Les Cahiers d’Aurore Dudevant/02

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Revue des deux Mondes, 1er déc. 1924, pages 565-582
George Sand

Jehan Cauvin
dans les cahiers d’Aurore Dudevant



LES CAHIERS D’AURORE DUDEVANT


PREMIERS ESSAIS (1825-1831)


II[1]

JEHAN CAUVIN

Un livre précieux par l’érudition dont il regorge, remarquable par des beautés de premier ordre, Notre-Dame de Paris[2] vient d’être lancé au travers de nos préoccupations politiques comme un défi à la défaveur du temps et à l’indifférence des esprits. Nous ne déciderons pas de quel côté penche la balance où le poète s’est placé en rivalité avec les réquisitoires de M. Persil. Nous ne savons pas au juste combien il nous reste en France de ces âmes d’artistes qui, laissant aller le monde nouveau où il veut, réchauffent leur innocente vie des poésies du monde passé.

Nous avons un ami, un pauvre ami, qui seul nous rappelle la race éteinte des trouvères, mélange bizarre de Bohémien, d’artiste et de Carraconi. L’année dernière, il nous demanda ce que c’est qu’un gouvernement représentatif : encore n’écouta-t-il point la réponse.

Ce bon Théodore (c’est peut-être le nom consacré), je veux vous dire vite son histoire.

Copyright by Aurore Sand, 1924.

Il naquit avec cette étincelle de génie qui fait les hommes de talent, mais la paresse vint et le tira en sens contraire. Sainte paresse Éternité des dus, béatitude des âmes ascétiques, qui a pu te savourer un jour entier dans sa vie, connaît les délices du ciel et le seul vrai bien de l’homme sur la terre. Gloire de conquérant, lauriers de poète, transports d’artiste, vous ne valez certainement pas la douce mansuétude du chien qui dort au soleil ; ainsi raisonnait Théodore. Enfant, il fuyait l’école pour se cacher dans les bluets d’un sillon et là mollement bercé par le chant de la cigale, il étudiait l’harmonie de ces mille voix que le soleil donne aux plantes, ce pétillement électrique des pailles qui se dilatent dans un jour d’orage, ces imperceptibles crispations des fleurs amoureuses, et ce léger bruit des valves qui éclatent pour répandre la semence qu’elles recèlent. Théodore ne savait pas lire qu’il feuilletait déjà rapidement le livre de la nature. Il connaissait par les noms qu’il leur avait donnés toutes les mouches luisantes qui tracent sur l’eau des cercles d’or vivant, tous les insectes d’émeraude et de saphir qui dorment à midi dans le brûlant calice des roses, toutes les faibles graminées qui balancent leurs petits panaches flottants sur les gazons des prairies. Jean-Jacques l’eût trouvé parfaitement instruit.

Au collège (c’était dans un ancien couvent), il n’apprit point le latin, mais en suivant le vol des hirondelles qui cachaient leurs nids dans le lierre des murailles, il observa si bien la rosace festonnée de l’église, les arceaux aigus des cloîtres, et tous les gracieux caprices de l’architecture gothique qu’il eût pu rebâtir dans son imagination les merveilles de l’Alhambra. Alors, on essaya d’en faire un artiste, et il passa trois ans au musée. La sympathie l’eût bientôt initié aux mystérieuses pensées cachées sous l’éternelle rêverie de ces grands portraits dont le regard s’attache à vous, et vous suit, froid et scrutateur, sous les profondeurs des galeries. Théodore leur prêtait une âme et des sens. Il croyait inspirer de l’amour aux uns, de l’aversion aux autres. On pensa qu’il deviendrait peintre, parce que le sentiment de la peinture semblait remplir son cœur et sa vie, et quand on vit qu’il ne produisait rien, on le déclara inutile et on lui conseilla de faire des vers. Que vous dirai-je ? Théodore ne réussit à rien, parce qu’il se passionna pour tout ce qu’il entreprit. Un jour, il comprit


qu’il refroidissait le bonheur de ses sensations en cherchant à les reproduire, et il se dit qu’avec l’air, le soleil et son cœur aimant, il était assez riche. C’est pourquoi il se croisa les bras et se mit à vivre, et sa maîtresse l’abandonna, et son hôtesse le mit à la porte et ses camarades l’évitèrent et presque tous ses amis rougirent de lui.

Le pauvre Théodore pleura en secret, mais il ne se plaignit point et se consola. Alors, son bon ange alla lui chercher aux cieux une femme qui l’aima et qui travailla pour lui, sans lui reprocher jamais son sommeil et ses extases. Aussi, Théodore croit à la Providence et il est bien heureux.

Théodore, insouciant de l’avenir, ignorant du présent, s’est rejeté dans le passé, comme tous les hommes sans ambition. Il eût vécu fort bien sous le régime de sang de Louis XI, et il se fût consolé avec des cathédrales, de tout le mal qu’il n’eût pu empêcher, comme il se console des malheurs de la Pologne avec le livre de Victor Hugo. Je n’approuve ni ne blâme Théodore je l’aime comme il est.

Un soir nous le trouvâmes absorbé dans une douce contemplation devant une petite statue de sainte ou de reine qui s’élève suave et mince, mystérieusement drapée comme une prêtresse d’Isis sous un des portiques latéraux de la cathédrale. J’en suis amoureux, nous dit-il, elle ressemble à ma femme je suis fâché que Victor n’en ait point fait mention.

— Cela me fait penser, continua-t-il, qu’il faut que j’aille le trouver, je veux le prier d’aller à Bourges ; il faut nécessairement qu’il fasse deux autres volumes sur Saint-Étienne la reine des cathédrales.

— Oh encore une ! lui dit Eugène, n’est-ce point trop d’une par le temps qui court et le grand tort de M. Hugo c’est de nous avoir déjà beaucoup parlé des choses où il excelle.

— Siècle stupide ! dit Théodore en soupirant, puis, reprenant sa bonne humeur Qui de vous, dit-il, connaît la ville de Bourges ?

— Qui de nous s’en soucie ? Une ville oubliée, perdue sous la triple raie noire de Mgr Dupin, une cité de moines et de gueux, à ce que dit l’histoire, aujourd’hui sans commerce, sans industrie, sans couleur politique !

— Ville de souvenirs et de rêveries, dit Théodore, muette comme l’oubli, éloquente comme la mémoire douce à l’homme qui dort, chère à celui qui pense ; des rues où croissent paisiblement la folle avoine aux franges de soie et le chardon à la tête légère ; des maisons belles et riches mais cachées derrière les mystérieux jardins, et à chaque pas une tête gothique sculptée sur le bois noir d’un pignon du moyen âge, un écusson aux armes effacées ou un fronton aigu porté sur des monstres couverts d’écailles. Point de sale mouvement de commerce ; là n’est point passé le monstre aux cent bras que vous appelez industrie et qui va ravageant toute poésie sur le sol de la France. Cette race d’hommes a pris dans les fers de la féodalité l’habitude de dormir, et la liberté ne l’a point réveillée. Les violentes secousses qu’elle éprouva jadis, les pestes, les incendies, les guerres de religion, tout cela est oublié l’étranger qui la traverse est le seul qui s’en souvienne.

— Et cette église de Saint-Étienne, dit Eugène, est donc plus belle que celle-ci ?

— À l’extérieur, non, mais plus grande, plus sévère, plus imposante. Élevez Saint-Germain-l’Auxerrois sur un grand perron de douze marches, quadruplez-en les proportions, conservez-lui sa couleur rude et sombre, ajoutez-y la belle tour de Saint-Jacques la Boucherie, puis, en laissant subsister les contreforts nus et carrés de l’édifice, ornez ses flancs de toutes les richesses de travail qui couvrent entièrement ceux de Notre-Dame et vous aurez un mélange de délicat et de colossal, de gracieux et de sauvage, de lourd et d’aérien. En tout une masse que vous ne regarderez pas sans effroi, et auprès de laquelle Notre-Dame paraîtra dans votre souvenir comme un ouvrage d’orfèvrerie propre à parer votre cheminée. Quant à l’intérieur, vous n’avez rien à Paris ni ailleurs qui puisse vous en donner l’idée. Allez-y. On se moquera de vous, surtout à Bourges, mais vous aurez vu le plus large et le plus beau des monuments gothiques. Les guerres civiles et le mauvais goût des embellissements postérieurs à sa construction ne l’ont pas mutilé au point qu’il n’ait conservé cette magie du passé, cette poésie religieuse qu’on chercherait vainement sous la voûte reblanchie de Notre-Dame. Vous voudrez voir la place où s’agenouillait Jeanne de France, vous croirez entendre passer Charles VII appuyé sur le bras de son bon argentier Jacques Cceur, vous retrouverez peut-être aussi dans vos souvenirs ce jeune duc d’Orléans qui passa trois ans dans la tour de Bourges et que chaque suit on renfermait dans la même cage de fer où le misérable Labalue avait langui pendant quatorze ans. Ce jeune prince devint Louis XII et il pardounal

« Là aussi vous rêverez d’un homme qui de mince étudiant en droit devint par la seule puissance morale de ses talents et de sa conviction un des plus importants de notre histoire. Moi qui fus écolier à Bourges, j’ai souvent cherché sa trace et je veux vous raconter comment il prit, au sein même des cérémonies du culte catholique, la volonté de la renverser. Nous étions arrivés sur le quai désert où fut l’archevêché. Théodore s’assit sur un tas de décombres, nous fûmes forcés de l’écouter.

RÉCIT DE TnÉononE

« Le jour des Saints Innocents de l’année 1529 une foule curieuse et agitée se pressait sur le plus large des cinq porches magnifiques qui décorent la façade de Saint-Étienne de Courges. Ces portiques depuis mutilés en 1562 par l’invasion des calvinistes étaient alors dans toute leur beauté. Plus de trois cents statues de rois, de saints et d’archanges enchâssés dans les rinceaux des ogives étaient peintes de diverses couleurs et chargées de dorures qui brillaient alors au soleil couchant comme les pavois vernis d’une pagode. Toutes les richesses du goût oriental étaient jetées avec profusion sur cet immense frontispice ; mais à quelques pas de là un poteau quadrangulaire aux armes du chapitre et surmonté d’un emblème du droit de justice criminelle réservé au clergé, rappelait à quel prix la misère du peuple élevait à Dieu de si coûteux hôtels. Cependant une sorte de gaîté malicieuse perçait dans l’empressement de cette multitude, et si vous eussiez pu pénétrer sous les profondeurs fantastiques de la nef, vous auriez partagé l’hilarité secrète que la crainte comprimait.

En effet, c’était un spectacle étrange que de voir au premier banc du chapitre se détacher sur le sombre fond de sculptures en chêne noir, qui entouraient le jubé, au lieu de la rude et grotesque figure du doyen des chanoines, la jolie tête blonde d’un enfant de huit à dix ans ; il était affublé du costume du digne personnage dont il tenait la place, c’est-à-dire que le seul camail du volumineux chanoine le couvrait presque en entier et que ses petits bras, empêtrés dans de larges


manches de dentelle, pouvaient à peine porter le beau livre de cuir doré où il lisait le saint office dp Complies.

C’était quelque chose de plaisant et de gracieux en même temps que le maintien de gravité espiègle du marmot et [e ton d’autorité capable avec lequel il faisait lever et agenouiller à tout propos un gros enfant de chœur de quarante ans, qui se tenait hors des stalles, sans autre coussin que les dalles du pavé, la tête découverte et l’encensoir à la main. Or, ce respectueux lévite n’était rien moins que messire Troyen Dubreuil, doyen du chapitre métropolitain de Saint-Étienne et dignitaire plus puissant par le fait que l’archevêque lui-même. Dans les stalles inférieures, soixante enfants à peine plus âgés que le premier siégeaient majestueusement à la place des chanoines, tandis que ceux-ci, sans excepter le grand chantre, le chancelier de l’Université, les huit archidiacres et l’archiprêtre, chanoines capitulaires, résidents, prébendes et semi-prébendés, tous florissant de jeunesse et de santé, se tenaient deboutdans l’attitude d’un saint respect et remplissaient, durant l’office, toutes les fonctions d’~M/aM~ de eAceM ?’.

Cependant les beaux cierges blancs ardaient au maître-autel, les chantres vermeils étaient au lutrin, le soleil couchant dardait ses rayons rouges sur les vitraux étincelants et renvoyait au front des statues les pierreries de leurs rosaces, et les voix argentines des enfants mêlées aux longs soupirs de l’orgue allaient frapper les voûtes élevées, puis suivant la retombée des arceaux, descendaient pour remonter sous les arcades suivantes et d’ogive en ogive, de profondeur en profondeur, allaient s’éteindre en légers frémissements sous la ceinture abaissée des mystérieuses chapelles. Toutes les parties de l’immense vaisseau semblaient s’animer pour se renvoyer les vibrations pénétrantes, les froides colonnes qui s’élancent d’un seul jet brusques et nues du pavé à la voûte gigantesque paraissaient moins sèches, moins anguleuses, toutes ruisselantes de flots d’harmonie, toutes voilées de nuages d’encens. Les feuillages de pierre, les artémises, les acanthes épineuses que la munificence de Jacques Cœur a suspendus en festons grêles, en grappes aiguës aux murailles de la nef étaient prêts à frissonner dans l’air ému, et jusque sous les tables de marbre noir, les squelettes des prélats s’éveillaient peut-être dans leurs cercueils d’airain.


Parmi la foule qui contemplait cette bizarre et pompeuse cérémonie, deux hommes debout contre le même pilier étaient agités d’émotions difTérentes. L’un était Melchior Wolmar, professeur de grec et l’un des hommes les plus savants de son temps, l’autre, son disciple et son ami, était Jehan Cauvin, dit Calvinus, curé de Pont-à-Mousson, étudiant en droit à Bourges à l’école du fameux Alciat que l’on voyait à quelque distance recueilli dans la prière ou absorbé dans l’examen de quelque question ardue.

La mélodie des chants sacrés, la suavité magique du culte catholique semblaient s’être emparées de toutes les facultés de l’Allemand Wolmar. Sa physionomie mélancolique et tendre trahissait un cerveau romanesque sous des cheveux gris. Son jeune compagnon portait sur ses traits austères et sur son front de vingt ans, déjà dégarni de cheveux, l’empreinte d’un caractère plus fortement trempé et d’une imagination plus sombre. Son regard sévère suivait attentivement tous les détails de la scène qui se jouait devant lui et les dépouillait froidement de leur apparente poésie. Rien n’échappait à cet œil investigateur, ni la malicieuse ironie des enfants déguisés en chanoines, ni la bouffonnerie effrontée des chanoines, déguisés en enfants de chœur, ni la brutale indifférence des chantres qui n’attendaient que la tin des saints offices pour aller achever de s’enivrer dans le réfectoire du chapitre. Comme la serre d’un faucon, le regard du jeune homme saisissait sans pitié, déchirait sans merci le ridicule et l’indécence de ce clergé redouté. L’office de Complies venait de finir, et tandis que les plus pures voix des musiciens entonnaient le Magnificat, l’enfant qui remplissait le rôle du doyen du saint chapitre quitta sa place, reçut des mains du doyen lui-même une riche chasuble qui traîna après lui sur le pavé lorsqu’il en fut revêtu et sous laquelle il disparut presque entièrement et s’approcha du maître-autel. Les archidiacres lui présentèrent le marchepied et le trésorier lui remit la clef d’or du tabernacle. Mais l’enfant trop petit pour atteindre au saint des saints grimpa sans façon sur la pierre consacrée et accroupi parmi les chérubins dorés qui semblaient se pencher pour)c recevoir, il porta ht main sur l’ostensoir brillant de pierreries qui contenait le pain du Ciel, pour l’offrir à l’adoration du peuple prosterné. Tout à coup, les clocles ébranlées s’arrêtèrent et la vibration sembla


expirer brusquement dans la surprise générale. La foule se pressa pourvoir passer un vieillard grand et maigre qui s’élança au milieu du chœur, pâle de colère comme l’ombre d’un saint rovei~téa par la profanation.

« Au nom de Mgr François de Cournon, primat des Aquitaines, patriarche, archevêque de Bourges, Bordeaux et autres lieux, supérieur naturel de tout le clergé de son diocèse et par conséquent chet de ce chapitre, moi, grand vicaire de la métropole, je vous somme, messire Dubreuil, doyen des chanoines, faire cesser sur l’heure le sacrilège qui se commet en la maison de Dieu et par lequel vous induisez le peuple à péché. » Ainsi parla le vieillard. Les chanoines se groupèrent d’un air menaçant autour de leur chef. Les enfants de chœur se cachèrent sous le strapontin des stalles et celui qui était monté sur l’autel resta glacé et comme fasciné à sa place par le regard étincelant du grand vicaire.

Or ça, descendez de l’autel, vaurien et impie, s’écria le vieillard ; ignorez-vous que le premier qui osa porter la main sur l’arche sainte tomba foudroyé ?

Et avant que les chanoines eussent songé lui tenir tête, i ! saisit rudement le petit enfant de chœur qui, gèné dans ses habits pontificaux, alla rouler sur les marches du sanctuaire. C’est une violence abominable, s’écria alors messire Dubreuil dont les joues passèrent du vermillon de la prospérité au violet de la fureur. Monsieur le vicaire, je vous somme à mon tour Je cesser le scandale que vous faites céans et de sortir de notre église il vous a été dit souventes fois que le chapitre jouissait d’une exemption qui le dispensait d’autre supérieur que son doyen électif. Mgr de Cournon prétendrait-il renouveler les usurpations animenses de son prédécesseur ? Eh bien s’il en est ainsi, trouvez bon que je n’imite point la couardise du mien et que je maintienne a l’encontre de lui mes droits et privilèges. De temps immémorial l’usage du diocèse de Bourges consacre la cérémonie qui se fait ès jours des saints Innocents, de saint Martin et de saint Nicolas. Les enfants de chœur sont chanoines en iceux jours et les chanoines enfants de chœur. Il y a plus : l’archevêque lui-même étant représenté, c’est lui et non pas moi qui doit encenser l’enfant~qui tient son lieu et place, et puisque Monseigneur est absent, puisqu’au lieu de veiller aux affaires de son diocèse, il court les pays étrangers à cette fin de


débrouiller, aucuns disent d’embrouiller (Lei messire Dubreuil fit une grimace ironique) les affaires du Roi notre maître, c’est vous son vicaire et son substitut que je pourrais sommer, en soumission aux us et coutumes de la métropole, de tenir l’encensoir et faire les fonctions que je fais ici. »

Après ce discours, le plus long et le plus éloquent que messire Dubreuil eût prononcé dans sa vie, il s’essuya le front et promenant un regard de secrète complaisance sur ses chanoines comme pour recueillir leur approbation, il affronta d’un air ferme l’indignation de l’ardent ecclésiastique.

Moines fainéants et dissolus, s’écria-t-il, le péché d’orgueil vous a toujours dévorés, mais comme Satan vous serez jugés. Cette coutume infâme et ridicule que vous voulez faire revivre fut instituée dans l’ignorance de ces âges grossiers où vous auriez dû naître, mais elle a été jugée profanatoire et supprimée comme d’abus par notre ancien prélat Mgr de Beuil, ce soleil rayonnant de lumière et de toutes les vertus. C’est pourquoi vous voulez profiter pour vous rebeller de l’absence de cet autre astre de la foi, ce torrent d’éloquence, lequel est maintenant en Espagne non pour embrouiller les affaires de la couronne, comme vous dites insolemment, mais pour traiter avec l’empereur Charles V lui-même de la rançon du fils du Roi. Imposteur hérétique, riposta promptement le grand chantre d’une voix qui fit trembler tous les vitraux, tu mens comme un chien quand tu nous traites de rebelles à la sainte Église, parce que nous faisons valoir les libertés de l’Église gallicane et ne voulons pas souffrir vos abus diaboliques il vous sied bien de nous accuser, quand tous les jours vous accordez des bénéfices à des gens qui ne sont point ordonnés prêtres ! Nous pourrions vous nommer Jehan Cauvin et je ne sais combien d’autres étudiants qui dès l’âge de seize ans ont obtenu des cures sans jamais avoir fait de vœux c’est toi et ton archevêque qui êtes des mignons de Léon X, des âmes vendues à Satan. Taureau déchaîné, reprit le grand vicaire hors de lui, c’est toi et tes frères qui êtes des hérésiarques et des hussites. Votre fameuse exemption vous a été octroyée par un pape schismatique dont l’Église ne reconnaît point les bulles, et quant aux droits de l’archevêque dans sa métropole j’en appelle aux Cdèles qui nous entendent.

Et le fougueux prêtre, voyant les chanoines lever le poing


sur lui, s’élança hors du chœur, traversa la foule émue qui s’ouvrit timidement à sa rencontre et monta en chaire. Les misérables habitants de ce pays sucé par soixante-seize communautés religieuses qui vivaient à ses dépens, las de l’asservissement où les tenaient les droits et privilèges de ces momeries, mais révoltés par-dessus tout des débauches et des cruautés des chanoines métropolitains, voyaient avec plaisir les membres de ce clergé se déchirer entre eux ; trop nonchalants ou trop faibles pour lui résister, ils s’efforçaient de comprimer leur joie en entendant maudire et excommunier ce chapitre détesté par le second dignitaire du diocèse, et, quoique ce ne fût pas la première fois qu’ils assistaient à un pareil scandale, le grand vicaire voyait percer leur satisfaction dans le religieux silence avec lequel on écoutait son homélie. Aussi s’en donnait-il à cœur joie, et avec toute l’énergie d’expression qui était alors en usage et que l’on trouve même dans les écrits des catholiques et des protestants les uns contre les autres « Enragés, grosses bêtes, disait-il en montrant les chanoines, où trouvera-t-on un repaire de pourceaux plus impur que votre chapitre ? Croyez-vous que le monde ignore vos exécrables comporLements ? Vos chantres ne sont-ils pas les plus yivon~HM chantres qui se soient jamais vus ? et parmi vous n’en est-il pas d’aucuns qui ont commis plusieurs homicides, forcement de filles et autres cas abominables à Dieu et aux hommes ?. »

Le véhément prélat en aurait dit davantage, mais les chanoines, qui ne se souciaient point d’un tel panégyrique, s’avisèrent d’un expédient pour le faire taire. Ils firent mettre les grosses cloches en branle, sonner le tocsin, jouer les orgues et, comme le rapportent les pièces du procès qui résulta de ce différend, « ils firent toucher exprès les gros tuyaux, faire un service àhaulte voix en manière que le peuple ne put ouir la prédication et fut contraint le prédicayeur yssir du suggeste sanspouvoir~arac/~tx’f ladite prédication et le peuple se retirer grandement ému à sédition contre lesdits chanoines ». Le même jour, après que le soleil fut descendu derrière les plaines unies de l’horizon et lorsque tout fut remis en ordre dans la cathédrale, les bancs renversés à leur place, le saint des saints dans son riche tabernacle, le froid de la solitude sous les voûtes et le silence dans les vastes poumons de l’orgue, un homme errait seul et silencieux, ombre chétive autour de ces


piliers géants dont rien ne saurait exprimer la ténuité glaciale. Cet homme était Jehan Cauvin, mal avec les hommes, mal avec son cœur, mal avec Dieu même. Son âme orageuse venait chercher un peu de calme dans la mystérieuse obscurité du lieu saint. D’abord saisi de tristesse et comme affaissé sous les violentes agitations qui depuis longtemps vieillissaient son cœur de jeune homme, il s’appuya contre la cuve de marbre noir où Louis XI avait été baptisé et promena ses regards dédaigneux sur cette enfilade de riches chapelles peintes à fleurons d’or, monuments d’expiation orgueilleuse et de miséricorde mercantile. Là c’étaient les comtes de Château-Meillant admis au ciel pour cent écus d’or ; ici, pour mille écus, Pierre de Beaucaire et plus loin Gabrielle de Crevant, les seigneurs de Saint-Aout et Marie de la Châtre, pour des dons encore plus riches. Toutes ces statues de marbre, couchées, agenouillées, noires, blanches, dorées, loin de lui apparaître sous des formes fantastiques et d’émouvoir son imagination, l’indignaient comme autant d’effigies menteuses de vertus hypocrites ; il errait sans crainte parmi ces figures immobiles et posait dans l’ombre sa main brûlante sur leurs têtes glacées avec un sourire d’amer* tume et de pitié « Bien prend aux pauvres, disait-il, de n’avoir pas de quoi payer le ciel, ceux-tà du moins sont forcés de le mériter. »

Il fit le tour des contre-nefs qui entourent la nef principale d’un double rang de piliers bizarrement variés et s’arrêta pour l’ contempler les jeux de la lune sur les vitraux. Il haussa les épaules en voyant sur ces tableaux diaphanes le diable représenté au milieu des saints et la grimace effarée du damné hurlant à côté de l’impassible sourire de l’archange. Toutes ces mosaïques de nacre, riches comme les rideaux de soie brodés d’un harem semaient de reflets roses et de pâles améthystes les angles blancs, découpés par la lune. C’eût été un beau spectacle pour un artiste, mais le théologien cherchait Dieu partout et ne le trouvait nulle part.

Une porte basse s’ouvrait devant lui ; une faible lueur avivait de loin, projetée par les détours des galeries ; entraîné par la pente d’un couloir, il se trouva au haut d’un escalier spacieux et ensuite dans l’église souterraine. Autant dans l’église supérieure t’œii s’étonne du vide immense qu’il parcourt, autant dans la chapelle basse il s’effraie des masses de


pierre qui le pressent de toutes parts comme le sépulcre presse le cadavre. Ces voûtes posantes, ces nervures entrecroisées à l’infini, ces piliers trapus présentent un grand caractère de force et dans la nuit causent je ne sais quelle impression de terreur comme l’entrée d’une tombe. C’est en effet l’entrée des caveaux antiques qui forment une troisième église souterraine à la cathédrale. Jehan passa indiffèrent, auprès des hideuses figures sculptées qui grimacent sous les chapiteaux et poussa d’une main assurée la grille des catacombes.

Dans le rond-point qui supporte le chœur est cachée et comme enfouie sous les masses glacées de cette lourde construction une salle demi-circulaire, aérée seulement par une porte étroite et par deux fentes latérales où le jour se glisse lentement et rampe humide et terne sur des objets lugubres. En ce moment, une petite lampe suspendue à la voûte éclairait une scène effrayante devant laquelle Jehan recula involontairement. Sur un linceul taché de sang un cadavre nu et roide souillé de plaies livides était couché sur une tombe entr’ouverte. Deux hommes coiffés de turbans et vêtus à la manière des anciens Juifs tenaient les extrémités du drap mortuaire. Derrière le cercueil une femme qui semblait baignée de larmes joignait les mains comme pour demander vengeance au ciel d’un horrible attentat ; autour d’elle et confondus dans l’ombre, plusieurs personnages diversement vêtus, les uns debout et cachant leur visage dans leurs mains décharnées, les autres prosternés dans l’attitude du désespoir, prenaient part la cérémonie des funérailles ; la clarté verdâtre de la lampe vacillait en bonds inégaux sur tes objets et semblait donner à cette représentation de la sépulture de Jésus le mouvement et la réalité (1). H y avait peu de jours que cette fantasmagorie avait été retrouvée dans les décombres des anciens caveaux, restaurée, peinte à neuf et réédifiée dans l’église souterraine la messe qui devait consacrer son inauguration n’avait point été annoncée encore et Cauvin en ignorait l’existence, aussi bien que la plupart des habitants de la ville. Cependant, aussi étranger à la superstition que ses contemporains y étaient accessibles, il sourit bientôt de son erreur et contempla tous les détails de (t) Ce groupe subsiste dans son entier ou à peu près. U a été encore restauré dernièrement et je défie que vous le regardiez sans dégoût et lanl effroi. (Note de George Sand.)


cette création grossière avec un froid mépris « C’est donc ainsi, pensa-t-il, qu’ils épouvantent les enfants et les femmes 1 C’est par de tels artifices qu’ils troublent la raison humaine pour voiler leurs forfaits. Et ils brûleront de prétendus sorciers, eux qui au nom de Dieu présentent partout l’image du diable aux esprits faibles ! J’ai eu pour, pensa-t-il encore en approchant du cadavre, en contemplant ces traits hideusement décomposés ; hélas ! cette peur n’a pas duré longtemps. Ô Christ ! toi dont un misérable ouvrier osa reproduire les traits sous son ciseau profane, toi beau sans doute comme la vertu et que je vois affreux comme le vice, que ne m’es-tu apparu en effet dans tout l’appareil de tes douleurs divines pour frapper mon esprit inquiet d’une éternelle conviction, car mieux vaudrait la foi aveugle avec toutes ses terreurs plus éloquentes que la parole de Dieu.

Et il entra sous la voûte écrasée des catacombes qu’un mur ne séparait point à cette époque de la salle du Saint-Sépulcre. Les cintres arrondis de cette construction annoncent qu’elle appartient à l’époque de l’occupation des Gaules par les Romains. On prétend que ces salles souterraines servaient jadis aux assemblées des premiers chrétiens sous le gouverneur Léocade. Le souvenir de la persécution rendit à Cauvin la force et l’enthousiasme. « C’est alors, s’écria-t-il, qu’elle était pure et grande cette religion des apôtres qu’ils ont tant profanée depuis Oh oui vous me parlez du fond de la poussière, martyrs dont le sang arrosa ces ruines 1 et moi, je vous entends, car je saurais mourir comme vous vous me dites que l’Évangile est la voie et la vie, et que l’Église est le mensonge et la mort. » Jehan sortit des décombres romains et remonta dans l’Église gothique. Avant d’en sortir, il sentit le besoin de prier, car son âme s’était exaltée, un attendrissement profond avait mouillé ses yeux de ces larmes qui éteignent le feu de la fièvre. Par un reste d’habitude, il s’approcha de l’autel et s’agenouilla sur la dernière marche, mais en levant les yeux vers le tabernacle, le souvenir de la scène ridicule, dont il avait été témoin quelques heures auparavant, vint réveiller son indignation. Tout à coup, cette conviction profonde qu’il avait tant cherchée fondit sur lui et inonda tous les replis de son cœur. Les premières caresses d’une première amante ne sont pas plus douées que ne le furent pour Calvin les premières révélations de sa


destinée orageuse. « Non, s’écria-t-il en se levant, et sa voix tonnante réveilla tous les échos du sanctuaire non, tu n’es pas là mon Dieu, tu n’y es point, mais tu es dans mon cœur t » Le vent gémit comme la plainte de l’agonie sous le portique. Jehan sortit du temple catholique pour n’y jamais rentrer. » Bonsoir, dit Théodore, je suis fatigué d’avoir tant parle. : Un mot encore, lui dis-je. Et Melchior Wolmar ? Il était plus de minuit, lorsque Cauvin passa le long du cloître, pour aller retrouver son ami qui demeurait dans la rue de la Souchantrerie, aujourd’hui la rue du Guichet. Ce cloître était composé de trente maisons habitées par le chapitre et formant un enclos ordinairement fermé. Mais, après les jours de fête, les orgies des saints pères se prolongeant fort avant dans la nuit, les portes restaient ouvertes jusqu’à ce que les convives du dehors qui venaient y prendre part se fussent retirés. Jehan traversa donc le quartier des chantres. De vives clartés étoilaient la muraille grise, et des chants joyeux troublaient le silence de la nuit. La voix des enfants de chœur, enrouée par l’ivresse, glapissait ce refrain

Or ça, que de céans tout traître

Honni soit, s’il n’est fils de prêtre.

Cependant, au fond de son oratoire, Wolmar priait calme et la merci au cœur, il demandait à Dieu de protéger les justes opprimés et de pardonner aux hommes égarés. En voyant la sérénité répandue sur ses traits, Cauvin hésita à lui confier sa résolution « Écoutez, lui dit-il, nous ne nous ressemblons pas, vous aimez la religion catholique et ne l’examinez point. Votre &me éclairée, mais paisible, ne cherche pas hors de la science qui vous occupe, ces agitations auxquelles la mienne n’a pu échapper. Vous n’avez pas été forcé de baigner de pleurs de rage la dalle où vous priez. Que Dieu vous conserve dans cette paix profonde pour moi, elle m’a coûté tout le repos de ma vie, tout le bonheur de ma jeunesse, mais enfin le jour de la conviction est venu autant je l’ai cherchée timidement, autant je viens de m’en emparer avec force.

Achevez, dit Wolmar avec calme, vous êtes catholique ? Jehan hésita encore, mais le noble caractère de son ami, sa tolérance philosophique, lui étaient trop connus pour qu’il pût se décider à le tromper.


– Non, dit-il avec résolution, je suis luthérien.

– Viens donc dans les bras de ton frère, répondit Wolmar, avec joie, car moi aussi j’ai embrassé la réforme, et j’y ai puisé ce calme que tu m’enviais.

Ô Wolmar, tu tenais la guérison dans tes mains, et tu m’as laissé tant souffrir !

Mon fils, dit Melchior, la conviction entre dans les esprits vulgaires par l’intermédiaire des hommes pour les esprits supérieurs, elle ne peut émaner que de Dieu.

Vous savez le reste de l’histoire de Jehan Calvin. Il alla prêcher la réforme à Lignières où il fit bon nombre de prosélytes., Le seigneur de l’endroit fut le premier a adopter ses principes. disant qu’au moins ce ~rec~eM~s disait des choses KOMue~/M. ; Fidèle à son caractère, Wolmar pratiqua sa foi en silence, et ne prit point de part aux guerres de religion qui ensanglantèrent la France. Calvin se laissa emporter par le sien il bouleversa sa patrie et alluma le bûcher des représailles. Le fanatisme ne diffère de l’hypocrisie, dans ses œuvres, qu’en ce qu’il ne les commet pas comme eUe à son profit. Vingt ans après l’époque que je viens de tracer, les calvinistes, conduits par ce même seigneur de Lignières, portèrent la vengeance et le désespoir sur les marches de cette cathédrale, où s’entassèrent pêle-mêle les cadavres palpitants et les ossements desséchés arrachés à leurs tombes séculaires.)’

À quoi pensez-vous ? dis-je à Eugène, qui suivait des yeux Théodore courant à toutes jambes pour rejoindre sa femme qu’il avait oubliée tout le jour.

— Je me demande, dit-il, comment cette imagination paresseuse, qui ne s’est peut-être jamais occupée de se comprendre elle-même, a pu comprendre celle de Calvin, torturée par la question de la présence réelle dans l’Eucharistie !

— C’est, pensé-je, que la paresse de Théodore ne gouverne que les sens, elle ne va pas jusqu’à l’âme » [3].


UNE LETTRE DE FEMME

« Vous dites, Léonce, que vous voudriez être dévot. Hélas ! si vous pouviez seulement croire en Dieu ! Tâchez de commencer par là, nous verrons bien après ! Cette poésie que vous cherchez dans les cérémonies du culte, vous ne la trouverez nulle part si votre cœur repousse cette foi si suave et si féconde qui est la source de tout amour, de toute poésie. Oh que je vous le regrette, ce bonheur de croire et d’espérer ! que je suis jalouse pour vous de mes propres jouissances ! Eh quoi, vous aimez et vous êtes incrédule, vous vous reposez sur un cœur de femme et vous niez un bienfait du ciel ! pauvre Léonce ! vous dites qu’ils ont assassiné la foi, qu’ils l’ont trafiquée, vendue, prostituée oh que m’importe l’usage qu’ils en ont fait si je la retrouve calme et pure au fond de mon âme ? La dernière fois que je m’agenouillai près de vous dans une église, je me souviens que vous étiez triste. Vous demandiez ce qu’elle est devenue la religion qui remua toutes ces pierres, qui fit surgir ces piliers géants et rayonner ces roses étincelantes. Ces vastes temples trop étroits jadis pour la foule qui s’y pressait, vous gémissiez de les voir déserts. Vous regrettiez votre enfance toute de religion et de mystère, vous redemandiez au scepticisme cette franche conviction qui se signait devant la croix et se prosternait dans le sanctuaire. Un instant l’harmonie des saints cantiques, ces chants à moitié effacés de votre mémoire, cette humilité mystique qui saisit et enivre au pied des arcades sonores vous transportèrent à ces heureux temps et vous rendirent ce que vous appelez les illusions de votre passé, mais elles expirèrent avec les derniers soupirs de l’orgue, elles se perdirent avec les dernières vapeurs de l’encens. Vous fûtes désenchanté, en sortant de l’extase. Que je vous plains d’avoir perdu le charme de la mémoire, de ne pouvoir puiser dans le souvenir de vos premiers ans de piété naïve une confiance nouvelle et toujours plus profonde.

« Aussi pourquoi n’avez-vous pas été élevé avec moi, pourquoi n’avez-vous pas vécu au couvent ? Oh ! si vous l’aviez vu, mon couvent, mon romantique couvent des Anglaises, vous seriez resté fidèle à votre enthousiasme ! Si vous aviez parcouru, par un soir de printemps, les longues allées de marronniers et de lilas, le cimetière des nonnes, parterre embaumé où sur des dalles couvertes d’inscriptions gothiques se trainaient la clématite et le chèvrefeuille ! Si, au fond de ces bosquets ombreux, vous aviez pu vous reposer dans la chapelle de la madone blanche qui avait un dais de jasmin et un piédestal de violettes, vous seriez devenu dévot. J’arrivai là, moi, ne croyant à rien ou plutôt ne songeant à rien, mais quand mes quatorze ans commencèrent à fermenter, j’eus moins de plaisir à faire voler la corde sous mes pieds et à mesurer les bonds élastiques de la balle de long du grand mur de l’église. Au lieu de cultiver les fleurs de mon petit jardin, je m’y assis pour rêver sous une charmille enlacée d’aubépine. Et puis il me prit une inconcevable envie d’entrer dans l’enceinte des sépultures. Cela était défendu sous les peines les plus sévères. Je vous laisse à penser comme notre imagination enveloppait ce lieu de terreurs et de mystères) J’y pénétrai pourtant, avec précaution, avec frayeur, et puis je fus si charmée de cette profusion de fleurs et d’arbres qui s’embrassaient étroitement et se penchaient, vieux, tordus, mais encore vigoureux et riches sur des tombes silencieuses ; j’eus tant de plaisir et d’effroi en même temps à voir passer, sous les voûtes sombres du feuillage ému, le corsage long et frêle des novices blanches qui venaient s’agenouiller devant la Vierge du saint repos je trouvai la lune si belle et si calme quand elle reposait sur le campanile italien du clocher, que dès ce moment tout devint pour moi extase et rêverie. Je quittai le jeu où pourtant j’étais la plus pétulante et la plus folle et j’allai me cacher dans le plus épais d’un vieux bois, au fond de mon frais cimetière. Qui serait venu m’y découvrir ? Et puis il me prit envie d’entrer le soir dans l’église. C’était permis, mais je ne m’étais jamais avisée que la prière valût la récréation. J’en ignorais les délices. Oh ! si vous l’aviez vue, notre petite église luisante et parfumée comme un salon de fête, avec un demi-cercle de stalles en gradins, où venaient s’asseoir vingt nonnes en manteaux noirs, les unes vieilles, tremblotantes, croisant sur leur guimpe lisse et plate de longues mains ridées dignes du pinceau de Rembrandt ; les autres, droites, jeunes, majestueuses, traînant avec des grâces de cygne les longs plis de leurs manteaux et pliant le genou pour saluer l’autel avec une souplesse ravissante. C’étaient toutes des filles britanniques, et si quelques-unes seulement étaient belles, toutes avaient du moins ces yeux clairs et ce regard tendre, ce teint frais et transparent, cette taille svelte et cette démarche cadencée qui leur sont propres. Et puis la mélancolique et solennelle figure du chapelain irlandais, et puis les voix de jeunes filles métalliques et pénétrantes comme le son des cloches ! Mais le soir tout cela n’y était plus. C’était un silence aussi profond que celui de nos campagnes. Il ne restait qu’un vague parfum de benjoin imprégné dans tout, qu’une petite lampe d’argent suspendue au milieu du sanctuaire et quelques dévotes jeunes filles sur les dalles du chœur. Car le chœur était pavé de tombes couvertes de légendes latines et anglicanes, d’ossements en croix et de noms d’abbesses vénérables inhumées là par grand honneur depuis plusieurs siècles. C’était en ce lieu que l’exilé Jacques Stuart aimait à venir prier. Moi j’aimais à voir les grands flambeaux à ailes de chérubins, les angles d’or du tabernacle et de la croix, les rosettes gothiques des cadres et les fleurs de métal entassées sur les châsses reluire faiblement et présenter ça et là quelques lames brillantes au reflet tranchant de la lampe.

C’est là, je m’en souviens, que le sentiment de la poésie se révéla de lui-même à son âme neuve et impressionnable. Une étoile qui chatoyait derrière le vitrage, un arbre que le vent courbait et dont les feuilles venaient frissonner sur la croisée en ogive, une fauvette qui gazouillait dans un sureau voisin, un faible soupir échappé dans l’ombre au sein de quelque novice. Un bruit lointain, un pâle éclair, tout me faisait tressaillir et me tirait de ma molle rêverie pour m’y laisser bientôt retomber comme ces commotions électriques qui nous surprennent dans le sommeil.).

GEORGE SAND.


  1. Voyez la Revue du 1er novembre. Cette étude et les morceaux qui suivent ont été écrits par George Sand, sur un carnet relié en rouge, portant les dates 1829-1830. Le carnet commence par cette phrase isolée « Entre la première pensée d’une entreprise terrible et son exécution, tout l’intervalle est comme une fantasmagorie, ou un rêve hideux le génie de l’homme et les instruments de mort tiennent alors conseil. »
  2. Notre-Dame de Paris parut en mars 1831, chez l’éditeur Charles Gosselin.
  3. La page qui suit dans le cahier rouge porte les indications suivantes
    UNE CONSPIRATION EN 1537
    Scène historique.


    Alexandre de Médicis, grand-duc de Florence. — Valori, commissaire apostolique. — Abalatesta Baglione, commandant des forces militaires. Le cavalier de Marsili, le capitaine Cesena, officier de la maison du grand-duc. — Giorno le Hongrois, Bernando l’Andalous, écuyers du grand-duc. — Lorenzo de Médicis, cousin du grand-duc. – Madonna Maria Soderini, mère de Lorenzo. — Madonna Catterina, sœur de Lorenzo. — Bindo Altoviti, oncle de Lorenzo. Michel del Favolaccino, dit Scoronconcolo, spadassin. — Giulio Capponi, citoyen de Florence. – Écuyers, pages du grand-duc.

    Cette page est la seule qui soit restée dans le cahier rouge, les autres feuillets ont été sans doute donnés à Alfred de Musset, et la Conspiration en 1837, devint Lorenzaccio publié par M. Dimoff dans la Revue de Paris.