait des révélations dès l’âge de quatre ans. Une vision, en remplissant son cœur d’une immense désolation, lui indiqua le but de sa vie : « Dieu lui fit connaître en détail les divers états dans la hiérarchie ecclésiastique et civile, les défauts et les vices qui y régnaient, les crimes qui s’y commettaient et surtout les déchiremens dans l’exercice de l’autorité spirituelle et les malheurs qui en étaient la suite. Cette extase dura huit jours, dit le P. de Vaux. Elle revint à elle-même si terrifiée qu’elle saisit, d’une main convulsive, le barreau de fer de sa fenêtre : sa main fut comme adhérente au métal. Elle y était tellement crispée que, pendant un assez longtemps, elle ne put la retirer… » « Une autre fois, une vision lui apprit que saint François et saint Dominique la désignaient au Seigneur pour opérer la réforme des trois ordres. Colette fut profondément troublée. Son humilité repousse cette pensée. Dans ses oraisons, une voix importune se faisait entendre : « Il doit en être ainsi, c’est la volonté de Dieu ! » Plus inquiète alors, elle se répondait à elle-même : « Quoi ! une simple fille qui ne sait rien, pour une œuvre semblable !… » Ses perplexités devinrent plus poignantes. Elle voulait se défendre contre la conviction intime de la vérité de ses révélations et se persuadait que c’étaient des illusions. Vains efforts ; la réalité s’imposait plus profondément dans son âme… » Après une longue lutte et des apparitions sans nombre, manifestant la volonté divine, « elle acquiesça pleinement à ce qu’elle croyait être cette volonté. Comme la Reine des Vierges, elle dit à Dieu : Ecce ancilla. Et elle se mit en marche vers Rome pour aller remplir sa vocation. » N’est-ce, presque mot pour mot, toute l’histoire de la « vocation » de Jeanne ?

Dans ces temps troublés, les récits de voyage sont toujours les mêmes. Des brigands en grand nombre coupaient les routes : on échappa à tous les dangers. « Les compagnons de sainte Colette furent grandement consolés en marchant auprès de la glorieuse ancelle de Notre-Seigneur, laquelle leur étoit comme exemplaire de toute sainteté[23]… Il leur sembloit que ce fût un ange descendu du Ciel… Incontinent qu’elle étoit à cheval, elle mettoit si vivement son cœur à penser à Dieu qu’il sembloit qu’il fût toute sa vie et transfigurée en lui ; elle ne savoit ni ce qu’on faisoit, ni ce qu’on disoit auprès d’elle… Aucunes fois, comme elle alloit à pied, il sembloit qu’elle ne touchoit point à terre, aucunes fois qu’elle volât et fût élevée dans l’air[24]… »

Des faits si nombreux, si semblables et si autorisés ne peuvent être écartés de l’histoire. Encore une fois, c’est tout le travail des idées humaines pendant des siècles qu’il faudrait effacer. Visions ou révélations, ces phénomènes psychologiques apparaissent avec une fréquence et une efficacité incontestables, non pas chez des esprits faibles ou dévoyés, mais chez des natures vigoureuses, entières, agissantes, chez des âmes maîtresses.

Entre sainte Catherine de Sienne, sainte Brigitte, sainte Colette de Corbie et Jeanne d’Arc, — pour ne parler que des femmes, — les ressemblances sont nombreuses et ont été bien des fois signalées ; mais on n’a pas assez insisté sur l’analogie et presque l’identité de leur procédé intellectuel, de leur méthode intérieure. On a rapproché Jeanne d’Arc des visionnaires de bas étage, Catherine de la Rochelle, le petit berger du Gévaudan, le maréchal de Salon, Martin de Gallardon. C’est à un autre étiage qu’il faut prendre son niveau.

Sainte Catherine de Sienne et sainte Brigitte furent les véritables inspiratrices de la politique pontificale dans la crise qui devait ramener le Pape à Rome et mettre fin au grand schisme. Sainte Colette de Corbie fut une fondatrice et une rénovatrice, un des esprits recteurs de cette époque désorbitée. Elle fut la contemporaine de Jeanne d’Arc, et, parfois, les lignes de leur action respective se sont rencontrées.

Ces femmes « visionnaires » et les hommes « visionnaires, » comme saint François d’Assise, saint Bernard, saint Vincent Ferrier, etc., sont à la fois de très grands cœurs et de très grands esprits, créateurs, réformateurs, organisateurs, inspirateurs en même temps qu’inspirés. Personnages à la tête ferme, au regard sûr, à la main prudente et délicate, voyant le mal et le corrigeant, agissant avec autorité et perspicacité pour le bien, ils sont des meneurs d’hommes et de peuples. Les papes, les rois, les conciles, les universités, les parlemens, toutes les autorités en possession les écoutent et suivent, parfois subissent leurs conseils. En leur temps, ils se sont imposés par des actes, et leur nom est illustre parce qu’ils ont laissé des œuvres.

Or, ces personnalités, de forte tension intérieure et de puissante détente extérieure, ont en elles un trésor d’énergie vitale qu’elles renouvellent sans cesse par un contact mystérieux avec la fontaine de toute vie. Elles puisent, dans cette réserve inconnue, les trésors merveilleux dont elles font largesse à l’humanité. La solitude et la méditation sont, pour elles, les sources inépuisables de l’action. De telles âmes, quand elles se concentrent et se ramassent en quelque sorte, avec une force d’abstraction, incompréhensible à notre société dispersée, se trouvent naturellement en prière, c’est-à-dire en instance de Dieu.

Le procédé intellectuel de notre temps, — le raisonnement analytique fondé sur l’observation et la classification des faits, — date d’hier. Il ne s’est guère imposé que depuis Bacon. Peut-être sa timidité et sa lenteur étonneront-elles nos descendais, comme nous nous étonnons de la hardiesse d’une autre allure intellectuelle qui fut en honneur à d’autres époques, l’aperception ou l’intuition soudaine, la recherche directe du vrai, la contemplation de l’Idée dans la connaissance et l’adoration de la volonté créatrice, dont une foi ardente croit pouvoir surprendre le secret.

Même à la lumière de la science moderne, il est facile de deviner comment, après une longue période de misères excessives, de tristesses affreuses, de dégoût universel et de pessimisme insupportable, certaines âmes ont pu atteindre à des sensibilités, à des finesses, à des exaltations, à des extériorisations que rend très mal le mot extase, car il suppose un abandon absolu, tandis que ces âmes vigilantes sont conscientes d’elles-mêmes et se surveillent jusque dans leur fuite vers le ciel. La vie étant un risque constant, la mort toujours imminente, elles étaient à demi détachées des choses d’ici-bas et une partie du chemin était fait vers Dieu.

Le monde périssait de l’excès de la méthode contraire, le syllogisme à outrance, la déduction scolastique, la paraphrase sempiternelle des mêmes âneries pédantesques : entraves odieuses à ces natures alertes, réveillées par l’aube confuse des temps nouveaux. Leur fierté, leur indépendance, leur hardiesse, — négatives d’abord, positives tout de suite, — n’ont qu’un secours, un témoin, un répondant, l’Etre qui les a créées, qui les inspire sans intermédiaire, Dieu.

En vertu de quelle autorité se fût-on adressé aux grands du siècle, aux papes, aux empereurs, aux rois, aux évêques, si on n’eût invoqué ce nom ? Le bien ne peut être que la volonté, l’ordre de Dieu. L’âme voit en Dieu la vérité ; elle n’est forte que de Dieu.

Nous avons, parmi tant d’autres, un récit de ces ascensions intérieures de la volonté humaine vers la volonté divine, c’est celui de saint Laurent Justinien, de Venise. Lettré, esprit fin, délicat, il discerne ce qui se passe en lui-même et il explique, en paroles précieuses, dans son Banquet d’amour, ce qui fut, pour lui, une si grande douceur : « J’étais, à une époque, semblable à vous, cherchant, avec un désir inquiet et bouillant, la paix dans les choses extérieures sans la trouver. Enfin, prévenu par la grâce divine, pendant que je travaillais ainsi, une personne très belle, plus resplendissante que le soleil, plus odoriférante que le baume (les saintes de Jeanne d’Arc répandent ainsi des parfums suaves), daigna m’apparaître. Elle s’approche et, d’un visage gracieux, d’une voix douce, elle me dit : « Ce que vous désirez est en moi ; ce que vous désirez, je vous le promets si, cependant, vous voulez m’avoir pour épouse. » Une joie inaccoutumée remplit mon âme, tout ce qui est en moi fut inondé d’une spirituelle allégresse. Je désirais savoir qui elle était : elle dit qu’elle était et qu’elle s’appelait la Sagesse de Dieu qui, dans la plénitude des temps, pour la réconciliation des hommes, a pris la forme humaine et, invisible auparavant avec le Père, a pris, de sa mère, la nature visible, afin d’être plus facile à aimer. Lorsque j’y eus consenti, avec une joie immense, elle me donna le baiser de paix et s’en alla[25]. »

L’abeille de Platon s’est posée sur ces lèvres.

La « vision » est, en somme, la suprême retraite de la personnalité, de la personnalité active, indépendante et volontaire. Elle est le refuge dans le sein de Dieu pour y capter la force de Dieu. Elle est la source des « vocations ; » elle retombe sur le cœur d’où elle s’élance, comme un jet d’eau rejaillit sur lui-même, du ciel. La « vision » est une « vue » extrêmement intense et convaincue de la Vérité, qui est Dieu : aussi, elle est généralement accompagnée d’un ordre : « Fille Dieu, va, va ! »

La « vision » suppose la foi et l’impose. On ne peut dire à quelles frontières indicibles le surnaturel et l’humain entrent en contact, et de le dire ne nous appartient pas. Ces hommes seuls, ces surhommes pourraient nous expliquer comment leur œil a saisi, et mesuré, dans une illumination soudaine, des vérités et des lois sous-jacentes aux lois apparentes de l’Univers. Mais leur effroi de ce qu’ils ont aperçu d’insondable est tel qu’ils se taisent.

On appelle « génie » une certaine maîtrise des procédures ordinaires de la raison, capable de brusquer la marche trop lente des choses favorables à l’humanité. Le génie est, pour nous, à l’opposé du talent et de la technique, quelque chose de mystérieux et de divin, un don.

La « vision » m’apparaît comme un procédé intellectuel plus rare encore, un don d’essence supérieure qui n’est fait qu’à ceux qui le réclament avec une infinie confiance. Le Bien, qui veut naître, avertit une âme choisie et la suscite. La « vision » rompt avec les servitudes, les pédantismes, les raisonnemens, les doctrines. La « vision » est un essor, une délivrance. Elle est le coup d’aile qui gagne le ciel, avec l’inéblouissable regard qui soutient l’éclat du soleil.

Le propre de Jeanne d’Arc fut d’appliquer l’autorité de la « vision » et de l’inspiration célestes aux actes de la vie civile et laïque. Sur ce champ, qui échappe en partie à la religion, elle se fait une loi d’agir conformément à la volonté divine, ayant le sentiment, réaliste et nouveau, que les « choses du siècle » sont, non moins que celles de la religion, sous le regard de Dieu.

Son obéissance, d’ailleurs, reste consciente et libre. Elle écoute la voix, mais elle débat, elle choisit. Parfois, elle fait ce que la voix lui a interdit de faire, par exemple au saut de Beaurevoir. Sa résolution joint le divin à l’humain dans un très remarquable équilibre. Ceux qui ne voudraient voir en elle que la servante passive de l’autorité suprême sont comme ces hérétiques qui nient l’humanité de Jésus-Christ. Quand on objecte à Jeanne d’Arc que le Tout-Puissant peut agir sur les choses humaines sans avoir besoin des hommes, elle dit : « En nom Dieu, les gens d’armes batailleront et Dieu leur donnera victoire. » (III, 204.)


L’homme n’est digne de réaliser la volonté divine que s’il a sa volonté à lui. Or, voilà ce qu’elle a, au suprême degré, une volonté confiante qui la jette dans l’action, le courage !

Le courage, c’est-à-dire le cœur : voilà la vertu de Jeanne, et c’est parce qu’il fallait agir par le cœur qu’une femme fut désignée : son cœur gonflé et gros d’une immense pitié, au lieu de se résoudre en larmes et en plaintes, explose en courage.

Le courage c’est la capacité du sacrifice. Mais le courage n’est pas aveugle ; il est, au contraire, clarté et lumière. Un cœur sain ne se trompe pas. Jeanne voyait juste, parce qu’elle se donnait toute. Je crois, en vérité, qu’il n’y eut jamais un être plus courageux qu’elle ; ce fut là son génie.

Elle prend en mains, pour son compte, les affaires de l’humanité. Individuelle et non « grégaire, » comme on dit aujourd’hui, elle tire à elle la peine. Elle s’offre à la mort pour sauver : c’est sa vocation, sa mission.

Dans l’état où les affaires se trouvaient, par la faute des âges précédens, par l’encrassement de la machine sociale, par l’épaississement des passions et des appétits vulgaires, nombre d’esprits inquiets réclamaient de nouvelles directions, de nouvelles voies. Mais nul ne savait ce qu’il y avait à faim, parce que nul n’avait la volonté complète, absolue, de faire. Aveuglement vient de paresse et lâcheté.

Le mot de « réforme » était sur toutes les lèvres et il n’y avait pas de partisans plus passionnés de cette œuvre que les grands chrétiens. Mais ils n’osaient mettre la hache à l’arbre les plus hardis n’étendaient guère leur vue au-delà des corrections à apporter à l’Eglise, selon la fameuse formule, « dans son chef et dans ses membres. »

Leur méthode, leur procédé étaient surtout corporatifs : habitués à l’action en commun, ils cherchaient le salut dans de nouveaux organismes. La plupart des esprits sont « mécaniques » et croient qu’en changeant les rouages on change les hommes. Autre paresse, autre aveuglement ! Médecin, guéris-toi toi-même ! Fondations d’ordres religieux, « strictes observances, » mouvemens populaires, tels furent les procédés de l’évolution sociale à cette époque : les grands hommes furent de puissans prédicateurs, des maîtres recruteurs, des remueurs de masses, mais ils ne se sentaient en confiance que quand ils marchaient en troupes.

Le donjon féodal était encore si massif et si sourcilleux qu’on n’osait l’aborder de front ; on cherchait plutôt à saper le roc où il s’appuyait. Tel fut le sens de la création des nouveaux ordres monastiques et surtout des Tiers-Ordres qui laïcisèrent l’esprit de réforme corporative et firent l’union des deux inquiétudes. De part et d’autre, on prétend arracher le monde à la somnolence, à la routine, à la matérialité où l’ont attardé et endormi les hiérarchies surannées, soit laïques, soit ecclésiastiques. Azincourt et Avignon, voilà ce qu’il faut venger, réparer.

Jeanne d’Arc fut-elle conduite, fut-elle endoctrinée, initiée ! Franchement, je ne le crois pas. Mais il y avait une disposition générale que le pèlerinage de sa mère au Puy signale. Cette brave fille respirait une atmosphère d’angoisse que son grand cœur ne pouvait supporter : elle partit.

Elle court aux combats et aux armes quand la plupart en étaient à l’abandon de soi et aux plaintes stériles. La non-résistance n’était pas son système. Elle partit donc, pour lutter et mourir.

C’est ainsi qu’elle releva le monde du péché de veulerie. Telle fut son action, sa « réforme ! » Les registres de la ville d’Albi résument, dans la froideur du langage officiel, ce que les contemporains pensaient de l’action exercée par Jeanne d’Arc : « Les Français avaient grand’peur de s’avancer sur les Anglais. Mais la Pucelle leur inspira tant de courage en se plaçant à l’endroit le plus exposé du siège, qu’avant qu’il se fût écoulé vingt-quatre heures, le siège fut levé[26]. » Un homme, qui était probablement à Compiègne quand elle fut prise, l’auteur de la chronique dite des Cordeliers, donne la même explication : « Dedans Compiègne se tenoit la Pucelle à grant compaignie de gens et toujours issoit-elle au front devant et faisoit merveilles de son corps et de ses paroles en donnant cœur à ses gens de bien faire la besongne. » La parole qu’elle avait toujours à la bouche était celle de ses voix : Audacter ! « Hardiment ! »

Dès qu’il y a un péril, elle s’y jette. Aussitôt vu l’ennemi, elle attaque, elle fonce. Qu’on la suive, on gagne. Si la victoire hésite, elle tient bon ; elle ne veut pas céder, et, en cas de retraite, il faut que ses gens l’enlèvent de force. Blessée, elle nie ses blessures, ne les sent pas, les guérit à force de les ignorer. L’éventualité qu’elle n’envisage jamais, c’est la défaite. Inutile de rappeler les faits notoires : Orléans, Jargeau, Paris ; mais, voyez, à Beaulieu, à Beaurevoir, non dans l’entrain du combat, mais dans la solitude de la prison : vaincue, prise, sa foi et sa confiance sont détruites sans doute ou, du moins, diminuées ? Nullement. Toujours fière et indomptable. A peine est-elle aux mains des ennemis, qu’à Beaulieu, elle essaye de se sauver. Interrogée sur cette tentative, « répond : qu’elle ne fui oncques prisonnière en lieu qu’elle ne s’échappât volontiers. » La voilà bien, la résolue !

A Beaurevoir, c’est tout aussi simple. Elle entend dire que « ceux de Compiègne, tous, jusqu’à l’âge de sept ans, dévoient être mis à feu et à sang ; » elle apprend qu’on l’a vendue aux Anglais. Cela suffit. Ayant accès sur la plate-forme d’une tour elle attache quelques hardes et se jette. On la relève, les reins brisés : « J’aime mieux mourir ! » c’est son mot à Beaurevoir, et ce sera son mot à Rouen.

Toujours la décision, l’impulsion. C’est un chef qui s’élance le premier et quitte le dernier. S’il faut agir, elle ne peut rester en place. Elle décide de la victoire parce qu’elle la veut. Admirable pour saisir « l’instant psychologique, » parce qu’elle est toute âme. Sa troupe va rompre devant les Anglais ; elle crie : « Ils fuient ! » et cette affirmation rétablit le combat. Dans la plupart des engagemens, elle est blessée. Ce n’est pas elle qui resterait sur les collines à considérer de loin la bataille : elle donne !

Très différente de la plupart des femmes et même de ses illustres contemporaines, — qui furent de grands esprits et de grandes saintes, — par exemple cette admirable Catherine de Sienne, miracle de l’intelligence comme Jeanne d’Arc fut le miracle du cœur !

On s’étonne de, sa jeunesse : Eh ! c’est parce qu’elle était jeune ! Pensez-vous qu’un vieux théologien, ou un homme d’armes rompu sous le harnais, eussent gardé de tels dons, à supposer qu’ils les eussent reçus ? La jeunesse seule, l’enfance, a cet élan, cette légère et allègre abnégation, ce débordement de vie qui fait reculer la mort.

Et de si mince origine ! Une fille de paysans, ne sachant que son pater et son ave, une « bergerette ! » Eh quoi ! encore, dans quel grimoire apprend-on le cœur et le courage ? « Lisez votre livre, » répétait la brave fille aux chats fourrés qui allaient la brûler doctoralement.

Enfin, il y avait en elle une force, une force consciente et en laquelle elle croyait plus qu’en aucun autre secours terrestre, sa virginité. A se dire et à s’affirmer vierge, elle mettait une sorte d’ostentation, si on peut parler ainsi de cette âme simple. Quand on lui demandait son nom, elle répondait nettement ; « la Pucelle, » ou « Jehanne la Pucelle. » Elle connaissait tout le sens et la portée de ce terme. La première fois qu’elle avait entendu ses voix, elle avait voué à Dieu sa virginité : elle avait treize ans (I, 128). Durant sa brève carrière, elle est soumise à des visites incessantes ; elle laisse faire avec une candeur d’enfant. Au cours du procès, elle fut examinée, une première fois, par l’ordre de l’évêque de Beauvais (II, 201, 217) ; puis par l’ordre de Bedford (II, 201, 111, 89, 155) ; peut-être par un médecin (III, 50). Aux juges qui lui posent encore une question à ce sujet, elle offre, de nouveau, de se prêter à ces étranges recherches (III, 175). Sa virginité, c’était son appui ; et quand elle faiblit un moment, avant de se décider à accepter le bûcher, c’est à cela qu’elle pense : « Mon corps pur et net de toute tache ! etc. »

Il y a, dans la vie de sainte Catherine de Sienne, un mot qui exprime cette foi invincible dans la virginité : « La calomnie se répandant contre elle, raconte son biographe, les sœurs du couvent lui firent des reproches. Sans se plaindre de personne, elle répondit modestement : « Mesdames et mes sœurs, par la grâce de Dieu, je suis vierge. »

En raison du désordre général des mœurs, en raison de la spéciale vigilance et des perpétuelles recommandations de l’Eglise, la virginité était devenue la préoccupation maîtresse des âmes pures. N’est-ce pas là que la nature prend sa plus dangereuse revanche ? « Une fois saint Vincent Ferrier, vers quatre heures de la nuit, lisait dans sa cellule le livre de saint Jérôme, Sur la perpétuelle virginité de Marie ; il entendit une voix : « Nous ne pouvons pas être tous vierges ; car, quoique tu aies pu t’appeler vierge jusqu’à présent, je ne souffrirai pas davantage que tu te glorifies de ce nom si honoré… » L’homme de Dieu ne savait que penser de ces paroles. Peu après, Marie lui apparut dans une grande lumière, le consola et lui dit : « Les paroles que vous avez entendues sont du démon, etc.[27]. »

La virginité était une force exceptionnelle, en ce temps, parce qu’elle était le symbole de la résistance, — de la résistance constante, avertie et heureuse aux embûches inlassables du Malin. Pour qu’une fille défendît sa virginité, il lui fallait, non seulement une volonté héroïque, mais une chance insigne, preuve de la protection divine. Le torrent des méfaits qui coulait sur le monde n’épargnait personne ; la surprise et la violence guettaient le moindre abandon. La vierge était donc doublement sacrée : pureté voulue et élue. Seule, elle domptait la licorne, dont le blason étrange personnifiait le piège de l’insaisissable et indomptable nature.

La pureté remplissait de telle sorte le cœur intangible de Jeanne qu’il ne pouvait plus que se briser en sacrifice. Comme il était fait et créé, ce cœur écoutait, en lui-même, « la voix » qui était celle de son créateur et de son objet, Dieu. L’amour de Dieu était la seule jouissance qui pût le satisfaire, et la volonté divine, la seule à laquelle il pût se ranger. Or, la volonté divine ne doit viser que des choses grandes, surhumaines, les plus grandes choses et les « plus surhumaines » que l’on pût concevoir ou rêver en ce temps. Pour une catholique et pour une Française, la plus grande chose, la « plus surhumaine, » celle qui tirait tout ensemble, de l’abîme, l’Etat et l’Eglise, n’était-ce pas le salut du royaume de France ?

Si Jeanne n’eût pas été « la Vierge, » la « Pucelle, » l’amante absolue de la pureté et du devoir, elle fût restée la petite bergerette ou fût devenue une fille des camps.

Les visions de Jeanne ont donc pour raison sa vertu ; sa mission c’est son âme se projetant en actes ; son histoire (y compris les visions) est une psychologie transcendante, parce qu’elle est le reflet de cette volonté divine qui l’a formée, élue, consacrée. Les grandes âmes ne se limitent pas aux choses terrestres parce qu’il leur tarde d’être hors de la terre. Aux vertus surhumaines, besognes surhumaines, tout se tient et s’explique.

Il ne fallait pas moins que la vertu courageuse de Jeanne d’Arc pour fixer les destinées de la France et orienter, dans une crise unique, celles du monde.


GABRIEL HANOTAUX.

  1. Copyright by Gabriel Hanotaux.
  2. Voyez la Revue du 15 mai.
  3. Voyez la discussion dans la remarquable étude de l’abbé U. Chevallier, l’Abjuration de Jeanne d’Arc. A. Picard, 1902.
  4. Morosini (III, p. 39). Voyez surtout la note de M. G. Lefèvre-Pontalis, en appendice, t. IV, in fine. — Ces prophéties, relatives à l’intervention de la femme pour réparer la faute de la femme, sont de tradition dans l’Église. Bossuet, dans un de ses sermons sur l’Annonciation, cite trois passages des Pères : Saint Irénée : « Il fallait que le genre humain, condamné à la mort par une Vierge (Eve), fût aussi délivré par une Vierge (Marie). » (Contr. Hæres. V, cap. XIX). — Tertullien : « Il était nécessaire que ce qui avait été perdu par ce sexe fût ramené au salut par le même sexe. » De Carne Christi, n° 17. — Saint Augustin : « Par une femme la mort et par une femme la vie. » De symb. ad Catech., III, 4. Dans les Œuvres de Bossuet, t. IV, p. 184.
  5. Revue Historique (IV, 342), et Procès (I, 100).
  6. L’origine de cette légende de l’ange portant une couronne s’explique aisément par la symbolique du temps : Aux fêtes données à l’entrée de Richard II dans Londres, en l’année 1377, « au marché de Cheapside, on avait érigé un bâtiment ayant la forme d’un château… Pour terminer la représentation, un ange descendit du haut du château et offrit au roi une couronne d’or. » J. Lingard, Histoire d’Angleterre, t. II (p. 274).
  7. Procès, III (p. 103). — Les mots soulignés sont en français dans le texte comme ayant été recueillis de la bouche de Jeanne.
  8. On a fait grand état du récit de Pierre Sala, écrit en 1516, c’est-à-dire près de cent ans plus tard, dans les Hardiesses des grands Rois et Empereurs, et où il répète ce qui lui aurait été dit, à lui-même, par Guillaume Gouffier seigneur de Boissy, confident du roi Charles VII. Mais, à regarder les choses de près, le récit de Boissy ne diffère pas sensiblement de celui de Jean Pasquerel qui avait déjà passé, plus ou moins altéré, dans le Journal du Siège d’Orléans (IV, 128) et dans le Miroir des femmes vertueuses (IV, 267).
  9. Voyez la déposition de ses compagnons de route, Novellompont et Poulengy. (II, 437 et 457.)
  10. Napoléon dit à Rœderer : « Moi, je travaille toujours ; je médite beaucoup. Si je parais toujours prêt à répondre à tout, à faire face à tout, c’est qu’avant de rien entreprendre, j’ai longtemps médité, j’ai prévu tout ce qui devait arriver. Ce n’est pas un génie qui me révèle, tout à coup, en secret, ce que j’ai à dire ou à faire, dans une circonstance inattendue pour les autres. C’est la méditation… » Il dit encore : « Militaire, je le suis parce que c’est le don particulier que j’ai reçu en naissant ; c’est mon existence, c’est mon habitude. Partout où j’ai été, j’ai commandé… » Dans Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, VIII (p. 309). Les grandes âmes s’expliquent ainsi l’une l’autre.
  11. Voyez Germain Lefèvre-Pontalis : les Sources allemandes de l’histoire de Jeanne d’Arc.
  12. Il me semble que la doctrine de l’Église, en ces matières délicates, a été tracée de la main de Benoit XIV, dans son traité De la Béatification et de la Canonisation des Saints [III, 15), cit par M. H. Joly dans sa Psychologie des Saints (p. 83). Benoit XIV dit, à propos des révélations de sainte Catherine de Sienne et de sainte Brigitte : « Bien que plusieurs de ces révélations aient été approuvées, nous ne devons ni ne pouvons leur donner un assentiment de foi catholique, mais simplement un assentiment de foi humaine et selon les règles de la prudence, quand ces règles nous permettent de juger ces prédictions probables et dignes d’une pieuse créance. »
  13. Les Anglais étaient persuadés que Dieu était avec eux : « Quand, après la bataille d’Azincourt, Henri V s’est donné le « piteux » spectacle de « la grant noblesse qui là étoit occise, lesquels étoient déjà tout nus comme ceux qui naissent de mère », il dit : « Ce n’est pas nous qui avons fait cette tuerie, mais Dieu tout-puissant pour les péchés des Français… » — Le 1er décembre 1420, Henri V entrait triomphalement dans Paris, escorté du roi et de la reine de France, au milieu des rues pleines de processions de prêtres, revêtus de chapes et de surplis, portant reliquaires et chantant : Te Deum laudamus ou : Benedictus qui venit in nomine Domini. — Sur son lit de mort, repoussant tous remords que l’approche du mouvement de Dieu pouvait faire naître dans son âme, il se rend ce témoignage : « Ce n’est pas l’ambition ni la vaine gloire du monde qui m’ont fait combattre. Ma guerre a été approuvée par de saints prêtres ; en la faisant, je n’ai point mis mon âme en péril. » F. Rabbe, Jeanne d’Arc en Angleterre (p. 13).
  14. Opinion publiée dans les appendices du deuxième volume de l’Histoire de Jeanne d’Arc, par M. Anatole France.
  15. Christine de Pisan obéissait à un sentiment analogue lorsqu’elle écrivait, dès 1403, son poème allégorique et moral de la Mutation de Fortune, où elle relate abondamment les vicissitudes du sort des hommes et les caprices de la Destinée. Et, déjà, Boccace avait écrit, dans le même esprit, ses biographies des hommes illustres, qui furent si répandues et si goûtées au siècle suivant.
  16. L’appel à la divine Providence pour le salut de l’humanité provoque les grands mouvemens des foules. Sur les processions d’implorans qui ébranlent tout Paris et les environs pendant plus de deux mois, en 1412, voyez Bourgeois de Paris, dans Buchon (p. 610).
  17. Voyez tout le chapitre de M. Henri Joly, « les Faits extraordinaires de la vie sainte, » dans Psychologie des Saints (p. 70 et suiv.), et les citations de Benoit XIV.
  18. Il suffit de se reporter aux récits contemporains de la vie de Jeanne d’Arc, pour y retrouver la plupart des exemples empruntés ci-dessous aux vies des autres saints.
  19. Jeanne d’Arc faisait écrire sur son étendard Jésus Maria.
  20. Voyez Lettres de sainte Catherine de Sienne, traduites de l’italien par E. Cartier, Paris, 1886, et notamment l’Introduction.
  21. Dans les visions de Jeanne d’Arc, une multitude d’anges accompagnaient saint Michel, sainte Catherine, etc.
  22. Sur les révélations de sainte Brigitte, voyez Rohrbacher, Histoire universelle de l’Eglise catholique (t. IX, p. 26-29).
  23. Voyez, de même, dans la vie de Jeanne d’Arc, toute la déposition de N’ovellompont (Procès II, 432).
  24. ( ? )
  25. Rohrbacher, loc. cit. (p. 89).
  26. La Piuzela d’Orlhieux, récit contemporain en langue romane de la mission de Jeanne d’Arc, publié par Lanery d’Arc, 1890, in-8.
  27. Rohrbacher, loc. cit. (t. IX, p. 63).